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08/03/2006

De la laïcité au Caucase à la "discrimination positive" en France

De l’Azerbaïdjan à la France, la laïcité et ses défis.

Je rentre de Baku, ville de plus de 2 millions d’habitants et capitale de l’Azerbaïdjan, pays de 8 million d’habitants dont  un peu plus de 90% sont musulmans, la majorité étant des musulmans chiites. Certains ne font d’ailleurs pas une très grande différence entre chiisme et sunnisme et estiment que, globalement, leur religion est l’islam.

 Regardez sur une carte si vous ne savez pas où se situe ce très sympathique pays. Il borde la Caspienne. Au Nord, il y a la Russie, à l’Ouest la Géorgie et l’Arménie (qui occupe 20% de son territoire depuis une dizaine d’années), quelques km de frontière avec la Turquie, et au sud, c’est l’Iran. On peut donc dire qu’il constitue une partie du Caucase ex-soviétique, où se produit, depuis quinze ans, de fortes recompositions religieuses, politiques et sociales. De l’autre côté de la Caspienne, il y a les autres anciennes républiques soviétiques dites « musulmanes » (Kazakhstan, Uzbekistan, etc)

Bien sûr, l’objet de ma venue, à l’invitation de l’antenne de Bakou de l’Institut d’Etudes Anatoliennes, était de dialoguer sur la laïcité avec des chercheurs et des personnalités de la société azerbaïdjanaise. La laïcité est inscrite dans la Constitution de l’Azerbaïdjan. Et cela fonctionne : ainsi vous pouvez trouver du porc en vente au marché de Baku sans aucun problème. La pratique de l’islam est très diversifiée selon les gens. Les filles portent ou ne portent pas (en grande majorité) le foulard selon leur conviction propre et les minorités religieuses voient leur liberté garantie par l’Etat.

Le problème majeur est l’occupation d’une partie du territoire (et pas seulement le Karabakh, mais aussi les régions environnantes) et les difficultés qui en résultent (personnes déplacées, camps de réfugiés).Sinon, le pays est en expansion économique, grâce aux ressources pétrolières, avec malheureusement le développement d’inégalités sociales. La sortie du système soviétique a permis une certaine démocratisation. Elle s’accompagne de la fin d’une société pauvre mais assez égalitaire dans la pauvreté et où ces idéaux égalitaires étaient forts. Les prix grimpent sans que les salaires suivent toujours, la population de Baku progresse vite, l’exode rural se développe surtout que la conjoncture actuelle de la grippe aviaire prive les campagnes d’une ressource importante, l’élevage de poulets.

D’où la question de la possibilité d’un discours citoyen, laïque et démocratique qui puisse être mobilisateur, porteur d’avenir. Cela d’abord face à une jeunesse de plus en plus attirée par la société de consommation et qui risque d’être, en partie, laissée pour compte dans les mutations en cours. Ensuite, il semble exister une certaine crise identitaire de la part d’une population qui, au niveau de ses élites, était fière d’appartenir à la « seconde puissance » du monde. Aujourd’hui le paysage social, dans toute la région, se métamorphose avec le développement de la présence de firmes internationales (en Azerbaïdjan, c’est surtout British Petroleum, Total n’a qu’une petite concession), des ONG dont plusieurs veulent propager les droits de l’homme, l’éducation à la démocratie, au pluralisme, à la liberté de la presse (surtout anglo-saxonnes, parfois allemande aussi. La France est peu présente à ce niveau) et des mouvements religieux qui traversent les frontières.

 La laïcité azerbaïdjanaise, quant aux rapports entre les religions et l’Etat, m’est apparue relativement proche du « modèle turc » où l’interventionnisme de l’Etat n’est pas absent.On peut dire qu’existe une certaine nationalisation de la gestion de l’islam. Entre l’héritage de l’ex athéisme d’Etat soviétique et la possibilité d’une relative instrumentalisation de l’islam à des fins de redéfinition identitaire, cette laïcité se cherche. De fait, s’il existe des contacts religieux avec l’Iran du à l’importance du chiisme, depuis que ce pays ne fait plus partie de l’Union soviétique, si, comme dans toutes les ex républiques « musulmanes » soviétiques, une circulation des idées religieuses et une influence relative de réseaux islamiques transnationaux (dont certains peuvent reprendre des méthodes héritées de missions chrétiennes, notamment jésuites) s’est développée, c’est vers la Turquie qu’actuellement l’Azerbaïdjan tourne ses regards sur le plan politique et surtout  sur le plan culturel.

A ce propos, j’ai été questionné sur l’attitude qui apparaît, vu de là-bas, dominante de la France concernant l’opposition à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Mes interlocuteurs ont pointé la contradiction qui existe entre le fait que la France se réclame de la laïcité et la prise de position d’un homme politique comme Valérie Giscard d’Estaing. Ses propos sur la Turquie qui  a « une autre culture, une autre approche, un autre mode de vie » ne sont pas restés inaperçus.

Cela m’a semblé très révélateur de nos incohérences françaises. Nous invoquons très facilement et parfois de façon incantatoire, la laïcité et sa « défense » face à un certain islam. Mais, quand cela nous arrange, nous mettons implicitement en avant une ‘identité chrétienne’, alors que la loi de 1905 (je vais y revenir la semaine prochaine en parlant de la crise des « inventaires » en 1906), c’est le fait que l’identité nationale ne comporte pas de dimension religieuse. Et nous nous abritons derrière de faux prétextes, mais les personnes des autres pays qui s’intéressent  à ses questions ne sont pas dupes.

L’enjeu turc constitue, pour l’Europe, un enjeu très important. L’argument ‘géographique’ (très tardivement invoqué !) me semble faible car géographie et histoire sont mêlées et l’histoire de la Turquie est très liée à celle de beaucoup de « puissances européennes ». La Turquie peut représenter un formidable atout pour l’Europe, une Europe qui ne se referme pas sur elle-même mais  n’a de sens que dans ce qu’Edgar Morin appelle une « dialogique » culturelle.

La France, la laïcité française n’a pas toujours une très bonne image en Azerbaïdjan. La France apparaît fermée à la diversité culturelle, et discriminant les minorités. Il y a, bien sûr, une sensibilité forte pour tout ce qui concerne l’islam. Dans ces rencontres, je ne suis pas là pour faire l’apologie des la laïcité française mais pour poursuivre une dialogue avant tout académique, universitaire où il s’agit de présenter et de confronter des analyses. Ceci dit, il y a toujours chez certains auditeurs des visions assez monolithiques ; le fait d’expliquer que la réalité est plus complexe, de remettre les choses dans une perspective socio-historique permet de lever des incompréhensions.

Je ne vais pas poursuivre sur l’Azerbaïdjan. Mon propos est vraiment sans prétention car on ne connaît pas un pays parce qu’on y a passé quelques jours, même si on a discuté avec des gens intéressants. Il vise juste à ce que l’on n’oublie pas l’existence de tels pays où l’on peut dire qu’existe un islam tranquille. Là encore problèmes sociaux, économiques, culturels et religieux sont liés et le risque serait le développement d’une crise sociale doublée d’une crise identitaire.

De retour en France, j’apprends par la radio que TF1 va engager un « présentateur noir », un « présentateur martiniquais »  à partir de cet été, en tandem avec PPDA (pour les internautes non Français qui surfent sur le blog, c’est depuis de nombreuses années le présentateur vedette en France du Journal télévisé le plus suivi). Question du journaliste au responsable de la chaîne de télévision : « mais, ne serait-ce pas de la discrimination positive ? »

« Discrimination positive », le gros mot est lâché : avec tout son ambiguïté. Faut-il rappeler que cette expression est une traduction déformée de l’expression américaine d‘ « affirmative action ». Dans « affirmative action », il n’y a pas le terme de « discrimination ». Si quelqu’un peut me dire quel est l’auteur de cette traduction tendancieuse, quand (et dans quel contexte) l’expression « discrimination positive » a commencé à être utilisée régulièrement en France, je suis preneur. Qu’il me mette un commentaire (merci d’avance).

On reviendra sur cette question car elle devient, de plus en plus, le problème majeur de la laïcité française. Celui qui la rendra dynamique pour le XXIe siècle ou qui, si elle échoue, en fera une nostalgie, avec tous les défauts de la nostalgie. Mais, aujourd’hui, quelques mots sur l’affirmative action.

Ce mot d’ordre date, aux Etats-Unis, d’il y a 40 ans. Juste après le mouvement des droits civiques et le vote, en 1964, d’une loi sur les droits civiques, le président d’alors (Johnson) a dit : « I want a policy of affirmative action », ce que mon ami Alex Hargreaves (prof. à l’Université de Floride) propose de traduire par « Je veux de l’action concrète ». On pourrait dire avec humour que, face à nos (pseudos) philosophes (dits) républicains qui se focalisent sur l’égalité formelle, Johnson s’est montré un tantinet marxiste et a voulu des progrès concrets vers plus d’égalité au niveau du marché de l’emploi et des recrutements dans les universités notamment.

On pourrait aussi parler d’ « action volontaire » pour progresser vers une égalité qui, normalement, devrait s’effectuer toute seule mais qui, étant donné le mode de reproduction des élites et les discriminations rampantes, ne se fait pas, loin s’en faut.

La situation s’aggrave, au contraire : une étude de l’Institut Montaigne (janvier 2006) indique que « la proportion des élèves d’origine ‘modeste’ dans les quatre plus grandes écoles -Polytechnique, ENA, HEC et Normale Sup.- a fortement chuté, passant de 29% au début des années 1950 à seulement 9% au milieu des années 1990. » (A. Finkielkraut, qui enseigne à Polytechnique, aurait été bien mieux inspiré de dénoncer le fait que seulement 1% des étudiants de cette école viennent des couches sociales qui forment 60% de la population française, que de dire ce qu’il a dit de la crise des banlieues, crise qu’il n’a pas les moyens intellectuels d’analyser, car sa « philosophie » ignore délibérément les sciences humaines!).

Après avoir donné d’autres statistiques qui vont dans le même sens (ainsi un jeune issu d’un « milieu supérieur » a quasiment 20 fois plus de chances de fréquenter les grandes écoles qu’un jeune issu de « milieu populaire »), l’Institut Montaigne conclut : « la France sélectionne ses élites comme si elle ne comptait que 6 millions d’habitants et non 60 ».

Les statistiques portent sur les couches sociales : on sait qu’officiellement il est interdit en France d’établir des statistiques qui prendraient en compte la composante « ethnique ». C’est croire supprimer un problème en refusant de le voir et il y a fort à parier que cette France de 6 millions d’habitants et presque exclusivement blanche et d’origine judéo-chrétienne.

Mais, la perversion du langage est devenue telle que dès qu’un individu standard accède à un poste de haute responsabilité ou est gagnant, on se met à parler de « discrimination positive », sous entendu : cette personne n’a pas vraiment mérité son succès. Ainsi, à un autre niveau, quand Magali a gagné la Star Académie, sous prétexte qu’elle n’avait pas la taille mannequin, on a fait comme s’il s’agissait de « discrimination positive », alors que sa voix valait bien celle d’Elodie, la bimbo qui avait gagné 2 ans auparavant ! De même trouvé extraordinaire qu’il ait un préfet dit « musulman » sur les presque 100 préfet que compte la France alors qu’environ 8% des habitants de ce pays sont de culture ou de conviction musulmane est quand même assez grotesque.

L’expression « discrimination positive » est fausse car elle suggère un renversement des discriminations. C’est bien ainsi que l’interprètent d’ailleurs ses adversaires. Par ailleurs, le volontarisme social qu’elle implique serait nécessaire aux Etats-Unis et pas en France.Dans une conférence en Sorbonne sur ce sujet, j’ai entendu les propos suivants : « On peut comprendre que les Etats-Unis fassent cela, par réaction contre la ségrégation raciale qui y a sévi, mais la France n’a pas à le faire car elle a toujours été dans l’universalisme républicain. » Double erreur, d’abord les discriminations de fait ne sont en rien renversées par une politique d’ « ouverture à la diversité », elles sont simplement atténuées. Ensuite, si la métropole n’a jamais connu de discriminations institutionnelles (à partir du moment où les femmes ont voté et ont eu les mêmes droits que les hommes toutefois, car longtemps on les a confiné dans une sorte de ‘statut personnel’) ; aux colonies a régné le Code de l’indigénat   et ce n’est pas pour rien que certains s’intitulent « Les indigènes de la République ».

Il est donc beaucoup plus exact de parler d’ « action volontaire » et non de « discrimination positive » et l’action volontaire c’est finalement assez banal. C’est simplement la connaissance que les choses ne se font pas toutes seules et que ce qui fonctionne quand il n’y a pas cette volonté d’agir, c’est une société ségrégée de fait et qui est pur mensonge par rapport aux idéaux républicains affichés. Il y a bien des politiques d’urbanisme ou d’aménagement du territoire pour que les puissants ne puissent pas faire n’importe quoi et (trop) nuire à l’intérêt général. L’intérêt général est qu’un pays puisse produire ses élites et pas seulement les voir se reproduire.

Pour les internautes parisiens:

Le mercredi 22 mars à 19 heures

je dialoguerai, à propos de mon roman historique:

Emile Combes et la princesse carmélite, improbable amour (éditions de l'Aube, 2005)

avec Catherine Portevin, journaliste à Télérama.

a L'Institut Européen en Science des Religions (IESR), 14 rue Ernest Cresson, 75014 Paris

(en fait c'est à côté du 14, il faut entrer par un grand porche et c'est au fond de la cour.

La rue Ernest Cresson et à 2 minutes du métro Denfert-Rochereau)

Le débat sera suivi d'un pôt convivial. Ne ratez pas cette occasion de rencontre.

10/10/2005

DECLARATION SUR LA LAÏCITE

DÉCLARATION INTERNATIONALE
SUR LA LAÏCITÉ

Chère Madame, Cher Monsieur,

Vous allez trouver ci après une déclaration  sur la laïcité. Fruit d’une idée lancée au départ par trois universitaires de trois continents différents, cette Déclaration, a été rédigée à la suite d’un processus collectif  auquel ont participé des dizaines d’universitaires de différents pays. Il est donc normal que personne ne puisse être en accord à 100% avec l’ensemble du texte. Celui-ci constitue, notamment, la résultante entre celles et ceux qui souhaitaient un énoncé analytique et ceux et celles qui désiraient une proclamation solennelle.

Ce texte constitue donc une déclaration non péremptoire qui, en fait, veut essentiellement susciter des réflexions, des débats. Surtout il vise (c’est son objectif premier) à se déconnecter de la situation française ou même européenne ou occidentale et, en la lisant, il faut se rappeler que ce qui peut avoir valeur d’évidence en France ou en Occident, n’est pas forcément un acquis pour l’ensemble de la planète. Nous avons voulu proposer des pistes sans nous poser en donneurs de leçons.
Y avons-nous réussi? Nous le dira l’ampleur des réponses, le nombre de celles et ceux qui voudront bien signer ce texte. Précisons la règle du jeu : la signature n’implique pas un accord avec la lettre des formules mais avec les grandes orientations du texte, l’état d’esprit général et la volonté de trouver un accord qui puisse rassembler des individus de différents pays, de différents continents.
Par ailleurs, la signature peut se trouver accompagnée de commentaires et/ou de remarques critiques. Ces commentaires et ces remarques seront considérés comme des annexes de la Déclaration. Elles l’enrichiront et manifesteront que le soutien au texte n’a rien d’inconditionnel, ne fait perdre à personne son individualité propre (ce qui est en accord avec le texte lui-même). Signatures, commentaires et remarques sont à envoyer à l’adresse mel suivante : declarationlaicite@hotmail.fr
La signature du texte est d’abord réservée aux Universitaires, au sens large de toutes celles et de tous ceux qui travaillent dans l’Université[1]: professeurs, chercheurs, ingénieurs, administratifs, doctorants, post-doctorants rattachés à un laboratoire ou à une formation de recherche. Chacun est prié d’indiquer son institution de rattachement (même si, naturellement, il ne l’engage pas) et surtout sa nationalité. Mais, répondant à de nombreuses demandes, nous avons décidé de l’élargir dès maintenant à toutes celles et tous ceux qui le souhaitent et particulièrement aux militants associatifs (prière d’indiquer l’association dont on fait partie, même si on ne l’engage pas)
 
N’hésitez pas non plus à diffuser largement cette Déclaration auprès de toutes celles et tous ceux susceptibles d’être intéressés. Sachez qu’une version du texte en anglais, espagnol et arabe est en cours de préparation. Les volontaires pouvant traduire le texte dans d’autres langues seront les bienvenus. Une traduction en espagnol existe, des traductions en anglais et en arabes sont sur le point d’être achevées.
Le 9 décembre 2005, jour anniversaire du centenaire de la loi française de séparation des Eglises et de l’État, cette Déclaration sera présentée à la presse, à Paris, dans une salle du Sénat, le 17 décembre, elle sera présentée à Bruxelles (et pourquoi pas dans d’autres pays, l’Italie l’envisage déjà pour début 2006) munie de  signatures de personnes de nationalités très diverses.
Nous espérons donc à la fois promouvoir une certaine idée de la laïcité, critique, en cette année du centenaire de la séparation (française) des Eglises et de l’État, avec toute conception de la laïcité « exception française ». Nous voulons aussi promouvoir un dialogue, un débat international sur la laïcité (où la chose est plus importante encore que le mot). Nous espérons que vous voudrez bien participer à cette initiative.
Jean Baubérot (Ecole Pratique des Hautes-Etudes)
Roberto Blancarte (Collegio de Mexico)
 Micheline Milot (Université du Québec à Montréal)
EMBARGO  (pour les médias seulement) JUQU’AU 9 DECEMBRE 2005
(à faire circuler pour recueillir des signatures)
DECLARATION UNIVERSELLE
SUR LA LAÏCITE AU XXIe SIECLE
Préambule

Considérant la diversité religieuse et morale croissantes, au sein des sociétés actuelles et les défis

que rencontrent les États modernes pour favoriser le vivre- ensemble harmonieux; considérant également la nécessité de respecter la pluralité des convictions religieuses, athées, agnostiques, philosophiques, et l’obligation de favoriser, par divers moyens, la délibération démocratique pacifique; considérant enfin que la sensibilité croissante des individus et des peuples aux libertés et aux droits fondamentaux invite les États à veiller à l’équilibre entre les principes essentiels qui favorisent le respect de la diversité et l’intégration de tous les citoyens à la sphère publique, nous, universitaires et citoyens de différents pays, proposons à la réflexion de chacun et au débat public, la déclaration suivante:

Principes fondamentaux
Article 1. Tous les êtres humains ont droit au respect de leur liberté de conscience et de sa pratique individuelle et collective. Ce respect implique la liberté d’adhérer à une religion ou à des convictions philosophiques (notamment l’athéisme et l’agnosticisme), la reconnaissance de l’autonomie de la conscience individuelle, de la liberté personnelle des êtres humains des deux sexes et leur libre choix en matière de religion et de conviction. Il implique également le respect par l’État, dans les limites d’un ordre public démocratique et du respect des droits fondamentaux, de l’autonomie des religions et des convictions philosophiques.
Article 2. Pour que les États soient en mesure d’assurer un traitement égal des êtres humains et des  différentes religions et convictions (dans les limites indiquées), l’ordre politique doit être libre d’élaborer des normes collectives sans qu’une religion ou conviction particulière ne domine le pouvoir et les institutions publiques. L’autonomie de l’État implique donc la dissociation de la loi civile et des normes religieuses ou philosophiques particulières. Les religions et les groupes de convictions peuvent librement participer aux débats de la société civile. En revanche, ils ne doivent en aucune façon, surplomber cette société et  lui imposer a priori des doctrines ou des comportements.
Article 3. L’égalité n’est pas seulement formelle, elle doit se traduire dans la pratique politique par une vigilance constante pour qu’aucune discrimination ne soit exercée contre des êtres humains, dans l’exercice de leurs droits, en particulier de leurs droits de citoyens, quelle que soit leur appartenance ou leur non-appartenance à une religion ou à une philosophie. Pour que soit respectée la liberté d’appartenance (ou de non appartenance) de chacun, des « accommodements raisonnables » peuvent s’avérer nécessaires entre les traditions nationales issues de groupes majoritaires et des groupes minoritaires.
 
La laïcité comme principe fondamental des États de droit
Article 4; Nous définissons la laïcité comme l’harmonisation, dans diverses conjonctures socio-historiques et géo-politiques, des trois principes déjà indiqués : respect de la liberté de conscience et de sa pratique individuelle et collective; autonomie du politique et de la société civile  à l’égard des normes religieuses et philosophiques particulières; non-discrimination directe ou indirecte envers des êtres humains.
Article 5. En effet, un processus de laïcisation émerge quand l’État ne se trouve plus légitimé par une religion ou une famille de pensée particulière et quand l’ensemble des citoyens peuvent délibérer pacifiquement, en égalité de droits et de dignité, pour exercer leur souveraineté dans l’exercice du  pouvoir politique. En respectant les principes indiqués, ce processus s’effectue en lien étroit avec la formation de tout État moderne qui entend assurer les droits fondamentaux de chaque citoyen. Des éléments de laïcité apparaissent donc nécessairement dans toute société qui veut harmoniser des rapports sociaux marqués par des intérêts et des conceptions morales ou religieuses plurielles.
 
Article 6. La laïcité, ainsi conçue, constitue un élément clef de la vie démocratique. Elle  imprègne inéluctablement le politique et le juridique, accompagnant en cela l’avancée de la démocratie, la reconnaissance des droits fondamentaux et l’acceptation sociale et politique du pluralisme.
Article 7. La laïcité n’est donc l’apanage d’aucune culture, d’aucune nation, d’aucun continent. Elle peut exister dans des conjonctures où le terme n’a pas été traditionnellement utilisé. Des processus de laïcisation ont eu lieu, ou peuvent avoir lieu, dans diverses cultures et civilisation, sans être forcément dénommés comme tel.
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Des débats de la laïcité
Article 8. L’organisation publique du calendrier, les cérémonies officielles d’enterrement, l’existence de « sanctuaires civiques » liés à des formes de religion civile et, d’une manière générale, l’équilibre entre ce qui est issu de l’héritage historique et ce qui est accordé au pluralisme actuel en matière de religion et de conviction dans une société donnée, ne peuvent  être considérés comme réglés de façon immuable et rejetés dans l’impensé. Cela constitue, au contraire, l’enjeu d’un débat laïque, pacifique et démocratique.
Article 9. Le respect concret de la liberté de conscience, l’autonomie du politique et de la société à l’égard de normes particulières, la non-discrimination doivent s’appliquer aux nécessaires débats concernant les rapports du corps à la sexualité, à la maladie et à la mort, à l’émancipation des femmes, aux questions de l’éducation des enfants, aux mariages mixtes, à la condition des adeptes de minorités religieuses ou non religieuses, des « incroyants » et de ceux qui critiquent la religion.
Article 10. L’équilibre entre les trois principes constitutifs de la laïcité constitue également un fil directeur pour les débats démocratiques sur le libre exercice du culte, la liberté d’expression, de manifestation des convictions religieuses et philosophiques, le prosélytisme et ses limites par respect de l’autre, les interférences et les distinctions nécessaires entre les divers domaines de la vie sociale, les obligations et les accommodements raisonnables dans la vie scolaire ou professionnelle.
Article 11. Les débats sur ces différentes questions mettent en jeu la représentation de l’identité nationale, les règles de santé publique, les conflits possibles entre la loi civile, les représentations morales particulières et la liberté de choix individuel, le principe de compatibilité des libertés. Dans aucun pays ni aucune société il n’existe de laïcité absolue; pour autant les diverses réponses apportées ne sont nullement équivalentes en matière de laïcité.
La laïcité et les défis du XXIe siècle
Article 12. En effet, la représentation des droits fondamentaux a beaucoup évolué depuis les premières proclamations des droits (à la fin du XVIIIe siècle). La signification concrète de l’égale dignité des êtres humains et de l’égalité des droits est en jeu dans les réponses données. Or le cadre étatique de la laïcité fait face aujourd’hui aux problèmes des statuts spécifiques et du droit commun, des divergences entre la loi civile et certaines normes religieuses et de conviction, de la compatibilité entre les droits des parents et de ce que les conventions internationales considèrent comme les droits de l’enfant, ainsi que du droit au « blasphème ».
.Article 13. Par ailleurs, dans différents pays démocratiques, le processus historique de laïcisation, semble être arrivé, pour de nombreux citoyens, à une spécificité nationale dont la remise en cause suscite des craintes. Et plus le processus de laïcisation a été long et conflictuel, plus la peur du changement peut se manifester. Mais de profondes mutations sociales s’effectuent et la laïcité ne saurait être rigide ou immobile. Il faut donc éviter crispations et phobies, pour savoir trouver des réponses nouvelles aux défis nouveaux.
Article 14. Là où ils ont eu lieu, les processus de laïcisation ont correspondu historiquement à un temps où les grandes traditions religieuses constituaient des systèmes d’emprise sociale. La réussite de ces processus a engendré une certaine individualisation du religieux et du convictionnel, qui devient alors une dimension de la liberté de choix personnel. Contrairement à ce qui est craint dans certaines sociétés, la laïcité ne signifie pas l’abolition de la religion mais la liberté de choix en matière de religion. Cela implique aujourd’hui encore, là où cela est nécessaire, de déconnecter  le religieux des évidences sociales et de toute imposition politique. Mais qui dit liberté de choix dit également libre possibilité d’une authenticité religieuse ou convictionnelle.
 
Article 15. Religions et convictions philosophiques constituent alors socialement des lieux de ressources culturelles. La laïcité du XXIe siècle doit permettre d’articuler diversité culturelle et unité du lien politique et social, tout comme les laïcités historiques ont dû apprendre à concilier les diversités religieuses avec l’unité de ce lien. C’est à partir de ce contexte global qu’il faut analyser l’émergence de nouvelles formes de religiosités, qu’il s’agisse de bricolages entre  traditions religieuses, de mélanges de religieux et de non-religieux, de nouvelles expressions religieuses, mais aussi de formes diverses de radicalismes religieux. C’est également dans le contexte de l’individualisation qu’il faut comprendre pourquoi il est difficile de réduire le religieux au seul exercice du culte et pourquoi la laïcité comme cadre général d’un vivre- ensemble harmonieux  est plus que jamais souhaitable.
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Article 16. La croyance que le progrès scientifique et technique pouvait engendrer du progrès moral et social se trouve, aujourd’hui, en déclin; cela contribue à rendre l’avenir incertain, la projection dans cet avenir plus difficile, les débats politiques et sociaux moins lisibles. Après les illusions du progrès, on risque de privilégier unilatéralement les racines. Cette situation nous incite à faire preuve de créativité, dans le cadre de la laïcité, pour inventer de nouvelles formes du lien politique et social capables d’assumer cette nouvelle conjoncture, de trouver de nouveaux rapports à l’histoire que nous construisons ensemble.

Article 17. Les  différents processus de laïcisation ont correspondu aux différents développements des États. Les laïcités ont pris, d’ailleurs, des formes diverses suivant que l’État se montrait centralisateur ou fédéral. La construction de grands ensembles supra étatiques et le relatif mais réel détachement du juridique par rapport à l’étatique créent une nouvelle donne. L’État, cependant, se trouve peut-être plus dans une phase de mutation que de véritable déclin. Tendanciellement, il agit moins dans la sphère du marché et perd, au moins partiellement, le rôle d’État providence qu’il a plus ou moins revêtu dans beaucoup de pays. En revanche, il intervient dans des sphères jusqu’alors considérées comme privées, voire intimes et répond peut-être encore plus que par le passé à des demandes sécuritaires, dont certaines peuvent menacer les libertés. Il  nous faut donc inventer de nouveaux liens entre la laïcité et la justice sociale,  la garantie et l’amplification  des libertés individuelles et collectives.

Article 18. Tout en veillant à ce que la laïcité ne prenne elle-même, dans ce nouveau contexte, des aspects de religion civile où elle se sacraliserait plus ou moins, l’apprentissage des principes inhérents à la laïcité peut contribuer à une culture de paix civile. Ceci exige que la laïcité ne soit pas conçue comme une idéologie anticléricale ou intangible. C’est une conception laïque, dynamique et inventive qui donnera une réponse démocratique aux principaux défis du XXIe siècle. Cela lui permettra d’apparaître réellement comme un principe fondamental du vivre-ensemble dans des contextes où la pluralité des conceptions du monde ne doit pas apparaître comme une menace mais plutôt comme une véritable  richesse.



[1] Ce qui, en France, inclut naturellement les IUFM.

21/03/2005

Laicism and laicization

LAÏCISM AND LAÏCIZATION




The French Constitution defines France as a ‘République laïque’, a lay republic, and the French generally deem that laicism is a ‘French exception’. This aspect of singularity has recently been reinforced with the passing of a law in March 2004 banning ostentatious religious signs in public schools. But it is impossible to simplify laicism in terms of this particular law. Laicism is also a possible means for relationships between the State, religion, society and every human being. Such a relationship can function only if there is flexibility and adaptability to all situations present in society.
Classically, sociologists dealt with the notion of secularization as being the decline of the influence religion has on modern society. For example, according to Peter Berger, secularization is “the process by which the sectors of society and culture are freed from the authority of religious institutions and symbols”. Nowadays, not only can one notice that the decline is not complete (for Berger himself, the turning point of the 20th and 21st centuries was “furiously religious”), but one can also criticize such a notion of secularization as being too broad. For a better understanding, a distinction can be made between two long-term socio-historic processes, a cultural process of secularization and a political process of laicization.
When the cultural process of secularization is predominant compared with the political process of laicization, the relative decline of a religion’s influence takes place in the form of cultural mutations, with no major tensions between religious and political or other social forces. Certainly, religious changes, as well as economic and political changes, may produce internal tensions. But triumphant forces participate in the same cultural and social dynamic. Therefore, there is no important clash between the changes within the religious sphere and other social changes. This is the reason that Scandinavian countries are seen as exemplary of a secular state. The switch to Lutheran Protestantism, particularly linked to the Bible’s translation, has favored the development of a national culture. Theological arguments have allowed the autonomy of the Nation-state towards religion not to provoke important conflicts. Moreover, a joint and progressive democratization of State and Church has taken place.
In Scandinavian countries, and in other countries, like the United Kingdom, religion contributed in various ways to secularization and, particularly to the development of democratic sociability. In certain cases, the development of secularization which occurred in the 18th and 19th centuries is described with the paradoxical term “religious secularization”. It is feasible then that a national Church can continue to be the symbol of the identity of nations that have been culturally secularized.
Laicization is a process in which there is a double movement at the end of a political “theocracy”, a movement of institutional differentiation between the political and the religious sphere, a movement of emancipation of the Nation-state, and the institutions towards religion. When the political process of laicization is predominant compared with the cultural process of secularization, the tensions between various social forces generally take on the aspect of an open conflict where religion becomes a politico-cultural stake. For example, the symbolization of the national culture is controversial. Either the State imposes religion on society (clericalism) or refuses that religion could continue to be the symbol of national identity (laicization). The French case is the main example of such a process.
In 1789, religion pervaded French society. From the Revocation of the Edict of Nantes (1685), the monolithic Roman Catholic faith was made compulsory for the French. Communion at Easter and confession were imposed on the people. The clergy was the first of the three “Orders” of the kingdom. The monarchy possessed religious justification given the theory of the divine right of kings. The king possessed politico-religious power and one of his basic duties was to defend Catholicism and gradually the monarchy also established widespread autonomous political and administrative power. A Gallican movement appeared developing the idea of a French Catholic Church autonomous from the Pope and protected, but also partly controlled by, the monarchy. An anticlerical dimension appears in the French philosophy of Enlightenment that had permeated a part of the nobility and bourgeoisie. This spirit differed from the English Enlightenment or the German Aufklärung. The latter appeared as a confrontation within a diversified Protestantism wanting “enlightened religion”, the former directly attacked the Roman Catholic Church.
The Revolution took away the privileges of the clergy and confiscated the Church’s large property holdings. Revolutionists worked to “emancipate” civil and political society from the influence of the Church, particularly in social matters relating to marriage, divorce and education. The Declaration of Human Rights of 1789 proclaimed the principle of religious freedom. In 1791, the Constitution divested the monarchy of its religious features, and implemented the year after. The Republic was established, although rather conflictually. However, it was not clear that the founding of the Republic was considered as the first day of the new era (as is the birth of Christ for the Gregorian calendar). In 1793, the institutions of revolutionary cults (“Eternal Reason”, “Saint Liberty”, or the more conciliating “Cult of the Supreme Being”) struggled violently against all revealed religions. The significance of the new forms of religion was represented by ritualized gatherings of the community around common values that were socially fundamental and regarded as sacred (cf. Emile Durkheim). It was a conflictual and, eventually, impossible, laicization.
Napoleon Bonaparte inherited a chaotic situation. In 1801 he signed a concordat with the Pope: the Roman Catholic Church was proclaimed “religion of the great majority of the French”, but without the status of a state religion. In 1802, the plurality of religions became official: Lutheran and Reformed Churches and, later, Judaism were recognized. In 1804, the Civil Code made no reference to religion.
It is possible to evaluate the situation, using the abstract notion of the first threshold of laicization (constructed on the basis of Weber’s ideal type). It is marked by three characteristics :
- institutional fragmentation : Roman Catholicism was no longer an inclusive institution. The clergy had to confine itself in its religious activities which were clearly distinguished from profane activities. Educational and health needs assumed gradual autonomy, related to religious needs, and were provided for by specific institutions which were going to develop progressively;
- recognition of legitimacy. The French Revolution did not destroy religious needs which continued to exist objectively and within the general society. Religion was a public service and the State paid ministers of recognized religions. Religions were politically recognized as a foundation of social morality;
- religious pluralism. The State recognized several but not all religions; it protected and controlled them for they could satisfy the religious needs of their followers and develop moral values. Other religions were more or less tolerated. Relative freedom was even given to those who decided to do without the “help of religion”.
This profile delineates a logic that dominated for a century. But the situation was not static or rigid. This was due, especially, to the fact that, for a long period, a number of aspects of the first threshold of laicization were not entirely evident; other institutions were not sufficiently developed to become totally autonomous. Then, there was growing conflict between those who regarded France mainly as a Roman Catholic nation and the partisans of liberal values of 1789. Similar conflicts also rose, during the 19th century, in other countries where Catholicism continues to predominate today, among them are Belgium, Spain, Italy and Mexico; whilst in the 1870s a few countries, such as Germany with the Kulturkampf movement, held firm against Catholicism. But, at present, there is not necessarily any conflict between predominantly Catholic countries. Catholicism can represent a national sentiment (for example, as in Ireland under British rule, or in Poland).


Conflict grew in the 19th century between ‘clericalism’, that is, a religion’s political dominion over a country, and ‘anticlericalism’ which actively fought this claim. Rooted in scientific ideology, radical forms of anticlericalism perceived religion as an outdated explanation of the world that offered only a backwards orientation, irrelevant to the context of modern democracies.
In France, the founding of laicism was rooted in the political victory of the anticlerical movement. The impression prevailed that the Republic (established again in 1870) was threatened by a risk of clericalism. A 1901 law excluded religious congregations from the right to free associations. A new law passed in 1904 (and in effect until 1914) prohibited members of religious orders from teaching. But, essentially, the combative anticlerical movement gave birth to a progressive pacifist form of laicism. It is as if a revolutionary socialist party, assuming power by democratic process, ultimately gave birth to a social-democratic system.
During the 1880ss, the Republicans introduced a religiously neutral educational system, which included a “laic moral”. This moral borrows its elements from a number of origins: Classical Antiquity, Christianity, the Enlightenment (from Voltaire to Kant) and, occasionally, from Confucius. Different traditions are interpreted from two notions: dignity of the human person (which creates rights and duties) and social solidarity. Further, the Republicans hoped that the structure of the lay school would engender morality. As a place for learning tolerance, it enabled all French children, irrespective of social class or religion, to come to know and accept one another. Through school, the Republic itself was the bearer of values. This moral was a compromise, and, because of the conflict, an important part of the anti-clericals asserted that religion was dangerous for the Republic and its ideals.
In 1904 – 1905, after the crisis that arose from the Dreyfus affair, the separation of Church and State became inevitable in a climate of confrontation. Two models were possible. One model was combative. Such was the bill of Emile Combes (Prime Minister). However, it was rejected, especially by Jean Jaures, the celebrated socialist leader, hoping to achieve a law that would bring peace and make it possible to fight social inequalities. A liberal model prevailed and ensuring freedom of conscience, guaranteeing the freedom to exercise religion, and respecting the self-organization of each religion (art. 1 and 4), even though it neither ‘recognized' nor paid subsidies to any religion (art. 2).
Even in liberal dominance, this model of separation completed a religiously neutral educational system and found a new logic. This can be seen as the second threshold of laicization. As for the first, there are three characteristics:
- institutional dissociation: religion was entirely optional because it was no longer considered an institutional structure of society but rather as a mode of free association;
- social neutrality regarding religious legitimacy: that is, where religious needs became a private matter and social morality officially lay. The question as to the usefulness of religion for society was no longer publicly relevant. But, within the framework of freedom of expression and of association, religions could participate in public debates on social questions and the meaning of life;
- freedom of religion and conviction : various religious societies belonged to the public sphere. The State guaranteed each citizen freedom of conscience and allowed each one to meet with religious societies or associations.
A twofold aspect marked a separation in 1905: the victory of the lay camp in the conflict of a divided France; an implicit covenant with opponents whose ultimate aim was to attain peace rather than to have victory in the short term. The conflict vanished progressively because religion ceased to be a political problem, except in the field of education. So, by 1945 the bishops held that there could be a positive meaning to the term laicism and the following year laicism was officially proclaimed and recognized by the Constitution.
Other countries also underwent the process of laicization. Belgium was not situated in a similar logic to the French’s second threshold of laicization but integrated laicism in its system of recognized religions: non-confessional moral in school, lay advisers in hospitals or prisons, etc. The Spanish and Italian systems tend to resemble a laicism that corresponds little more to the first threshold of laicization, with more liberty and more pluralism.
The American situation is characterized by the separation between the Church and State (the First Amendment of the Constitution, 1791) and this is linked to the central function of religion. Stephen Warner indicates the main differences :
- religion is constitutive for some American subcultures;
- religion in America has historically promoted the formation of associations among mobile people;
- religion in America serves as a refuge of free association and autonomous identity; a “free social space”;
- the second generation of immigrants often transmutes ethnicity into religion because it allows immigrants to assimilate and conserve their identity.
The American situation is heavily influenced by civil religion. There is an ambivalence of civil religion and laicization. Civil religion historically favors dissociation between social links and a religion’s hegemony, but civil religion renders the political values of the collectivity sacred.
Is the French situation, the most laic? No, for example, the separation between State and Church in Mexico, in the period from 1917 and 1992, created a time of austerity for religion. The 1917 Constitution forbade monastic orders, ensuring that religious ceremonies could only take place in churches, which would “always be under the authority’s supervision”, and according to the Constitution, religious ministers of all cults were denied the right to vote. Since the 1990s though there have been more flexibility and such rigidity is not as common. Turkish laicism is also historically harsher than French laicism. It expanded, after the First World War, questioning the logic of Islam, which was considered to be the principal cause of social decline. This position explains why the reason for the armed force’s heavy role in religion. A moderate Islamic movement tried to render it more liberal. The international situation does not favor such an evolution because a new form of conflict that might be characterized by a new anticlericalism has arisen between fundamentalist religious groups and laicized or/and secularized societies. Examples are evident in several Islamic countries, in Israel (orthodox Jews) and in the United States (fundamentalist Christians). The wearing or not of headscarves, a talking passionate point for many French people, is a typical example of these new tensions. Several problems intermingled, not only the best strategy to be adopted in the face of fundamentalism, but also the best strategy to prevent social exclusion, the various conceptions of school, and different conceptions of plurality compatible with national identity.
But, the conception of the Universal has changed within the last 50 years. Today, the Universal is no longer considered as the imposition of Nation-state values upon the civil society, no more the imposition of Western values upon the rest of the World. It is the result of the building up of positive comparisons between values provided by different cultures, religions, philosophies and civilizations. We are in the age of globalization. This represents a considerable change for laicism, which is linked with the development of the Nation-state.
Another issue worthy of attention is that, historically, the process of laicization and the process of secularization were two different processes of modernization. Now, changing from a process to a movement, modernization is a hegemonic but disillusioned reality. In the 19th century, morality was based on science. Now, science and morality tend to be dissociated in many problems. Science was increasingly seen as a techno-science, the functional efficiency of which was undeniable but, which, far from helping to resolve moral questions, created new ones, more difficult to resolve because of their intrinsic power. Is all possible progress also desirable? This is now an important topical question in the bio-medical field, but not only: consider all that contributes to environmental degradation. This new disillusionment changes the relationship to temporality. Ephemeral effects thus are becoming more important than investments in long-term projects. Mass communication favors sensationalism over analysis in the news, emphasizing its entertainment value. This entertainment broadcasts heroism, intrigue, sex, and wealth in large doses. It can lead to resentment because of the sizable gap between the imaginary notions conveyed and the nature of daily life, with all its banality, difficulty and routine. In addition, it is necessary to be self-sufficient, each person has to assume responsibility. Such disillusionment leads to other problems and there are various identity constructions that try to improve and whose representation is to support the construction of an individual towards the necessities of self-accomplishment. Once again, the new cultural and religious demands have to be understood within the context. Indirect discrimination and reasonable accommodation are becoming new important problems.
The current crisis may be one of transmission of laicism or a crisis in the creation of the new form of laicism. One can also wonder if laicism is a dialectic movement focusing on and also respecting religion, in that new context, what should be given to religious canalization in the respect of religion.

SEE ALSO: Secularization.

REFERENCES AND SUGGESTED READINGS:
Baubérot J. (2003), Histoire de la laïcité en France (History of Laicism in France). PUF, Paris.
Baubérot J. (2004), Laïcité 1905-2005, entre passion et raison (Laicism 1905-2005, between Passion and Reason). Le Seuil, Paris.
Baubérot J. (ed.) (2004), La laïcité à l’épreuve, religions et libertés dans le monde (Laicism on Trial, Religions and Liberties in the World). Universalis, Paris.
Baubérot J., Mathieu S. (2002), Religion, modernité et culture au Royaume Uni et en France (Religion, Modernity and Culture in United Kingdom and France). Le Seuil, Paris.
Blancarte R. (2000), Laïcidad y valores en un Estado democratico (Laicism and Values in a Democrastic State). El Colegio de Mexico, Mexico.
Casanova J. (1994), Public Religions in a Modern World. University of Chicago Press, Chicago.
Garber M. (ed.) (1999), One Nation under God ? Religion and American Culture. Routledge, New York.
Kaboglu I. O. (2001), Laiklik ve Democratie (Laicism and Democracy). Imge Dagitim, Ankara.
Kurtz L. R. (1995), Gods in the Global Village. Pine Forges Press, Thousand Oaks.
Milot M. (2002), Laïcité dans le nouveau monde (Laicism in the New World). Brepols, Turnhout.
Warner R. S. (1992), Work in progress toward a new paradigm for the sociological study of religion in the United States, American Journal of Sociology, 98(5), 10044-93.











29/01/2005

Droits de l'homme et laïcité

LA LAÏCITE A L'EPREUVE DES DROITS DE L'HOMME
Jean Baubérot
Copyright : Encyclopaedia Universalis 2004.
Tous droits de publication réservés.

Ce texte sert d’introduction à l’ouvrage
LA LAÏCITE A L’EPREUVE, RELIGIONS ET LIBERTES DANS LE MONDE publié sous ma direction dans la collection « Le Tour du sujet », éditions Universalis.
Le but de cette collection consiste à aborder un sujet de différents points de vue, regroupés dans 2 rubriques
-Forum : analyse à plusieurs voix des enjeux actuels
-Dossier : les arrières-plans historiques et culturels de la question.

C’est une jeune collection qui a publié déjà des ouvrages de qualité (LE RETOUR DU POPULISME, LES DESORDRES DE LA FINANCE, ENFANTS-ADULTES, LA TURQUIE AUJOURD’HUI, UN PAYS EUROPEEN ?, LA TELEVISION AU POUVOIR. C’est pourquoi j’ai été content de pouvoir réaliser avec l’Universalis un projet qui mle tenais à cœur depuis longtemps : pouvoir comparer différents types de laïcités de par le monde.
Je publie ici l’introduction qui tente de cerner le mot même de laïcité, de poser la question : laïcité et droits de l’homme en insistant sur la diversité des laïcités et sur les mutations de la représentation des droits de l'homme.
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On trouvera une très brève présentation du livre dans la rubrique "Ouvrages de Jean Baubérot".
On trouvera surtout sur le site www.universalis.fr plein d’informations plus complètes sur le livre lui-même (sommaire, etc) et d’autres publications fort intéressante de cette maison d’édition avec laquelle je collabore depuis sa création (il y a plus de 30 ans, cela ne me rajeunit pas. Mais il faut dire que j’étais tout jeune chercheur alors, un peu os de l’enseignement supérieur et c’était un beau pari de l’Universalis lançant sa grande Encyclopedie que de s’adresser à des collaborateurs d’âge et de notoriété très différentes).

Voici le texte
(ATTENTION: dans la rubrique: Monde et laïcité, ce texte est suivi d'un autre texte comparant la séparation des Eglises et de l'Etat en France et aux Etats Unis)

La séparation entre les affaires internes d’un pays et l’actualité internationale n’est plus de mise aujourd’hui. Les problèmes du monde entier se répercutent peu ou prou dans la vie de chaque nation. Mais nous sommes loin d’être déjà capables de penser les conséquences d’un tel bouleversement. Une révolution mentale est devenue nécessaire pour savoir vivre à l’échelle du monde. Cette situation présente des analogies avec la fin du XIXe siècle, quand la disparition de la « France des terroirs » (Weber, 1983) a obligé la majorité des Français à ne plus limiter leur horizon au niveau local mais à l’élargir à l’échelle de l’État-nation. Que cette nouvelle mutation mette la laïcité à l’épreuve n’a rien d’étonnant. Suivant ce qui en résultera, une telle épreuve apparaîtra, a posteriori, comme l’engrenage d’un déclin ou l’occasion d’un renouveau. L’avenir de la laïcité reste ouvert… et c’est « nous » – un nous collectif – qui allons le construire.

L’idéal laïque a valeur universelle, bien que le terme de laïcité appartienne à la langue française. Que la notion existe ailleurs, les pères fondateurs de la laïcité en avaient conscience et, dans leurs propos, la chose pouvait exister sans le mot. Depuis les années 1990, cependant, il est de plus en plus question d’une « laïcité exception française ». Mais là encore, si les Français veulent être les propriétaires uniques de ce mot, s’ils ne le réfèrent qu’à l’expérience historique de la France, ils risquent fort d’entraîner la laïcité dans l’obsolescence de leurs illusions. S’ils estiment aussi qu’il n’est de laïcité véritable qu’à l’image du stricte modèle français, alors une fois de plus les Français croiront être universels à eux tout seuls. Mais ce sera une fois de trop.
Nous ne sommes plus, en effet, à la fin du XVIIIe siècle où la France était au centre de l’Europe dans une Europe au centre du monde. En ce XXIe siècle, les Français n’ont plus les moyens de leurs ambitions. Ne nous cachons pas la situation présente : désormais, ou le terme de laïcité fait sens à un niveau mondial, et peut constituer une référence partagée, un idéal commun, ou il devient de plus en plus résiduel et nostalgique.

Le défi est fort et les inquiétudes, les hésitations de certains devant cette mutation ne sont pas sans fondement. Mais il ne faut ni brader ni réduire une valeur qui pourrait perdre en profondeur ce qu’elle gagnerait en extension. Car le risque n’est pas mince de dissoudre la laïcité dans une sorte d’œcuménisme consensuel en apparence. Au contraire, les solutions neuves que nous devons trouver à l’échelle de la planète doivent sauvegarder, renouveler l’ensemble des valeurs historiquement portées par la laïcité, non seulement la liberté de conscience mais aussi la liberté de penser, non seulement la liberté de religion mais aussi celle de l’agnosticisme et de l’athéisme plus menacée peut-être qu’on ne le pense souvent. Osons d’ailleurs un paradoxe que nous tenterons in fine d’expliciter : la véritable liberté de religion et la véritable liberté de l’agnosticisme et de l’athéisme ont sans doute, aujourd’hui, les mêmes adversaires.

LAÏCITE, LE MOT ET LA CHOSE
Le premier problème est d’ordre sémantique et tient au vocable lui-même. « Laïcité » , nous dit-on, est un terme intraduisible, notamment en anglais et en allemand. Or il provient du mot grec laos, qui signifie le peuple, puis il fut utilisé en latin ecclésiastique sous la forme laïcus, où il désigne celui qui n’a pas reçu les ordres de cléricature. Nous nous trouvons devant une énigme : pourquoi un terme d’origine grecque et passé en latin ne pourrait-il pas être utilisé dans certaines langues indo-européennes ?

Un néologisme nécessaire
De fait, lorsqu’on insiste sur les difficultés de traduction, on a tort et raison. Tort, car en remontant au XIXe siècle, nous pouvons faire de surprenantes découvertes. En 1842, l’Académie française ne connaît pas encore le terme de « laïcité », même si elle définit deux mots appartenant à la même famille : « laïcisme » et « laïciste ». Le laïcisme désigne la doctrine « qui reconnaît aux laïques le droit de gouverner l’Église », dont les adeptes sont les laïcistes « fort [répandus] au XVIe siècle en Angleterre » … et depuis lors, pourrait-on ajouter. Le Grand Dictionnaire Universel de Pierre Larousse (1873) parle d’Églises « laïcocéphales », gouvernées par des « laïcs », pour désigner l’Église d’Angleterre et les Églises luthériennes de l’Europe du Nord. Mieux encore, au XXe siècle, certains historiens anglais, comme Norman Sykes dans une étude devenue classique, utilisent la notion de « laïcisation » pour qualifier l’augmentation du pouvoir des « laïcs » (du roi, de ses conseillers politiques...) dans le gouvernement de l’Église d’Angleterre (Sykes, 1954).
Alors qu’en Angleterre, l’emploi des mots dérivés de laïcus se situe dans le prolongement du latin, la même racine a connu en France un glissement sémantique. En 1871, peu après la Commune, des membres du Conseil général du département de la Seine proposent d’enlever les « dogmes révélés et les hypothèses philosophiques » (spiritualistes) des programmes de l’enseignement public. Le rapport conclut en précisant que « cette proposition de laïcité (en italique dans le texte) a été repoussée ». Il ne s’agit plus ici de désigner des laïcs comme différents des clercs mais de prôner une attitude de « neutralité et d’extériorité par rapport au religieux » (Fiala, 1991).

La signification et l’usage de ce terme se généralisent avec le développement de l’école primaire publique. C’est Ferdinand Buisson, en 1883, dans son célèbre Dictionnaire de Pédagogie qui donne la première analyse théorique de la « laïcité », qu’il qualifie de « néologisme nécessaire ». Selon lui, la « laïcité ou la neutralité de l’école à tous les degrés, n’est autre chose que l’application à l’école du régime qui a prévalu dans toutes nos institutions sociales » depuis la Révolution française. En effet, pour Buisson, cette dernière a inventé « l’État laïque », c’est-à-dire « l’État neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique ».
Mais cette transformation de l’État n’a pas sa fin en elle-même. Elle est indispensable pour prendre des « mesures décisives », afin de permettre « l’égalité de tous les Français devant la loi, la liberté de tous les cultes, la constitution de l’état civil et du mariage civil, et en général l’exercice de tous les droits civils désormais assuré en dehors de toute condition religieuse ». Chez Buisson laïcité et droits de l’homme se trouvent déjà étroitement associés. Et l’on peut dire que la loi française de séparation de 1905 se situe dans la même optique. L’Église catholique, qui s’est déjà prononcée contre la modification de la loi de 1905, le reconnaît volontiers aujourd’hui.

Une exigence démocratique
Or, c’est précisément sur la façon de réguler les relations entre la religion, l’État, la société civile et droits de l’homme qu’une fracture s’est opérée entre le maintien du seul sens originel des termes de la famille lexicale de laïc et le développement d’un sens nouveau à partir du néologisme de laïcité. En Grande-Bretagne et dans l’Europe du Nord (au Danemark par exemple), la question de la séparation de l’Église (établie, nationale) et de l’État s’est également posée au XIXe siècle. Les adversaires d’un tel projet ont avancé comme argument majeur que le pouvoir civil laïque doit continuer à s’exercer au sein de l’Église. Cela garantit une pluralité de tendances, de modes d’adhésion dans l’Église, une liberté et certains droits des laïcs face aux clercs, bref un rempart contre l’instauration d’une domination cléricale (Baubérot, 1994 ; Baubérot et Mathieu, 2002). Autrement dit, le maintien d’une Église d’État s’est réalisé pour des raisons assez analogues à celles qui ont engendré la séparation en France.

Paradoxalement, on peut même dire que le maintien, dans ces pays, d’une Église établie (ou nationale) allait « plus loin » dans l’exigence démocratique que la laïcité française. Cette dernière en effet, a pris acte, par la séparation, de ce qu’on appelait alors la constitution « monarchique » de l’Église catholique et s’est engagée à la respecter (article 4 de la loi de 1905). Au Danemark, en Angleterre, en revanche, l’intervention du pouvoir politique – composé de « laïcs » chrétiens – permettait de sauvegarder la démocratie interne de l’Église dominante. Naturellement, cette vision doit cependant être nuancée car les minorités religieuses ont dû lutter pour obtenir la reconnaissance de certains droits. Cela a conduit jusqu’au désétablissement de l’Église anglicane en Irlande (1869) et au Pays de Galles (1920). Par ailleurs, l’entrée d’un athée à la Chambre des Communes (1886) ne fut acquis qu’après de vifs débats qui divisèrent les milieux chrétiens. Malgré tout, lors des différentes étapes de l’extension de la liberté de conscience, la coupure se fit non pas entre le religieux et le politique, comme dans la laïcité française, mais grâce à des dissensions internes au sein de chacun de ces deux camps.
Voilà qui éclaire la question évoquée plus haut des difficultés de traduction : le terme de laïcité n’est pas, en lui-même, intraduisible mais il fait difficilement sens dans les pays de culture protestante. De plus, la signification de ce terme a été influencée par la vision dominante de la laïcité française telle que l’étranger la percevait. Si les débuts de la Révolution française furent salués par l’intelligentsia britannique, y compris dans des milieux religieux, assez vite, la Terreur politico-religieuse changea la donne et la protestante Angleterre se mit à accueillir des catholiques pourchassés pour leurs convictions. Référence emblématique des laïcs français, la Révolution française devint ailleurs un contre-modèle durable. D’autres événements actualisèrent ce contre-modèle, comme le départ de 30 000 congréganistes quittant la France à la suite des lois de 1901 et de 1904. Cet exil fut associé à la laïcité. Hors de sa terre natale, la laïcité française possède, encore aujourd’hui, une certaine réputation d’intolérance religieuse. Elle est, pense-t-on, une « rhétorique » qui cache le refus d’un véritable pluralisme. Elle ne correspond guère à la définition de Ferdinand Buisson qui voyait en elle un moyen pour mieux réaliser les droits de l’homme.

SEPARATION ET DROITS DE L'HOMME
Mais qu’en est-il est États-Unis d’Amérique, qui ont réalisé la séparation des Églises et de l’État dès 1791 par le 1er amendement de la Constitution, complété par le 14e amendement, en 1868, pour les États fédérés ? Dans ce cas de figure, séparation et droits de l’homme ont également partie liée, bien que la forme soit différente de celle qu’elle a prise en France. En 1776, la Déclaration d’indépendance américaine affirme que « tous les hommes ont été créés et dotés par leur Créateur (created and endowed by their Creator) de droits inaliénables ». La Déclaration française de 1789 indique quant à elle que « l’Assemblée nationale reconnaît et déclare en présence et sous les auspices de l’Être suprême (…) les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme ».

Dans le texte français, les droits de l’homme ne sont pas l’œuvre de Dieu, pas plus d’ailleurs que de l’Assemblée elle-même. Comment peut-on expliquer une telle différence ? La raison en est simple : Outre-Atlantique la grande pluralité des dénominations protestantes empêche que Dieu soit la propriété exclusive d’une Église. Dieu peut être l’auteur des droits de l’homme sans que cela entraîne le risque d’une domination ecclésiastique sur l’État et sur la société. En France, en revanche, le catholicisme se trouve dans une situation de monopole, imposée par une violence nettement plus tardive qu’ailleurs. L’Assemblée ne pouvait courir le risque de voir l’Église catholique devenir l’interprète légitime des droits de l’homme. Il se produit ainsi une sorte d’auto-révélation des droits qui n’est pas pour rien dans leur condamnation par le Saint Siège, un élément important de la rupture entre catholicisme romain et Révolution.

Le heurt de deux idéologies
Le conflit des « deux France », au XIXe siècle, peut ainsi être raconté comme le heurt entre deux références symboliques : la France « laïcisatrice » se réclame de la Révolution des droits de l’homme, des « valeurs de 1789 » ; alors que, dans l’autre camp, on souhaite que la France redevienne « la fille aînée de l’Église » (catholique), et l’on juge les droits de l’homme attentatoires aux droits de Dieu. La légende républicaine ne s’est pas privée d’un tel récit. En 1904, au plus fort de la lutte anticongréganiste, Ferdinand Buisson justifiait cette dernière en affirmant : il faut choisir « ou être l’homme du Syllabus, ou être l’homme de la Déclaration des droits ».
De tels propos renvoient explicitement à la récusation des droits par le pape Pie IX dans son célèbre texte de 1864. Mais en établissant un parallélisme entre le Syllabus, qui condamne ce que le Pontife romain présente comme les « principales erreurs de notre temps », et la Déclaration des droits, Buisson élève implicitement cette dernière au rang de texte religieux. De fait, le rapport républicain dominant aux droits de l’homme, se situe assez souvent dans le modèle de la « religion civile » pensée par Jean-Jacques Rousseau où une « profession de foi civile » est indispensable pour être citoyen. Par exemple, les républicains de la Troisième République refuseront, avec constance, la demande de juristes catholiques de constitutionnaliser la Déclaration des droits de 1789 (Baubérot, 2004).

Une religion civile qui exclut
Les congréganistes ne furent pas les seuls à subir les conséquences de cette « religion civile républicaine », les musulmans des colonies françaises et les femmes furent aussi touchés. Aux musulmans, on appliqua une logique de « sujétion » et non une logique de « citoyenneté » (Nicolet, 1982). Les femmes françaises, elles, furent tenues à distance du droit de vote plus longtemps que dans beaucoup de pays de culture protestante (États-Unis d’Amérique, Europe du Nord, Royaume-Uni), de culture catholique (Pologne, Belgique, Irlande) ou de culture musulmane (Turquie, Albanie). Cette exclusion se fit pour une raison avant tout « philosophique ».
En effet « l’universalisme à la française constitue un obstacle au suffrage féminin : la femme est privée du droit de vote en raison de sa particularité, parce qu’elle n’est pas un vrai individu abstrait, qu’elle reste trop marquée par les déterminations de son sexe » (Rosanvallon, 1992). Là, la religion civile à la française tourne à la discrimination biologique. Or malheureusement, véritable « exception française », la France est le pays au monde où le différentiel de temps entre le vote prétendument universel (en fait masculin) et le vote réellement universel a été le plus important, pratiquement un siècle, de 1848 à 1944, contre trente, quarante ans pour les autres pays démocratiques. Cela en dit long sur ce qui se cache derrière la conception de « l’universel abstrait ».
La Déclaration de 1789, avec elle le caractère laïque de la République, ne devinrent constitutionnels qu’en 1946, sous un gouvernement dirigé par un parti démocrate-chrétien, le MRP, auquel la gauche participait.

Aboutissement de la logique impulsée par la séparation de 1905, cette nouvelle donne rendait manifeste que la laïcité n’était plus le bien exclusif d’un camp dans le conflit des deux France, mais une réalité inclusive, un art du vivre ensemble. Le dispositif juridique de la laïcité correspond bien à cela (Boussinesq, 1994 ; Durand-Prinborgne, 1996 ; Poulat, 2003). Seulement, il fut difficile à l’époque de tirer les conséquences d’une telle mutation : d’une part, le Concile de Vatican II n’avait pas encore eu lieu même si, obscurément, il se préparait ; d’autre part, l’usage social du terme de laïcité se réduisit alors pratiquement à la lutte contre les subventions publiques aux écoles privées. Ce fut comme si la chrysalide n’arrivait pas vraiment à devenir papillon, à rassembler dans le double mouvement de la liberté de conscience et de la liberté de penser.

DES LAÏCITES DIVERSES
Ce problème persiste aujourd’hui et chacun peut naturellement avoir son opinion sur l’interdiction du foulard à l’école. Les Français ne s’en privent pas, surtout depuis 1989 et « l’affaire de Creil » où trois jeunes filles furent exclues de leur établissement scolaire, après une bataille très médiatique. Nous n’entrerons pas ici dans ce débat. Il est en revanche significatif d’avoir voulu interdir solennellement par une loi, de n’avoir retenu qu’une seule des vingt-six propositions de la commission Stasi, et enfin que cette commission, chargée d’une réflexion générale sur la laïcité, ait pu, sans engendrer de fortes réactions, ne plus contester la collaboration des écoles privées au service public laïque. Tout se passe comme si le foulard réglait définitivement le problème de « l’école catholique » sous contrat, et comme s’il fallait disposer d’un nouvel adversaire pour pouvoir vraiment faire la paix avec l’ancien. Il n’est pas étonnant, alors, que « la laïcité à la française » ne soit guère compréhensible hors des frontières du petit hexagone.

Il n’existe néanmoins nulle part de laïcité absolue. On trouve plutôt, en France et ailleurs, des éléments en perpétuel mouvement, qui créent un processus pluridimensionnel et non linéaire. La laïcisation est toujours mêlée à d’autres facteurs, notamment à la sécularisation, au régalisme (droit de l’État sur la société et la religion). Elle comporte aussi des attributs de religion civile, et se trouve liée à la manière dont on sépare la « sphère publique » de la « sphère privée » (Baubérot, 2004). Ces autres éléments peuvent, eux aussi, menacer la liberté de conscience et la liberté de penser. Il importe donc d’envisager, à chaque fois, comment ils s’articulent et évoluent en interaction dans différents contextes.

Prenons quelques exemples de ces nouvelles articulations. Longtemps, la croyance au progrès – ou, plus exactement, en la conjonction entre différents progrès scientifique, technique, économique, politique, social, moral – a constitué un facteur dynamique de sécularisation. Maintenant, la sécularisation, qui continue à étendre son emprise, est désenchantée. Elle ne peut plus guère se légitimer par cette croyance. Il ne faut donc pas s’étonner (et s’indigner trop vite) des phénomènes qualifiés (improprement) de « retour du religieux », et, plus largement, du fait que des problèmes qui se posaient en termes de « faire » se posent maintenant en termes d’« être » (la bioéthique, l’environnement, etc.).apparaît complètement remise en cause par le système médiatique moderne, qui transgresse les frontières établies par la pensée libérale et instaure des dominations nouvelles sur ce qui était considéré, jusqu’alors, comme une sphère privée libre.

LA CONQUETE DE NOUVEAUX DROITS:
Nous sommes entrés dans une nouvelle étape de la compréhension des droits. Pendant toute une période où les luttes se sont focalisées autour des droits civils, la laïcisation a consisté, en France comme ailleurs (même quand le terme de laïcisation n’a pas été utilisé), à dissocier les droits des citoyens et l’appartenance religieuse. Dans les pays démocratiques, cette étape-là est pratiquement terminée.
La seconde étape concerne les droits sociaux. Partout aussi, les États démocratiques sont plus ou moins préoccupés de questions qui, auparavant, relevaient de la « charité chrétienne ». Partout aussi, la laïcisation n’a pas été complète et personne ne s’en offusque : Le Secours catholique est subventionné par des fonds publics, sans que cela pose le moindre problème et les non-croyants voient plutôt avec sympathie les actions chrétiennes effectuées en faveur des pays de l’ex-Tiers Monde. Les associations religieuses font partie de la société civile, et cela apparaît de bonne démocratie.
À présent, la question des droits culturels et donc de la religion prend de plus en plus d’importance. Dans ce nouveau débat, si la laïcité veut trop limiter la religion elle se heurte alors aux droits de l’homme. Pourquoi ? D’abord parce que le problème se pose désormais moins en terme, d’appartenance qu’en termes d’identité. Ensuite, parce que l’acuité de la question des droits culturels est due à l’uniformisation appauvrissante de la culture de masse. Cette dernière est beaucoup moins la démocratisation de la culture que son instrumentalisation par la sphère marchande. L’être humain lui-même ne serait-il pas en danger s’il n’existait pas des réactions diverses (et dont certaines peuvent, certes, être contestables) à cette déculturation de la culture par ce que Marx appelait (et ses analyses, sur ce point, restent valables) le « fétichisme de la marchandise » ?
Croyants, athées, agnostiques peuvent donc voir leurs droits menacés par de nouvelles conjonctures. Elles changent la donne par rapport à la liberté de conscience comme par rapport à la liberté de penser. Le problème n’est plus, alors, de défendre, de façon plus ou moins crispée, une pseudo « exception française », mais de conjuguer laïcités (oui, avec un s, quand il s’agit non du principe de laïcité mais des laïcités empiriques) et droits de l'être humain.

08/01/2005

Etats Unis et laïcité

FRANCE ET ETATS-UNIS

DEUX MODELES DE SEPARATION EGLISES-ETAT

(Jean Baubérot)


Ce texte donne le canevas de cours donnés en octobre 2004 dans diverses Universités américaines. On trouvera d’autres éléments dans J. Baubérot, Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, Le Seuil, 2004.

Introduction :

Les Etats-Unis et la France sont deux anciennes Républiques et il est possible d’estimer que la démocratie politique moderne est née au sein de ces deux nations. Le regard réciproque entre Américains et Français mêle souvent estime et défiance. Et cela est particulièrement net en ce qui concerne la séparation des Eglises et de l’Etat. D’un point de vue américain, le modèle français de séparation, la laïcité, n’en accorde pas assez à la liberté religieuse. Les deux lois récentes, celles de juin 2001 sur les sectes et la loi de mars 2004 sur les signes religieux à l’école apparaissent comme des manifestations de cette liberté religieuse tronquée. Du côté français, la présence de la devise « In God we trust », imprimée sur les dollars, la formule « One nation under God » dans le serment d’allégeance, l’invocation de Dieu par le président des Etats-Unis lors de conflits, comme le conflit irakien, font penser à beaucoup de gens que la séparation américaine n’est pas une « vraie » séparation et que la confusion du religieux et du politique règne aux USA.

Mon but consiste à relativiser ces idées reçues et à montrer que la situation de chaque pays est plus complexe. La comparaison des deux modèles met (certes) à jour des différences que l’on peut référer à des constructions historiques nationales et ainsi mieux les comprendre. Elle permet aussi de constater que les différences sont peut-être moins profondes qu’il n’y paraît car souvent les problèmes rencontrés de part et d’autres s’avèrent analogues, même si les citoyens des deux pays n’acceptent pas facilement cette analogie.

Une dernière précision introductive est nécessaire : le conférencier est spécialiste de la laïcité française. Il ne prétend pas être spécialiste de la situation américaine. C’est donc à partir du cas français que la comparaison est menée. Elle est quand même tentée pour effectuer un dialogue entre le locuteur (français) et ses auditeurs (américains). C’est de ce dialogue que peut maître la pertinence de la comparaison.


Première partie. Un peu d’histoire : le moment fondateur du XVIIIe siècle

Dés le moment fondateur (pour les deux pays) du dernier tiers du XVIIIe siècle nous rencontrons à la fois proximité et différence. Dans les deux cas, la liberté religieuse est proclamée dans le cadre de la liberté d’expression. L’article X de la Déclaration française des droits (1789) défend d’ « inquiéter » quiconque pour ses « opinions même religieuses ». Le Ier amendement de la Constitution américaine (1791) porte sur la liberté religieuse ; il est suivi par l’indication de la liberté de la presse, de réunion et de pétition. Dans les deux cas, ces affirmations du droit inaliénable à la liberté sont sacralisées par l’utilisation de métaphores bibliques : on parle de « nouvelles Tables de la Loi », de « nouveau Décalogue », voire de « nouvel Evangile », pour les articles de la Constitution américaine et pour la déclaration de 1789.

Une forte divergence apparaît cependant dès ce moment : la naissance des Etats-Unis provient d’une rupture avec l’Angleterre et son système de religion établie. Le « désétablissement » de la religion apparaît comme le principe conditionnant la liberté religieuse. « Le Congrès ne fera aucune loi dont le but serait d’établir une religion ou d’en interdire le libre exercice ». La pluralité religieuse est déjà un fait social et la référence aux Pères Pèlerins, fuyant la persécution religieuse, apparaît comme fondamentale. Par contre, dans sa rupture avec l’Ancien Régime, la Constituante française s’arroge le droit de légiférer en matière religieuse pour réformer le catholicisme. Après avoir légitimé religieusement la monarchie, l’Eglise catholique doit légitimer le nouvel ordre révolutionnaire. Pour cela, il faut l’obliger à se démocratiser, à ressembler à la Révolution elle-même (Constitution civile du clergé, juillet 1790). Malgré la proclamation de la liberté religieuse, le catholicisme reste donc considéré comme la religion de la nation. En effet, résultat des persécutions, et notamment de la Révocation de l’Edit de Nantes (1685), la pluralité religieuse est très faible dans la France d’alors.

A cette différence, s’ajoute un paradoxe : logiquement, une Assemblée qui (comme la Constituante française) réforme la religion et veut fonder sur elle, la « régénération sociale » devrait se réclamer de Dieu. Or si, dans la Déclaration d’Indépendance américaine, « le Créateur » (=Dieu) est le fondement des « droits inaliénables » de l’être humain, l’Assemblée française semble fort divisée sur la place à attribuer à Dieu dans le préambule de sa Déclaration des droits. Finalement, ceux-ci sont « reconnus » par l’Assemblée « en présence et sous les auspices de l’Etre suprême », sorte de président de séance, honoré mais passif, ce qui indique une ambivalence fondamentale dans la relation à la transcendance. Et, rapidement, des mesures de laïcisation seront prises (comme la création de l’état civil et du mariage civil en 1792).

Ce paradoxe nous semble du à la différence de situation socio-religieuse, déjà notée. Aux Etats-Unis le pluralisme des dénominations permet d’invoquer un Dieu dont aucune Eglise n’est la gardienne et donc ne peut prétendre à être l’interprète exclusive des droits. On s’éloigne de tout confessionnalisme sans s’éloigner de la religion, au sens générique du terme. En France, le quasi-monopole religieux du catholicisme ferait qu’il en serait autrement : l’Eglise catholique deviendrait la gardienne et l’interprète des droits de l’homme, elle se poserait alors en rivale de l’autorité politique. Mais la présence de l’Etre suprême montre que l’on n’arrive pas à sortir vraiment d’un univers sacralisé. La Déclaration des droits a besoin de cette sacralisation (a noté qu’il en sera de même pour les Déclaration des droits de 1793 et 1795)

En définitive, la proclamation de la liberté religieuse s’effectue, dans les deux pays, selon deux logiques distinctes : du côté américain, le nouvel ordre des choses fonctionne selon le schéma triangulaire liberté religieuse – désétablissement – pluralisme ; du côté français l’accès à la liberté religieuse passe par une unité citoyenne qui, à la fois, se légitime par la religion (dont on transforme l’organisation) mais aussi prend de la distance avec elle pour diminuer sa puissance.

Il faut aussi remarquer que la réalité empirique va présenter, dans chaque cas, des écarts avec chaque logique. Le désétablissement de l’Etat fédéral ne signifie pas, aux Etats Unis, ipso facto le désétablissement des Etats fédérés. Celui-ci sera progressif : ainsi le désétablissement religieux du Connecticut interviendra e 1818, celui du Massachusetts en 1833. Et on peut dire que c’est avec le 14ème amendement, adopté après la Guerre Civile, en 1868, affirmant les « privilèges et immunités des citoyens des Etats-Unis qu’aucun Etat ne peut réduire » que ce désétablissement s’impose véritablement à tous les Etats fédérés. De même, en France, la Constitution civile du clergé fut rapidement un échec et lors de la crise de 1793-1794, la Révolution tenta d’engendrer sa propre religion (les cultes révolutionnaires) pour mieux se légitimer. Nouvel échec qui conduisit à une éphémère séparation de l’Eglise et de l’Etat (1795) et surtout à une stabilisation de la situation par Napoléon Bonaparte (1801-1802). Avec le Concordat, l’Eglise catholique conserve une situation prééminente (sans être cependant une religion d’Etat) ; les minorités protestantes et juive accèdent cependant au statut officiel de « culte reconnus » (mais ce sont, numériquement, des micro minorités). C’est en 1905 qu’intervient la séparation (française) des Elises et de l’Etat.

Enfin, on peut dire que, proclamée, la liberté religieuse fut loin d’être toujours respectée : les persécutions politico-religieuses lors de la Révolution française, l’affaire Dreyfus en France mais aussi l’existence d’un vif anticatholicisme et certaines manifestations antisémites dans l’Amérique du XIXe et de la première moitié du XXe siècle en témoignent.


Deuxième partie : séparation et religion civile :

Le sociologue américain Robert Bellah a proposé d’expliquer les rapports entre religion et politique aux Etats-Unis en articulant le désétablissement des Eglises à la notion de religion civile. La situation américaine serait marquée par la conjonction d’une séparation des Eglises et de l’Etat, issue du premier amendement et d’une religion civile implicite issue de la référence à Dieu dans la Déclaration d’Indépendance.

Rappelons que la notion de « religion civile » provient de Rousseau. Dans le Contrat Social (1762), il explique la nécessité de cette religion civile : « Il importe à l’Etat que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs ; mais les dogmes de cette religion n’intéressent ni l’Etat ni ses membres qu’autant que ces dogmes se rapportent à la morale et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de remplir envers autrui ». Notons l’importance de cette nécessité d’ »aimer ses devoirs » pour être un bon citoyen, un élément actif du contrat social. Il ne suffit pas d’obéir à la loi, il faut l’aimer, avoir envers elle, une attitude de « foi », c'est-à-dire de fidélité, même si on ne comprends pas toujours ses raisons (les voies de la loi, comme celles de Dieu, peuvent être parfois impénétrables). Rousseau pose là un véritable problème car il est clair que s’il n’existe aucun attachement à la loi, aucun affect entre le citoyen et le contrat social, alors on risque fort d’agir plus ou moins selon la logique du « pas vu pas pris » et le lien social se délie.
Mais cette « religion civile » signifie, écrit Olivier Ihl (un spécialiste français en sciences politiques), que, pour Rousseau, « une société républicaine ne saurait être édifiée sans l’appui d’une transcendance qui se dérobe au jugement. Le contenu en l’espèce importe moins que la fonction. Il s’agit de sacraliser l’être-ensemble collectif, les fondements ultimes de l’ordre social » (La fête républicaine, Paris, 1996, 44). Bellah (et d’autres sociologues) reprend cette notion de religion civile et la met en perspective sociologique. Elle « symbolise l’ordre ultime de l’existence dans lesquelles les valeurs républicaines prendront sens ». Cette symbolisation peut prendre deux contenus (différence de contenu qui, comme l’indique Ihl, importe moins que la fonction commune) : viser une « réalité qui surplombe les normes que la République revendique d’incarner » ou n’être rien de plus que la République elle-même » (Varieties of Civil Religion, San Francisco, 1980, 12).

L’hypothèse que je soumets consiste à dire que le problème de la religion civile existe aussi bien dans le modèle français de séparation que dans le modèle américain. Dans le modèle américain, elle vise une « réalité qui surplombe les normes que la République revendique d’incarner », elle comporte une référence explicite à un Dieu déconfessionnalisé. Dans le modèle français, cette religion civile implicite n’est « rien de plus que la République elle-même », mais elle est néanmoins présente. Ces deux formes de religion civile sont en affinité avec le localisme et le fédéralisme aux Etats-Unis, avec la conception unitaire de l’Etat en France.

Pour la France, je peux appuyer mon hypothèse sur les travaux d’un historien, Claude Nicolet, analysant (selon le titre de son ouvrage, devenu un classique) L’idée républicaine en France (Paris, 1982). Il indique que, dans l’optique républicaine française, la Déclaration des droits de 1789 n’est pas une « simple constitution politique » mais « un texte sacré, non pas inspiré par une quelconque révélation mais issu du progrès des Lumières, la raison se révélant à elle-même ». (pages 358s.). Et il précise plus loin que le vocabulaire républicain, en France, comporte « un recours obstiné aux métaphores de la vie spirituelle. (…) La République emprunte au sacré, voire au divin, ses mots, et peut-être plus que ses mots » (page 498).

C’est à partir de la tension entre ces deux formes de religion civile et la volonté de séparer les Eglises et l’Etat qu’il faut analyser des divergences entre les deux pays.

En France, dés la Révolution nous avons vu la proclamation de la liberté religieuse va de pair avec le désir (déjà présent, sous une autre forme sous la monarchie) d’une certaine instrumentalisation de la religion par le politique et une certaine méfiance vis-à-vis de certaines formes religieuses, sans renoncer pour autant à la sacralisation du politique.

Tentative d’instrumentalisation de la religion par le politique par la volonté que la religion épouse les valeurs dominantes de la République : à la tentative de la Constitution civile du clergé au début de la Révolution, correspond l’espoir de bien des républicains, à la veille de la loi de séparation de 1905, de voir émerger un « catholicisme républicain » (l’organisation hiérarchique du catholicisme et certains de ses dogmes étant considérés comme menaçant la République). Et aujourd’hui, on oppose volontiers un « islam modéré » que l’on estimera compatible avec la République à un « islam intégriste » ou « radical » auquel on donne des frontières assez larges. En effet, cet islam dit « intégriste » comprend souvent non seulement un islam extrémiste mais aussi un islam orthodoxe, qui veut cependant s’intégrer dans la société française. La loi de mars 2004 sur l’interdiction des « signes religieux ostensibles » à l’école publique, et qui vise d’abord le foulard, est à mettre en relation avec cette volonté récurrente au niveau de l’histoire de la France moderne de vouloir « républicaniser » la religion, même si, naturellement, il existe d’autres raisons à cette loi.

Conjointement, existe une méfiance à l’égard de formes religieuses considérées comme totalisantes, aliénantes, portant atteinte à la liberté individuelle. Les congrégations, avec les vœux de pauvreté, de chasteté d’obéissance qu’elles impliquaient furent périodiquement combattues, du début de la Révolution française au début du XXe siècle. Ces vœux semblaient contraires à la liberté, porter atteinte aux droits de l’homme. La religion civile républicaine française se veut la garante des droits de l’être humain contre les empiètements toujours possibles de certaines formes religieuses. La méfiance envers les sectes, voire la lutte contre elles, a repris l’argumentaire utilisé pendant un siècle et demi à l’encontre des congrégations catholiques.

En même temps, cette instrumentalisation et cette méfiance se trouvent contrebalancées par le respect de la liberté religieuse et du principe de séparation. La séparation des Eglises et de l’Etat de 1905 renonça à l’émergence d’un catholicisme républicain et accepta, bon gré malgré, l’Eglise catholique telle qu’elle était (c’est la signification de l’article 4 de la loi). Quand a été constitué, avec l’aide (certains diront le contrôle) de l’Etat, une instance représentative du culte musulman, celle-ci a inclus en son sein l’islam orthodoxe et ne s’est pas limitée à l’ « islam modéré ». Si la lutte contre les congrégations a été aussi longue, c’est qu’à chaque fois, après avoir pris des mesures contre elles, on les a laissé renaître. Et, finalement, maintenant une attitude libérale prévaut à leur égard. Quand à la loi de juillet 2001 visant certaines sectes elle a, paradoxalement mais significativement, plutôt favorisé un apaisement.

Au Etats-Unis, on sait que Tocqueville a loué « l’alliance de « l’esprit de religion » et de « l’esprit de liberté », « intimement unis l’un à l’autre », preuve que la séparation de la religion avec l’Etat n’impliquait pas une séparation de la religion avec la nation. D’où la reprise de thèmes religieux par le politique, notamment pendant les période de crise ; Le discours de Lincoln à Gettysburg (1863) : allie l’abolition de l’esclavage au thème biblique de la « nouvelle naissance » et comporte la célèbre expression : « This Nation under God ».

Au-delà de la cause soutenue par Lincoln, force est de constater l’instrumentalisation, non pas d’une ou de plusieurs religion, comme dans le cas français, mais de la référence à Dieu par le politique. Un Dieu déconfessionnalisé, un Dieu de religion civile. Et ce Dieu atteste la nation américaine : « nous sommes le peuple élu de Dieu : ses grands desseins sont révélés par les progrès de notre drapeau » déclare, en 1898 (au moment où les Etats-Unis se lancent dans une politique impériale) le sénateur Albert J. Beveridge. Le serment au drapeau fut adopté dans les écoles à la même époque et entraîna, dans la première moitié du XXe siècle, une lutte contre les témoins de Jéhovah qui refusaient de le prononcer. Et la formule « under God » fut rajoutée au serment dans le contexte de la guerre froide, dans le cadre du combat contre le « communisme athée ».

La séparation américaine est allée non seulement de pair avec un rôle éducatif et moral joué par les différentes Eglises, les divers groupes religieux, et les associations interreligieuses qui, depuis longtemps sont très actives aux Etats-Unis. Elle est allée également de pair avec un symbolisme biblique et une référence à Dieu qui génère du religieux républicain, déconnecté des Eglises, de tout religieux confessionnel, même s’il comporte une teinture chrétienne. On peut soutenir, en même temps, la nécessité du « mur de séparation » entre les Eglises et l’Etat dont parlait Jefferson et affirmer que « nous (=les Etats-Unis) sont un peuple religieux dont les institutions présupposent un Etre suprême ».

A contrario, la persistance de cette forme de religion civile est montrée par le scandale créé par la décision, en 2002, de la Cour fédérale de première instance de Californie, de faire droit à la requête de Michael Newdow, alléguant que la référence à Dieu dans le serment d’allégeance, de même que l’obligation des enseignants de la réciter dans les écoles violaient la Constitution des Etats-Unis. Mais, malgré cette religion civile, on doit quand même dire que la séparation des Eglises et de l’Etat fonctionne et que les tentatives de grignotage de cette séparation se sont, jusqu’à présent, en général heurtées au veto de la Cour suprême.

En conclusion, on peut dire que les deux modèles de séparation se situent en tension avec deux formes de religion civile républicaine. Mais, dans chaque modèle, la tension qui existe est significative d’une vie démocratique. Elle montre également la difficulté d’articuler la nécessité de fonder le lien social par des valeurs (considérées comme) indiscutables tout en sauvegardant la liberté de conscience de chaque citoyen.

NB : Donnés en période de campagne électorale, ces cours n’abordaient pas directement l’attitude du président Bush et des groupes religieux conservateurs qui le soutiennent. Mais ces questions revenaient, chaque fois, dans la discussion et elles étaient soulevées par les étudiants américains eux-mêmes.