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25/08/2008

ESPERANCE DE VIE, ESPERANCE DE VIVRE

Dans son ouvrage de 2004(La République, les religions, l’espérance, Cerf) et dans son discours du Latran, Nicolas Sarkozy a eu deux intuitions :

-l’importance que revêt ce qu’on appelle « l’espérance »,

-le fait que nous avons quitté une modernité implicitement « matérialiste » pour un autre rapport à la modernité.

Mais, d’une part, il n’a pas compris la complexité du problème de l’espérance, de l’autre le caractère personnel de l’espérance convictionnelle. Comme président de la République, il doit garantir la liberté des espérances, sans jouer au prêcheur qui prône une espérance particulière

Quittons Sarkozy. De façon plus générale une distinction n’est pas faite. Pourtant, elle serait révélatrice du plan ou la modernité a vasouillé : la distinction entre

Espérance de vie et espérance de vivre.

L’espérance de vie est une notion statistique : à sa naissance, à tel âge, si on est un homme, une femme, un cadre supérieur, un instituteur, un maçon, si on est Français, Japonais, Brésilien, on « possède » une espérance de vie de tant d’années.

Cela ne correspond à aucune réalité concrète personnelle, puisque l’on peut aussi bien mourir le lendemain, d’un accident, d’une maladie ou parce que l’on se suicide, que vivre 25 ans de plus que l’espérance de vie que l’on avait, étant donné les différentes caractéristiques dans lesquelles on pouvait être classé.

Pourtant, comme moyenne statistique, cela constitue l’instrument de mesure d’une réalité sociale : on peut –et on ne se prive pas de le faire !- mesurer l’évolution de l’espérance de vie, l’augmentation de l’espérance de vie.

Cette augmentation a été considérée comme un progrès : court circuit entre un fait scientifiquement construit et un jugement de valeur. C’est ce que dénonçait déjà il y a un siècle Max Weber dans ses Essais sur la théorie de la science.

 

La légitimité de l’institution médicale s’est beaucoup fondée sur l’augmentation de l’espérance de vie, sans que l’on sache d’ailleurs, scientifiquement, la part exacte qui lui en revient. L’hygiène, l’élévation du niveau de vie, etc ont compté, même s’il est clair que la médecine a eu également une certaine efficacité, mais plus complexe qu’on ne le pense.

Ainsi, la forte diminution de la mortalité infantile est due d’abord à l’action de groupes de femmes qui ont bénévolement mis sur pied divers services pour apprendre l’hygiène à d’autres femmes, des services, notamment de distribution de lait sain pour contrer les diarrhées qui étaient une source importante de décès de nourrissons.

Mais, grâce à l’appui de l’Etat, dans les différents pays où ces initiatives ont eu lieu (notamment la France, selon les travaux d’histoire des femmes de Seth Koven et Sonya Michel), des médecins (tous hommes) vont prendre la direction des institutions que ces femmes avaient fondées.

Mais la Note d’aujourd’hui n’est pas centrée sur la domination que la médecine a exercé sur les femmes, sujet important sur lequel il y aura sans doute à revenir. Retenons donc que, pour diverses raisons, l’espérance de vie a notablement augmenté depuis un siècle. Il y a eu matière à se réjouir, et on n’a pas manqué de le faire.Mais 2 problèmes ont été sous estimés

- l’augmentation de l’espérance de vie s’est accompagnée d’une baisse de la natalité d’où les problèmes sociaux en cascade dus au « vieillissement de la population ». Ces problèmes sont devenus maintenant explicites

- d’autres problèmes - beaucoup moins explicités encore aujourd’hui- sont dus à la différence (non encore nommée) entre espérance de vive et espérance de vivre. Et c’est de cela que je voudrais un peu parler.

L’espérance, au niveau du symbolique, n’est pas réductible à une croyance dans l’au-delà. L’espérance en l’au-delà est une croyance privatisée progressivement par la modernité occidentale et qui, devenue croyance privée, n’a plus (hormis une minorité) chez les croyants eux-mêmes la même intensité qu’autrefois.

D’ailleurs dans les mainchurches, on va insister sur le fait que l’espérance chrétienne ne concerne « pas seulement l’au-delà », etc Et l’Occident se trouve idéologiquement dépourvu face au aux espérances de certains courants islamistes sur le paradis et ses belles vierges promises aux valeureux champions de la foi (Messieurs, c’est vrai que c’est diablement attirant !)

Ce que j’appelle « l’espérance de vivre », différente de l’espérance de vie, c’est ce que tout un chacun peut espérer quant à sa vie propre (et c’est la seule dont il dispose !), ce qu’il va réaliser sur les plans sentimental, sexuel, familial, professionnel, artistique, de loisir, de passions, d’intérêts divers,…. Pouvoir, argent, séduction, performances, réalisation dans un altruisme toujours peu ou prou narcissique, etc.

Bref les rêves que l’on espère réaliser plus ou moins et qui vous motivent. En changeant le lieu du bonheur de l’au-delà à l’ici bas, les Lumières ont amorcé un processus qui a rendu progressivement les individus plus exigeants au sujet de cet ici-bas.

En effet, progressivement, non seulement le bonheur dans l’espérance de l’au-delà, mais celui donné par l’espérance des « lendemain qui chantent » et le bonheur transfert (style : je suis heureuse d’être la femme d’un mari qui réussit ; ou je suis heureux de servir tel maître,…) ont décliné socialement. Inversement le fait de se « réaliser » comme individu, de concrétiser des constructions sociales d’espérance de vivre (par exemple : être performant et séducteur) est devenu de plus en plus une sorte d’obligation sociale.

L’espérance de vivre n’est pas une pure rêverie. Pour exister elle a besoin d’indices qui la rende un peu crédible. La mobilité sociale apportée par l’école de la IIIème République a été plus limitée qu’on ne l’a cru, certes. Mais il n’en reste pas moins que l’on a pu longtemps y croire, d’une croyance partagée entre maîtres et élèves, et que l’existence d’itinéraires personnels de promotion sociale permettait d’y croire.

En même temps, c’est aussi parce que l’on y croyait (maîtres et élèves, parents avec plus de réticence parfois) d’une croyance partagée (cf. l’efficacité plus grande des placebos en double aveugle) que ces itinéraires ont empiriquement bien eu lieu. Et aujourd’hui des décisions comme celles de Sciences-Po (créer une filière de recrutement pour des élèves de ZEP)sont extrêmement importantes, au-delà même de leurs effets empiriques, par l’espérance de vivre qu’elles génèrent et qui débordent ceux qui en bénéficieront effectivement.

Cette espérance de vivre fait partie de l’expérience commune, mais on en parle, la plupart du temps, que par métaphores, style : « il a 25 ans et il a l’impression que la vie lui appartient », « il croit en lui-même », « il veut être à la hauteur de ses rêves », etc, etc. Dialectique de la marche et de l’horizon (cf le livre La marche et l'horizon que j'avais commis en 1979); Et puis, le contenu des espérances de vivre se réalise ou non : certains sont « perdus dans leurs rêves », « poursuivent des rêves impossibles », etc D’autres arrivent à les ‘réaliser’. Et cette réalité là comporte et satisfaction et désenchantement. La réalité empirique est rarement à la hauteur du rêve, mais présente l’avantage d’être empiriquement réelle.

Souvent c’est au tout début d’ailleurs que la réalité empirique tient les promesses du rêve. Ensuite, elle ne tient pas la distance. Habitude, aspects contreproductifs non prévus, difficultés nouvelles, etc induisent des désenchantements. C’est vraie pour la réalité collective comme pour la réalité personnelle : « La République était belle sous l’empire » disait-on sous la IIIème République. De même l’euphorie de la victoire de la gauche en 1981 n’a pas survécue aux contraintes du pouvoir, qui ont induit le « recentrage » de 1983.

Sur le plan perso, devenir un être satisfait de lui-même quelqu’un qui s’installe dans une situation établie, qu’il va défendre bec et ongle ou rebondir vers de nouvelles espérances de vivre devient l’alternative. Il y a différentes façons de vieillir ou ne pas trop vieillir. Arrive cependant un moment où il faut recadrer ses espérances de vivre, les adapter de façon réaliste. Le champ des possibles est moins ouvert ; les souvenirs et l’acquis plus denses que la nouveauté future. On s’adapte.

Mais le big problème, c’est, maintenant, quand la vie se poursuit alors qu’il n’y a pratiquement plus d’espérance de vivre : toute la question de l’euthanasie, qui déborde le problème de la souffrance à partir du quel on la pose explicitement Messieurs les médecins, rendez-nous notre mort, tel était le titre significatif de l’ouvrage de la mère d’un jeune cancéreux décédé  (S. Fabien) en 1976.  Et depuis, on le sait, le problème n’a fait que croître.

La demande aux médecins de « rendre la mort », c'est-à-dire de la laisser advenir, témoigne d’une mutation fondamentale par rapport à l’époque où la prolongation de l’espérance de vie était forcément vue comme quelque chose de positif.

Et il faudrait parler aussi, plus largement de ces « vieux » parqués dans des maisons de retraite, mis devant la télé. Ces « vieux » qui sont là, à attendre le temps qui passe et la mort qui finira bien par les rattraper. On assure la prolongation de leur vie alors qu’elle a perdu la signification que lui donnait l’espérance de vivre, que cette dernière a disparu.

Alors, je n’ai pas aucune solution miracle à proposer. Je voulais juste attirer l’attention, peu avant l’arrivée de Benoît XVI en France, de ce qui risque être un impensé commun et du ‘camp’ Benoît XVI – Sarko (si du moins celui-ci continue à se situer dans le prolongement du discours du Latran) et de ses adversaires, qui vont critiquer cela, mais qui n’analysent pas les mutations récentes de la modernité, ce qui les rend peu ou prou out.

PS : Un ami, après mes Notes sur la burka, m’a envoyé une longue critique argumentée, où (pour faire vite, dans un premier temps, il me reprochait de prendre de plus en plus, dans ce blog, des positions (disons) intellectualo-gauchistes. Inversement Pierre Delmas trouve l’annonce de la conférence de Raphaël Liogier (Grand succès : 150 personne, rassemblées dans une commune de 180 habitants) de trop faire dans le consensus. Diverses personnes m’interroge sur le ton, les motivations et les objectifs du Blog : de tout cela il va falloir que je parles dans une Note un peu spécifique où je reprendrai certaines critiques de mon ami comme point de départ.

D’autre part, je verrai avec Raphaël Liogier s’il publie son texte. En attendant vous pouvez aller sur le site de l'hebdomadaire Marianne pour mieux connaître ses analyses, et surtout lire l’ouvrage brièvement présenté dans la dernière Note (A la rencontre du dalaï-lama, Flammarion) qui montre des visages du dalaï-lama, plus complexes que la médiatisation qui en est faite.

Commentaires

Cher Jean Baubérot
Votre article du 25/08/08, « Espérance de vie et espérance de vivre », me parait, 40 ans après, réamorcer avec vigueur le débat, essentiel, posé par les « Essais de morale prospective », livre fascinant, de Jean Fourastié (Commissariat au Plan, EPHE…). Il y analyse le dilemme entre « vraie vie et vie vraie » dans la profondeur de l’histoire, les moyens de l’humanité pour y faire face : l’instinct, la morale et la raison, et pose les bases d’une adaptation de la morale à la société moderne.
Suite au post-scriptum, j’ai retrouvé 2 notes évoquant la burka :
14/07/2008 CONSEIL D'ETAT ET REFUS DE NATIONALITE
21/07/2008 FEMME NUE, EN BURKA, VERITE, HERESIE, INTEGRISME
En relisant la première, j’ai vu le compte rendu du CCIF (Collectif contre l'islamophobie en France), joint en commentaire du 21/07 (par Stephen Suffern) : illustration édifiante de vos propres objections.
Et sur les deux, où donc votre ami trouve-il de « l’intellectualo-gauchisme » ? Je n’y vois que solide réflexion basée sur l’expérience historique et la raison, et qui refuse de se brider (donc n’hésite pas à lancer des pistes). Au fait, c’est quoi, « l’intellectualo-gauchisme » ?
Cordialement

Écrit par : Pierre DELMAS | 28/08/2008

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