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26/07/2009

BIKINI et CONCORDE...SONT LES MAMELLES DU DESTIN;

Petite lettre d'été:

Internautes chéri(e)s, vous êtes de sacrés coquins/coquines :

 J’ai signalé (cf Note du 16 juillet) que, selon l’habitude, les vacances avaient fait baisser la fréquentation du Blog a 150 visites par jour.

La lecture du Parisien du 22 juillet, m’a inspiré une variation sur monokini et bikini, et, hop, voilà les visites qui, pendant quelques jours, pointent à plus de 210 par jour, alors qu’il ne faut pas dépasser le 130, et encore sur autoroute.

Et pourtant, c’était du strip à l’envers, ce constat : sur la plage, elles remettent le haut. Que serait-il arrivé si le Blog l’avait proposé…à l’endroit ?

Je n’ose l’imaginer. Secret Story et Bouygues n’auraient eu qu’à aller se rhabiller, les pôvres.

 

Selon les échos transmis par la CIA et l’ex-KGB, la plupart d’entre vous se sont bien amusés.

Réfléchir avec humour, c’est géant, non ?

Une internaute amie me fait cependant remarquer : « certains combats avaient du goût, du charme et de la légèreté, non? » Certes, mais mon propos ne visaient pas ces combats en tant que tels, seulement leur transformation en sorte de dogmes valables ad aeternam.

Et, contrairement à ce qu’ont lu quelques personnes, je n’ai jamais écrit : « Mesdames, couvrez-vous »

 

Ce qui me semble intéressant, ce sont notamment 2 choses :

D’une part, le bikini, en son temps, avait été le symbole d’une rupture avec des carcans. Je me rappelle quand j’étais ado, les mères de plusieurs copines les obligeaient à porter un maillot de bain une pièce.

Ces mères de familles trouvaient qu’un bikini soulignait trop le fait que les femmes ont des seins !

Vingt ans plus tard, arrivait, timidement le monokini. Dans la plage que je fréquentais l’été, il y a avait, les premières années seulement 2, 3, 4 très jeunes filles qui osaient.

Il fallait expliquer, notamment aux membres de ma ‘tribu’ qui étaient communistes (c’étaient eux les plus déchaînés !) que cela ne signifiait pas que ces jeunes filles avaient « de mauvaises moeurs » (on parlait encore ainsi à l’époque, il faut dire que c’était le temps antédiluvien où il fallait se lever et appuyer sur le bouton de la télévision pour changer de chaîne. La préhistoire, quoi !)

Il fallait leur dire que, non, tout ne foutait pas le camp.

Maintenant, revoilà le bikini, cette fois non plus comme dévoilement libérateur, mais comme : ‘on peut se libérer et ne pas trop se dévoiler’

Nouvelle rupture contre de nouveaux carcans.

Que le bikini soit, à quelques décennies d’intervalle, le symbole de deux ruptures avec l’idéologie dominante, me semble particulièrement intéressant.

 

Ensuite, j’ai tendance à rapprocher ce changement d’autres faits sociaux.

A mon sens, on n’a pas assez réfléchi à la signification de l’abandon du Concorde, il y a quelques années.

Ce merveilleux avion vous permettait de partir de Paris à midi et d’arriver à New York  à 10 h du matin : il allait plus vite que le décalage horaire.

Il était de symbole de la sentence : « On n’arrête pas le progrès ». Sauf qu’on a arrêté le Concorde !

Il bouffait trop d'énergie, coûtait trop cher, etc

Ce fut la prise de conscience que parfois les aspects contreproductifs du progrès l'emportent; et alors qu'il faut dire: stop!

J’ai vraiment vécu cela comme un signe des temps.

Non un « retour en arrière » : on ne revient jamais en arrière. Mais un tournant dans le rapport à la modernité.

 

Il faut abandonner une conception linéaire du temps, qui nous met dans le « toujours plus »…

Le temps, c’est plutôt une suite de zigzags : comme une route qui monte en lacets. Il y a des virages, du coup on peut avoir l’impression de  revoir un paysage déjà vu.

Mais on n’a pas fait demi tour pour autant. On a continué son chemin.

 

Eh oui, pour paraphraser Bobby Lapointe :

Bikini et Concorde

Sont les mamelles du destin

Tsouin, tsouin! 

 

 



25/08/2008

ESPERANCE DE VIE, ESPERANCE DE VIVRE

Dans son ouvrage de 2004(La République, les religions, l’espérance, Cerf) et dans son discours du Latran, Nicolas Sarkozy a eu deux intuitions :

-l’importance que revêt ce qu’on appelle « l’espérance »,

-le fait que nous avons quitté une modernité implicitement « matérialiste » pour un autre rapport à la modernité.

Mais, d’une part, il n’a pas compris la complexité du problème de l’espérance, de l’autre le caractère personnel de l’espérance convictionnelle. Comme président de la République, il doit garantir la liberté des espérances, sans jouer au prêcheur qui prône une espérance particulière

Quittons Sarkozy. De façon plus générale une distinction n’est pas faite. Pourtant, elle serait révélatrice du plan ou la modernité a vasouillé : la distinction entre

Espérance de vie et espérance de vivre.

L’espérance de vie est une notion statistique : à sa naissance, à tel âge, si on est un homme, une femme, un cadre supérieur, un instituteur, un maçon, si on est Français, Japonais, Brésilien, on « possède » une espérance de vie de tant d’années.

Cela ne correspond à aucune réalité concrète personnelle, puisque l’on peut aussi bien mourir le lendemain, d’un accident, d’une maladie ou parce que l’on se suicide, que vivre 25 ans de plus que l’espérance de vie que l’on avait, étant donné les différentes caractéristiques dans lesquelles on pouvait être classé.

Pourtant, comme moyenne statistique, cela constitue l’instrument de mesure d’une réalité sociale : on peut –et on ne se prive pas de le faire !- mesurer l’évolution de l’espérance de vie, l’augmentation de l’espérance de vie.

Cette augmentation a été considérée comme un progrès : court circuit entre un fait scientifiquement construit et un jugement de valeur. C’est ce que dénonçait déjà il y a un siècle Max Weber dans ses Essais sur la théorie de la science.

 

La légitimité de l’institution médicale s’est beaucoup fondée sur l’augmentation de l’espérance de vie, sans que l’on sache d’ailleurs, scientifiquement, la part exacte qui lui en revient. L’hygiène, l’élévation du niveau de vie, etc ont compté, même s’il est clair que la médecine a eu également une certaine efficacité, mais plus complexe qu’on ne le pense.

Ainsi, la forte diminution de la mortalité infantile est due d’abord à l’action de groupes de femmes qui ont bénévolement mis sur pied divers services pour apprendre l’hygiène à d’autres femmes, des services, notamment de distribution de lait sain pour contrer les diarrhées qui étaient une source importante de décès de nourrissons.

Mais, grâce à l’appui de l’Etat, dans les différents pays où ces initiatives ont eu lieu (notamment la France, selon les travaux d’histoire des femmes de Seth Koven et Sonya Michel), des médecins (tous hommes) vont prendre la direction des institutions que ces femmes avaient fondées.

Mais la Note d’aujourd’hui n’est pas centrée sur la domination que la médecine a exercé sur les femmes, sujet important sur lequel il y aura sans doute à revenir. Retenons donc que, pour diverses raisons, l’espérance de vie a notablement augmenté depuis un siècle. Il y a eu matière à se réjouir, et on n’a pas manqué de le faire.Mais 2 problèmes ont été sous estimés

- l’augmentation de l’espérance de vie s’est accompagnée d’une baisse de la natalité d’où les problèmes sociaux en cascade dus au « vieillissement de la population ». Ces problèmes sont devenus maintenant explicites

- d’autres problèmes - beaucoup moins explicités encore aujourd’hui- sont dus à la différence (non encore nommée) entre espérance de vive et espérance de vivre. Et c’est de cela que je voudrais un peu parler.

L’espérance, au niveau du symbolique, n’est pas réductible à une croyance dans l’au-delà. L’espérance en l’au-delà est une croyance privatisée progressivement par la modernité occidentale et qui, devenue croyance privée, n’a plus (hormis une minorité) chez les croyants eux-mêmes la même intensité qu’autrefois.

D’ailleurs dans les mainchurches, on va insister sur le fait que l’espérance chrétienne ne concerne « pas seulement l’au-delà », etc Et l’Occident se trouve idéologiquement dépourvu face au aux espérances de certains courants islamistes sur le paradis et ses belles vierges promises aux valeureux champions de la foi (Messieurs, c’est vrai que c’est diablement attirant !)

Ce que j’appelle « l’espérance de vivre », différente de l’espérance de vie, c’est ce que tout un chacun peut espérer quant à sa vie propre (et c’est la seule dont il dispose !), ce qu’il va réaliser sur les plans sentimental, sexuel, familial, professionnel, artistique, de loisir, de passions, d’intérêts divers,…. Pouvoir, argent, séduction, performances, réalisation dans un altruisme toujours peu ou prou narcissique, etc.

Bref les rêves que l’on espère réaliser plus ou moins et qui vous motivent. En changeant le lieu du bonheur de l’au-delà à l’ici bas, les Lumières ont amorcé un processus qui a rendu progressivement les individus plus exigeants au sujet de cet ici-bas.

En effet, progressivement, non seulement le bonheur dans l’espérance de l’au-delà, mais celui donné par l’espérance des « lendemain qui chantent » et le bonheur transfert (style : je suis heureuse d’être la femme d’un mari qui réussit ; ou je suis heureux de servir tel maître,…) ont décliné socialement. Inversement le fait de se « réaliser » comme individu, de concrétiser des constructions sociales d’espérance de vivre (par exemple : être performant et séducteur) est devenu de plus en plus une sorte d’obligation sociale.

L’espérance de vivre n’est pas une pure rêverie. Pour exister elle a besoin d’indices qui la rende un peu crédible. La mobilité sociale apportée par l’école de la IIIème République a été plus limitée qu’on ne l’a cru, certes. Mais il n’en reste pas moins que l’on a pu longtemps y croire, d’une croyance partagée entre maîtres et élèves, et que l’existence d’itinéraires personnels de promotion sociale permettait d’y croire.

En même temps, c’est aussi parce que l’on y croyait (maîtres et élèves, parents avec plus de réticence parfois) d’une croyance partagée (cf. l’efficacité plus grande des placebos en double aveugle) que ces itinéraires ont empiriquement bien eu lieu. Et aujourd’hui des décisions comme celles de Sciences-Po (créer une filière de recrutement pour des élèves de ZEP)sont extrêmement importantes, au-delà même de leurs effets empiriques, par l’espérance de vivre qu’elles génèrent et qui débordent ceux qui en bénéficieront effectivement.

Cette espérance de vivre fait partie de l’expérience commune, mais on en parle, la plupart du temps, que par métaphores, style : « il a 25 ans et il a l’impression que la vie lui appartient », « il croit en lui-même », « il veut être à la hauteur de ses rêves », etc, etc. Dialectique de la marche et de l’horizon (cf le livre La marche et l'horizon que j'avais commis en 1979); Et puis, le contenu des espérances de vivre se réalise ou non : certains sont « perdus dans leurs rêves », « poursuivent des rêves impossibles », etc D’autres arrivent à les ‘réaliser’. Et cette réalité là comporte et satisfaction et désenchantement. La réalité empirique est rarement à la hauteur du rêve, mais présente l’avantage d’être empiriquement réelle.

Souvent c’est au tout début d’ailleurs que la réalité empirique tient les promesses du rêve. Ensuite, elle ne tient pas la distance. Habitude, aspects contreproductifs non prévus, difficultés nouvelles, etc induisent des désenchantements. C’est vraie pour la réalité collective comme pour la réalité personnelle : « La République était belle sous l’empire » disait-on sous la IIIème République. De même l’euphorie de la victoire de la gauche en 1981 n’a pas survécue aux contraintes du pouvoir, qui ont induit le « recentrage » de 1983.

Sur le plan perso, devenir un être satisfait de lui-même quelqu’un qui s’installe dans une situation établie, qu’il va défendre bec et ongle ou rebondir vers de nouvelles espérances de vivre devient l’alternative. Il y a différentes façons de vieillir ou ne pas trop vieillir. Arrive cependant un moment où il faut recadrer ses espérances de vivre, les adapter de façon réaliste. Le champ des possibles est moins ouvert ; les souvenirs et l’acquis plus denses que la nouveauté future. On s’adapte.

Mais le big problème, c’est, maintenant, quand la vie se poursuit alors qu’il n’y a pratiquement plus d’espérance de vivre : toute la question de l’euthanasie, qui déborde le problème de la souffrance à partir du quel on la pose explicitement Messieurs les médecins, rendez-nous notre mort, tel était le titre significatif de l’ouvrage de la mère d’un jeune cancéreux décédé  (S. Fabien) en 1976.  Et depuis, on le sait, le problème n’a fait que croître.

La demande aux médecins de « rendre la mort », c'est-à-dire de la laisser advenir, témoigne d’une mutation fondamentale par rapport à l’époque où la prolongation de l’espérance de vie était forcément vue comme quelque chose de positif.

Et il faudrait parler aussi, plus largement de ces « vieux » parqués dans des maisons de retraite, mis devant la télé. Ces « vieux » qui sont là, à attendre le temps qui passe et la mort qui finira bien par les rattraper. On assure la prolongation de leur vie alors qu’elle a perdu la signification que lui donnait l’espérance de vivre, que cette dernière a disparu.

Alors, je n’ai pas aucune solution miracle à proposer. Je voulais juste attirer l’attention, peu avant l’arrivée de Benoît XVI en France, de ce qui risque être un impensé commun et du ‘camp’ Benoît XVI – Sarko (si du moins celui-ci continue à se situer dans le prolongement du discours du Latran) et de ses adversaires, qui vont critiquer cela, mais qui n’analysent pas les mutations récentes de la modernité, ce qui les rend peu ou prou out.

PS : Un ami, après mes Notes sur la burka, m’a envoyé une longue critique argumentée, où (pour faire vite, dans un premier temps, il me reprochait de prendre de plus en plus, dans ce blog, des positions (disons) intellectualo-gauchistes. Inversement Pierre Delmas trouve l’annonce de la conférence de Raphaël Liogier (Grand succès : 150 personne, rassemblées dans une commune de 180 habitants) de trop faire dans le consensus. Diverses personnes m’interroge sur le ton, les motivations et les objectifs du Blog : de tout cela il va falloir que je parles dans une Note un peu spécifique où je reprendrai certaines critiques de mon ami comme point de départ.

D’autre part, je verrai avec Raphaël Liogier s’il publie son texte. En attendant vous pouvez aller sur le site de l'hebdomadaire Marianne pour mieux connaître ses analyses, et surtout lire l’ouvrage brièvement présenté dans la dernière Note (A la rencontre du dalaï-lama, Flammarion) qui montre des visages du dalaï-lama, plus complexes que la médiatisation qui en est faite.

21/07/2008

FEMME NUE, EN BURKA, VERITE, HERESIE, INTEGRISME

NOTE INTERDITE AUX MOINS DE 18 ANS

(d’âge mental !)

Remarque préalable : quand on travaille sur des représentations sociales, on travaille sur des stéréotypes. Et notamment des stéréotypes concernant « la » femme. Cela ne signifie aucunement qu’on les adopte, au contraire et le seul fait de les exposer opère une distanciation, à condition de ne pas lire le récit au premier degré. Il en est de même des propos sur « l’intégrisme » : ils tentent de sortir des stéréotypes sociaux. Si on est soi même imprégné de ces stéréotypes, on ne peut rien y comprendre.

C’est pourquoi cette Note s’adresse exclusivement aux personnes de plus de dix-huit ans d’âge mental. Les autres sont cordialement invités à allumer leur poste de télévision. Ils y trouveront, certes, des émissions « déconseillées aux moins de 18 ans », mais qu’ils se rassurent : l’âge mental n’est, là, nullement en cause.

Parfois, j’ai défini la laïcité comme une tension entre liberté de conscience et liberté de penser. Les deux ne connotent pas la même chose. Cette tension existe à un niveau public Ce que l’historien Claude Nicolet appelle la « laïcité intérieure » constitue une tension interne à l’individu, qui présente des similitudes et des différences. De cette laïcité intérieure on ne parle presque jamais, comme si dans cette société prétendument transparente, elle faisait partie de l’indicible.

Alors j’émets une hypothèse (qui va peut-être devenir le feuilleton de l’été du Blog)[1] : la liberté de penser se trouve en rapport avec l’agnosticisme ; la liberté de conscience avec la croyance (celle-ci ne concerne pas que la religion). Et la tension entre les 2 donne des « vérités hérétiques » : deux termes (vérité et hérésie) qui semblent contradictoires et sont, tous les deux, aujourd’hui, en déficit d’emploi social (on ne parle plus guère ni de « vérité », ni d’ « hérésie »)

Historiquement pourtant, l’Occident a été très longtemps obsédé par la vérité, et donc aussi obsédé par l’hérésie. On (« on » = le pouvoir institutionnel) prétendait détenir la vérité, à partir de là on pourchassait l’hérésie et les hérétiques. Maintenant, autant on se gargarise des « valeurs » (moralisme) que l’on met souvent sous le boisseau le reste du temps, des « racines » (repli identitaire) alors que la « tradition » sera souvent considérée comme routine, autant le terme de « vérité » n’apparaît plus.

Ainsi, contre un certain islam on défend la « valeur essentielle » de l’égalité homme-femme (Conseil d’Etat dixit), les « racines essentiellement chrétiennes » (Sarkozy dixit) qui font notamment refuser l’entrée de la Turquie en Europe).

On a quitté la prétention explicite à la « vérité », on ne pourchasse plus les « hérétiques » qui la mettrait en cause, mais on pourfend les « intégristes ». Ces derniers sont socialement très mal vus car ils prétendent explicitement (et le plus souvent avec dureté) détenir la vérité, de plus sans s’appuyer sur une institution légitime.

Le sociologue Jean-Paul Willaime affirme que les « intégristes » sont devenus les hérétiques de notre époque. En tant que contestataires pourchassés, ayant moralement très mauvaise réputation, effectivement. Mais « intégristes » et « hérétiques », comme figures typiques, ne coïncident pas, même s’il existe certaines analogies, même si des individus concrets peuvent comporter des traits de l’une ou l’autre figure (nous en reparlerons).

Dressons leur portrait robot : L’hérétique mettait en question des vérités trop sûres d’elles-mêmes et donc dominatrices. L’intégriste conteste le flottement généralisé du sens, tel qu’il s’impose socialement et médiatiquement, qui veut tout réduire à sa logique de l’équivalence, à son flou confus, voire à un n’importe quoi.

L’intégriste, même récent, même nouveau, se tourne vers le passé, il veut maintenir ou retrouver des vérités en déclin ou perdues, il les réinvente à sa manière. Il doit les prôner de façon d’autant plus absolue qu’elles ne disposent plus d’évidences sociales, de larges assises, de mille moyens pour se mélanger à l’air que l’on respire. C’est pourquoi sa contestation de l’ordre établi risque toujours de devenir fanatisme.

L’intégriste court ainsi le risque de voir l’or se changer en plomb, de ne posséder que des vérités devenues folles. Cependant, réinventer le passé, peut constituer un levier pour contester le présent, trouver du nouveau.

C’est pourquoi, même si on est amené à combattre politiquement l’intégriste : il veut nous imposer des vérités devenues folles (le créationnisme, vérité symbolique devenue folie scientifique), il faut se garder de le diaboliser le stigmatiser.

On peut bénéficier, en opérant un travail de décryptage, de désabsolutisation, de l’étincelle de vérité que l’intégriste, par sa mise en question des dominations présentes, a emprisonnée en la ligotant dans un ensemble de certitudes.

 

L’hérétique, invente l’avenir, même quand il se le représente de la même manière que l’intégriste, sous la forme d’un passé fondateur. On devient un « hérétique » dans un mouvement de rupture avec les vérités établies. La dynamique fondamentale de l’hérétique consiste à prendre distance avec les vérités dominantes, abîmées par trop d’usages, salies par des pratiques trop contraintes, habillées par des compromis qui ne se sont pas nommés tels. L’hérétique est un déçu de la vérité établie. Il quitte les chemins balisés où les institutions pensent pour lui et ses semblables. Il devient un solitaire pour rechercher une vérité plus rayonnante.

Ce n’est nullement un hasard si l’on représente iconographiquement la vérité comme une jeune femme nue : absence d’artifice, absence de pouvoir (en ce temps là, les femmes…), jeunesse, beauté, re-naissance mais aussi posture socialement inacceptable : on ne doit pas être publiquement nu.

C’est pourquoi il s’agit d’un surgissement et non d’un état. La vérité sort du puits où elle se trouvait cachée à l’abri des regards. Comme le soleil, on ne peut contempler sa ravissante nudité que l’éclair d’un très bref instant. Très vite, elle doit à nouveau être dérobée à la vue de tous. Il faut absolument la couvrir. Elle ne peut exister socialement nue.

 

Historiquement une femme (qui n’est pas de « mauvaise vie ») ne peut être intégralement nue qu’intimement et pour un seul homme. Pour pouvoir devenir cet homme là, il faudra la conquérir. Tâche aussi difficile que la conquête du Graal, avec mille obstacles à franchir, mille adversaires à affronter, mille pièges à déjouer.

Entreprise folle : l’hérétique a la folie de l’amoureux : son obsession lui fait perdre le sommeil, l’empêche de se consacrer aux taches ordinaires, socialement nécessaires, le rend insupportable.

Entreprise socialement illégitime : l’hérétique n’a nul besoin de chercher la vérité puisqu’elle se trouve déjà établie, portée par les pouvoirs et les institutions, en premier lieu, historiquement, par l’institution Eglise. Mais, ensuite, Ecole, Médecine et autres institutions ont su, au temps de la modernité triomphante, prendre le relais.

Or l’hérétique sait bien que cette vieille femme (je vous avait prévenu, nous sommes dans la lecture de représentations sociales) très vêtue et acariâtre, ne saurait être l’éblouissante jeune femme entre aperçue, comme dans un songe, dans son éclatante nudité. Il a l’intuition que la vérité est ailleurs et qu’il faut la chercher hors des chemins battus, en s’écartant des voies tracées.

Et l’hérétique peut ainsi, parfois (beaucoup se sont perdus en cours de route…), parvenir au puits où la vérité émerge. Il peut découvrir le lieu où la vérité se niche, contempler, le cœur battant la chamade, l’objet de son désir. Instant sublime, béni des dieux.

Mais le temps prend sa revanche et l’hérétique se trouve guetté par différents destins. Pourchassé par la meute des chiens lancés à sa poursuite, il peut se trouver rattrapé, fait prisonnier. Tandis que des larbins se dépêcheront de recouvrir cette vérité trop nue pour être décente, il subira son châtiment : beaucoup de bûchers allumés, mais aussi de guillotines (Olympe de Gouges,…).

L’ordre établi peut aussi, faute de débusquer l’hérétique, se montrer plus civil : la vérité toute nue, dites-vous, comme c’est intéressant : venez nous raconter cela. Ainsi Jean Hus obtint un sauf-conduit pour s’expliquer devant le concile de Constance. Monstrueuse hypocrisie : quand on l’eut à sa disposition, on le mit à mort.

Mais l’hérétique n’a pas toujours un sort aussi tragique. Il peut arriver à être hors d’atteinte, se trouver protégé. Il va vouloir alors faire durer l’éblouissement inoubliable, le faire partager aussi. Mais la vérité ne peut exister dans une nudité permanente, elle ne peut être ainsi livrée au regard collectif. Alors l’hérétique va plus ou moins vêtir la belle jeune femme : à demi-nue, elle devient plus présentable : Luther. Et si elle en montre encore trop, il acceptera que d’autres lui tendent un nouvel habit : Mélanchthon et le « compromis » de la Confession d’Augsbourg.

L’hérétique peut aussi se mettre en colère : trop de regard impudiques, de sourires graveleux, de gens indignes de la vérité. Alors l’hérétique va imposer sa vérité, habillée de pied en cap, contre les immoraux et les corrompus. Savonarole à Florence. Nous ne sommes plus loin de l’intégrisme.

En effet, l’hérétique a du se durcir pour devoir se convaincre lui-même qu’il lui fallait quitter la route commune. Il a du se persuader, seul contre tous. Conférer une valeur immense à sa quête, une valeur frisant l’absolu puisqu’il lui a tout sacrifié. Dans l’hérétique, se trouve donc un intégriste qui sommeille,… et peut se réveiller. Inversement, dans l’intégriste qui a contesté le flottement généralisé du sens, se niche un hérétique que le durcissement du sens, la dévalorisation des autres, a endormi. Comment le réveiller ?

Je vous avais prévenu : il s’agit de figures type. Les personnages eux-mêmes peuvent emprunter des traits à chacune des figures. L’hérétique et l’intégriste peuvent constituer des figures opposées (nous en reparlerons dans une autre Note) ; alors même que les personnages peuvent (eux) être fort proches, voire même échanger leur rôle.

Autre temps, autres mœurs. Aujourd’hui, nul n’est besoin aujourd’hui de partir à la conquête d’une belle jeune femme à la nudité radieuse. Le monde de la communication de masse vous en offre à la tonne, en veux-tu, en voilà. Mais alors la jeune femme nue, n’est plus la vérité. Elle est devenue message publicitaire, stratégie commerciale. Elle n’est plus radieuse, elle est aguichante.

La société de la transparence, de la transparence obligatoire et trompeuse car hâtivement produite, vous offre des femmes nues à la pèle. Elle en fabrique à la chaîne, elle les calibre. Mais ne soyons pas dupes : ces dames ne sont certes pas dans le costume de leur naissance. Elles ont les hanches refaites et les seins siliconés. Elles sont devenues de simples artefacts. Pas vraiment nues, simplement « à poil ». Poupées gonflées et jetables. Produits de consommation courante.

A la nudité transgression émerveillement, œuvre d’art, source d’émotion esthétique et sensuelle, succède la nudité habitude, tristounette, et que nous ne voyons même plus.

La société de la transparence produit des être transparents, nus parce que sans corps personnel.

L’ordre établi d’hier se hâtait de couvrir toute nudité véridique ; l’ordre établi d’aujourd’hui se hâte de déshabiller toute liberté vestimentaire. Le geste semble opposé ; la structure est la même : le conformisme social, l’uniformisation obligatoire, le « je pense pour vous ».

Et l’on s’étonne, et l’on s’indigne que la contestation sociale prenne la forme de femmes en burka ! Mais, malheureusement, ce qui nous arrive  possède une impeccable logique. Chaque société a les contestataires qu’elle mérite.

(à suivre)

Ps: Je recommande la Note du 11 juillet de http://blogdesebastienfath.hautetfort.com : "On enquête à Lourdes: le rôle à double tranchant de l'institution".

Au commentateur qui regrette de ne pas trouver de traduction anglaise de mes livres (contrairement à d'autres langues): vous avez (mais ce n'est pas très facile à trouver et la traduction n'est pas toujours,... disons parfaite) une version anglaise de mon ouvrage La laïcité quel héritage? dans  Rajeev Bhargava (ed), Secularism and its critics Oxford University Press, 1998 (2° edit; Paperbacks 1999). Plusieurs articles ont été publiés dans des revues, notamment un en 2008 dans l'édition anglaise de Diogene (la revue de l'UNESCO). Un livre groupant différents articles déjà publiés en anglais est en cours de discussion avec un éditeur. Mais la parution ne se fera pas avant 2009.


[1] Je ne sais, tout dépendra de l’inspiration, du fait que j’aurai ou non des choses nouvelles à dire par rapport à des précédentes Notes sur le sujet agnosticisme et croyance.

20/07/2008

INTERDIT AUX MOINS DE DIX HUIT ANS

D'abord, merci aux commentateurs de la précédente Note et notamment bravo à ceux qui ont trouvé l'allusion au traité de Pierre Bayle : Ce que c'est que la France toute catholique sous le règne de Louis le Grand.

TRES PROCHAINEMENT UNE NOUVEAUTE DU BLOG:

LA PREMIERE NOTE INTERDITE AU MOINS DE DIX HUIT ANS D'AGE MENTAL (et, croyez moi, il y en a beaucoup plus qu'on ne le pense!!!)

Cette Note est inspirée par l'affaire récente du Conseil d'Etat (cf la Note ci-après), mais s'éloigne de ce cas précis pour traiter un problème plus général. L'idée m'en est venue à la suite d'un débat télévisé avec Dounia Bouzar (mardi dernier). J'ai énormément d'estime pour ce qu'elle fait et écrit (cf notamment son livre: L'intégrisme, l'islam et nous, Plon). Mais ce débat (et la lecture de son interview dans l'Humanité du 15 juillet) m'ont permis de préciser à moi-même là où je cesse d'être en accord avec elle.

Cette Note s'intitulera (à moins que je trouve un meilleur titre d'ici là): FEMME NUE, FEMME EN BURKA ET... LA VERITE.

Vérifiez que vous avez bien 18 ans d'âge mental avant votre prochaine navigation sur le blog (mais, pour ma part, je n'en doute pas).

A TRES BIENTOT (j'ai différentes choses à faire, mais je ne vais pas vous oublier!).

Début de la Note:

Remarque préalable : quand on travaille sur des représentations sociales, on travaille sur des stéréotypes. Et notamment des stéréotypes concernant « la » femme. Cela ne signifie aucunement qu’on les adopte, au contraire et le seul fait de les exposer opère une distanciation, à condition de ne pas lire le récit au premier degré. Il en est de même des propos sur « l’intégrisme » : ils tentent de sortir des stéréotypes sociaux. Si on est soi même imprégné de ces stéréotypes, on ne peut rien y comprendre.

C’est pourquoi cette Note s’adresse exclusivement aux personnes de plus de dix-huit ans d’âge mental. Les autres sont cordialement invités à allumer leur poste de télévision. Ils y trouveront, certes, des émissions « déconseillées aux moins de 18 ans », mais qu’ils se rassurent : l’âge mental n’est, là, nullement en cause. (...)"

(à suivre)

 

08/06/2008

RATIONALISTE ET PROTESTANT, GRAND DIEU EST-CE POSSIBLE?

1) Suite à ma dernière Note, quelques personnes m’ont demandé de préciser mon allusion à l’Union Rationaliste. Je le fais bien volontiers car cela explicite ma position. Le passage des Cahiers rationalistes (mai-juin 2008, n°594) auquel je faisais allusion est la fin du script d’une émission de radio sur France Culture. L’émission portait sur l’attitude de Nicolas Sarkozy vis-à-vis de la religion.

J’étais interviewé par Emmanuelle Huisman-Perrin et voici notre dialogue final  (je préviens tout de suite, c’est du langage parlé):

E. H.-P. : Jean Baubérot, je voudrais vous poser ma traditionnelle question de fin d’émission : Pourquoi êtes-vous rationaliste ? Mais à vous, il faut plutôt demander : comment êtes vous à la fois membre de l’Union rationaliste et protestant ?

J. B. : Je rappelle que les textes de l’Union rationaliste disent qu’elle ne repose sur aucun dogmatisme doctrinal et moral, elle est ouverte à tous les esprits indépendants qui ne se satisfont pas des idées toutes faites et des croyances incontrôlées. J’essaye d’être un esprit indépendant et de ne pas me satisfaire des idées toutes faites et des croyances incontrôlées.

Et là aussi les statuts de l’UR le disent : la raison n’est pas tout l’être humain, mais elle est essentielle à l’être humain, elle a un rôle fondamental dans la vie humaine, et elle être à la fois promue et défendue, et actuellement effectivement, ne serait-ce que par les médias de masse, il y a une manière de privilégier l’émotionnel, l’affectif, le pathos, ce qui est un danger pour la raison.

Je pense aussi que la prolifération des devoirs de mémoire, nous avons bien vu dernièrement la dérive avec l’histoire [de l’adoption par des élèves] des enfants de la Shoah, est un nouvel obscurantisme, parce qu’on a d’abord un devoir d’histoire, de faire une histoire scientifique.

Et puisque je suis historien et sociologue, je pratique ce que j’appelle l’agnosticisme méthodologique, c'est-à-dire que je n’ai pas à faire une sociologie protestante ou une histoire protestante. J’essaye de faire une histoire et une sociologie la plus objective possible.

Par contre, il y a aussi, effectivement, le plan du symbolique, le plan des croyances, et là je ne cache pas que j’ai des convictions protestantes.

Et je crois que je peux très bien articuler cela, sans être schizophrène, sans faire un grand écart, mais en défendant la raison pour tout ce qui la concerne, et Dieu sait si le domaine de la raison est un domaine important qu’il vaut la peine de défendre, tout en ayant mes propres convictions, mes propres croyances. Je suis très à l’aise à ce niveau dans l’Union rationaliste.

2) J’écris dans le train. Je reviens d’une tournée de conférences en Allemagne, dans différentes villes universitaires. D’abord il est toujours intéressant de comparer les situations. Il est clair que les Eglises –où plutôt leurs services sociaux- sont puissantes en Allemagne et il ne faut pas nier les différences réelles qui existent quant à la laïcité

Mais ce n’est pas noir ou blanc et parfois les différences sont surtout symboliques, se rapportant au caractère d’officialité (ce qui est important, assurément) plus qu’à la situation matérielle.

C’est le cas en matière de financement. En Allemagne, l’Etat prélève un impôt ecclésiastique, agit comme percepteur des Eglises. Mais si vous ne vous déclarez pas comme appartenant à une religion reconnue, vous ne le payez pas. Cela reste donc volontaire. En France, si vous donnez des sous à votre Eglise, vous pouvez avoir, jusqu’à une somme importante, une déduction fiscale. Or ce manque à gagner de l’Etat se répercute sur toute la collectivité, toutes croyances et incroyances confondues.

Je ne suis pas sûr que le système français soit plus juste (j’aurais même tendance à penser le contraire), même si je ne souhaite nullement que l’Etat officialise des Eglises en devenant leur percepteur !

3) J’ai donc séjourné dans des villes où professeurs et étudiants forment un bon tiers de la population. L’une d’entre elle possède une tradition d’accueil : accueil des Huguenots après la Révocation, accueil des immigrés aujourd’hui. Or, j’ai appris (avec stupeur) qu’au début du nazisme les professeurs de l’université de cette ville avaient voté une motion expulsant leurs collègues « juifs » de l’université.

Au-delà de l’indignation morale, j’avoue que c’est quelque chose que j’ai beaucoup de peine à comprendre. Des universitaires, à bac + 15, qui vivent avec des collègues, il peut toujours y avoir de petites chamailleries, des rivalités, mais celles-ci ne recoupent jamais les différences de confession. Et, de toute façon, toute tension devrait cesser dés que l’on touche le petit doigt de quelqu’un.

Et là, qu’une majorité d’universitaires aient pu exclure ainsi des collègues, des personnes dont certainement la veille ils appréciaient les recherches et les travaux,…

Bien sûr, il a déjà eu des réflexions sur ce fait aussi ahurissant que monstrueux. Steiner par exemple a écrit sur cette cohabitation de la haute culture et de la barbarie. Mais il me semble que l’on aura beau réfléchir, analyser, etc, il restera toujours un énorme espace d’incompréhensible.

Et ce qui c’est passé, à une certaine période, en certains endroits est emblématique. Ce serait une erreur complète de penser que nous en sommes indemne, même s’il nous faut retenir la leçon.

4) Alors, et ce n’est pas un argument apologétique, loin de là, mais une immense question que je me pose et que je pose. Contrairement à ce qu’écrit un commentateur de ma dernière Note (et c’est un grand débat) l’humanisme séculier, la foi en « l’homme », ne (me) semble ni plus rationnel ni plus crédible que la foi en « Dieu ». Dans le premier cas, un démenti empirique, dans le second cas une absence empirique. Les deux sont totalement extra empiriques, hors de toute démarche de connaissance.

Pourtant, l’attitude éthique postule un minimum de foi soit en l’homme soit en Dieu soit dans les deux.

Et quel être humain fonde sa vie uniquement sur ce que l’on peut connaître empiriquement, et scientifiquement ?

 

5) Pour ma part, je me situe dans une tradition protestante, que j’interprète à ma manière. Et je tente, pour cela, de m’abreuver à plusieurs sources théologiques. Car que la foi est dans l’extrascientifique, dans l’arationalité, ne signifie pas qu’elle soit un pur sentiment, cela n’empêche pas de pouvoir penser sa foi.

Mais penser sa foi n’est pas une pure opération intellectuelle. Cela implique, de façon immédiate, des conséquences sur la manière de comprendre le monde, de construire sa vie, d’être en interrelation avec les autres.

Comme protestant, je retiens : 

 – de Jean Calvin, l’absolue transcendance de Dieu  et le fait qu’il est seul transcendant.

Donc travail, famille, patrie, mais aussi école et République, médecine et honneur, science et morale, valeurs et idéaux, référence de son propre camp, christianisme et Eglise, etc : rien n’est transcendant, rien n’est sacré. Tout peut être analysé, décortiqué, critiqué, etc. C’est pourquoi je suis à l’aise dans toutes les démarches des sciences humaines.

- de Martin Luther, le fait que Dieu se révèle sur la croix. Dieu est Dieu quand il meurt crucifié, nu et seul ; après avoir crié : « Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? » (c’est le verset le pus fort de toute la Bible peut-être).

Donc rien ne doit être défendu au nom de Dieu : ni blasphèmes, ni sacrilèges, ni caricatures, et, bien sûr, encore moins aucune démarche de l’ordre de la connaissance. C’est pourquoi je suis à l’aise dans les démarches de sciences sociales des religions.

- de Luther encore, que personne n’est juste : certains sont de vrais méchants, d’autres se croient et/ou apparaissent justes, trop justes et ne donc le sont pas. Autrement dit, il faut non seulement combattre ce qui est mal, il faut aussi se méfier de ce qui est bien, ou apparaît tel. Là encore, les démarche de connaissance décryptent, désenchantent, mettent à nu les impensés sociaux, attirent l’attention des points aveugles. C’est pourquoi je suis à l’aise dans la morale laïque (morale trouée, comme je l’explique dans mon dernier ouvrage)

- de la Réforme en général, que le salut est pure grâce, sans qu’aucun mérite n’intervienne. Et donc on est délivré du souci des « bonnes œuvres », c'est-à-dire du souci de paraître moral à ses propres yeux et aux yeux des autres. On peut courir des risques pour contester ce qui est le bien stéréotypé d’un temps et d’un lieu, pour ramer à contre courant des idées dominantes, du bien dominant et (en fait) oppresseur.

- de Karl Barth, qu’il n’y a pas d’autre révélation de Dieu que celle-là (dont la croix est le centre : en bon réformé : la croix, pas le crucifix, car là on cherche encore à positiver), qu’il n’existe pas de Dieu en dehors de la révélation.

Le seul interdit est l’idolâtrie : et donc on est poussé à réagir contre toute sacralisation, qu’il s’agisse de valeurs traditionnelles ou de valeurs contestataires, à décrypter tout idéologisation, toute religion civile, à récuser toute transcendance. C’est pourquoi je suis à l’aise dans la laïcité.

- de Dietrich Bonhoeffer (théologien tué après avoir participé à un complot contre Hitler), que les religions sont œuvres humaines et qu’au nom de Dieu il faut aussi savoir vivre sans Dieu. Savoir vivre dans l’immanence des questions complexes et sans réponses définitives, des incertitudes et des doutes, être capable de rêver et savoir qu’il s’agit de rêves, allier continuité et nouveauté, approfondissement et changement. C’est pourquoi je peux être, à la fois, agnostique et croyant.

 

Tout cela est dialectique, mais la dialectique est peut-être précisément ce qui permet de saisir l’épaisseur même de l’humain. Et, ne pas oublier, le grand créateur de distanciation : l’humour.

30/03/2006

Mieux cerner ce qu'est la laicite

3 avril

En attendant une Nouvelle Note ( a La fin de la semaine):

- 7255 internautes ont consulte le Blog en mars, c'est aussi bien que decembre 2005, le meilleur mois jusqu'alors

-Reponse a des commentaire: qu'Andre Pratt (La Presse) me donne son numero de telephone, je le contacterai. Merci a la Bourrique de sa remarque un peu ironque: qu'il ou qu'elle se rassure: il y avait 180 personnes et nous etions 3 medailles, cela fait 60 chacun et n'a creve aucun budget!

D'abord 2  petites nouvelles:

- Un quotidien americain consacre un article de fond a la France, a propos des manifestations et de la greve concernant le CPE. Pour montrer que l'auteur connait bien son sujet, on indique qu'il a ecrit 2 ouvrages sur la France, le premier s'intitule (traduit en francais): La France en crise et le second: la France injuste. Exemple significatif de ce que j'ai deja indique sur l'image que donne la  France (et non sans raison!)

- Un rapport international vient d' être publie, destine aux "decideurs" sur la France et les musulmans. Les analyses et les conclusions sont decapantes. On y apprend notamment que "les musulmans de France s'averent finalement bien plus individualistes que prevu. A l'inverse il y a bien un communautarisme republicain, qui s'inscrit dans la tradition francaise de ghettoisartion du social et d'instrumentalisation clienteliste des elites religieuses." Votre Blog favori, estimant que tous ceux et celles qui le frequentent sont des VID (Very Important Decideurs!), va vous faire, prochainement, un resume synthetique de ce rapport, avec des commentaires ad hoc.

PS: Un "etudiant de Nice" me fait remarquer que j'ai ecrit dans ma Note sur "Les evenements de Mars 2006", "embrassement" et non "embrasement". Le lapsus est, bien sûr, significatif: je pense trop aux nombreuses internautes qui me font le plaiisir de consulter ce Blog!!!

La laïcité, quelle liberté ?

Une récente conférence, prés de Mantes-la-Jolie, m’a permis de rencontrer des personnes qui ont des avis différents sur la laïcité. Du coup, à partir des propos entendus, je peux expliciter mon propre point de vue qui est lie aux analyses que j’effectue sur ce sujet.

Certains auditeurs estimaient que : la laïcité, c’est bien mais cela réduit trop souvent au « plus petit dénominateur commun » et conduit à une perte de sens. Quelqu’un disait : en fait l’enseignement religieux en Alsace-Moselle, avec possibilité de dispense, cela ne met pas ces 3 départements à feu et à sang, alors pourquoi pas ? Des professeures voulaient continuer à réfléchir sur le foulard et, après la conférence elle-même nous avons continué à discuter à ce sujet.  

Quelqu’un était scandalisé parce qu’une association loi de 1901 « Bible dans le Mantois » a organisé une exposition sur la Bible, perçue comme un livre qui « fait partie du  patrimoine de l’humanité »  et a reçu quelques subventions de collectivités locales. Il y avait eu un tract et une manifestation contre ce fait.

Voila donc un exemple concret où la représentation de la laïcité constitue un enjeu et où, d’un côté on pense agir dans le cadre de a laïcité, de l’autre on estime que la loi de 1905 est violée car il s’agirait d’une entreprise de « prosélytisme ».

Premier point : la laïcité induit-elle une réduction au plus petit dénominateur commun ? Elle organise et règle la vie commune. Et on dit alors : la religion, pour ne pas être imposée et  ne pas dérogée à la laïcité doit rester dans « la sphère privée », elle « est de l’ordre du privé ». Et certain disent que la loi de séparation met la religion dans le privé.

C’est un peu plus compliqué : dans la sphère publique, ou plutôt l’espace public, il faut distinguer ce qui est de l’ordre de l’institutionnel, au sens sociologique du terme, c'est-à-dire des institutions publiques qui sont liées à des activités plus ou moins obligatoires (l’instruction est obligatoire jusqu’à 16 ans, des vaccinations sont obligatoires ainsi que des examens et l’obtention de certificats médicaux dans certaines circonstances) et ce qui est de l’ordre de l’associatif (également au sens sociologique), c'est-à-dire ce qui est volontaire et libre. Ce qui est socialement facultatif, et donc relève de « choix privé », c'est-à-dire de choix personnel, mais peut très bien se déployer librement dans l’espace public, à côté de d’autres activités de type associatif qui peuvent avoir des orientations différentes.

Qu’a fait la loi de 1905 : 3 choses:

-         avec l’article 1, elle indique que la puissance publique et les institutions publiques respecte la liberté de religion et de conviction : « La République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice du culte ». Cet exercice du culte est public et il est garantit comme tel

-         avec l’article 2, elle privatise les institutions religieuses : les « cultes reconnus » (catholique, protestants, israélite)  étaient des institutions publiques dont le ‘clergé’ était salarié par l’Etat. « La République ne reconnaît, ne salarie et ne subventionne aucun culte. » Le « budget du culte » est progressivement supprimé. Mais il s’agit bien du budget du « culte » concernant les associations loi de 1905.

-         avec l’article 4, elle respecte le fait que les associations formées pour l’exercice du culte fonctionnent, à usage interne, comme des institutions : c’est le fameux « en se conformant aux règles générales d’organisation du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice. » nécessaires pour recevoir l’affectation des biens. Autrement dit s’il n’y a aucune contrainte à croire et à être de telle ou de telle religion, à partir du moment où l’on fait librement ce choix, on accepte les contraintes institutionnelles de la religion que l’on a choisi. Ainsi, si le droit canon n’a aucune validité pour les lois de la République, la République lui reconnaît une autorité pour régler les différents religieux qui peuvent se produire entre catholiques.

Dernier point : que se passe-t-il quand il se produit une contradiction entre l’article 1 : la garantie du libre exercice du culte et l’article 2 : le fait de ne pas reconnaître, salarier, subventionner ? Qu’est-ce qui doit l’emporter ? Ce fut l’enjeu de l’amendement proposé et adopté par les députés permettant de salarier des services d’aumônerie (fin de l’article 2, jamais cité par les partisans d’une laïcité antireligieuse qui se réclament abusivement de la loi de 1905 : « Pourront toutefois être inscrites aux dits budgets les dépenses relatives,à des services aumôneries… »). C’est très clair : en cas de conflit, l’article 1 l’emporte sur l’article 2, la « garantie » du libre exercice du culte est plus importante que le principe de la non affectation de dépenses publiques pour le culte.

Cela ne signifie pas que cette absence de financement public ne soit pas importante ; cela veut dire que sa signification est avant tout le fait qu’aucune religion n’est, ne doit être si peu que ce soit, officielle.

La laïcité fonctionne donc à deux niveaux :

-         celui du dénominateur commun, qui est celui des institutions publique et de tout ce qui, dans la sphère publique relève peu ou prou d’un fonctionnement social commun et obligatoire (tout ce qui est administratif, par exemple. Là il y a, à la fois neutralité religieuse et respect de la liberté de religion et de conviction. Pas de cours confessionnel de religion à l’école, par contre (cela a été rappelle par un auditeur de la conférence), l’école s’arrète un jour par semaine outre le dimanche pour faciliter la tenue du catéchisme (c’était le jeudi sous Jules Ferry, c’est devenu le mercredi). C’est pourquoi, je suis pour la transformation du cours confessionnel de religion qui existe en Alsace-Moselle en cours de culture religieuse, de  sciences religieuses : l’école initie à des connaissances, elle n’a rien à voir avec la catéchèse. Ceci dit les exigences de la laïcité sont diversifiées. Je vais y revenir.

-         Celui de l’espace publique pluralistechacun s’exprime et s’associe de façon volontaire et libre. Et ce second niveau est indispensable à la qualité d’une société laïque. Le commun ne tombe pas du ciel, fut-ce du ciel des idées cher au philosophe (c’est implicitement le cas dans la perspective des philosophes dits « républicains » et, par exemple, d’Henri Pena-Ruiz : il perçoit bien le domaine de ce qui est commun, mais minimise ce second niveau, ce qui tend à réduire effectivement au plus petit dénominateur commun et a croire que le commun tombe tout droit du ciel des idees). Ce qui est commun se construit de différentes manières : le travail effectué pour que les connaissances « progressent » en est une, le débat public pluraliste ne est une autre tout autant indispensable.

C’est là que ce qui est d’inspiration religieuse, comme ce qui est d’inspiration irréligieuse, peuvent constituer des composantes culturelles de ce libre débat et que la société a tout intérêt à ce qu’un tel débat soit très pluraliste, créatif et que les subventions publiques équilibrent, dans une certaine mesure, la sphère marchande qui fonctionne selon des principes de rentabilité et de profit qui, s’ils sont dominants, aboutissent à une pensée standard, à une pensée massifiée, qui n’est plus une véritable pensée mais en ensemble de stéréotypes pets à penser et prêt à jeter.

Au niveau de la société civile, de son expression, de ses débats, on a intérêt à ne pas aseptiser les choses. C’est le domaine de la « liberté de conscience ». Ainsi Alain Souchon peut chanter une chanson où il se demande : « Et si le ciel était vide ? », mettant ainsi en question les religions ; les supermarchés, les radios et les télés diffusent à haute dose cette chanson sans que l’on parle d’atteinte à la laïcité. Ce qui est possible pour des mises en cause de la religion doit pouvoir l’être pour des propositions d’inspiration religieuse, sans être directement de l’ordre du prosélytisme (qui lui appartient au domaine, différent, du « libre exercice du culte »).

De même aussi bien le Canard enchaîné que l’Humanité ou La Croix, dont les convictions sont différentes, bénéficient d’aides publiques sans que personne n’y trouve à redire. Il en est de même, dans le domaine de l’aide sociale, du Secours populaire et du Secours catholique par exemple.

Si une association d’humanistes athées, ou de libres-penseurs organise une exposition sur l’histoire de la libre-pensée et sa contribution à l’avènement de la modernité, les œuvres des grands libres-penseurs, etc… elle doit pouvoir le faire et bénéficier, si elle le souhaite, de subventions de collectivités territoriales. Mieux, pendant l’année 2005, des Archives départementales ou d’autres organismes du même types ont réalisés des expositions comportant beaucoup de caricatures anticléricales sans que personne ne crie à l’atteinte à la laïcité.

Une association loi de 1901 (et non loi de 1905) veut promouvoir la connaissance de la Bible en tant que (je cite) « un des textes fondateurs » et organise une exposition qui comporte une série de panneaux (archéologie, transmission de l’écriture, traductions de la Bible, la Bible dans le monde, la Bible dans le judaïsme, Bible et Coran, Eglises d’Orient, historique de la Bible, livres de la Bible, thèmes traités). Cela fait partie de la vitalité culturelle de type associatif. Prétendre qu’il s’agit de « prosélytisme », d’exercice du culte, d’activités relevant de la loi de 1905 et que cette dernière serait violée ne tient pas juridiquement.

Bien sûr, faire un tract, une manifestation relève de la liberté. Mais d’une part,  les promoteurs de cette contestation feraient mieux, à mon avis, d’avoir eux aussi des activités culturelles et de faire leur propre exposition (la critique est aisée, mais l’art est difficile) ou d’argumenter sur le contenu de l’exposition s’ils estiment que ce contenu est contestable. D’autre part, il est abusif de prétendre que la laïcité est mise en danger par ce genre d’exposition.

Un peu de rigueur donc. Il ne faut pas confondre la sphère publique institutionnelle et  l’espace public où la société civile s’exprime.

Dernier point : pour ce qui est de cette sphère publique institutionnelle, et notamment de l’école je ne pense pas que les exigences de laïcité soient les mêmes pour les enseignants et les enseignés, les professeurs et les élèves. Les professeurs sont en situation d’autorité, ils sont (sociologiquement) des agents institutionnels. Ils ont (dans le primaire et le secondaire en tout cas) un « devoir de réserve ». Au delà, ils doivent initier à une démarche de connaissance et donc apprendre notamment aux élèves la différence entre croire et connaître. Cela signifie qu’ils n’enseignent pas ce qu’ils croient (et cela est valable dans tous les domaines, pas seulement au niveau des convictions religieuses ou irréligieuses) mais ce qu’ils peuvent connaître.

Les élèves n’ont pas cette responsabilité. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas des exigences de laïcité qui s’imposent à eux. Au contraire : le respect des programmes, de la discipline, le fait de ne pas faire de prosélytisme à l’école, etc. Mais les exigences de laïcité sont différentes quand les rôles sont différents. Il faut sortir de la logique du « tout ou rien ». La gymnastique intellectuelle est nécessaire.

03/02/2006

LA "LIBERTE D'EXPRESSION" ET SES MULTIPLES FACETTES

Dans la vie, on ne fait pas toujours ce que l’on veut : je vous avais annoncé un dialogue sur l’universalisme républicain, et, depuis avant hier (mercredi), on me demande de divers côtés ma position sur l’affaire des caricatures antimusulmanes. Alors, je repousse d’une semaine mon propos pour tenter de réfléchir au problème de la liberté d’expression, cela d’autant plus que je « rumine » pas mal de choses à ce sujet depuis longtemps et qu’une autre affaire concernant la liberté d’expression en France n’est guère connue (mais c’est précisément le rôle du Blog d’attirer l’attention sur des sujets importants qui ne font pas la une des médias).

1) Quelle est cette autre affaire ? Tout simplement une condamnation de la France, par la Cour européenne des droits de l’homme pour…atteinte à la liberté d’expression. C’est la seconde condamnation pour le même motif en quelques semaines, et la troisième condamnation de la France par la Cour européenne en un peu plus de 6 mois (cf. pour les 2 précédentes, les Notes: "Gambetta guillotiné" du 23 décembre 2005 et "Trève estivale" du 29 juillet 2005; vous les retrouverez facilement grâce à la rubrique "Archives", en bas à droite après la rubrique "Commentaires récents", cela vous permet de cliquer sur le mois que vous voulez). Pour un pays qui se veut « la patrie des droits de l’homme » avouez que ce n’est pas très glorieux et mérite réflexion.

Votre Blog favori vous a déjà parlé des deux premières condamnations. Voyons maintenant la troisième. J’ai trouvé l’information dans Le Monde  (2 février 2006) : Paul Giniewski avait publié une réponse à l’encyclique « Splendeur de la vérité ». Il y écrivait : « De nombreux chrétiens ont reconnu que l’antijudaïsme des Ecritures chrétiennes et la doctrine de l’ « accomplissement » de l’Ancienne Alliance par la Nouvelle conduisent à l’antisémitisme et ont formé le terrain où ont germé l’idée et l’accomplissement d’Auschwitz ». Poursuivi par l’association « Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne » (des gens qui considèrent que l’identité française est avant tout chrétienne) pour « diffamation raciale envers la communauté chrétienne », M. Giniewski s’est vu condamné en première instance, puis en cour d’appel,  la condamnation étant confirmée par la Cour de cassation.

Première source d’étonnement : trois procès qui, chaque fois, se terminent par une condamnation. Vous en avez entendu parlé, vous ? Moi, jamais et les amis que j’ai consultés (et qui sont sensibilisés soit sur les problèmes de liberté d’expression, soit sur les relations judéo-chrétiennes) non plus. Il y a peut-être eu quelques lignes dans les journaux car personne n’a le temps de les lire de A jusqu’à Z, mais si cela avait fait un gros titre on s’en souviendrait sans doute. Dans la hiérarchie de l’information, cette affaire a été considérée comme sans importance. C’est pourtant grave et il est intéressant de constater que Le Monde publie l’info juste après celle sur les « caricaturistes de Mahomet » et que celle dernière se termine par « l’islam est à nouveau face au défi de la liberté de conscience et d’expression. » Et si la France se trouvait face au même défi…

Je ne connais pas M. Giniewski. En revanche, j’ai polémiqué, parfois, contre sa position admirative de la politique israélienne. Je n’ai donc aucun atome crochu avec lui, mais je suis choqué qu’il y ait eu condamnation sans que les medias s’en soient émus. La question de la responsabilité de l’antijudaïsme chrétien dans l’antisémitisme contemporain est une question très importante, en débat parmi les historiens. Mon collègue et ami Gilbert Dahan, spécialiste du Moyen-Age, insiste sur les différences entre les deux. Travaillant sur le XIXe siècle, je suis sensible à l’emboîtement de l’antisémitisme contemporain sur l’antijudaïsme chrétien et la polémique anti-juive de certains socialistes comme Alphonse Toussenel (les internautes que cela intéresse peuvent lire le chapitre que Valentine Zuber et moi avons consacré à ce sujet dans notre livre Une haine oubliée, Albin Michel, 2000, 239-254). Mais peu importe. On peut juger le propos excessif, le critiquer, le combattre si on le juge nécessaire, fort bien. En faire un délit, n’est-ce pas une atteinte à « la liberté d’expression » ?

C’est ce qu’a considéré la Cour européenne des droits de l’homme qui vient donc une nouvelle fois de condamner la France pour violation du droit à la liberté d’expression. La Cour estime que M. Giniewski a apporté une « contribution » à un « très vaste débat d’idées déjà engagé ». Une nouvelle fois, on peut constater qu’il est précieux qu’une telle institution existe et permette de déconnecter les droits de l’homme du cadre de l’Etat-nation. Certes, pas plus qu’une autre instance la Cour européenne n’est infaillible, mais elle donne une garantie supplémentaire et dans les trois condamnations qu’elle a portée contre la France ces derniers mois je suis persuadé qu’elle avait raison.

2) J’ai fait exprès de rapporter d’abord l’info que, sans doute, la majorité des internautes du Blog ne connaissaient pas, avant de parler de la défense de la liberté d’expression à propos des caricatures antimusulmanes. Car il faut s’étonner du fait qu’à ma connaissance personne n’ait publiquement relié les deux affaires. Significatif, non ? En tout cas, n’oublions pas que les atteintes à la liberté d’expression, viennent de plusieurs côtés,  y compris de la France deux fois condamnée par la Cour en quelques mois à ce sujet.

2.1) Mais cela ne doit pas servir non plus de prétexte pour ‘noyer le poisson’. Le droit à la critique de la religion fait partie de la liberté de conscience (de ce j’appelle la pratique sociale de la liberté de conscience) et donc de la laïcité. Là-dessus ma position est claire et permanente. D’ailleurs, la Déclaration internationale sur la laïcité, publiée dans le Blog et que vous pouvez signer, mentionne la possibilité du « blasphème ». Cela a entraîné certains refus de signature (même si, rassurez-vous, des croyants de toute confessions ont signé le texte) mais nous l’avons gardé. Pas d’équivoque donc.

A celles et ceux qui n’ont pas cru devoir s’associer à la Déclaration pour cette raison, aux musulmans choqués par ces dessins, je dirai qu’il doit avoir égalité entre le droit de croire et le droit de ne pas croire, que ces deux droits doivent pouvoir s’exprimer et qu’il ne s’agit pas d’une liberté statique, mais d’une liberté dynamique, en débat où l’on peut tout aussi bien critiquer ceux qui prônent l’athéisme que ceux qui prônent telle ou telle croyance. En particulier, les musulmans ont parfaitement le droit de ne jamais vouloir représenter le Prophète et on doit respecter leur liberté. Mais cet interdit ne saurait s’appliquer à ceux qui ne sont pas musulmans. La laïcité n’est pas le refus du sacré, c’est le refus du sacré social, d’un sacré qui s’imposerait obligatoirement en dehors de l’adhésion personnelle.

A celles et ceux qui auraient des réactions d’indignation au premier degré, je leur demanderai s’ils respectent bien la liberté d’expression de leurs adversaires. Je trouve assez drôle que crient très fort des gens qui parlent d’ « injure » ou de « trahison » faite à la laïcité dès qu’on lui ajoute un adjectif. Pour eux, parler de « laïcité plurielle » (comme l’a fait un temps la Ligue de l’enseignement) relève d’un blasphème impardonnable !

J’avais déjà écrit (où ? je ne sais plus) que, pour moi, le droit de critiquer et de caricaturer le Christ par exemple, devait être égal au droit de critiquer ou de caricaturer Jaurès (qui n’est pas le petit saint qu’en fait la ‘gôche’ française). J’ai exactement le même point de vue quand il s’agit de Mahomet ou de l’islam. Un bon critère d’équité, de la part d’un individu de gauche consiste à se poser la question : aurais-je accepté que l’on tourne ainsi Jaurès (ou tout autre figure emblématique de ses propres idéaux) en dérision ?

2.2) En effet, le droit à la critique ne supprime pas le droit à critiquer la critique mais, au contraire, doit l’inclure. Un dessin qui indique qu’il faut cesser les attentats-suicides parce qu’on manque de vierge au paradis est drôle et attaque une croyance qui peut entraîner du fanatisme. En revanche quand Mahomet est représenté (dans deux dessins) avec un turban qui comporte une bombe en son milieu, cela signifie que l’islam en tant que tel, dans son fondement même, se trouve assimilé au terrorisme. Libération a publié le premier dessin et s’est refusé à publier le second et ceux qui « sont offensants pour toute une communauté » (3 février). Je pense que Libé a eu parfaitement raison de refuser le piège du tout ou rien, de ne pas réagir au quart de tour, de prendre le temps du débat interne et de faire un choix. De même Le Monde me semble avoir réagi astucieusement avec le dessin de Plantu (pour une fois que je peux louer la presse, moi qui la critique souvent…).

2.3) A examiner ce qui se passe, on trouve un paradoxe dangereux : le fait que ces caricatures donnent lieu à des manifestations, à la demande d’excuses voire de mesures répressives est en train de créer une sorte de devoir de les reproduire. Où est la liberté d’expression si l’on est (moralement) obligé de publier des dessins avec lesquels on est en désaccord formel ? La liberté d’expression est tous azimuts : c’est le droit de publier mais de ne pas publier ce qui apparaît comme offensant ou être un appel à la haine, tout comme c’est le droit de croire et de ne pas croire. Battons nous avec autant de vigueur contre un pseudo devoir qu’aurait maintenant tout media de diffuser de telles caricatures antimusulmanes.

2.4) La liberté d’expression n’est pas un absolu (un nouveau sacré social !) qui devrait entraîner des réflexes style chien de Pavlov. Comme toute liberté est peut être limité par d’autres libertés : l’ « ordre public » démocratique (qui selon l’article un de la loi de séparation, est la seule limite légitime à l’exercice public du culte) est, précisément, l’articulation des différentes libertés.
 
2.5) Je l’ai indiqué, la liberté d’expression est réciproque, à charge de revanche. On le dit haut et fort pour les musulmans, mais il faut le dire aussi pour nous. J’aurais souhaité que des caricatures soient également publiées par la presse pour exercer le même droit à la critique, au soupson, à la mise en scène caricaturale à l’encontre des auteurs et de certains diffuseurs empressés des caricatures. Je remarque que personne n’a publié de caricature caricaturant les auteurs des dessins (pourquoi pas ?), ou montrant Serge Faubert se frottant les mains et se disant qu’il allait  avoir, pour  France-Soir, une formidable publicité gratuite alors que les ventes du journal sont au plus bas. Bien sûr, il prétend que cela n’a pas joué et se drape dans les plis du grand défenseur de la laïcité et de la liberté d’expression.  Mais, pourquoi prendrait-on son propos pour argent comptant ? Il n’est guère crédible : il y a dix ans, quand un rapport parlementaire parlait de « religions reconnues » (ce qui est contraire à l’article 2 de la loi de séparation) et accusait sans preuve certains groupements religieux, Faubert applaudissait des 2 mains. Ses grandes phrases vertueuses, son invocation de Voltaire me fait bien rire.

2.5) Il y a une réflexion spécifique à mener sur les photographies, les dessins, les caricatures. Je voudrais donner ici mon expérience d’historiens : une caricature frappe l’imagination beaucoup plus qu’un texte et si on peut signaler dans un écrit ou oralement le fait que la situation est calme, cela ne sera jamais caricaturé. J’ai souvent constaté que les expositions, faites par des profs qui avaient un souci très louable de montrer aux élèves des dessins et des caricatures d’époque, donnait une image tronquée de la réalité (de l’histoire de la laïcité notamment) : l’événement spectaculaire, le conflit se trouvait privilégié, les accommodements devenaient invisibles.

Par ailleurs, les caricatures du XIXe siècle ont grandement contribué par leur représentation du « juif », du « franc-maçon », du « protestant » d’un côté, du « jésuite », du « moine », du « clérical » de l’autre à ce qu’A. Leroy Beaulieu a appelé en son temps « les doctrines de haines »  dont le résultat a été, entre autre, la condamnation injuste de Dreyfus et l’exil de 30000 congréganistes (cf. toujours Une haine oubliée, ouvrage déjà cité). La caricature comporte le risque de réduire l’être humain à une essence fantasmée, elle est moins dans le rationnel que l’écrit, elle repose sur la connivence. Attention donc, pour les caricaturistes, de ne pas renforcer les idées reçues, les stéréotypes

2.6) Des caricaturistes se plaignent, dans Le Monde (3 février) d’une liberté d’expression moindre aujourd’hui qu’il y a 20 ou 30 ans. Je partage globalement leur avis. Encore une fois, la condamnation, à 2 reprises, de la France par la Cour européenne des droits de l’homme en est un indice (inquiétant) parmi d’autres. Pourquoi ce recul de la liberté d’expression ? : vous le saurez bientôt car l’historienne de 2106 qui s’est penchée sur la France de 2006 (cf. la Note « La douceur totalitaire I ») a travaillé la question. Et c’est important de tenter de comprendre ce qui est en train de se passer. Retenons, pour aujourd’hui que « l’islam », « le monde musulman » (pour reprendre les termes employés) est loin d’être seul en cause. Il constitue un miroir grossissant de problèmes beaucoup plus globaux. Cela fait qu’encore une fois c’est à son propos que se déclanche une « affaire », que se déchaînent les affects. Nous sommes (en Occident) scandalisés par les demandes de sanctions, beaucoup de musulmans se sentent, une nouvelle fois, blessés et humiliés. Pour toutes celles et tous ceux qui ne veulent pas d’un  choc des civilisations, cela est très inquiétant.

C’est pourquoi j’ai tenté de prendre en compte la complexité de cette affaire  et je me suis dit que cela valait la peine d’en parler un peu longuement.

PS: pour Clicillic: effectivement, je n'ai pas reçu le dit commentaire... et donc je ne l'ai pas supprimé. Ceci dit votre question sur la liberté d'expression pour les commentaires du Blog tombe à pile par rapport à cette Note: je n'ai supprimé qu'une seule fois des commentaires, il y avait un ensemble de gens qui, au moyen du Blog, s'envoyaient des remarques à forte connotation sexuelle, remarques qui n'avaient absolument rien à voir avec les Notes. Le Blog était, en quelque sorte, pris en otage. J'ai laissé faire au début, espérant que cela se calmerait tout seul. Comme cela n'a pas été le cas, j'ai prévenu, dans une Note, que je considérais que cela suffisait et j'ai enlevé tous les commentaires de ce type, sans rapport avec aucune des Notes.

Pour le moment, ce fut le seul cas où j'ai eu à intervenir. Mais je me réserve le droit d'intervenir également en cas d'injures, de propos à caractère raciste ou diffamatoire. Par contre toutes les critiques sont les bienvenues (et les éloges aussi!!!). Je ne peux malheureusment pas répondre à tout le monde: c'est déjà très acrobatique d'insérer le temps d'actualisation du Blog dans mon emploi du temps, mais je lis tous les commentaires. Merci à leurs auteurs: ils contribuent à l'intéret du Blog; qu'ils sachent que je leur en sais grè. Donc j'attends votre commentaire.

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16/07/2005

Télévision et laïcité

 

Je me suis exprimé trop rapidement dans mon dernier édito du Blog. Et parler de la télévision et de la laïcité nécessite une Note spécifique.

D’abord il ne s’agit pas de faire de l’indignation morale et de dire la télévision est « mauvaise ». D’abord parce qu’une telle indignation peut empêcher d’analyser plus à fond les choses ; ensuite parce que s’il y a une critique à émettre, elle doit nous atteindre tous : en effet, que recherche la télévision ? Le meilleur audimat, la meilleure audience, et donc la grève de certains programmes constituerait une arme efficace pour changer les choses .

Ensuite, il y a un malentendu complet qui montre que je me suis exprimé trop allusivement. En effet, je n’ai pas voulu dire que la télévision imposait des contenus, et notamment des contenus politiques. Non, je ne pense pas qu’elle ait une influence directe à ce niveau et je suis bien d’accord avec mes honorables commentateurs :

- d’une part l’utilisation d’internet s’est montrée un outil efficace lors de la campagne du référendum et les partisans du « non » ont su beaucoup mieux l’utiliser que les partisans du « oui »

- d’autre part la « télé » peut produire un effet de « raz le bol » qui peut la rendre complètement contre-productive au niveau de la diffusion de contenus.

Et, de façon plus générale, on peut dire que les gens ne sont nullement des récepteurs passifs.
OK pour tout cela.

 

Mais, pour moi, le problème reste entier.

Car si la télé n’impose pas (en tout cas pas toujours, loin de là) des contenus de pensée, la télé tend à imposer une manière de penser, une façon d’appréhender les problèmes et elle tend aussi à réduire la réalité à ce qu’elle en dit en faisant comme si ce qu’elle passe sous silence n’existait pas (ou fort peu), à nous imprégner de ses critères d’évaluation de la réalité.

 

Pour me faire comprendre, je vais donner un témoignage : il me semble que la « meilleure » émission de télé que j’ai jamais faite a été, en 1997, un passage dans l’émission de Canal + « Nulle part ailleurs » pour présenter mon ouvrage La morale laïque contre l’ordre moral.

C’était une semaine où Jérôme Bonaldi présentait l’émission et il m’avait invité à déjeuner avec son équipe pour préparer ma venue. C’était déjà très bon signe, car d’habitude, il n’y a pas ce genre de préparation. Tout au plus, un contact avec « l’assistante » et après, sur le plateau, souvent autre chose que ce qui était convenu (j’ai un très mauvais souvenir de Michel Field spécialiste de ce genre d’entourloupe). Il y avait là, en plus de Bonaldi, 3 personnes dont une jeune femme, Alix je crois, extrêmement fine et auteure de romans policiers.

Jérôme me dit à un moment qu’il va me poser telle ou telle question. Je lui réponds que je les trouve bébêtes. Il me rétorque qu’il en est conscient mais que c’est ainsi que les téléspectateurs se posent le problème de la morale.

Je refuse cette réponse et je le lui dis nettement. Elle est inacceptable, lui dis-je, pour deux raisons : d’abord qu’en sait-il ? Certainement pas tous les téléspectateurs. Ensuite, à supposez même qu’une partie des téléspectateurs raisonne de cette manière, en posant ce genre de question, il va faire croire à tous que c’est ainsi qu’il faut raisonner. Je lui dis qu’à mon sens il n’est pas un simple reflet des téléspectateurs mais, à sa manière, un maître à penser, quelqu’un qui structure leur pensée.

Jérôme est un peu surpris : jamais personne ne m’a jamais dit cela me confie-t-il. Il accepte de se remettre en cause et nous faisons du brainstorming pour trouver de nouvelles questions qui nous paraissent intelligentes et, en même temps, correspondent aux nécessités de la « télé ».

Résultat 10 minutes d’interview (beaucoup pour l’émission, peu pour s’expliquer vraiment) qui, vu ce temps court et les contraintes de la parole de masse, ont été (à mon sens) le mieux possible. Mais, pour obtenir ce résultat trois heures de préparation pour 4 personnes + moi avait été nécessaire et il y avait eu, en outre, l’acceptation  (très rare)  par une « vedette » de la télévision d’une remise en cause. Et ce souvenir est l’exception qui confirme la règle.

 

Pour moi, cela reste une expérience exceptionnelle et la télévision habituellement c’est plutôt le contraire. Que de fois, juste avant une émission qui a pourtant la réputation d’être « sérieuse », le présentateur m’a glissé : « n’oubliez pas que la télé c’est avant tout du divertissement. ». Et du « spectacle » pourrait-on ajouter, ce qui fait que le spectaculaire est systématiquement privilégié et par la télé, et par nous car, réfléchissons, si jamais la télé nous présente les choses de façon calme, sans dramatiser ni faire peur et en tentant de rendre un tantinet compte de leur complexité, l’émission va moins nous impressionner, moins se trouver gravée dans notre mémoire que dans le cas inverse. Là encore, il ne s’agit donc pas d’être dans l’indignation morale.

 

Et si je parle de la télé, c’est parce qu’elle reste le média dominant. Bien sûr elle n’est pas seule en cause. Je me rappelle d’une émission de radio, à la même époque, toujours pour présenter le même ouvrage. Le présentateur avait, en direct, une enseignante qui veut commencer à expliquer ce qu’elle fait dans sa classe en matière d’éducation à la citoyenneté. Elle n’avait pas parlé depuis 25 secondes que le dit présentateur trouvait que c’était déjà trop. Il lui coupe la parole, lui demande : « Quelle est la première chose que vous apprenez à vos élèves ? »

 Réplique immédiate de la dame (qui ne manquait pas de répartie) : « la première chose que je leur apprend est que la moindre politesse consiste à ne pas couper brutalement la parole de celui qui parle ». Le présentateur a ri jaune, mais n’a pas changé ses habitudes pour autant.

 

Au delà de la politesse, c’est cette impossibilité de disposer d’un temps minimum pour argumenter, pour énoncer une idée, sans être arrêté dans son élan, c’est cette obligation de dire de l’immédiatement compréhensible à tous qui façonne une façon hégémonique et simpliste de voir les choses.
Et encore, tout cela date de 1997, les choses ont bien empiré depuis.

 

A ce que je viens de dire, s’ajoute les simplifications du classement. On classe les choses une fois pour toute et de façon tellement schématique que cela en devient faux.

Ce qui me frappe souvent, c’est d’ailleurs la rigidité et la fixité dans le temps de ces classements. Nous sommes, théoriquement, la société du scoop et du toujours nouveau mais très souvent l’information donnée date et date tellement qu’elle est devenue fausse. Les choses ont changé, mais on répète toujours la même chose.

 

Je pourrais continuer pendant des heures. J’espère cette fois m’être fait comprendre pour l’essentiel : c’est d’abord des schèmes de pensée qui sont imposés (non un contenu) et cela a directement à voir avec la laïcité dont l’idéal est la liberté de penser.

La liberté de penser suppose que le débat puisse être de qualité et qu’on ne soit pas réduit à l’exposé de pensées simplistes, à l’exposé d’un pour et d’un contre aussi excessif l’un que l’autre, sans qu’il soit possible d’exprimer l’ambivalence. Je vous assure que c’est de plus en plus difficile, même s’il ne faut pas renoncer.

 

Reste à tenter de trouver une explication à cette situation.

Premier niveau d’explication, basique mais qu’on aurait tort de négliger ou de sous-estimer pour autant : la télévision (quelle soit privée ou même publique) est fondamentalement une structure marchande qui doit fabriquer un individu standard pour pouvoir diffuser le même produit à des millions de ces individus. L’individualité, c'est-à-dire ce que l’individu peut avoir de spécifique, n’est pas de l’immédiatement consommable, communicable, et donc nuit à un bon audimat. Et si le propos un peu difficile à comprendre, s’il faut entrer dans une perspective originale, gare au Zapping… Le message télévisuel hégémonique est la publicité (qui là aussi structure en partie à votre insu votre façon d’appréhender les choses). On a joué à la vierge effarouchée quand P. Le Lay a déclaré qu’il vendait à ses annonceurs des tranches de « cerveaux disponibles ». Il avait au moins la justesse de dire les choses.

Il ne faudrait pas que la faillite sociale du marxisme rejette dans l’impensé l’analyse critique de la société capitaliste. OK, on n’a pas (encore ?) trouvé d’autre système social viable pour les sociétés modernes. Mais cela ne nous oblige pas à fermer les yeux. Sans oublier, bien sûr, que les sociétés communistes totalitaires où on a imposé et forme et contenu de pensée, c’est encore pire.

 

Second niveau d’explication : justement le fait que l’on a pas trouvé d’autre système social pour « gérer » les sociétés modernes. Celles-ci mettent tout le temps en contact des gens qui ne se connaissent pas et n’ont pas vocation à vraiment se connaître. Des gens qui rentrent en contact sur des points précis et limité et qui doivent souvent avoir un contact court et efficace.

D’où, effectivement, la nécessité d’une communication de masse qui, autant que faire se peut, mette entre parenthèse les individualités, permet l’im-médiateté, le temps 0, court-circuite donc les médiations et abolit le temps où l’on s’apprivoise (comme le dirait le vieux Saint Ex). Une communication standardisée, calibrée et qui rejette tout ce qui dépasse. Il y a un continuum entre « penser télé » et « penser énarque », même si le second type est beaucoup plus sophistiqué que le premier.

Et il m’est arrivé, à plusieurs reprises, d’avoir des entretiens avec de brillants jeunes gens, qui m’avaient demandé rendez-vous parce qu’ils souhaitaient faire une thèse sous ma direction. Mais, à chaque fois que je leur proposais un sujet de thèse, ils me récitaient leur savoir et me disaient : mais qu’y a-t-il à chercher ? Et il n’y avait jamais rien à chercher sur rien car ils n’arrivaient pas à concevoir le savoir comme troué. Et trouer le savoir est le début aussi bien de l’interrogation  existentielle que de la recherche et de toute découverte : savoir qu’on ne sait pas ; savoir mettre en question ce que l’on sait. Or, nous sommes peut-être dans une phase de bureaucratisation, de technicisation du savoir, de la production sociale à haute doses d’évidences de tous ordres… et c’est cela aussi qui menace la liberté de penser.

 

Il y a un troisième  niveau et peut-être un quatrième et puis la question : que faire pour que cela change un peu ?

Mais je ne vais pas tout dire d’un coup,… et puis j’aimerais savoir déjà ce que vous pensez de tout cela. Je ne prétends pas avoir fait le tour de la question. Alors réagissez et (à suivre).