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02/07/2008

LIBERTES LAÏQUES EN AMERIQUE LATINE

Il faudra que je vous parle un jour de l’excellent petit livre (dense) de J.-Cl. Monod : Sécularisation et laïcité (PUF). Excellent à mon sens, bien que je ne sois pas d’accord avec l’extension qu’il donne au terme de « sécularisation » et la restriction de celui de « laïcité » à la France.

Pourquoi je vous en parle, sans en faire encore le compte-rendu ? Parce la restriction du champs de la laïcité contenue ce livre (paru fin 2007) m’est revenue en mémoire il y a peu, quand je me trouvais à Lima (Pérou), où vient de se tenir un séminaire de deux semaines consacré à la laïcité. Une fois de plus, ce séminaire démentait (par son existence même) cette fausse représentation d’une « laïcité exception française ».

Ce n’est pas le premier séminaire de ce type, loin de là : depuis 2006, d’autres de la même ampleur ont eu lieu au Mexique, en Bolivie, au Chili, au Brésil. D’autres, plus courts, dans d’autres pays latino-américains. D’autres sont prévues, de nouveau au Mexique, et un pays d’Amérique centrale.

A Lima, il y avait environ 75 participants, la moitié provenant du Pérou, l’autre moitié de divers pays d’Amérique latine. Environ les 2/3 étaient des femmes, concernées au premier chef par la laïcité qui signifie, entre autres, pour elles, une libre disposition de leur corps.

Le public était très large et de toute opinions, de toutes convictions. On pouvait y rencontrer aussi bien des personnes du mouvement gay et lesbien que des adventistes, par exemple, en passant par d’autres orientations et convictions. Une telle diversité se retrouvait aussi dans le Comité d’organisation

Alors je serai un gros vilain-pas-beau qui ferait un gros mensonge par omission si je n’ajoutais pas que cette diversité n’allait pas sans quelques tensions, dues à des vues bien sûr divergentes.

Mais la pluralité de vues était, pour l’essentiel, assumée et elle n’empêchait donc pas des relations fort conviviales. C’est aussi une laïcité à l’interne qui se trouvait expérimentée.

Ces divergences portent notamment sur une loi concernant la liberté religieuse en train d’être discutée au Pérou. Cette loi représente une réelle avancée en matière de liberté religieuse, pour les religions non catholiques minoritaires. Le poids du catholicisme (et en particulier de l’Opus dei) reste fort au Pérou, comme dans d’autres pays d’Amérique latine, et il existe un Concordat avec le Saint Siège. Sur la progression de la liberté, tout le monde est d’accord.

Mais c’est une loi qui veut promouvoir aussi plus d’égalité entre religions. Et là, il existe un débat. Car le risque, que j’ai signalé dans mes interviews auprès de journalistes, serait d’accorder aux autres religions non plus seulement la même liberté, mais les mêmes privilèges que ceux dont bénéficie l’Eglise catholique :

Soit être des entités de droit public, bénéficier d’exonérations d´impôts sur les revenus de religieux, de propriétés immobilières et véhiculaire, impossibilité de perdre les biens même après un procès....Enfin, il me semble que ce projet (01008-2006) a subit déjà quelques modifications...j´espère au bénéfice de l´Etat laïque!

Certains ne nient pas qu’il y a, là, de l’interconfessionnalité, mais pour eux cela constitue une étape vers la laïcité. Pour d’autres, cela représente un risque d’entente possible entre les religions qui engendrerait  une nouvelle domination.

Même si j’ai entendu une agnostique défendre l’interconfessionnalité pour les raisons que je viens d’indiquer, ce sont surtout des « croyants » qui peuvent être tentés par cette optique, avec le risque de s’en contenter. La présence d’autres personnes consitue un rappel salutaire de la nécessité d’une égale liberté de tous.

Mais inversement, des agnostiques et des athées peuvent glisser de la revendication de la liberté dans la société civile, qui permet à chacun d’effectuer des choix, y compris de distance ou de désappartenance d’avec les religions, à une représentation dépréciative du message moral de certaines religions, message qu’elles ont le droit d’avoir à partir du moment où elles ne cherchent pas à l’imposer à l’ensemble de la société.

L’association n’a pas vocation à imposer une ligne de conduite à ses membres. Mais de leur donner des éléments de connaissance, et de réflexion qu’ils utilisent ensuite dans leurs choix d’action. L’objectif de laïcité est commun, l’évaluation des moyens peut diverger.

En effet, le titre de la session était : « Formentando el conocimiento de las libertades laicas », soit Formation à la connaissance des libertés laïques.

Ces séminaires insistent sur l’aspect « connaissance », il s’agit de formations qui s’appuient sur les démarches des sciences humaines et des sciences juridiques. Les intervenants et les participants sont capables d’esprit critique, y compris sur la laïcité elle-même, ce qui manque tellement à certains militants laïques en France.

Un établissement universitaire, El Colegio Mexiquense est co-organisateur de chaque session, et, dans chacun des pays où elle se déroule, il s’établit une collaboration avec une université. Dans la session qui vient d’avoir lieu au Pérou, il s’agissait de l’Universidad National Mayor de San Marcos, Faculté des Sciences sociales, Unité des post-gradués, dans le cadre de son programme sur les études de genre.

L’association qui est a l’origine de ces séminaires et qui en est responsable est Libertades Laicas Red Iberoamericana. Il s’agit d’une organisation souple qui possède des réseaux dans divers pays latino-américains, formés soit d’ensemble d’individus, soit de sections nationales. Ainsi, il existe une association Libertades laicas Perou. Le principal responsable de l’ensemble est le professeur mexicain Roberto Blancarte Pimentel.

En plus des séminaires dont il vient d’être question, l’association a diverses activités comme la publication des actes de certains des séminaires. Celui qui s’est tenu au Brésil vient de paraître, en portugais naturellement, sous la direction de Roberto A. Lorea (Em defesa das Liberdades Laicas, Livraria editoria Do Adyogado, Porto Alegre, 2008) et tout ce qui peut inciter à la réflexion et à la formation sur la laïcité.

Elle traduit aussi un certain nombre de textes. Un autre ouvrage récent, lié à l’association, est Los retos de la laicidad y secularizacion, proche des problèmes que l’on peut rencontrer dans sa vie quotidienne. en el mundo contemporàneo, publié par le Centre d’études sociologiques de El Colegio de Mexico sous la direction de R. Blancarte (2008).

L’association publie un bulletin électronique, Libela, qui est son organe, a un tract de presentation (« Quiénes Somos ? »), et possède un site internet, que je recommande à celles et ceux qui lisent l’espagnol (et même à d’autres, car quand on est « latin », ce n’est pas extrêmement difficile !) : www.libertadeslaicas.org.mx

On peut entrer en contact avec elle grâce au courrier électronique : libertadeslaicas@cmq.edu.mx

Le but de l’association consiste à viser une avancée des droits et des libertés civiles dans le cadre d’un Etat laïque. L’association promeut (et se fonde sur) la Déclaration internationale sur la laïcité au XXIe siècle dont R. Blancarte est, avec la professeure canadienne Micheline Milot et moi-même, un des principaux rédacteurs. C’est d’ailleurs une des raisons qui font que M. Milot et moi, chaque fois que nous le pouvons, nous participons à ces séminaires. La Déclaration existe en version espagnole et portugaise.

Le titre même de l’association, Libertés laïques montre qu’elle aborde la laïcité sous l’angle des libertés laïques publiques. C’est un angle parlant de façon immédiate, parce que concret, proche des problèmes que chacun peut rencontrer dans sa vie quotidienne.

Cette approche se décline de 2 façons différentes :

- laïcité dans les relations Eglises-Etat : extension de la liberté de conscience, qui comporte la liberté de religion (mais aussi de conviction). La liberté religieuse est défendue dans le cadre (plus vaste) des libertés laïques, de la laïcité de l’Etat.

- laïcité et droits sexuels et reproductifs, ou liberté en matière de mœurs : les religions et Eglises peuvent proposer des règles morales à leurs membres si elles estiment que c’est nécessaire. Mais l’Etat laïque doit assurer à ses citoyennes et ses citoyens la liberté d’adopter ou non de telles règles. Les lois civiles et les règles religieuses doivent être séparées.

Pour terminer cette Note, 2 ou 3 impressions d’un séjour rapide à Lima (où l’accueil a été extrêmement chaleureux).

C’était l’hiver péruvien et s’il ne faisait pas froid la ville se trouvait plongée dans une forte humidité, qui peut exister même l’été. A la blague, quelqu’un disait que les Incas adoraient le soleil, peut-être parce qu’ils ne le voyaient pas souvent !

Les musées, en tout cas, consolent du temps humide. Ils montrent la richesse artistique extraordinaire des civilisations pré-incas et leur art lié aussi bien à la vie quotidienne qu’aux différents rituels.

Civilisations pacifiques : ils se donnaient bien quelques coups de machette de temps à autre ; on voit des trépanations effectuées des centaines d’années avant notre ère par des chirurgiens talentueux, mais  leur art de la guerre était rudimentaire, et d’autres civilisations venues des montagnes les ont envahis.

Une fois encore j’ai été frappé par la différence et de niveau de vie, et de manière de vivre (on ne parle généralement que du premier point) entre les quartiers résidentiels et les quartiers populaires. Bien sûr, cela existe aussi en France, il ne faudrait pas le minimiser, mais l’Amérique latine accentue les contrastes.

A Lima, dans les quartiers populaires, on ne trouve pas un seul arbre, un niveau de pollution absolument énorme, un système généralisé de débrouille qui fait que la rationalité n’est pas la même que celle de la société globale. On l’oublie trop souvent dans l’invocation de la raison.

 

J’ai été également frappé par la publicité. Non seulement, comme partout, règne la femme-objet. Mais, en plus, l’image de la femme qui est représentée est extrêmement hétérogène aux types de femmes qui existent très majoritairement : il s’agit d’une femme d’une blancheur extrême, alors que la majorité de la population est colorée, grande (alors que la taille est plutôt petite), à l’allure physique complètement différente des femmes péruviennes.

Quand on voit ces publicités, on se dit que cela doit être très humiliant pour ces dernières. Structurellement elles ne peuvent et ne pourront jamais ressembler à de tels modèles ainsi exhibés. Mais, finalement, ce n’est que l’exacerbation d’une situation plus générale, qui est (la plupart du temps) un angle mort.

12/06/2008

LA COMMISSION BOUCHARD-TAYLOR...ET LA COMMISSION STASI

Jeudi 19 juin 

D'ici quelques jours, une nouvelle Note qui portera probablement sur la laicite en Amerique latine....et la suite du dialogue avec henri Hatzfeld.

Qu'on se le dise!

Le 25 mai, je vous ai parlé du rapport de la Commission Bouchard-Taylor au Québec. J'y reviendrai car le problème de l'invention d'une laïcité interculturelle est fondamental.

Mais en hors-d'oeuvre, voici aujourd'hui une comparaison entre la manière dont a travaillé cette Commission et la Commission Stasi.

A mon humble avis Bouchard et Taylor ont effectué un bien meilleur travail. 

Cela tient à des raisons de forme, de moyens, de temps et de fond.

   Raison de forme : nous étions vingt à la Commission Stasi, et chaque phrase devait avoir l’aval de l’ensemble. Difficile ! C’est déjà un exploit d’avoir réussi à écrire un texte qui se tienne, dans de telles conditions ! Paradoxalement, ce fonctionnement semblait plus démocratique que celui de la Commission Bouchard-Taylor. Il a été reproché aux Commissaires de s’être entourés d’un Conseil, sans avoir créé un groupe d’égaux, co-responsables du texte rédigé.

En fait, à la Commission Stasi, l’impossibilité de toujours parvenir à des phases vraiment consensuelles a donné un grand pouvoir d’arbitrage au rapporteur, Rémi Schwartz, et à sa petite équipe (de non membres de la Commission) dont Laurent Wauquiez, futur député et ministre UMP. Pourtant, nous avons tous du endosser un texte dont nous étions officiellement co-responsable. Dans la Commission Bouchard-Taylor, les choses me paraissent plus transparentes.

 

   Problème de moyens : à la Commission Stasi, notre budget (qui me reste inconnu) a du être ridicule face à celui de la Commission québécoise. Les Commissaires n’ont pas dépensé tout leur budget (seulement 3millions 7 $ canadiens sur 5 prévus), ce qui montre qu’on leur avait vraiment donné la possibilité matérielle de travailler. Nous ne disposions pas, à la Commission Stasi, de locaux propres ce qui rendait beaucoup de choses impossibles. Nous nous sommes réunis au Sénat ou dans divers ministères. Nous avons côtoyé des ministres, d’autres personnalités politiques, ce qui (indirectement) a influencé nos travaux. Nous avons effectué quatre voyages à l’étranger (seule la mission aux Pays-Bas a été réellement prise en compte), mais nous n’avons impulsé aucune enquête d’aucune sorte.

Nous ne sommes pas allés sur le terrain, mais avons seulement auditionné des personnalités, dont le choix a, parfois, été orienté. En conséquence, nous avons privilégié l’aspect juridique sur l’aspect sociologique, or Rémi Schwartz se voulait l’expert juridique de la Commission.

Bouchard et Taylor sont, eux, allés sur le terrain (pas seulement les audition, ils ont rencontré des groupes sondes, etc) et ont fait faire des enquêtes, treize travaux académiques sur lesquels ils ont pu se fonder.

 

   Le temps imparti à la Commission Stasi a été fort court : elle fut créée début juillet, mais elle s’est réunie essentiellement à partir de septembre. On lui avait dit qu’elle devait rendre son rapport « à la fin de l’année ». Nous avons demandé une prolongation. Non seulement elle ne nous fut pas accordée, mais nous avons du finalement rendre notre rapport le 11 décembre. La fin de la Commission s’est donc trouvée accélérée. La décision la plus importante, celle concernant l’interdiction de « tenues et signes manifestant une appartenance religieuse et politique » dans les écoles publiques[1], a été discutée… le mardi 9 décembre et adoptée le même jour ! Cette précipitation finale n’a pas été ‘innocente’ ! Elle a conduit notamment à voter sur la proposition du staff au lieu de prendre le temps d’élaborer une proposition provenant de la Commission elle-même.

Les Commissaires Bouchard et Taylor ont disposé d’un an, puis d’une rallonge d’un mois et demi.

 

   La Commission Stasi s’intitulait au départ, Commission indépendante de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République. Par un lapsus quasi freudien, ou par une grande lucidité implicite, le mot « indépendant » a disparu de l’appellation finale. L’absence de moyens et de temps a contribué à rogner son indépendance. Mais elle-même n’y a pas veillé de façon très sourcilleuse. D’après des rumeurs, les Commissaires ont protesté auprès de Charest après ses déclarations qui anticipaient un peu sur ses résultats, rien de tel avec le discours de Chirac à Tunis.

Plusieurs membres de la Commission Stasi se sont plaints, ensuite, qu’une seule des 26 propositions qu’elle avait faite (celle sur l’interdiction des signes religieux[3]) ait été mise en œuvre. Outre que cela n’est pas vraiment exact[4], la Commission avait elle-même donné des verges pour se faire battre car cette proposition a été la seule qui a fait l’objet d’un vote séparé. Elle l’avait donc, elle-même, privilégiée ce qui deviendra la future loi. Mais peut-être a-t-elle agi, à la fin de ses travaux, tellement rapidement que ces membres n’ont compris qu’après coup ce qu’impliquait ces votes séparés.

   D’une manière générale, le rapport de la Commission Bouchard-Taylor peut s’appuyer sur les treize travaux d’ordre scientifique qui lui ont été remis, la Commission Stasi n’a rien entrepris de tel. Un seul exemple : les médias. A plusieurs séances de la Commission Stasi, nous avons dit tout le mal que nous pensions du fonctionnement professionnel des journalistes. Ils se sont trouvés, en fait, plus mis en cause qu’un certain islam ! Mais aucune critique des médias ne transparaît dans le rapport.

Si nous avions fait entreprendre une étude sur le traitement médiatique des affaires de foulards, comparable à celle que les Commissaires ont fait faire sur le traitement des accommodements raisonnables, nous n’aurions pu que très difficilement faire la proposition d’une loi sur ce sujet.

 

(à suivre) 



[1] B. Stasi, 2004, 149.

[2] en novembre 2003.

[3] Remarquons que les « signes politiques » n’ont pas été interdits !

[4] A moyen terme d’autres, comme le recrutement d’aumôniers musulmans ou la mise en place d’une haute autorité de lutte contre les discriminations ont été également mises en œuvre.

25/05/2008

UNE LAÏCITE INTERCULTURELLE S'INVENTE AU QUEBEC

 Les travaux de la Commission Bouchard-Taylor.

Jeudi dernier, j’ai assisté à la Conférence de presse donnée à Montréal par Gérard Bouchard et Charles Taylor, un historien-sociologue et un philosophe nommés par décret du Premier Ministre québécois co-présidents d’une « Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles » (prière de prononcer cela d’une traite !)

Bon, il faut que je vous affranchisse un minimum sur la question, même si je ne veux trop m’y aventurer, sinon nous n’aurons plus la place de parler des résultats.

Au Québec, il existe ce que l’on appelle l’« accommodement raisonnable ». Tiens j’ai eu génial idée, celle de vous reproduire la manière dont je présente la chose dans ce merveilleux livre que, n’est-ce pas, vous avez tous lu et relu (il y aura interro écrite, bientôt !) La laïcité expliquée à M. Sarkozy et à ceux qui écrivent ses discours (Albin Michel) :

Sans vergogne, je m’autocite. Voila ce que j’écris : « La Commission Stasi s’est référée à quatre reprises, de façon positive, à la notion d’ « accommodement raisonnable » et à son application au Québec. L’accommodement raisonnable constitue un instrument juridique pour concilier la recherche d’une société juste et la sauvegarde de son unité.[1]

Lois, normes, règles générales sont conservées, mais peuvent parfois s’appliquer de façon différenciée à certains individus, selon une technique du cas par cas, pour éviter d’être discriminatoires à leur encontre. Les demandes doivent revêtir un caractère raisonnable et donc ne pas porter atteinte à l’ordre public, respecter les droits d’autrui et ne pas s’avérer d’un coût excessif.

Je ne vais pas vous raconter de colle, Président, cette solution, expérimentée au Québec, ne fait pas l’unanimité parmi les Québécois. Un vif débat a eu lieu en 2007 et le premier ministre a nommé une commission (la Commission Bouchard-Taylor) qui va rendre son verdict, après un an de consultations, d’enquêtes, de travail.  

Gageons qu’elle va conclure que l’accommodement raisonnable, dans les sociétés pluriculturelles, c’est comme la démocratie selon Churchill : « le plus mauvais système excepté tous les autres. » Et la France ferait bien de profiter de l’expérimentation québécoise, de ses tâtonnements, de ses résultats. Nous en reparlerons d’ailleurs, puisque ce sera le thème de mon prochain ouvrage[2]. »

Fin de la citation, c’est pages 113-114 du bouquin. En plus, la prévision s’est révélée totalement exacte, preuve que Nostradamus, à côté de bibi, c’est du pipi de chat (oh, je retire aussitôt ce que je viens d’écrire c’est insultant pour mon chat qui me prouve chaque jour que son rapport taille-poids-intelligence est supérieur à beaucoup d’humains !)

Donc voilà, ce jeudi 22 mai, conférence de presse dans un climat rendu un peu lourd car il y avait eu des fuites qui hypertrophiaient ½ page d’un rapport qui en comporte 272 (plus les Annexes), et 2 leaders de partis politiques s’étaient précipités aussi sec pour commenter… ce qu’ils n’avaient pas lu. 

 Il fallait donc rectifier sans accorder trop d’importance à la fuite pour qu’elle ne devienne pas la référence du débat. Bouchard a bien manœuvré en déclarant en ouverture de son propos: « Voici le vrai rapport », ce qui a mis (en outre) les rieurs de son côté.

Désolé, je ne vais pas vous résumer les 272 pages. Vous pouvez trouver l’intégralité du propos, une version abrégée, les 37 recommandations faites, et 13 travaux très substantiels effectués par des experts à la demande des 2 coprésidents, tout ceci sur le site internet de la Commission.
 
http://www.ccpardc.qc.ca/  

Un ensemble riche et qui constitue un instrument de référence désormais indispensable pour réfléchir aux questions qu’il traite. Notamment l’apprentissage de la diversité, les pratiques d’harmonisation culturelle, l’intégration des immigrants, l’interculturalisme, les inégalités et la discrimination, la laïcité,…

Je voudrais faire quelques commentaires d’ensemble sur l’intérêt de ce texte et de la démarche suivie, tout particulièrement pour les Français . Cela ne signifie pas, naturellement, qu’il n’est pas à lire de façon critique : No ‘rapport’ is perfect !

Le rapport permet de sortir de l’alternative ruineuse républicanisme – communautarisme.

Le républicanisme ou pseudo modèle français, d’abord n’existe pas dans la réalité. Ce matin un journaliste qui m’interviewait était très surpris que les signes religieux dits ostensibles ne soient interdits dans l’ensemble de l’espace publique : c’est ce qui lui paraissait logique avec le discours républicain. A lire la presse québécoise, notamment le courrier des lecteurs, il n’est pas le seul à faire une telle confusion.

Et, depuis la « révolte des banlieues » de 2005, la reconnaissance de la diversité est à l’ordre du jour en France. Seulement, comme tout cela n’est pas véritablement pensé, après avoir tordu la la¨cité dans le sens d’une religion civile républicaine, on (en tout cas Sarkozy) la tort maintenant dans le sens d’un néocléricalisme, matinée de religion civile à l’américaine.

Ceci dit, si le républicanisme n’est plus fier de lui et dominateur, nous allons sans doute entrer dans un temps où il nous faudra revisiter le républicanisme pour trier et considérer ce qui est précieux dans sa démarche, afin d’éviter tout communautarisme.

Même s’il n’est pas toujours la caricature que l’on présente en France, le « communautarisme », cela ne marche pas non plus. Et ce n’est pas un hasard s’il peut être invoqué en France comme un repoussoir. Les risques de gettoïsation, de juxtaposition de communautés sont réels. De même le rapport prend ses distances avec le modèle multiculturaliste canadien, qui n’est pas forcément si éloigné que cela de l’interculturalisme quand il s’agit d’un multiculturalisme libéral, maisqui peut aussi tendre au communautarisme.

Dans cette conjoncture, une laïcité interculturelle trace un chemin de crête, « d’équilibre », entre les périls républicains et les périls communautaristes. Certes pas une solution miracle, mais un chemin possible

Je précise que, un peu curieusement, les Commissaires n’emploient pas cette expression de « laïcité interculturelle ». En fait, à mon sens, c’est dommage car leur rapport tend vers cela.[1] Les Commissaires définissent la laïcité par 4 grands principes : l’égalité morale des personnes, la liberté de conscience, la neutralité de l’Etat à l’égard des religions et la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Tout le problème est d’harmoniser ces 4 principes et quand cela s’avère difficile il faut chercher des « compromis qui s’approchent le plus de la compatibilité maximale entre ces idéaux. »

Voila qui tranche avec une conception univoque, réductrice, simpliste, de la laïcité réduite à un seul élément. Une conception stéréotypée qui permet soit disant d’établir facilement une ligne de conduite, une recette (style : moins il y a de religion, plus c’est laïque : avec 5 ans d’âge mental, ça marche !) , mais multiplie les impensés.

Les Commissaires ne se privent pas d’ailleurs pour rappeler que la France adopte des « positions tantôt restrictives sur un enjeu, tantôt plus ouverte sur un autre », interdisant le port de signes religieux à l’école publique mais assumant l’entretien d’édifices religieux construits avant 1905 et subventionnant des écoles privées confessionnelles. Et pan sur le bec, comme dirait le Canard Enchaîné.

La liberté de religion est envisagée par les Commissaires « comme une modalité de la liberté de conscience » : « Il n’existe pas de raison valable de faire une distinction sur le plan des droits entre une personne dont le végétarisme tire son origine d’une philosophie morale séculière (les animaux ont aussi des droits) ou d’une religion (l’hindouisme) »

D’autre part, les Commissaires présentent des réflexions pertinentes sur « l’orthodoxie religieuse dans les démocraties libérales », problème que l’on simplifie à outrance quand on se contente d’une stigmatisation des « intégristes » ou surtout des prétendus tels.

La barre où l’on met les exigences d’intégration doit être subtile, pas touchant terre pour que cette intégration ne soit pas inconsistante, mais pas trop haute, sachant séparer l’essentiel et l’accessoire, afin qu’elle ne soit pas non plus inatteignable. Dans leur conférence de presse, les Commissaires ont indiqué que, dans ce second cas de figure, alors oui, on risquait fort de favoriser l’intégrisme.

Une laïcité interculturelle fera de la neutralité et de la séparation un instrument au service de la liberté de conscience et de l’égalité morale des personnes.

Elle vise à une laïcisation de la sphère publique comme lieu de « la chose publique », des affaires communes (distincte de l’espace public comme lieu de discussion et d’échanges entre citoyens « privés ») ; elle promeut des « interactions » entre citoyens de différentes appartenances, dans le respect de ces différences. Elle considère comme positif une « tension entre le souci de respecter la diversité et la nécessité de perpétuer le lien social et les références symboliques qui le soutiennent ».

La Commission a été nommée dans le contexte d’un malaise identitaire de la majorité de ce que l’on appelle les « Pure Laine », c'est-à-dire des Québécois d’origine Canadienne française. Le souci (légitime) des Pure Laine de leur préservation  ( nous sommes un « îlot francophone dans un Océan anglophone », une « nation sans Etat indépendant », c’est le refrain servi sur tous les tons à l’interlocuteur Français, mais aussi l’auto récit que les Québécois se racontent à eux-mêmes) risque de la conduire à un repli identitaire, à une peur de l’autre analogue à celle qui existe aussi en France chez certains.

Je le dis aussi fraternellement que je le pense aux Québécois : votre condition minoritaire en Amérique du Nord est, à la fois, une réalité et un alibi.

Une réalité dont il faut certes tenir compte dans les politiques publiques québécoises, mais aussi un alibi pour ne pas assumer totalement sa responsabilité de majoritaire au pouvoir (dans les limites du cadre québécois, qui a certains pouvoirs, mais pas tous. Certes, mais la revendication de plus de pouvoirs, très compréhensible, ne doit pas masquer qu’il existe déjà un certain pouvoir que les Pure laine exercent)

Cela d’ailleurs a été rappelé par les Commissaires : ce sont les Pure laine qui occupent l’appareil d’Etat. J’ajouterai que le parti « souverainiste », le Parti Québécois (out comme la gauche française), n’a pas réussi à faire une place aux membres de ce qu’on appelle au Québec les « minorités culturelles ». Et cela me semble grave.

Les Commissaires invitent donc à dépasser les craintes pour se situer dans une dynamique où la majorité exploite au maximum les possibilités qu’elle a ; tire profit de l’apport des immigrants, des nouveaux Québécois, et (en retour) accepte de changer, ne pas être trop dans la nostalgie de son histoire, mais avance vers un avenir neuf grâce aux interactions entre anciens et nouveaux Québécois. Le document parle de « pluralisme intégrateur ».

En fait, tous -majorité et minorités diverses- doivent accepter « que leur culture soit transformée à plus ou moins long terme par le jeu des interactions. »

L’action intercommunautaire a comme objectif de « vaincre les stéréotypes et désamorcer la crainte ou le rejet de l’Autre, tirer profit de l’enrichissement associé à la diversité, bénéficier de la cohésion sociale. ».

Les appartenances ne sont pas considérées comme un obstacle à la citoyenneté, à condition d’être libres, au contraire : « sauf exception, un citoyen s’intègre à la société par l’intermédiaire d’un milieu ou d’une institution qui agit en tant que relais (famille, profession, groupe communautaire, Eglise, association…). »

Bien sûr, là je me sens un peu républicain et j’aurais aimé qu’un accent aussi fort soit donné au risque des appartenances : attention qu’elles ne soient pas englobantes, qu’elles n’encadrent pas l’individu jusqu’à constituer un obstacle à ces propres choix. L’individu doit pouvoir être pluri identitaire, cheminer de façon personnelle et libre à travers ses diverses identités dont il constitue, à chaque instant de sa vie, une résultante unique et en mouvement.

Un tel accent n’est pas absent du rapport. Il aurait gagné à être présent de façon plus nette, à mon sens. Et c’est là qu’un dialogue québécois-français peut être précieux.

Je pourrais continuer longtemps, car (je l’ai dit) le document est très riche. Faute d’avoir le temps et la place (d’ailleurs, vous trouverez les développements qui manquent ici dans mon prochain bouquin consacré, précisément, aux débats québécois et au travail de la Commission Bouchard-Taylor), je voudrais juste attirer l’attention sur un aspect très important : les médias.

En écrivant ce livre, j’ai eu une conscience aigue d’un paradoxe : j’ai beaucoup appris en lisant la presse québécoise. J’ai appris non seulement sur la réalité du Québec mais plein d’articles intéressants ont constitué autant d’éléments importants pour alimenter et structurer ma réflexion. Il doit, en fait, en être toujours ainsi mais quand on travaille sur un autre pays que le sien, on s’en aperçoit davantage.

Et pourtant, la presse, parfois les mêmes journaux, a constitué un facteur essentiel du psychodrame qui s’est joué au Québec durant les deux ans de mon enquête. Elle a non seulement amplifié mais, plus fondamentalement déformé, les faits. Les Commissaires ont fait faire une étude vérifiant ce qui s’est passé et confrontant cela à la présentation des médias. Les résultats sont sans appels.

Dans 15 des 21 cas étudiés, soit globalement les 3/4 la présentation par les médias, y compris la presse, donnait une vision faussée de la réalité. Cela me semble un des apports les plus importants de leur travail. Et, il faut reconnaître que si Le Journal de Montréal, le plus visé par cet examen critique a déformé les conclusion en transformant la vision stéréotypée des médias en vision des « citoyens » (bine sûr qu’ils l’ont plus ou moins intériorisée, ils ne disposaient pas d’autres éléments d’information), les autres organes de presse, également plus ou moins visés, ont rapporté ce résultat du travail de la Commission.

La Commission Stasi n’a pas fait ce travail. D’une part parce qu’elle n’en a pas eu les moyens financiers ni le temps (et politiquement, ce n’est pas innocent, notamment son peu de moyens), d’autres part sans doute aussi parce que Stasi et Schwartz, ce n’est pas Bouchard et Taylor. Pour l’envergure intellectuelle, il n’y a pas photo !

Bon, je termine par cette vacherie, impertinente sans doute, mais peut-être pertinente aussi…

PS : JUSTE VOUS DIRE QUE JÁI RECU UNE LETTRE D’H. HATZFELD, auteur de NAISSANCE DES DIEUX, DEVENIR DE L’HOMME, une autre lecture de la religion (Presses Universitaires de Strasbourg) contestant amicalement ce que j’avais écris sur son livre dans la Note : « Agnostique et croyant ». Dans une semaine (ou moins) je publierai sa lettre et une réponse, car cette letre relance la réflexion sur le sujet : agnostique et croyant.

En attendant, procurez vous l’ouvrage d’Hatzfeld, il en vaut la peine.



  


[1] Les Commissaires parle de « laïcité ouverte », ce qui, dans le contexte québécois où la laïcisation est encore en cours pour l’école et quelques aspects du politique, a un sens plus dynamique qu’en France. Il n’empêche, comme en France, cette expression présente l’inconvénient de connoter une laïcité modérée, moins laïque à tout prendre que d’autres. Or, et nous en reparlerons, le type de laïcité à promouvoir, n’est pas moins laïque mais plus laïque que les laïcités qui dérivent en religion civile. Une laïcité interculturelle, par cet aspect de confrontation positive des cultures, est celle qui a les meilleures chances d’éviter les pièges de la religion civile.


[1] Cf, notamment M. Jézéquel (éd.), La justice à l’épreuve de la diversité culturelle, Montréal, Yvon Blais, 2007.
[2] A paraître en octobre aux éditions de l’Aube, titre actuel : Liberté, laïcité, diversité. Le Québec une chance pour la France.

10/05/2008

PAROLES DE FEMMES MUSULMANES

"L'ENQUÊTE EVENEMENT" (selon TF2, FR1, F12 ? et Paris-Boxe)

    Depuis l’automne 2006, j’effectue une enquête sur des débats, parfois vifs (comme l’indique les allusions que vous trouverez dans les textes ci après) qui se déroulent au Québec et qui sont révélateurs des tâtonnements des sociétés modernes désormais pluriculturelles.

Ce sera la matière de mon prochain ouvrage. A vrai dire, j’étais en pleine rédaction quand les frasques vaticanes de notre très chéri, mignon tout plein président m’ont temporairement détourné de ce but louable, pour lui écrire une lettre

(La laïcité expliquée à M. Sarkozy et à ceux qui écrivent ses discours, Albin Michel ; en vente dans toutes les bonnes librairies, et même certaines des moins bonnes)

 

Dans le cadre de cette enquête québécoise, j’ai réalisé des entretiens avec des femmes musulmanes, s’assumant comme telles, parfois à partir du regard d’autrui. Elles portent ou non un foulard. Elles sont en majorité migrantes, une est née au Québec, deux sont des Québécoises d’origine converties. Je vous en donne, en exclusivité interplanétaire (même en dehors du système solaire, c’est dire), certains extraits.

   Ces femmes ont entre 25 et 45 ans, elles sont diplômées (comme une bonne proportions de musulmanes québécoises) et la majorité ont une activité professionnelle : ingénieur, chef de projet, juriste, enseignante y compris à l’université,… d’autres sont étudiantes ou travaillent chez elles.

Pour celles qui portent le voile, leur décision a constitué une étape dans un cheminement spirituel. L’une m’a parlé de la réserve de leur père, qui craignait que cela nuise à sa carrière, l’autre de l’opposition de son mari, ayant peur de passer pour « intégriste » ou « peu moderne ».

Naturellement, il m’est impossible de vérifier ces dires, comme de l’ensemble des témoignages de mon futur livre (titre prévu : Liberté, laïcité, diversité. Le Québec, une chance pour la France) Je les livre comme précieux regards.

 

  

 Assma[1]se dit pratiquante occasionnelle «de culture  arabo-musulmane qui se transforme à la québécoise» : « c’est une mosaïque d’une grande richesse. » Elle fête Noël, le ramadan et, à l’occasion, le nouvel an chinois. « Au Maroc, je me définissais comme femme, en France comme marocaine et là, avec les débats, je me suis tout à coup retrouvée musulmane. C’est très curieux. »

Elle travaille dans le développement communautaire : « on a beau être en Amérique du Nord, la participation des femmes au niveau de la gouvernance politique, des conseils d’administration et d’autres postes de direction est loin d’être égalitaire. Et c’est encore pire pour les femmes migrantes : elles méconnaissent le système, ont de l’inexpérience pour trouver un emploi. Quand elles ne sont que francophones, elles réussissent moins bien que les unilingues anglophones, et a fortiori que les bilingues. Et c’est encore deux fois pire pour les femmes migrantes handicapées. »

Donc Assma aide ces femmes à acquérir une prise de parole publique, leur explique ce qu’il faut faire pour être candidate aux élections municipales. Certains élus ne veulent pas qu’il y ait des projets spécifiques pour les migrantes car, affirment-ils « tout le monde est citoyen. » Mais « la citoyenneté en l’air, cela ne veut rien dire. Quand les migrantes ne connaissent pas les rouages, comment peuvent-elles être de vraies citoyennes ? »

   Assma ne porte pas de foulard mais, alors qu’on me l’avait décrite comme « critique » elle défend celles qui le portent : « Ces femmes ont quitté leur pays parce qu’elles ne réalisaient pas leur plein potentiel et on les traite en femmes soumises. Ma mère porte le foulard et n’autorisera personne à lui dire comment elle doit être habillée. Elle a eu cinq filles et s’est débrouillée pour qu’elles aillent à l’université. Personne ne pourra venir me dire que ma mère est une femme soumise qui n’a pas une capacité de décision » Elle me déclare avec fierté que « la première femme qui a accédé à la présidence d’une grande banque est d’origine égyptienne. »

 

  

Fatima porte un foulard coloré et élégant. Je le lui fais remarquer et elle réplique en souriant qu’elle ne voit aucune contradiction entre la coquetterie et le port du voile. Elle se dit parfois « fatiguée de toujours avoir à se justifier et à affronter les regards, les blagues pas drôles » ou des phrases soit disant laudatives style « toi, Fatima, tu es bien intégrée, mais… » :

« Parfois, j’ai envie de partir dans un pays où on ne me demandera plus rien. » Je lui rappelle que, pour certaines femmes, son foulard est perçu comme une agression au principe d’égalité. Elle affirme le comprendre mais aimerait pouvoir dire que son parcours est différent et qu’elle n’est « pas qu’un foulard. Je ne fais pas de prosélytisme. Ma foi n’est pas égale à la totalité de mon identité : je m’intéresse à l’écologie, à la politique. »

« J’ai très peu de problèmes avec les jeunes qui ont toujours vécu dans la diversité. Ce sont les femmes qui ont entre 45 et 65 ans et monopolisent les positions clefs dans la société qui supportent mal le foulard. Elles veulent des gens aseptisées, asexuées. »

   Pour Fatima, une femme a le droit de porter ou de ne pas porter le foulard, « on peut être musulmane de plusieurs façons » Il existe, selon elle, « des femmes soumises partout, y compris dans la communauté musulmane » mais l’association dont elle est membre, Présence musulmane, travaille à une lecture du Coran « à partir d’une perspective féministe.» Il faut « en finir avec une lecture paternaliste, machiste. »

Les femmes doivent se « réapproprier le savoir, les sources. Ce sont des êtres humains qui ont recueilli les hadiths et ils l’ont fait dans un certain contexte. En étant fidèle aux principes, il faut les relire dans un contexte bien différent. »

   Je lui demande ce qu’elle pense de la première femme imam désavouée par sa communauté. Elle hésite un peu et déclare : « Elle est allée trop loin, elle s’est sacrifiée mais cela a permis de briser un tabou : le leadership est masculin, ce n’est pas normal. »

Pourquoi serait-elle allée « trop loin » alors ? Parce qu’il est « plus important que des femmes fassent des prêches que de guider la prière. Ce qu’il faut, c’est que des femmes donnent des cours dans des mosquées. » Elle ajoute : « ce sont certaines femmes qui sont les plus résistantes à cette évolution. Elles n’ont pas l’habitude de voir des savants qui ne sont pas des hommes avec de grandes barbes. Que des femmes interprètent le Coran ne leur paraît pas très fidèle au texte divin. C’est pourquoi nous parlons plutôt de lecture féminine que de lecture féministe, ce dernier terme fait encore peur. »

 

  

Mireille, Québécoise pure laine portant un foulard, déclare en riant que son hijab est « tricoté serré ». Cette expression québécoise signifie que « les gens se tiennent étroitement entre eux, sont patriotes. »

Elle était souverainiste mais depuis ces débats, elle n’a plus envie d’un Québec souverain « qui restreindrait [ses] droits. » Ce qui manque souvent, affirme-t-elle, « c’est le fait d’écouter avant de juger. Certains me jugent sur le simple fait que je porte un foulard. On présume que je me sens inférieure sans connaître mes raisons. On vient me dire ce qui se passe dans ma tête et comment les choses se passent dans ma religion, alors qu’on ne la connaît pas. Si on a de telles pensées alors il n’est pas étonnant que l’on soit choqué. Mais c’est parce qu’on n’aura rien voulu entendre. »

Elle a parfois envie de dire à son interlocuteur : « mais que voulez-vous que je vous réponde : vous prétendez savoir mieux que moi-même ce que je vis ! »

   Elle est devenue musulmane à 24 ans, en 1ère année de doctorat, dans le contexte d’une « aspiration spirituelle ».

Je lui demande si elle est passée de l’athéisme à l’islam ou si elle était auparavant catholique. Sa famille l’est mais elle se trouvait mal à l’aise avec « la multiplication des intermédiaires dans le catholicisme. Les clercs retiennent le savoir. J’ai un côté libre-penseuse, précise-t-elle, je veux me faire une idée par moi-même, avoir une recherche personnelle de savoir religieux. C’est ce que j’ai trouvé dans l’islam avec une véritable responsabilité personnelle. Bien sûr, on peut alors se tromper, commettre des erreurs. C’est le risque. »

Mais, poursuit-elle, « c’est aussi le prix à payer pour pouvoir avoir un lien personnel avec Dieu. Alors il existe une partie verticale, ce lien avec Dieu, et une partie horizontale où l’islam est aussi un mode de vie. La majorité des actes que l’on fait a une portée sociale : ne pas frauder, être honnête,… »

   Selon elle, dans un autre contexte, « le projet d’instaurer [au Québec] la supériorité de l’égalité des sexes par rapport au reste et notamment à la liberté de religion aurait pu bien passer auprès de la communauté musulmane.

Mais là, on sait très bien que cela vise les musulmans » et notamment, paradoxe, « les femmes musulmanes» (portant le foulard). Sa crainte : qu’on en arrive à restreindre leur accès à l’emploi. Elles vont se retrouver au chômage, alors qu’elles sont « grandement diplômées ». Elle aussi estime que son combat est « féministe »

 

  

Malika, plus musulmane de culture que de pratique, a participé à une table ronde et sa mère est venue, ce qui l’impressionnait : « va-t-elle être fière de ce que sa fille est devenue ? » Malika a mise sa mère au premier rang. Après le débat, elles ont eu une discussion difficile : « ma fille, voila que tu défends les filles à foulard, maintenant ! Je ne comprends pas, avec tout ce que je t’ai raconté sur les efforts que j’ai du faire pour m’affranchir de ces choses là, avec l’éducation que l’on t’a donnée, comment peux tu nous faire ça ? »

Elle a répondu : « Maman, tu m’as mise dans l’école de Voltaire. Eh bien j’applique le précepte de Voltaire : je ne suis certes pas d’accord avec celles qui portent le foulard, mais je défends leur droit de le porter librement. »

   Selon son analyse, le Québec s’est trouvé face à une mutation : « ce n’était plus les valeurs de la Révolution tranquille : la modernité, la liberté de conscience, etc qui étaient mises en avant. Tout à coup c’était l’héritage chrétien, le malaise identitaire. » Malika se sent totalement intégrée : elle possède « tous les attributs qui font d’elle une citoyenne québécoise. »

  

 Soraya, étudiante en « région », ne porte pas le foulard. Son père et très pratiquant « mais il n’est pas question qu’il m’oblige à le mettre ». « C’est une très bonne chose que la tentative d’arbitrage islamique en Ontario n’ait pas abouti. On serait allé vers une ghettoïsation alors que la loi canadienne permet l’intégration sans l’assimilation»

Ceci dit, elle précise : « les Ontariens et les Anglophones en général sont plus ouverts au monde. Avant les débats, je me sentais ici chez moi. J’ai pris dans la culture québécoise ce que j’y aime : comment les choses se trouvent définies, la rigueur dans la recherche, la bonne organisation, le système juridique et notamment la façon dont le droit défend la liberté, la démocratie. »

Maintenant, poursuit-elle, je me sens plus vraiment chez moi. Je me dis, si un jour je choisis de mettre un foulard, je ne pourrais pas le faire. On est moins éveillé et ouvert ici qu’à Montréal, les femmes voilées ont des difficultés à trouver du travail. Il y a beaucoup d’ignorance. Les gens ne font pas l’effort d’aller en profondeur. J’adore ce pays, mais cette folie collective me fait poser la question : dois-je rester ? Certaines familles musulmanes sont parties en Ontario. Peut-être le ferai-je moi aussi»

   Ce qu’elle trouve de bien dans l’islam, c’est ce qu’un professeur a appelé « l’anarchie des fatwas » : On fait comme si « les fatwas étaient une sentence d’inquisition, mais c’est un avis. Et il y a des fatwas divergentes, cela permet de réfléchir et de faire son idée personnelle. L’islam est très fragmenté, il n’y a pas de porte parole ni de système clos, c’est un bouillonnement intellectuel et les gens ne s’en rendent pas compte. »

 

  

Jeune femme portant foulard et qui vient juste d’obtenir un doctorat, Rahia raconte qu’elle est arrivée du Liban il y a dix ans. Elle avait étudié à l’Université américaine de Beyrouth, ce qui fait qu’elle est francophone (elle a appris le français au lycée) et anglophone.

Rahia trouve le Québec très bizarre : « On affirme vouloir défendre bec et ongle la langue française, mais dans les entreprises dirigées par des Québécois francophones l’anglais est un critère de sélection prioritaire. On donne cela comme consigne aux RH. Quand s’ajoute à cela le fait qu’après le 11 septembre le fait d’être musulmane a constitué aussi un handicap pour trouver du travail, certaines femmes musulmanes sont retournées (du coup) à l’université et se retrouvent maintenant surdiplômées. Elles sont soit au chômage, soit sous payées. »

   Cependant, elle trouve les Québécois sympathiques sur plusieurs plans : « Le Québec a été la première province du Canada à approuver les accord de Kyoto, et à se prononcer contre l’invasion d’Irak (par 30degrés, il y avait 150000 personnes dans les rues précise-t-elle), contre les troupes en Afghanistan : jusqu’à l’an dernier on refusait d’envoyer des soldats. »

 Pour elle, c’est en bonne partie pour cela qu’on « a monté la population contre les musulmans, on a parlé des femmes en burka, des femmes esclaves, des femmes maltraitées : il nous faut les libérer en allant en Afghanistan ! » Harper est allé à Saint Rivière du Loup, fief du chef de l’ADQ Mario Dumont qu’elle appelle « le loup de la Rivière du loup » !

 

  

Michèle, Québécoise pure laine, toujours pour un Québec souverain, convertie à l’islam, me serrera la main au début de l’entretien, pas à la fin après m’avoir expliqué pourquoi « il est recommandé de ne pas le faire, mais c’est une responsabilité personnelle : je mets la main sur le cœur en signe de convivialité. Un hindou joindra les mains. D’une façon générale les Asiatiques auront tendance à se saluer sans contact physique. »

« En islam, selon elle, il est recommandé de ne pas avoir de contacts physiques entre sexes. Cela prend de la valeur dans un monde où tout est tellement permissif. Quand nous étions jeunes, on ne voyait pas les gens s’embrasser sur l’écran et maintenant, les films montrent des gens tout nus. Nos filles maintenant ont un double message assez contradictoire : elles veulent être respectées mais elles s’habillent comme des potiches, elles sont hypersexualisées. C’est un problème de société. »

   Michèle raconte qu’il y a eu une époque de sa vie où elle a été paradoxalement très heureuse : elle était hospitalisée dans le service d’hématologie ; les gens se montraient très gentils avec elle. Jamais ils n’avaient été ainsi depuis les huit ans qu’elle était devenue musulmane. Ils pensaient que si elle portait quelque chose sur la tête, c’est parce qu’elle avait un cancer et perdu ses cheveux. Son foulard peut effectivement passer pour une coiffe.

   Michèle mène une action bénévole auprès de migrantes. Elle a reçu une femme guinéenne. « Le mari voulait qu’elle lui obéisse en tout. Qu’elle interrompe même ses prières pour le servir. Il prétendait que le Coran disait qu’une femme devait obéir à son mari quelque soit l’ordre que celui-ci lui donne. Et cette femme me disait : je ne peux pas lui répondre, je ne peux pas lire le Coran, je ne sais pas l’arabe. Je lui ai donné un Coran en français et je lui ai dit : lis-le au moins en français. Tu verras qu’il n’y a pas du tout ce que te raconte ton mari. »

 

  

Anis a un mari musulman né d’une union entre une Québécoise d’origine, et un migrant d’Amérique latine. Elle est venue pour ses études, ne comptait pas rester et s’est mariée. Elle affirme n’avoir aucun problème avec les Anglophones, qui sont « soit indifférents soit curieux », mais ses collègues francophones sont « plus obsédés par la question religieuse ».

 Elle ne « porte pas le voile » mais « prie plusieurs fois par jour et cela leur parait excessif. » Une fois qu’ils vous connaissent et vous considèrent « comme musulmane et moderne, vous devenez l’exception, ce qui leur permet de ne pas bousculer leur préjugés.» Cette différence entre anglophones et francophone tient, en fait, à leur origine religieuse : « les personnes de culture catholique ne comprennent pas. L’alcool, j’en ai bu, je n’en bois plus. Ils me disent : tu crois que tu fais cela par choix, en fait on te l’impose. C’est l’histoire du catholicisme, différente de celle des autres religions. »

   Anis, ne porte pas de foulard, elle s’affirme « socialiste, humanitaire, qui rame à contre-courant ». Elle est fière d’être « citoyenne depuis six ans » et « appréhende les problèmes comme citoyenne. »

Elle ajoute : « en Arabie saoudite, où j’ai été pour le pèlerinage, les musulmans ne sont pas de véritable citoyens. J’aurais vraiment du mal à y habiter. » Elle pense que si elle était restée au Maroc, elle ne serait pas pratiquante, mais vivant au Québec, elle a été amenée à se poser certaines questions, notamment à cause de ce que les gens lui ont « lancé à la figure ». Sinon sa mère, et son père aussi d’ailleurs, étaient « féministes » et les enfants, garçons et filles ont été élevés de façon égalitaire.

   Elle est la première à me parler du pèlerinage, je la relance donc sur ce thème : « c’était fabuleux, une expérience spirituelle intense, un resourcement. Habituellement, on vit de façon matérialiste, sans temps d’autoréflexion, de mise en examen de sa vie. »

Mais en Arabie saoudite et au Yémen, elle a trouvé très dur de voir des femmes en nicab, et « des femmes intelligentes. » Elle leur a dit : ce n’est pas une obligation religieuse, elles ont répondu : « on le sait, mais c’est notre choix. » Je lui fais remarquer que leur réponse rejoint la réponse qu’elle accepte de ses amies qui portent le foulard. Elle accepte mon propos mais trouve quand même qu’ « exagérer la pratique, c’est contraire à la pratique. D’ailleurs, il y a plein de permissions en islam. Ce sont de petits cadeaux de Dieu et refuser un cadeau, c’est quand même bizarre."[2]

   Les féministes québécoises ne sont pas toutes d’accord, continue Anis. « Le rapport du Conseil du statut de la femme [qui prône l’interdiction du foulard pour les femmes de la fonction publique] a été très critiqué par des féministes. »

Elle ajoute : « Les femmes féministes font partie de la société ; elles ont soit  les mêmes préjugés, soit les mêmes ouvertures. Certaines adoptent une attitude très bizarre à notre égard : avant même que l’on commence à parler elles nous demandent «prouvez-nous que vous êtes de vraies féministes » : Que nous portions ou pas le voile, on nous dit : « vous êtes opprimées malgré vous. On va vous aider à vous prendre en charge, à vous responsabiliser», comme si le féminisme n’existait qu’au Québec et que des mouvements féministes dans les pays musulmans n’existaient pas. »

 

 

   Je donnerai le dernier mot à Dounia, de culture musulmane non Arabe qui a un statut de résident permanent au Canada, ce qui lui donne tous les droits de citoyenne sauf le vote. Elle pense demander la citoyenneté pour pouvoir voter aux prochaines élections. Elle met en cause ce qu’elle appelle « l’ethnonationalisme » de certains Québécois francophones. » et leur « hystérie collective, pour parler comme les médias.»

   Dounia se veut féministe mais refuse que « le féminisme soit utilisé pour cautionner une citoyenneté de seconde zone. » Elle est très intéressée par le « féminisme autre [qu’occidental] féminisme afro-américain, ou indien. »

Elle apprécie aussi la publication française Les Nouvelles questions féministes de Christine Delphy « qui n’a pas pu avoir accès à la Commission Stasi » précise-t-elle. Elle dit que le nombre de jeunes femmes en nicab augmente en Grande Bretagne, ce qui la préoccupe. Elle relie cela au « post-modernisme, où tout est vu comme une stratégie de résistance : le voile est anticolonialiste et anti impérialiste. Il y a réappropiation d’un signe dans un contexte de stigmatisation. »

   Ces femmes tentent donc d’inventer, chacune à leur manière, un autre féminisme que le féminisme établi, issu (au Québec) de la Révolution tranquille. De même, en France et dans d’autres pays[3], y compris des pays de culture musulmane, un processus analogue est à l’œuvre. Nul ne peut dire quels seront ses effets historiques. Mais sa réussite ou son échec constitue un enjeu majeur de notre devenir.



[1] Naturellement, les prénoms ont été changés pour respecter l’anonymat des personnes interviewées.

[3]Cf. not., Islam et laïcité, 2007.

07/04/2007

LE MULTICULTURALISME CANADIEN VU PAR UN FRANCAIS (suite et fin)

Cette Note est la suite de celle du 23 mars. J'en étais arrivé à la Charte des droits et libertés. Je reprends donc et prie celles et ceux qui n'auraient pas pris connaissance de la Note du 23/3 de s'y reporter si besoin.

La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

Les Libertés fondamentales garanties sont notamment la liberté de conscience et de religion, et  la liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression.  Il est également indiqué que la loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe[1], l'âge ou les déficiences mentales ou physiques. Mais, précision importante, la Charte ajoute que cela n'a pas pour effet d'interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d'individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques:

L’article 27 de la Charte garantit  la diversité culturelle, mais comme un droit individuel et non comme un droit collectif. En revanche des droits collectifs concernent les canadiens francophones et les peuples autochtones.

La Charte donne beaucoup d’importance à la Cour suprême, tout Résidant, même non permanent, peut y recourir et de nombreux conflits d’intérêts mais également des conflits mettant en jeu des valeurs. Le refus de la discrimination indirecte et l’accommodement raisonnable sont les principes régulateurs.

L’idée d’accommodement raisonnable est issue d’un constat : dans les sociétés modernes certaines règles sociales –considérées comme neutres- induisent des discriminations indirectes. Ainsi des commerçants juifs, qui fermeront leurs boutiques le vendredi soir et le samedi, seront désavantagés par une fermeture obligatoire le dimanche. Cet exemple montre que les migrants récents ne sont pas les seuls concernés. Un officier d’état-civil, chrétien fondamentaliste, pourra d’ailleurs invoquer l’accommodement raisonnable pour justifier de se faire remplacer lors de la célébration de mariage d’un couple de même sexe.

Plus généralement, on pense que la prise en compte de caractéristiques culturelles favorise la participation à la sphère publique commune et éloigne de l’enfermement dans la différence. Il faut donc s’accommoder  à la pluralité, en tenir compte, dans les organismes publics comme dans les institutions privées. Le même effort de refus d’une discrimination doit être consenti à un handicapé, une femme, un membre de minorités culturelles.

Cet accommodement est une obligation juridique, mais il doit rester « raisonnable » et diverses balises sont prévues. Ainsi il ne doit pas engendrer un coût excessif (l’argument est reçu moins favorablement pour un service public que pour une entreprise privée). Il ne doit pas également nuire au fonctionnement du service (ainsi une burka qui rendrait l’identification impossible ne peut être acceptée), aux règles de sécurité, aux conventions collectives, et , enfin, il ne doit pas porter atteinte aux droits d’autrui (définis par la Charte des droits et libertés),

D’une manière générale, les étapes du renforcement de la lutte contre la discrimination raciale dans les institutions fédérales ont été les suivantes :

1984-1985 Réorganisation des programmes par un gouvernement  conservateur 

On met l’accent sur l’intérêt économique du multiculturalisme : le Canada devient ainsi + concurrentiel sur les marchés internationaux en raison des connaissances particulières des immigrés (+ de la moitié des PE  appartiennent ou sont exploité par des personnes d’origine autre que britannique ou fçaise). Vancouver et les relations avec HK et Taiwan sont spécialement visées.

1988 Loi du multiculturalisme canadien avec  ministère autonome

. « Permettre une politique allant au-delà du respect des droits de l’homme et voulant promouvoir une société pluraliste et ouverte »

Secrétariat du multiculturalisme, budget accru (26M D)

Dés ce moment là le multiculturalisme est contesté.

En 1991, création d’un nouveau ministère du Multiculturalisme et de la Citoyenneté En 1993 Ministère du Patrimoine canadien

Accent renforcé par le retour au pouvoir des libéraux en 1994 : le multi doit non seulement promouvoir l’égalité et la liberté de la pluralité culturelle, mais participer à la promotion de nouvelles valeurs communes dans une période de recul de l’Etat providence. Peur de la conception qu’ont les citoyens d’eux mêmes comme consommateurs de droits.

A partir de 1995, refonte des critères de financement car les ONG subventionnés doivent participer à la création de nouveaux espaces de rencontre, insuffler un sens du vivre ensemble et contribuer à résoudre des problèmes sociaux locaux ou circonscrit. Les activités culturelles de ces ONG n’émargent plus au budget du multiculturalisme..

Le Multiculturalisme est donc une politique fédérale mais des « programmes de multiculturalisme » ont été lancés au niveau de gouvernements provinciaux  et de municipalités de grandes villes.

-         programmes : reconnaissance accrue en histoire et littérature des contributions des minorités ethnoculturelles + enseignement bilingue

-         modifications des horaires de travail et des codes vestimentaires pour tenir compte des religions des migrants-         sensibilisation antiraciste et formation à la diversité culturelle-         cours d’alphabétisation en langue maternelle pour les immigrants adultes

-         mesures de traitement préférentiel

Cela peut relever d’autres ministères fédéraux ou d’autres instances que le fédéral.

On va le voir en donnant la synthèse d’une étude de Christian Poirier : « Communautés ethniques, groupes d’intérêt et institutions à Ottawa et Vancouver » in B. Jouve et A.-G. Gagnon, Les métropoles au défi de la diversité culturelle, Grenoble, PUG, 2006, 263-

Ottawa : création d’un Comité consultatif sur les minorités visibles en 1982, Année 1990 : structure administrative de respect des droits de l’homme et d’équité en matière d’emplois qui prend aussi en compte personnes handicapées, etc (même élargissement à Vancouver)

2000 : programme se focalisant sur l’accès aux services et emplois municipaux plus que sur participation aux décisions politiques

Ce qui a le plus progressé à Ottawa : sont les dossiers de l’équité sur le marché du travail, et la sensibilisation des employés municipaux à la diversité.

Dans la police toutes les nouvelles recrues reçoivent une formation sur les relations interraciales et la prévention de la discrimination En 2000, on a créé un : Comité d’action police - citoyens pour améliorer les relations entre la police et les minorités visibles avec des équipes d’intervention composées de policiers et membres des minorités visibles pour la médiation des conflits.

Mais depuis 11 septembre, avec une communauté musulmane, relativement importante = on s’inquiète moins des relations interethniques que des relations interreligieuses

Ottawa met en avant l’aspect « capitale du Canada »  et la nécessité faire de la ville un symbole « d’unité et de fierté » dans le sens d’une valorisation de la citoyenneté canadienne.

Problèmes :

-         perpétuation d’une logique centralisée et bureaucratique : comité consultatif : «comment donner un avis sans connaître les enjeux débattus » ?

-         capacité financière comité est restreinte

-         multiplication des mécanismes consultatifs ne facilite pas démocratisation processus décision

A Vancouver  le discours s’avère beaucoup plus centré sur la diversité culturelle et joue de la valeur ajoutée de son caractère cosmopolite et de ses relations économiques avec l’Asie (c’est  la grande ville canadienne la plus autonome économiquement à l’égard des USA). Les autorités municipales luttent pour sensibiliser les citoyens à des rapports interethniques harmonieux devant les inquiétudes de la majorité anglophone face au développement du niveau de vie des chinois et l’arrivée massive d’investisseurs asiatiques (notamment d’HongKong).

Différents mécanismes sont mis en œuvre :

- implication municipale dans le social, normalement compétence provinciale

- Comité consultatif pour promouvoir l’harmonie dans les rapports interethniques et facilité la communication entre les groupes et la ville

- programme d’accès à l’égalité dans l’emploi

- illumination des arbres situés devant la Mairie en fonction des différentes fêtes culturelles et religieuses des communautés ethniques, il n’y a cependant pas de représentation mémorielle liée aux communautés ethniques (autrement dit : on valorise la diversité synchronique mais pas la différence d’origines)

- formation interculturelle de la fonction publique et panoplie de services linguistiques

- 20% budget local alloué à des organismes qui s’occupent de communautés culturelles qu’ils soient spécifiques ou transversaux« existence d’une véritable culture politique centrée sur l’importance du tissus associatif et l’implication citoyenne » = beaucoup d’associations sont à portée transversale

- implication forte des services de police 

Bilan : « relations interethniques relativement harmonieuses. On note cependant la présence de nombreux graffitis à forte connotations raciste » et le « Conseil municipal de Vancouver est essentiellement « blanc »

Bilan pour les 2 villes  (toujours selon Christian Poirier)

-         risque de monopolisation par certaines personnes, communautés ou groupes d’intérêt : Vancouver communauté chinoise bien organisée et la communauté philippine ne l’est guère, Ottawa = communautés juive et musulmane en position de force

-         émergence d’experts en consultation publique, ceux qui s’impliquent ont entre 40 et 65 ans et des revenus et niveau d’éducation plus élevés que moyenne; articulation entre identité et intérêt =  identité ethnique minoritaire et intérêt à jouer le jeu de la majorité d’où tentent « d’adoucir en sein de la sphère politique des revendications identitaires fortes s’exprimant dans la société » (JB : mais n’est ce pas le but implicite recherché : canaliser et rendre ‘comestibles’ en qque sorte les revendications, en reprendre qque chose, avoir des médiateurs qui bien sûr ne seront pas les plus démunis et qui auront des connivences avec les deux camps ?)

-         risque de revendications centrées sur des intérêts particuliers et de concurrence entre diverses catégories identitaires gays et lesbiennes, handicapés, personnes âgées,..) dans quête reconnaissance et appropriation des fonds publiques

-         lacunes dans certains processus de consultation (sélection implicite)

-         certain décalage entre discours et action municipale : si l’idéal multiculturaliste est célébré, c’est souvent l’universalisme civique qui se traduit concrètement » (278)

 IV Le débat sur le multiculturalisme

Micheline Milot parle pour le Canada d’une « dissociation réelle entre les Eglises et l’Etat, laquelle s’est amorcée dés le XVIIIe siècle » ; « séparation informelle mais effective » (« La laïcité au Québec et en France », Bulletin d’histoire politique, 13, 3, printemps été 2005).

De fait, dans le débat sur le multiculturalisme, opposants comme partisans invoquent la séparation des Eglises et de l’Etat.

1° Les mises en cause du multiculturalisme :

Elles ne sont pas nouvelles : dés le départ, il y a eu des opposants et des méfiances, notamment de la part de Québécois affirmant que le multiculturalisme était une manière de noyer les revendications de la nation québécoise dans une polyethnicité. Mais, dans les années 1990, 2 ouvrages sont parus dont les thèses ont été reprises par certains médias, qui en ont fait la promotion.

Neil Bissoondath, Le marché aux illusions : la méprise du multiculturalisme, Montréal-Paris, Boréal-Liber, 1994 (Réédit Seuil 1996) (Bissoondath est un romancier, né à Trinidad en 1955, il émigre au Canada en 1977 –Ontario-,  et vit depuis 10 ans au Québec)

Richard Gwyn, Nationalism Without Walls : The Unbearable Lightness of Being Canadian (Nationalisme sans murs: L’insupportable légèreté d'être canadien), Toronto, McClelland and Stewart, 1995 (on pourrait aussi traduire par: la non consistance de l’appartenance canadienne) (Gwyn est né en 1934, il est Anglais et habite au Canada depuis 1954, journaliste The Toronto Star, puis free lance)

Tous les 2 soutiennent que le multiculturalisme abouti à la « ghettoïsation » = la formation de bastions autonomes en marges de la société, cela abouti à des formes « d’apartheid », à l’exacerbation des différences, des ressentiments, des antagonismes,  des réflexes pathologiques d’apitoiement victimaire, de maintien d’un attachement à la patrie d’origine. Les leaders ethniques sont poussés par le multiculturalisme à garder leurs membres à l’écart de la majorité. Bref,p  pour eux, cela a augmenté les cloisons culturelles et a nui à l’intégration.

D’après Gwyn :

- les Canadiens britanniques des classes moyennes se sentent de plus en plus « exclus » des institutions communes par des groupes ethniques envahissants, du coup, ils « se retirent du cœur de la société » (p.202) ; en effet, quand ils ont posé des questions sur le multi, ils « n’ont obtenus que des réponses culpabilisantes » (p. 189) (style : vous êtes racistes) : transformation progressive de la culture canadienne britannique en « une culture de l’arrière pays, du monde agricole, des petites bourgades et de villes [moyennes] » (p.117

- la logique du multiculturalisme va voir une montée des revendications d’un droit à la différence qui atteindra les valeurs fondamentales : « si la mutilation générale des femmes est reconnue comme une pratique culturelle distinctive –notamment chez les Somaliens- alors puisque le but du multiculturalisme est de « préserver » et de « promouvoir les valeurs et les mœurs des groupes multiculturels, pourquoi cette pratique devrait-elle être interdite au Canada ? » (p 189) (pour le moment, accord des immigrants provenant des pays où l’excision était pratiquée pour l’abandonner, mais, bien sûr, l’affaire dite du « tribunal islamique » de Toronto dont je vais parler va dans ce sens pour les adversaires du multiculturalisme).

- selon lui, pour le « Wall » jeffersonien (= le mur de séparation entre les Eglises et l’Etat) : « un multiculturalisme officiel est aussi contestable que ne le seraient une loi sur la multireligion et un ministère du multireligionisme. Dans l’édification de notre pays, un de nos exploits fut de séparer l’Eglise et l’Etat ; nous avons maintenant renversé la situation en liant la race à l’Etat » (p. 273)

- il défend enfin une thèse intégrationniste (en référence au modèle républicain américain plus que français) : Les différences sont respectées à l’intérieur de la sphère privée mais elles ne doivent pas s’exposer dans la sphère publique où il doit y avoir un mur de séparation et égalité de tous les citoyens qui doivent se conformer à des valeurs et des règles communes régissant la vie collective.

Ces méfiances ont été dernièrement attisées par deux affaires.

La première, en Ontario, a été provoquée par l’extension à un organisme musulman, en 2003, de la possibilité de substituer des procédures d’arbitrage interne pour des questions de droit civil, commercial ou familial qui existe en Ontario depuis 1991. Les positions de cet organisme sur les rapports hommes femmes et les risques que les droits des femmes (notamment les migrantes récentes qui ne savent pas bien l’anglais et qui ne sont pas au courant des différentes balises mises dans les procédures d’arbitrage) ont entraîné la protestation du Conseil canadien de la femme musulmane, soutenu par des féministes de divers pays. Il s’agissait nullement là d’un cas d’accommodement raisonnable (qui de toute façon ne peut être accordé qu’à des individus).. L’affaire a pris une tournure émotionnelle tout en permettant « à la communauté musulmane de s’immiscer dans le débat public sous une forme plurielle »[2]

La seconde affaire, qui a secoué le Québec, a été celle du kirpan, ou poignard traditionnel, dont le port fait partie des convictions des Sikhs.  Devait-il être autorisé à l’école ? La Cour d’appel québécoise a dit non, la Cour suprême canadienne a renversé la décision a condition que le kirpan soit cousu dans un fourreau et inaccessible sous les vêtements. Au-delà de la dimension symbolique revêtue par la divergence des décisions entre le Québec et le Canada, on atteignait là, comme l’a reconnu l’avocat du plaignant, « la frontière du raisonnable »[3]. Journalistes et personnalités politiques québécois ont entamé une campagne parfois virulente, un ancien ministre dénonçant des « cafouillages sociétaux ».

 2° Will Kymlicka et le multiculturalisme repensé

W. Kymlicka est. professeur à Queen’s University (Kingston, Ontario), PhD en 1987, auteur notamment de Libéralisme, communauté et culture, 1989, La citoyenneté multiculturelle, 1995 en anglais, Boréal, 2001 pour l’édit fçaise réagit et publie La voie canadienne. Repenser le multiculturalisme, Boréal, 2003 pour l’édition française ; en anglais Finding Our Way : Rethinking Ethnocultural Relations in Canada). Il a critiqué les théories de la justice de John Rawls  et se situedans la lignée de Ronald Dworkin (né en 1931) et de sa notion de « l’égalité de respect et de considération »

Selon lui, dans ce débat, personne ne définit l’intégration et n’en donne des critères ; le multiculturalisme est récusé sans que l’on présente des données empiriques montrant qu’il a fait faillite.

Kymlicka donne certaines données tirées de différentes études qui vont à l’encontre des reproches effectués comme le haut degré de naturalisation canadienne des immigrants, alors que cela n’apporte rien d’autre que le droit de vote, ou encore l’absence de parti ethnique qui lui apparaît également comme un indice favorable, de même il cite des enquêtes indiquant que le taux de mariages interethniques s’est multiplié depuis 1971 et qu’il y a eu un déclin de l’endogamie. Cela, précise-t-il n’est pas un objectif de la politique multiculturelle mais un effet second  car montre que les Canadiens fréquentent de plus en plus des personnes issues d’autres groupes ethniques ; bref pour lui la plupart des clignotants sont au vert, tout au plus admet-il, « au sein de groupes d’immigrants assez anciens » (juifs, Italiens) de « légères tendances à la concentration territoriale ». Il cite enfin un rapport d’Orest Kruhlak : « quelque soit la variable étudiée (…) aucun ne nous permet de conclure à la mise en valeur de la séparation ethnique. » (p. 36 de WK).

Sur la séparation Eglises-Etat, Kymlicka indique que « des règles et des pratiques institutionnelles ont été conçues à l’origine pour –et par- une population homogène » (=chrétienne) et donc peuvent créer des difficultés à partir du moment où la population ne l’est plus : « ayant fixé une semaine de travail qui favorise les chrétiens, les Canadiens ne peuvent pas vraiment s’opposer à des exemptions pour les musulmans ou les juifs en arguant la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Ces groupes exigent simplement que l’on tienne compte de leurs besoins religieux, comme on l’a fait depuis toujours pour ceux des chrétiens. » (p. 77)

Ensuite, il dit que s’il y avait faillite du multiculturalisme le Canada devrait s’en sortir moins bien que les USA  et la France, or c’est l’inverse qui se produit (sur la France : « Le Canada s’en tire mieux en ce qui concerne non seulement le taux d’intégration mais aussi les rapports interethniques quotidiens », p. 37). Les seuls résultats analogues étant, d’après lui, l’Australie qui a aussi une politique multiculturelle.

Il se demande alors pourquoi toutes les données statistiques n’arrivent pas à rassurer de nombreux Canadiens : pour lui, il existe actuellement une inquiétude quant aux limites du multiculturalisme, limites qui n’ont pas été assez explicités par les promoteurs des politiques publiques. Sa thèse est en gros que le pouvoir politique ne peut pas être, de toute façon, culturellement complètement neutre et d’ailleurs, au Canada, ne prétend pas l’être puisque le multiculturalisme s’effectue dans le cadre du bilinguisme, ce qui favorise deux cultures de société l’anglophone et la francophone. Le multiculturalisme ne saurait donc être sans limites et celles-ci sont notamment données par la Charte des droits et libertés.

Par ailleurs, il répond aux Canadiens anglophones qui craignent que le multiculturalisme induise l’extension à différentes communautés des tendances séparatistes québécoises (intéressant, car au Québec le multiculturalisme est parfois accusé de l’inverse) : « l’expérience historique des Québécois [montre] qu’une minorité ne peut maintenir sa culture de société que si elle obtient des pouvoirs substantiels dans les domaines suivants : la langue, l’enseignement, la fonction publique et l’immigration » et pour cela une « minorité doit exercer un contrôle réel sur un corps politique ou une entité politique quelconques » (p. 56). Il ajoute que se sont les colons occidentaux qui, dans l’histoire, ont édifié des sociétés séparées (p. 61). Il estime donc non fondées les diverses craintes à l’égard du multiculturalisme.

3° Les enjeux du débat :

-         d’abord on constate, une fois de plus, la différence entre une perception de sciences humaines et une perception événementielle et médiatique  (je ne dit pas que la seconde est fausse mais son rapport au réel est différent) ; la seconde perception s’est accentuée depuis l’ouvrage de Kymlicka avec les affaires du port du kirpan et du « tribunal islamique » en Ontario. De même pour une perception scientifique, il y a des raisons préalables de conflits et le non événement est construit, alors que dans une perception médiatique, le non-événement est naturel, rejeté dans l’impensé.

-         ensuite, ce qui est considéré comme des signes de séparatisme par les adversaires du multiculturalisme est souvent considéré comme signe d’intégration par les partisans : demande des Sikhs d’être exemptés de porter le couvre chef du corps national de police a été perçu comme un refus d’un « symbole national » par les adversaires, alors que pour W. Kymlicka  le fait « que des Sikhs souhaitent se joindre à notre corps national de police est un indice assez révélateur de leur désir de participer et de contribuer à la société. » (p. 73). Donc, comme le dit WK lui-même, la représentation de l’intégration est un enjeu.         

     Kymlicka parle d’ « intégration équitable » ce qui signifie une intégration qui maintient la possibilité d’une certaine différence culturelle ; cela implique en fait peut être moins du séparatisme et de la juxtaposition que la construction d’une société en mouvement, et donc qui ne ressemble plus forcément à ce qu’elle a été ; dans cette perspective l’intégration n’est pas un mouvement unique des nouveaux migrants mais un processus qui demande une certaine réciprocité. Ainsi Kymlicka prend l’exemple des festivals ethniques, il dit d’abord que c’est un problème d’équité : à partir du moment où l’Etat finance les arts, il faut veiller à ce qu’il n’y ait pas de discriminations. Mais, en outre, il remarque que le public est interethnique et donc que « ces appuis financiers permettent en définitive à la majorité d’en apprendre un peu sur les groupes qui vivent à ses côtés » et comportent en définitive une « dimension de rapprochement interethnique » (p. 74). Là encore, réciprocité, jusqu’où ? Et cela signifie aussi qu’un groupe dominant l’est moins, ce qui est toujours douloureux (pour ce groupe) et entraîne d’autant plus une crise d’identité que ce groupe ne s’est pas conçu jusqu’alors comme un groupe particulier (cf les hommes face aux femmes, par exemple.).

-         la dimension symbolique du problème est importante : W. Kymlicka indique qu’il n’y a pas de séparatisme constatable, mais il reconnaît lui-même que l’interrogation porte sur « une sorte de séparatisme dans les esprits » (p. 86) et que les limites du multiculturalisme n’ont pas toujours été explicitées (elles semblent claires pour des juristes, sociologues, etc : ceux que j’ai rencontrés m’ont tous dit, par exemple, que le projet de tribunal islamique de Toronto dans la forme où il se présentait n’avait aucune chance juridique d’aboutir, mais des militantes et militants sont convaincues du contraire, Cf l’ouvrage collectif : Des tribunaux islamiques au Canada, Sisyphe, 2005).          En revanche Kymlicka tient à la dimension symbolique que le multiculturalisme revêt auprès des immigrants : 2 affirmations symboliques : d’abord, le rejet du « passé assimilationniste » : « plus jamais nous ne considérerons le Canada comme un pays de « blancs » (…) Au contraire, nous avons reconnu et consacré le fait que le Canada est un pays multiracial et polyethnique »,  ni « exclusion raciale » ni « oppression culturelle » (p. 92s) ; ensuite,  la seconde affirmation symbolique«  soulignait que les immigrants (…) avaient apporté une contribution essentielle à la société canadienne, que leur identités particulières représentaient une caractéristique fondamentale du Canada et que celles-ci devaient, dans la mesure du possible, être reconnues. » (p. 91)

-         plus précisément le multi est un élément du débat sur particulier et universel : critique d’un universalisme ethnocentré et volonté de construire un nouvel universalisme qui tienne compte de la diversité culturelle (« universalisme de surplomb » selon l’expression de Michael Walzer, qui estime qu’il a sa racine dans le monothéisme juif des prophètes : un seul Dieu, une seule loi, une seule justice, etc et que les Lumières ont conservées à abandonner au profit d’un « universalisme réitératif » qui se construit dans la rencontre des cultures et n’aboutit pas à des valeurs intemporelles et non spatiales).

-         Cela pose le problème du fond commun : ou on dit « valeurs universelles » et alors il y a bien un niveau où universalisme et construction historique occidentale se rejoignent ou on dit : valeurs du pays d’accueil et alors on assume que le lien politique soit dans la particularité (et non dans le nouvel universalisme de la rencontre), et l’universalisme est à un autre niveau, même si cela ne délégitime pas la recherche de passerelles et (à ce niveau) le multiculturalisme. Mais il faut clarifier. W Kymlicka contribue à cette clarification mais le travail n’est sans doute loin d’être terminé. Ainsi à l’Université de Montréal j’ai participé à une grande rencontre sur « l’accommodement raisonnable » fin mars et une autre va avoir lieu en avril.!

Il y a une critique de l’Etat-nation comme prétendant être un vecteur d’universel (et notamment de la laïcité française) dans un monde où les pays deviennent de plus en plus multinationaux. Le philosophe québécois Daniel Marc Weinstock écrit à ce sujet: « En principe, il y a quelque chose d’admirable et d’attirant dans la conception française de la laïcité. Il y a derrière ce principe dans sa forme la plus pure un profond souci d’égalitarisme. En effet, si nous sommes sur la place publique tous dénudés de nos appartenances particulières, la possibilité d’iniquités perpétrées par les majorités religieuses ou ethniques à l’endroit des minorités disparaît. S’il en est ainsi en théorie, la pratique est tout autre. Force est de constater que la laïcité est devenue à bien des égards en France un moyen de dissimuler de telles iniquités. C’est que les symboles et les pratiques de la majorité peuvent toujours être présentés comme « neutres ». (…) Ils font, pour ainsi dire partie de l’oxygène. Mais les marques de différence des minorités sautent aux yeux, et sont même amplifiées. Ce qui au départ devait être un principe permettant à tous les citoyens de disposer d’un statut égal sur la sphère publique devient un outil permettant à la majorité de faire valoir son poids numérique tout en se targuant d’un principe apparemment irréprochable. Il n’est donc pas étonnant que les relations ethnoculturelles soient aussi tendues en France, et qu’elles donnent lieu à des débordements comme ceux qu’ont connus les banlieues en 2005. »

Texte : « Pour le multiculturalisme canadien, contre la laïcité française ».

Canada, Australie, expérimentent-ils une « nouvelle gouvernance » appelée à s’étendre sous des formes diverses ou, au contraire, cela restera-t-il lié à la spécificité de ces pays ?

 V  Le Québec et sa spécificité

Cf. M. Milot, La laïcité dans le Nouveau Monde, le cas du Québec,  Turnout, Brepols, 2002.

D. Helly, Le Québec face à la pluralité culturelle 1977-1994. Un bilan documentaire des politiques, Institut québécois de recherche sur la culture, Presses de l’Université de Laval.,1996.

Québec = environ 1million542 km2, et environ 8 millions d’habitants dont 83% de francophones, 8% d’anglophones et 9% d’allophones. ; la moitié est dans le « Grand Montréal ».

Lors de la constitution de l’Etat Canadien, une certaine autonomie laissée aux provinces (mais droit de « désaveu ») et notamment. Code civil du Québec (alors que Commun Law britannique ailleurs). Longtemps, il y a eu des écoles séparées pour catholiques (francophones) et protestants (anglophones) (idem pour minorités catholiques du reste du Canada)

Forte influence de l’Eglise catholique, mais années 1960 = La révolution tranquille de Jean Lesage, avec des catholiques modernistes (c’est l’époque du Concile Vatican II).

Mouvement indépendantiste (visite de Gaulle en 1967 : à Montréal : « Vive le Québec libre »). FLQ = avec enlèvements et assassinat Jean Laporte en 1970

1971 : politique multi canadienne. 1975 : Charte des droits.

Création du Parti Québécois (indépendantiste) en 1968, arriva au pouvoir en 1976 (avec promesse de ne pas faire l’indépendance immédiate mais de consulter la population, ce qui fut fait en 1980 avec le projet de « souveraineté association », qui recueillit 40 % des suffrages)

1982 : rapatriement de la Constitution par Trudeau, le Québec est contre mais la Cour suprême estime que la Constitution s’applique qd même à toutes les provinces qui forment le Canada.

1985-1994 le Parti libéral retrouve le pouvoir et tente un accord d’abord en 1987 puis en 1992 avec l’Accord de Charlottetown qui est repoussé à la fois par le Québec (56,7%pas assez d’autonomie) et par l’ensemble du Canada (54,3%, trop d’autonomie et trop d’importance pour l’Ouest aux 2 provinces Ontario – Québec ; il y a eu 68,3 % de non en Colombie britannique). La campagne a ressemblée à celle du référendum français sur l’Europe : les 10 gouverneurs de provinces et les élites étaient pour l’Accord = seul moyen de conserver le Canada ; au début on a cru que cela serait facilement ratifié et au fur et à mesure de la campagne les gens trouvaient dans l’accord qque chose qui leur déplaisait ; de plus il y avait une impopularité du chef du gouvernement d’Ottawa et des élites.

1994 : le PQ revient au pouvoir, de nouveau un référendum en 1995 ; cette fois très serré : seulement 50,6% de non à la souveraineté.

Ensuite un processus de laïcisation scolaire a été enclenché et a abouti en l’an 2000 à la disparition de l’aspect confessionnel des écoles publiques. Une nouvelle étape va avoir lieu en 2008 avec la création d’un cours de culture religieuse.

Depuis 2003 le Parti libéral est de nouveau au pouvoir au Québec. Et les libéraux qui étaient au pouvoir au Canada ont été remplacés, après le scandale des commandites, en 2006 par les conservateurs, Stephen Harper qui a fait adopter par le Parlement une déclaration (sans valeur juridique, mais qui donne des possibilités politiques) indiquant que « les Québécois forment une nation au sein du Canada uni ».

J’étais à Montréal le jour des élections législatives  (26 mars 2007) québécoises qui ont vu un parti populiste, l’Alliance Démocratique du Québec parvenir en seconde position, obligeant le Parti libéral au pouvoir a former un gouvernement minoritaire et marginalisant le Parti Québécois, indépendantiste. Même si de nombreux facteurs ont joué, les craintes à l’égard de l’accommodement, notamment en milieu rural non confronté directement à des minorités mais influencé par la télévision, ont constitué un élément favorable à l’ADQ.

Le gouvernement a demandé à deux universitaires, le philosophe Charles Taylor, et l’historien Gabriel Bouchard, un rapport sur l’accommodement raisonnable. On peut en espérer un travail de clarification et de réflexion, notamment sur les limites du « raisonnable ». Mais en fait une décision politique n’est pas du ressort du Québec et les autres provinces canadiennes ne ressentent pas le problème de la même manière. Dans un ouvrage à paraître, J.F. Gaudreault-Desbien, professeur à l’Université de Montréal, souligne « l’influence considérable » du clergé catholique au Québec avant la Révolution tranquille ; du coup, l’accommodement raisonnable rappellerait aux Québécois « ce qu’ils ne veulent plus être ». Cela pourrait rappeler le cas français, ce n’est pas tout à fait le cas et, au débat qui vient d’avoir lieu à Montréal, le juriste José Woehrling a déclanché les rires complices de l’assistance en affirmant que la France comprenait l’accommodement de travers en demandant aux minorités de s’accommoder à la majorité, déjà préalablement dominante.

Le Québec parle plus volontiers d’interculturalisme que de multiculturalisme et met 3 limites qui doivent former le contexte de l’interculturalisme :

-         la reconnaissance du français comme langue de la vie publique,

-         le respect des valeurs propres à la démocratie libérale, dont les droits politiques et civils et l’égalité des chances

-         le respect du pluralisme, y compris l’ouverture d’esprit et la tolérance à l’endroit des différences.

(Pour Gwyn il s’agit d’un cas de figure différent du multiculturalisme canadien; pour Kymlicka. ce sont les limites implicites du multiculturalisme partout au Canada, mais c’est bien qu’elles soient explicitement dites).

 

Remarque conclusive : Le Canada n’est pas le « paradis sur terre » et j’ai tenté, le plus honnêtement possible, de restituer les données des problèmes et des débats qui y existent.

Comme je l’ai indiqué, je suis preneur de compléments et de remarqués argumentées (Merci à Eric Wingender de son Commentaire de la Note du 23).  Mais à travers des tâtonnements, ce qui se joue là est la prise en compte que, contrairement au deux précédentes mondialisations (celle qui a suivi les « Grandes découvertes » et celle des empires coloniaux mondiaux) la globalisation actuelle n’est plus une extension de l’Occident.


[1] Un article spécial (l’article 28) précise : «  Indépendamment des autres dispositions de la présente charte, les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes »

[2] S. Charles, Le Débat, nov-dec. 2006.

[3] Me J. Gray, Journal du barreau du Québec, fév. 2007.

23/03/2007

CANADA ET FRANCE, multiculturalisme et laïcité

Cheres Amies et chers Amis,

C'est le sprint pour mon nouveau "Que sais-je?" (cf. la Note sur 7 mars dernier), mais je ne saurais vous abandonner et donc, comme les compromis font partie de la vie, je vous livre une Note,... sous forme de notes que j'aurais voulu retravailler avant d'en faire une Note du blog (vous suivez j'espère...). Donc, excusez la forme un peu relaché, moi qui d'habitude est un français aussi soutenu et académique que le défunt San Antonio.

Votre Jean Baubérot

PS: si j'ai écrit des bêtises, je compte sur les internautes canadiens (et autres) pour me l'écrire, gentiment bien sûr!

2ème PS: quand il y a du bleu, cela signifie que j'ai délibérément et honteusement piqué l'info à Wikipédia.

Canada et France semblent être 2 modèles opposés : le multiculturalisme d’un côté et la laïcité républicaine de l’autre(et vu du Canada, les Etats-Unis sont un pays démocratique libéral et non un pays multiculturel ; cf le débat entre Bissoondath et Gwyn d’un côté, Will Kymlicka de l’autre. Ce dernier écrit, qu’aux USA on « met l’accent exclusivement sur l’identité et les valeurs communes » et l’on « s’oppose à toute reconnaissance ou affirmation des différences culturelles », p. 37).

Pourtant Canada et France se sont unis pour être, à l’UNESCO, les co-parrains d’une Déclaration sur la diversité culturelle (contre les Etats-Unis et Israël). Ce qui n’empêche pas de parler de « modèles » différents. 

Par ailleurs, Canada et France étant 2 pays démocratiques, il existe en leur sein des débats internes ; mais le débat est tjrs plus ou moins préformaté.

Et, sauf méconnaissance de ma part, la comparaison est peu faite (ou alors elle se limite au Québec, et si le Québec est intéressant, c’est dans la mesure où il est Canadien et francophone, avec des relations compliquées à l’ensemble du Canada, et à la France aussi d’ailleurs)

 

Bref rappel historique sans aucune prétention sur le Canada :

On parle d’Irlandais venus entre le VIe et le Xe siècle, de Vikings au XIe, qui s seraient mêlés aux Iroquois. Plus systématique à partir du XVe siècle : Jean Cabot, vénitien au service du roi d’Angleterre arriva à une « terre neuve » (1497), où pèchent ensuite des Bretons (français),  anglais, espagnols, portugais, etc. Ephémère colonie portugaise au Cap Breton en 1520s. (cf le chauffeur de taxi !). Verrazano, florentin travaillant pour François Ier se rend compte que c’est ni l’Asie ni l’Afrique, il établit une carte où « Nova Gallia » (1529). Puis voyages de Jacques Cartier. Découvertes du Saint Laurent, rencontres avec des Indiens (Les Iroquois expliquent à Cartier comment se prémunir du scorbut, qui commençait à les décimer). Mais échec d’établir une colonie permanente (entreprise Roberval Cartier) ; guerres de religions détourne France du Canada.

1608 : Samuel de Champlain, géographe et explorateur fonde la (future) ville de Québec ; alliance avec les Hurons-Wendats et guerres contre les Iroquois.

1627, création de la Compagnie de la Nouvelle France par Richelieu.

Quand Champlain meurt en 1635 : 200 habitants sur le St Laurent qui en majorité s’intéressent à la traite des fourrures. Fondation cette année là du collège de Québec par les jésuites (en 1634 : Trois Rivières) ; 1645 : fondation de la Compagnie des habitants qui réunit dirigeants politiques et économiques.

En 1663 : 2500 habitants dont des communautés religieuses. Louis XIV (Colbert) organise le gouvernement de la colonie qui a une forte autonomie et une grande mobilité sociale dans un système seigneurial souple. Arrivée de « Filles du Roy », pour contribuer à peupler la colonie. Adoption en 1664 de la Coutume de Paris. Importance des communautés religieuses inspirés des idéaux réforme catholique qui contribuent à coloniser le St Laurent et évangélisent des Indiens, facteur de continuité quand la métropole délaisse la colonie. Nouvelle guerre contre les Iroquois en 1665.

 

En même temps : Français et Anglais s’installent tour à tour sur la façade maritime (Nouvelle Ecosse), finalement = Acadie (Arcadie= Pelloponnèse ?) La Nouvelle France voulu contrôler le commerce des fourrures  et pour cela s’étendre et confiner les Anglo-américains à la côte Atlantique : extension de la vallée du Saint Laurent jusqu’à la Nouvelle Orléans, et à l’Ouest aux Rocheuses et au Nord à la baie d’Hudson (aujourd’hui : Les Métis, descendants de paysans bretons et d’indiennes, sont venus avec leur curé qui croyait les conduire vers une terre d’abondance et se sont révoltés contre lui quand ils ont  vécus les difficultés climatiques).

Mais en 1700, colonie anglaise comptaient 275000 habitants et les Franco-canadiens étaient 15000.

En 1760 : 85000 (dont 76000 dans vallée St Laurent) et colonies anglo-américaines : plus d’1M1/2Non seulement les français émigrent peu mais vallée du St Laurent a rigueur climat, éloignement des grandes voies maritimes etc

Acadie = les Anglo-américains, après l’avoir +sieurs fois conquise et perdue, occupent définitivement l’Acadie en 1713 (Traité d’Utrecht). Ils demandent un serment d’allégeance et ne l’obtenant pas (divers offres), le gouverneur Moncton déporte  la majorité de ses habitants francophones en 1755 (« Grand Dérangement »),  bcp  périrent. Après Traité de Paris, ils peuvent alors s’installer en Louisiane (colonie française) et ensuite revenir en Nouvelle Ecosse, à condition de ne pas être trop nombreux dans le même endroit.

Guerre de Sept Ans (1756-1763)

Conquête anglaise en 1759 de la ville de Québec : Article 6, libre exercice de la religion jusqu’au traité définitif

1760 capitulation de Montréal = toute la Nouvelle France est aux mains des troupes anglo-canadiennes et l’acte de capitulation comporte 55 articles dont les articles 27 à 35 concernent les questions religieuses = liberté religieuse accordée, sous réserve du jugement du roi sur certaines questions. Proclamation Royale : la Nouvelle France devient « Province of Québec » où Colonie de Québec. (1760). C’est la 15ème colonie après les 13 originelles de l’Amérique anglaise et la Nouvelle Ecosse.

 

Perte pour la France de l’axe Chicago Détroit Montréal : les grands lacs et la vallée du Saint-Laurent : commencement de la fin de l’hégémonie française au profit du monde anglo-saxon (selon certains historiens).

Les élites partent (environ 2000 personnes) sachant que les postes importants seront occupés par des Britanniques et pour les hommes d’affaires qu’ils ne pourraient plus prospérer  sous le régime colonial anglais. Le peuplement anglais est lent (pour des raisons identiques à celles qui avaient limité le peuplement français). Donc les cadres de l’Eglise catholique constituent un interlocuteur, d’autant plus que clergé habitué au régalisme de la monarchie absolue française

L’Acte de Québec (1774) voté par le Parlement de Londres est muet sur l’établissement d’une religion, reconnaît la liberté de culte des catholiques abolit le serment du Test (avant  les futures Etats-Unis), pour permettre leur accès aux fonctions publiques. Alors que les lois britanniques interdisent toute hiérarchie catholique sur les terres de la Couronne, l’ancien évêque est reconnu « surintendant » de l’Eglise catholique ; cela lui permet d’exercer la plupart de ses fonctions. Par contre,  pas d’assemblée élective car la population anglo-catho aurait dominé l’assemblée. Donc sorte de répartition politico-religieuse avec relations de l’ordre de la transaction.  Gouverneur et Conseil. Au fur et à mesure de leur présence sur le territoire, d’autres groupes religieux se voient reconnaître la liberté de culte.

Du coup, lors de la guerre d’indépendance le clergé prend partie pour les Britanniques quand les Américains envahissent le Québec (1775-1776). La participation de la France à la guerre d’indépendance put soulever des espoirs d’un retour de celle-ci dans la vallée du St Laurent, mais les Français qui avaient conservé la Guadeloupe et les îles à sucre, et St Pierre et Miquelon pour pouvoir pécher, avaient renoncé au Canada, ces « arpents de glace » selon Voltaire.

 

Arrivée de réfugiés loyalistes au Sud du Québec va amener une population britannique dans cette région. À la fin de la révolution américaine, près de 50 000 loyalistes de l'Empire Uni immigrent au Québec, en Nouvelle Ecosse, à Terre Neuve. Comme ils ne sont guère les bienvenus en Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick se détache de cette colonie pour les accueillir.

L’Acte constitutionnel de 179 sépare le Québec en deux provinces, le Haut Canada, protestant et anglophone et le Bas Canada, catholique et francophone conserve la liberté de culte. Il y a « ni religion d’Etat, ni séparation » mais « le choix de la neutralité.»[1]

Une série d'accords mène ensuite à de longues périodes de paix entre le Canada et les États-Unis, n'étant interrompus que par de brefs raids opérés par des insurgés politiques. L'absence de pouvoirs réels du parlement du Bas Canada, les difficultés sociales et le sentiment de minorisation des francophones mènent à la révolte des patriotes. Sous la direction de Louis Joseph Papineau, ils déclarent l'indépendance de la république du Canada. Cette volonté d'autonomie est violemment réprimée par l'armée britannique. Plusieurs patriotes sont pendus, certains sont déportés en Australie, et d'autres doivent s'enfuir aux Etats-Unis 

1840 : Le Canada Uni fusionne les deux Canadas en une seule colonie quasi-fédérale,  abrogeant une partie des droits octroyés aux Canadiens français

Entente en 1846 pour retenir le 49e parallèle Nord comme frontière séparant les États-Unis de l'Ouest de l'Amérique du Nord britannique, le gouvernement de Grande-Bretagne crée  en 1858 la colonie de la Colombie-Britannique  (ruée vers l’or). Dès la fin des années 1850, les dirigeants canadiens entament une série d'explorations vers l'Ouest,  avec l'intention de prendre le contrôle de la Terre de Rupert ainsi que de la région Arctique. La population canadienne croît rapidement grâce à un taux de natalité élevé ; l'immigration massive de l'Europe vient contrer l'effet de l'émigration vers les États-Unis, particulièrement celle des Canadiens Français migrant en Nouvelle-Angleterre. En 1867 : Création de l’Etat canadien par l’union du Canada uni avec Nouvelle Ecosse et Nouveau –Brunswick : 4 provinces (par retour en 2 désormais Québec et Ontario). Naissance du Canada moderne comme dominion britannique. Rejoint l’Ontario et la Colombie britannique par extension vers l’Ouest, avec la révolte des Métis, dite Rébellion de la Rivière rouge. Manitoba entre (de force) dans le Canada en 1870. Etc. Il s’agit alors d’un Etat semi colonial aux frontières fluctuantes, détenant une juridiction interne mais n’ayant pas sa propre politique internationale et ne pouvant pas accorder la citoyenneté ni modifier sa constitution (qui est du ressort du Parlement britannique) La création de l’Etat canadien en 1867 l’a été à partir de la représentation ethnoculturelle comme fruit d’une négociation entre 2 peuples  canadien anglais [dominant] et canadien français [dominé], dispersé sur l’ensemble du territoire [pas complètement exact]. Les peuples autochtone en étaient alors exclus,

Processus d’indépendance à l’égard du Royaume Uni surtout de 1931 et 1946 (politique internationale) à 1982 ; Encore now le Canada est officiellement une monarchie constitutionnelle dont la souveraine est la Reine Elisabeth II,  représentée par un gouverneur (une femme haïtienne québécoise, qui a fait des déclarations affirmant que les Québécois ne se souciaient pas assez des autres Canadiens en septembre 2006, qui ont fait scandale au Québec)

Origine de la diversité « ethnoculturelle » du Canada, et du fait de l’importance de la représentation en terme « d’ethnicité » (contrairement à la France ; mais évolution de l’utilisation de ce terme : maintenant il fait place à la subjectivité : à chacun de dire à quelle ethnie il veut appartenir, mais on peut se demander si la représentation sociale fait bien place à cet aspect subjectif et personnel) : le fait que 2 catégories de population habitaient ce territoire avant la venue des Britanniques : les peuples autochtones et le Canadiens français, premiers colonisateurs. On été incorporés au Canada à la suite de la colonisation et (pour les second) de la Conquête britannique et sans leur consentement : ces groupes sont des « minorités nationales » qui se perçoivent eux mêmes comme des « nations » au sein du Canada, des peuples dont l’existence est antérieure à celle de l’Etat canadien lui-même.

 

Cependant ces 2 « nations » n’ont pas la même puissance, la même situation ni le même statut.

Les Canadiens francophones dont les Québécois forment + de 80%, mais minorités dans le Nouveau Brunswick et au Manitoba (11% population de Winnipeg). Le Canada a 32,6 M d’habitants dont un peu plus de 8M sont francophones.

Les Canadiens francophones (qui, pour la plupart, sont dans la position ambivalente d’anciens colonisateurs devenus colonisés ; les Métis étant dans une position doublement ambivalente) ont obtenu  en 1969 que le Canada soit officiellement bilingue  (et le multiculturalisme va suivre en 1971); cela est valable pour tous les emplois d’Etat et tous les services de l’Etat. Le respect de cette disposition est une lutte constante pour 3 raisons :

-         d’abord si le pourcentage de francophones est consistant (environ 25%), il diminue (en 1991, 27M dont 7M de francophones). Le Québec est celle des 10 provinces où le taux de natalité est le plus faible (cf l’Espagne, l’Italie, des pays de culture catholique a sécularisation accélérée récente)

-         ensuite parce que les francophones sont essentiellement concentrés au Québec et que si le Québec défend bec et ongle ses spécificités, il me semble que ses rêves séparatistes contribuent à faire qu’il n’a peut-être pas la politique francophone à l’échelle du Canada qu’il pourrait avoir en lien avec les autres minorités francophones (en tout cas reproches effectués par des membres de ces minorités ; en même temps c’est  ces tendances séparatistes qui poussent le Canada à faire attention à ce que l’anglais n’est pas un monopole. Complexe !). Mais tendance à la territorialisation des langues officielles : moins d’anglophones au Q (8%) et attraction forte du français auprès des immigrants avec volontarisme politique pour imposer le français et tendance de l’anglais à s’imposer partout ailleurs.

-         enfin parce que le Canada le plus dynamique est anglophone : Toronto et l’Ontario, Vancouver et la Colombie britannique, Calgary et l’Alberta. D’où l’attirance pour ces nouveaux centres. Le Nouveau Brunswick est la seule province bilingue mais des jeunes francophones y sont attirés par le boom de l’Alberta.

Les Québécois ont également obtenus un fédéralisme moins centralisateur.

 

Les Autochtones  (3,5% se disent Indiens dans le recensement de 2001 ; cela englobe-t-il les 3 « peuples autochtones » Amérindiens, Inuits, Métis ?): Citoyenneté en 1950 (Inuit) et 1960 (Amérindiens). Avec la Constitution de 1982 ont obtenu la reconnaissance de certains droits et notamment le fait de pouvoir négocier comment réaliser ces droits avec le gouvernement (Winnipeg : terres qui revenaient aux Métis par un traité du XIXe siècle et sur lesquelles une partie de la ville de Winnipeg est construite : négociations à ce sujet).

 

Plusieurs langues autochtones ont un statut officiel dans les Territoires du Nord-ouest; l'inuktitut est la langue de la majorité de la population au Nunavut et l'une des trois langues officielles de ce territoire.

 

Depuis le XIXe siècle (développement après la création de l’Etat), arrivée de vagues successives d’immigrants, d’abord européens (irlandais, allemands, ukrainiens, etc) puis, progressivement depuis  XXe aussi Asiatiques et Africains, d’Afrique du Nord et d’Afrique Noire. Actuellement le Canada a le niveau d’immigration le plus élevé du monde occidental. La citoyenneté pour les résidents blancs en 1946, étendue aux minorités noires et asiatiques en 1948. Jusqu’aux années 1960, modèle d’immigration reposant sur une « conformité anglophone », avec restriction pour l’immigration chinoise. Changement en 1971 avec l’adoption du multiculturalisme.

 Selon O. Nay (p545) : 10 groupes officiellement reconnus au Canada : Noirs, Chinois, Philippins, Japonais, Coréens, Latino-Américains, Insulaires du Pacifique, Indo-Pakistanais, Asiatique du sud-est, Arabes et Asiatiques de l’Ouest)

Actuellement de grandes villes canadiennes comportent un fort pourcentage de personnes nées à l’étranger : Toronto 43,7%, Vancouver 45,4%, Ottawa 21,8%  Montréal en a moins (18,4%). Le Canada dans son ensemble = 16%, Les Etats-Unis 8%  (la France cela doit être moins dans la mesure où on en est à la 2ème voire 3ème génération). (prendre ces statistiques comme ordre de grandeur JB)

Vancouver : 48,5 % de personnes formées de « minorités visibles »[2] dont 85% proviennent d’Asie, notamment des Chinois d’HongKong quand il y a eu le processus de remise à la Chine.

 

Le Canada continue à accepter une immigration de grande ampleur (considérée comme un facteur essentiel du développement collectif), mais avec 3 caractéristiques qui distinguent le Canada de l’UE et de la France en particulier :

-         la possibilité d’un contrôle qui vient du fait que le Canada est bordé par 3 Océans et une double frontière avec les Etats-Unis et que pratiquement personne ne cherche à franchir illégalement la frontière entre les USA et le Canada, pour immigrer. Il n’y a donc pratiquement pas de porosité des frontières.

-         le critère des besoins du marché de l’emploi est utilisé par la politique de l’immigration pour déterminer le niveau d’entrée. La moitié des immigrants est choisie selon le niveau de scolarité, l’expérience professionnelle, la connaissance de l’anglais ou du français, l’âge. On pose 5 questions et il faut avoir une certaine note.  Rappel qu’en France le problème de l’immigration sélective a soulevé une question qui ne fait pas partie du débat social au Canada : est-il légitime d’attirer régulièrement de la main d’œuvre qualifiée dans les pays occidentaux ? Par contre on trouve dans le débat social les notions « d’intégration équitable » (fondamental dans la pensée de Kymlicka par exemple) et surtout d’ « accommodement raisonnable » (qui est une obligation juridique) et de « discriminations indirectes » (commence à arriver en France par l’intermédiaire du droit européen) qui sont des expressions socialement absentes en France et l’ouverture de la fonction publique aux immigrés (alors que le monopole national dans ce domaine est une constante de la politique républicaine française, juste abolie now pour les universitaires étrangers).Dans années 1990, 40% des immigrés âgés de 25 à 54 ans détenaient un diplôme universitaire et 23% des canadiens de naissance du même âge (il faudrait affiner la comparaison en la spécifiant au niveau des villes car logique que le paysan du Québec ou du Manitoba ne possède pas de diplôme universitaire)

-         enfin, le Canada n’a pas d’anciennes colonies ou protectorat mais est lui-même un ancien Etat colonial (ce qui implique d’autres problèmes) et  (jusqu’au 11 septembre) le Canada était loin des zones de conflit. Ce n’est pas le cas de la France, vue du Canada : Marseille est aussi près de l’Algérie (où guerre civile des années 1990)  que Toronto de Québec et la France est plus prés du Proche Orient que Montréal de Vancouver. Mais depuis le 11 sept influence de la situation états-unienne, des discours de Bush  et des infos telles qu’elles sont propagées par les médias.

 

Selon le recensement de 2001, 34 groupes ethniques regroupent chacun au moins 100000 personnes.

Au contraire des minorités nationales les immigrants ont fait le choix de venir au Canada et de s’y installer, au contraire des Canadiens francophones, ils doivent apprendre une des deux langues officielles (qui n’est pas forcément leur langue maternelle) pour pouvoir avoir des emplois et être autonomes dans la vie courante. Ils jouissent de tous les droits excepté le doit de vote ; ils ont le droit de devenir citoyen canadien après 3 ans de séjour et 80 % le font avant la fin d’une décennie de résidence au Canada

 

La politique multiculturaliste :

Cf.  notamment Denise Helly, « Le multiculturalisme canadien : de la promotion des cultures immigrées à la cohésion sociale 1971-1999 », Cahiers de l’URMIS, n°6, 2000 et « Canadian Multiculturalism : Lessons for the Management of Cultural Diversity ? »,  Canadian Issues, Summer 2004, 5-9.

En 1971, adoption, à l’instigation du premier ministre Pierre Trudeau d’une politique de multiculturalisme comportant 4 objectifs :

-          Reconnaissance de l’existence de  groupes culturels et appuyer le développement culturel de ces groupes ethnoculturels, y compris par financement public

-         réduire les barrières ethnoculturelles pour aider leurs membres à surmonter les difficultés qu’ils rencontrent pour participer pleinement à la société canadienne

-         favoriser les rencontres entre groupes en vue de développer la tolérance à la différence culturelle

-         aider les immigrants récents à acquérir au moins une des 2 langues officielles :

« Le multiculturalisme dans le cadre du bilinguisme » était d’ailleurs le titre officiel donné par Trudeau à sa politique. Autrement dit, le multiculturalisme n’était pas le fondement mais une construction sur une fondation culturelle bilingue. Selon certains,  multiculturalisme était un mauvais terme et il aurait mieux valu  parler de « polyethnicité » (Jean Burnet, 1975) ; Trudeau parlait également de « renforcer l’unité canadienne et encourager sa diversité culturelle » (« encouraging cultural diversification »)

Deux programmes sont établis en 1971

-         Ethnic Liaison : préservation et partage des héritages culturels et de la compréhension de tous les canadiens, avec deux volets : la transmission des langues ancestrales et le financement du fonctionnement d’institutions et d’association ethnoculturelles

-         Canadian Identity pour augmenter la participation des immigrés aux institutions canadiennes et renforcer leur identification au Canada.

A partir de 1977-1979 priorité est donnée au financement d’activités multiculturelles ponctuelles plutôt qu’au fonctionnement d’institutions ethnoculturelles.

1982 : Rapatriement de la Constitution du Royaume Uni (dont le parlement avait seul le droit de la modifier) au Canada. Le Québec refuse officiellement de s’y associer mais les décisions prises le concernent quand même.

Charte canadienne des droits et des libertés de la personne dans le préambule de la Constitution La Charte place les droits avant la souveraineté populaire comme principe fondateur du lien sociopolitique au  Canada.

(à suivre)



[1] M. Milot, Laïcité dans le nouveau monde, Le cas du Quebec, 2002, 51.

[2] Définition de Statistique Canada : minorités visibles = « personnes autre que les Autochtones qui ne sont pas de race blanche ou qui n’ont pas la peau blanche »

 

17/02/2007

La laïcité, the Secular State, etc... Petite explication de texte.

Nous avons vu (cf Note du 10 février) que le rapport projetant une Charte de la laïcité fait:

1)      comme s’il n’avait pas existé de pays comportant une séparation de la religion et de l’Etat avant la loi française de 1905 et comme si seuls de Mexique et la Turquie (avec l’Espagne des années tente) avaient réalisé cette séparation, à « l’imitation » de la France.  A la suite de Briand, j’avais rectifié le tir et montré que la situation française ne présente pas cet aspect « exceptionnel » que l’on veut lui donner

2)      comme si la France avait été, très tôt, un modèle de dépassement de l’intolérance religieuse, au contraire d’autres pays. Et j’avais indiqué qu’au contraire, depuis longtemps, la France a eu du mal à accepter le pluralisme religieux.

 

Alors, quelques internautes m’ont questionné et m’on demandé pourquoi on a inventé, en France, ce terme de « laïcité », en quoi cela induit une situation, malgré tout, particulière. D’autant plus, ont ajouté mes interlocuteurs, que « le terme de laïcité n’est pas traduisible en anglais », maintenant la langue internationale.

Par ailleurs, circule souvent l’idée que le « modèle français » et le « modèle anglais » sont complètement opposés, ce qui sert bien (même si on ne veut pas le faire) le national-universalisme de la laïcité dite républicaine. Or, en fait la France et l’Angleterre ont rencontré des problèmes très semblables, mais dans des contextes assez différents et qui ont provoqué des réponses différentes.

Enfin, la non utilisation du terme de laïcité dans bien des pays vient du fait que la laïcité française dominante est considérée comme répressive et que l’on tend à confondre « la laïcité » avec cette laïcité française dominante.

Bref, plusieurs personnes m’ont suggéré de m’expliquer sur ce sujet. Je vais le faire d’autant plus volontiers que cela permettra, dans la Note suivante, de montrer l’écart qui existe, à mon sens, entre la laïcité et les propositions du Haut Conseil à l’Intégration. Ces propositions prétendent la renforcer, mais en fait elles ne le font qu’au prix d’un très substantiel appauvrissement de la notion même de laïcité.

Donc aujourd’hui explication sur les mots et leurs emplois, pour savoir d’abord pourquoi ce terme de laïcité a été inventé, et ensuite : est-il vraiment intraduisible ?

 

L’origine du mot « laïcité », on le sait, n’est pas française. Elle provient d’abord du grec ancien (laos), et ensuite du latin ecclésiastique : laïcus (celui qui n’a pas reçu les ordres ecclésiastiques). Le layman anglais (moyen Age) correspond à cette définition, et aussi le secular. De même le « frère lay » français, qui signifie à la fois celui qui n’est pas prêtre ou moine et celui qui est ignorant.

En 1842, élément très intéressant à savoir, l’Académie française définit le « laïcisme » comme la doctrine « qui reconnaît aux laïques le droit de gouverner l’Eglise »[1]. Ironie de l’histoire c’est d’abord l’Angleterre qui est visée, et aussi les pays scandinaves. Au XXe siècle d’ailleurs, des historiens anglais, comme Norman Sykes, utilisent la notion de laïcisation pour qualifier l’augmentation du pouvoirs des « laïcs » (le roi, ses conseillers politiques,  etc) dans le gouvernement de l’Eglise établie (liée à l’Etat), soit l’Anglicanisme. Il s’agit notamment du XVIIIe siècle et d’une bonne partie du XIXe siècle. L’Angleterre pays du laïcisme !!!

 

On comprend mieux, dés lors, les problèmes sémantiques qui peuvent exister entre l’anglais et le français. En France, le système mis en place par Napoléon Bonaparte avec le Concordat et les Articles Organique cherche, lui aussi, à contrôler l’Eglise dominante, soit l’Eglise catholique. Mais cela n’est possible que jusqu’à un certain point : au fur et à mesure du XIXe siècle se développe ce que l’on appelle « l’ultramontanisme », courant qui a des liens privilégiés avec Rome, la papauté. Le terme de « laïcité » va être inventé dans ce contexte.  Il va y avoir 4 étapes.

 

D’abord, lors de la Seconde République, Edgar Quinet dans L’enseignement du peuple (1849) emploie l’adjectif « laïque » en parlant « école laïque » c’est à dire religieusement neutre

 

Ensuite, cet emploi est repris lors de la Commune en 1871, toujours dans un sens scolaire ; le 8 novembre 1871, après son échec, le Conseil Général de la Seine aborde la question de « l’enseignement laïque ». Et, selon le journal La Patrie, qui en fait le compte rendu : « Le Conseil a procédé au vote sur la proposition de la laïcité, qui a été repoussée » (11 novembre). Laïcité est en italique, pour indiquer qu’il s’agit d’une manière de parler, d’un terme qui n’est pas usuel.

 

Mais, troisième étape, le terme est repris à la fois par la Ligue de l’enseignement, et par Pierre Larousse qui définit en 1873 la laïcité comme le « caractère de ce qui est laïque, d’une personne laïque : la laïcité de l’enseignement. » Le substantif est toujours dépendant de l’adjectif et utilisé uniquement pour l’enseignement.

 

Enfin, Ferry et Buisson donnent un sens plus large. Ferry parle de « laïcisation » à la Chambre, en 1879 (on lui reproche ce néologisme barbare !), il parle aussi de « l’Etat laïque », il utilise à la fois les termes « laïcité » et « sécularisation ». Buisson acclimate le terme de « laïcité » dans le  Dictionnaire de Pédagogie ( il parle de « néologisme nécessaire »).

Buisson et Ferry veulent montrer que la laïcisation de l’école publique n’est que l’application à une institution particulière d’un processus plus général, où existe déjà un « Etat laïque », c'est-à-dire religieusement neutre, en France depuis la Révolution, et d’autres institutions sont déjà laïcisées (armée, justice,…). Dans le Dictionnaire de Pédagogie on insiste sur les éléments de laïcité scolaire présents ailleurs qu’en France. Cette laïcité scolaire se marque par le fait que l’enseignement échappe au contrôle d’une religion. L’enseignement général d’abord (jusqu’en 1882, les ministres des cultes reconnus font partie de ceux qui contrôlent les instituteurs) ; l’enseignement de la religion ensuite : même quand un cours de religion est donné, il y a une (relative) laïcisation dés lors que ce cours échappe au contrôle des Eglises (ce qui n’était pas le cas en France avant 1882).

 

Donc le terme de « laïcité » a progressivement désigné « l’indépendance à l’égard de toute confession religieuse, de tout principe à caractère religieux » (Larousse, 1888) (de manière générale,) et cela, il faut le répéter, dans un contexte où l’ultramontanisme domine le catholicisme. Et Buisson insiste sur la finalité de cette laïcité : l’égalité des citoyens devant la loi et des religions entre elles.

Pour acquérir cette indépendance, un moment anticlérical fut nécessaire, puisqu’il fallait enlever une possibilité de contrôle. En Grande Bretagne, un anticléricalisme feutré a aussi existé. Mais les anticléricaux pouvait réclamer  le maintien ou le renforcement du « laïcisme » (selon la définition de l’Académie), donc d’une relation étroite de l’Etat avec l’Eglise nationale[2], pour l’obliger à rendre des services religieux comme le voulaient les laïcs (par exemple : enterrer tout le monde, même ceux qui ne mettaient pas les pieds à l’église ; en France aussi il y a eu au XIXe siècle des manifestations dites « anticléricales » quand l’Eglise catholique refusait d’enterrer des comédiens qu’elle avait excommuniés).

Cela ne signifie pas qu’en Angleterre personne n’ait réclamé la séparation. Au contraire, elle a eu de nombreux partisans : des protestants, notamment des différentes Eglises protestantes non anglicanes déjà séparées de l’Etat, mais ce fut aussi une des raisons de l’attrait du catholicisme : l’Eglise catholique était, en Angleterre, une Eglise séparée de l’Etat (Briand insiste là-dessus en 1905). Enfin, il y eu aussi, naturellement, des agnostiques et athées.

Ces derniers fondèrent la National Secular Society d’où leur nom de secularists. Ils sont anticléricaux, mais ils ont bcp moins d’impact que les libres-penseurs en France à la même époque car il est plus difficile de critiquer la religion en tant que telle : entre les prélats anglicans et les prédicateurs méthodistes ou dissenters, la palette des formes religieuses est très vaste ; et si on concentre ses attaques sur le statut d’Eglise établie de l’Eglise anglicane, les richesses de cette Eglise et les subventions publiques à ses écoles privées, on est une voix dans un concert où il y a bien d’autres voix : celles de tout le protestantisme non-conformiste, mais aussi une partie du mouvement d’Oxford, etc.

Les Leaders de la NSS furent Charles Bradlaugh et Annie Besant (1847-1933). Cette femme eut une vie extraordinaire. Elle fut mariée à un Révérend anglican, rencontra Bradlaugh à 27 ans, vécut en union libre avec lui, devint libre-penseuse, et engagea avec lui une campagne pour la publicité pour le contrôle des naissances : ils gagnèrent en appel en février 1878. Annie Besant écrivit des manuels de contraception (rappelons qu’en France la contraception a été interdite jusqu’en 1967 ; la laïcisation des mœurs est précoce en Angleterre) et elle devint vice-présidente société malthusienne. en 1885 Annie Besant se convertit à la théosophie : ce fut sa 3ème vie où elle fut présidente de la Société théosophique d’Angleterre. Enfin, 4ème vie, elle alla en Inde, milita pour la décolonisation et devint présidente du Parti du Congrès (le parti de Gandhi et de Nehru.

 

Incontestablement, le mot laïcité est donc une invention française, dans un contexte historique très particulier. Mais la chose n’est pas que française, loin de là, pour ses promoteurs.

Qu’en est-il aujourd’hui ?

Les documents internationaux actuels traduisent laïcité par secularism et inversement. De fait, il existe des théoriciens anglophones du Secular State qui donnent 3 indicateurs pour le définir. Je vais prendre l’exemple de 2 universitaires D. E. Smith, in Secularism and its Critics, R. Bhargava (ed), Oxford University Press, 1998,  p.175-233 et Marc Galanter, idem, p.234-267[3].

Pour eux, la notion de Secular State décrit les relations qui existent (devraient exister = ought to) entre l’Etat et la religion ; elle comporte « beaucoup d’aspects qui sont communs à tous les pays qui ont adopté la tradition de la démocratie libérale et certains aspects qui constituent la contribution spécifique des Etats-Unis », mais que l’on retrouve aussi, par exemple, dans la Constitution indienne.

Le Secular State peut être visualisé comme un triangle dont les 2 angles sont l’Etat et la religion et la pointe l’individu

-                     la base : relation Etat – religion

-                     les côtés : religion – individu et Etat – individu

 

A) La Liberté de religion (qui inclut la liberté de non religion) = C’est la relation religion – individu dans laquelle (en secular State) l’Etat est (idéalement) exclu. L’individu est libre d’examiner et de débattre avec d’autres les prétentions des différentes religions et de se décider sans interférence de l’Etat. Il est libre de les rejeter toutes les religions. Donc il y a : liberté d’engagement religieux, de désengagement, de changement de religion. L’Etat ne dicte pas de devoirs religieux ni d’obligation de professer une religion, il n’impose aucun impôt à ce sujet. Cependant, il existe une aire limitée où l’Etat peut légitimement réguler la manifestation de la religion dans l’intérêt de la santé publique, la sécurité ou la morale.

Sur le plan collectif : « deux individus ou plus » peuvent s’associer pour des objets  religieux et former une organisation pour poursuivre ce dessein. La liberté de s’associer pour des buts religieux existe au même titre que la liberté de conscience individuelle. Les groupes religieux ont le droit de gérer leurs propres affaires, posséder et acquérir de la propriété, créer et administrer des institutions charitables et éducatives.

Remarquer le « deux individus ou plus » = c’est typiquement américain : en France, avec la conception implicitement catholique que la gens ont de la religion, on voit mal quelqu’un écrire cela. Comme quoi, même dans un Etat laïque, il y a des déterminations religieuses qui fonctionnent.

 

B) La citoyenneté : il s’agit là des relations entre l’Etat et l’individu où l’exclusion du facteur religieux est essentielle : la religion ne doit absolument pas entrer en ligne de compte dans la définition de la citoyenneté et les droits et devoirs ne sont pas liés aux appartenances et croyances religieuses. Smith rappelle que, dans l’histoire, le vote, les taxes, les emplois publics et gouvernementaux  ont parfois dépendus de facteurs religieux. Et il  explique que l’exclusion de l’Etat dans la relation entre l’individu et la religion et l’exclusion de la religion dans la relation entre l’individu et l’Etat est le mieux assuré par un 3ème facteur : la séparation.

 

C) La séparation de l’Etat et de la religion : la religion et l’Etat sont deux domaines différents de l’activité humaine : ce n’est pas la fonction de l’Etat de promouvoir, réguler une religion, et d’autre part la légitimité de l’Etat démocratique provient d’une « secular source » : le consentement des gouvernés, et l’Etat n’est pas subordonné à un pouvoir ecclésiastique. Cela implique l’absence d’Eglises d’Etat, de département ecclésiastique du gouvernement, de financement des cultes, etc

Quand il n’y a pas séparation ou bien l’Etat domine la religion, ou bien la religion domine l’Etat ou il y a un partenariat égal entre les 2 : dans les 3 cas, il n’y a pas de secular State sur ce point. La séparation implique que comme les associations volontaires de citoyens les groups religieux soient soumis à la loi commune (under the generals laws of the State) et responsables de leurs devoirs civiques et que l’Etat les traite comme les autres associations volontaires. Formule de Cavour : « une Eglise libre dans un Etat libre ».

 

L’Etat pleinement séculier est un idéal qui n’est atteint dans aucun pays : des pays séparés peuvent garder certaines anomalies ou être loin de l’Etat séculier comme l’URSS. Angleterre = pas de séparation mais c’est un Secular State sur certains points.

J’ai résumé, mais en détaillant un peu pour montrer que tout ceci pourrait également servir de définition de l’Etat laïque. On constate donc que le fameux argument de l’intraduisibilité ne tient pas. Naturellement, il y a des nuances et chaque pays peut se dire spécifique d’une certaine manière. Mais, actuellement, on assiste à une façon de plus en plus nationaliste de parler (en France) de la laïcité. On fait comme si, hors de France, on ne peut pas comprendre de quoi il s’agit. On réduit ainsi la laïcité à une sorte de drapeau identitaire franco-français : la laïcité est soit française, soit une imitation de la France !

Est-ce à dire alors que « laïcisation » et « sécularisation » sont des synonymes qui peuvent être utilisés de façon indifférenciée ?

Talal Asad (Talal Asad, Formation on the Secular, Stanford, Standford University Press, 2003, 25) distingue le secularism (doctrine, logique politique) et the secular, terme qui « associe certains comportements, connaissances et sensibilités dans le monde moderne »[4]. Il s’agit là de la sécularisation, au sens socio-culturel du terme.

N’est-il pas plus clair alors, dans un monde où les mots peuvent avoir diverses origines linguistiques, de distinguer cette sécularisation (socio-culturelle) de la laïcisation (au sens originellement français ; au sens socio-politique) et de son résultat… the laicity, la laïcité ?

(à suivre : on verra notamment :

1) l’intérêt de cette étymologie de la laïcité pour la comprendre encore aujourd’hui: garder l'ambivalence du terme laïc/laïque peut servir à enrichir l'apporoche de la laïcité actuelle

2) que les propositions du HCI sont, malheureusement, dans la ligne de la difficulté française à admettre le pluralisme qui est pourtant une conséquence de la liberté.

3) que la relation entre "la" femme et "le" médecin est un très bon indicateur de laïcité, mais pas vraiment comme le croit le HCI )



[1] Cf. P. Fiala, Les termes de la laïcité, Mots, 27, juin 1991, 48. Notons que (significativement) l’orthographe de laïc/laïque a été fluctuante ; maintenant « laïc désigne un adepte d’une religion qui n’est pas un clerc, laïque un partisan actif du principe de laïcité » (Fiala, 45).

[2] Il en a été de même, au XIXe siècle, dans les pays Scandinaves, not. au Danemark (cf J. Baubérot, Religions et laïcité dans l’Europe des douze, Syros, 1994, 43s.)

[3] D. E. Smith est professeur au département de Sciences politiques de l’Université de Pennsylvanie; M. Galanter est le Directeur de l’Institut d’études juridiques de l’Université de Wisconsin-Madison.

[4] T. Asad, 2003, 25.

08/07/2006

DIVERSITE ET UNITE ENTRE CIVILISATIONS

A propos de la Déclaration de l’UNESCO

Sur la Diversité Culturelle.

Du 5 au 8 juillet s’est tenu à Paris le 35ème Congrès de la Société Internationale pour l’Etude Comparée des Civilisations. Cette société d’origine européenne, tient d’habitude surtout ses congrès en Amérique du Nord et au Japon. L’Ecole Pratique des Hautes Etudes, avec Paris VII et l’INALCO,  organisait de cet important congrès. 75 communications furent présentées dans 4 Ateliers. La communication qui suit a été prononcée par votre très humble serviteur à la séance de clôture.

                                                         ***

   Depuis le début de notre passionnant Congrès, nous examinons comment se décomposent et se recomposent, comment disparaissent et émergent des segments civilisationnels, comment les humains interagissent avec leur environnement, comment s’opèrent des transferts de cultures, de religions, de savoirs. Dans ces mutations, des rapports de force entre les humains sont à l’œuvre ; pourtant l’interaction entre sociétés et civilisations fait que l’analyse dévoile des logiques, des basculements dont personne n’a vraiment eu la maîtrise et qu’il est seulement possible de constater à posteriori. C’est ce que nous avons fait.

   Or le dernier siècle a entrepris de construire, au-delà des différences civilisationnelles, un ordre mondial commun. L’échec de la Société Des Nations n’a en rien découragé cette entreprise. Au contraire, la tragédie, les horreurs du nazisme ont semblé la rendre plus nécessaire, plus urgente encore. Un des premiers actes de l‘Organisation des Nations Unies a été la rédaction d’une Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. L’unité du genre humain s’est donc trouvée  privilégiée et la ‘guerre froide’, les nombreuses crises de la seconde moitié du XXe siècle n’ont pas empêché le développement d’organismes dont la mission vise à une maîtrise, au plan mondial, des divers niveaux de la vie humaine, de la politique à la santé, du commerce à la culture, avec, à ce dernier niveau, l’UNESCO qui a patronné notre Congrès et qui nous offre ses locaux ce matin.

   L’UNESCO a élaboré, il y a peu, une Déclaration Universelle sur la Diversité culturelle qui interfère beaucoup avec les préoccupations de notre Congrès, congrès qui met en avant le thème des « Porteurs de diversités culturelles » dans son sous-titre.

   Je voudrais interroger cette Déclaration, pointer quelques problèmes et difficultés qui me semblent être au cœur de notre présent, en reprenant, à ma manière, le mouvement dialectique, la perspective donnée par Edgar Morin à l’ouverture de notre rencontre : « il n’y a pas d’unité sans diversité ; il n’y a pas de diversité sans unité ».

Pas d’unité sans diversité :  

   Il n’existe pas d’unité sans diversité et la Déclaration de l’UNESCO affirme que la diversité culturelle constitue un « bien précieux, un patrimoine commun de l’humanité ». Elle est, précise le texte, aussi « nécessaire » pour « le genre humain » que l’est la « biodiversité dans l’ordre du vivant » (Article 1).

   Aussi nécessaire, mais également aussi menacée, et dans les Considérants de la Déclaration, il est énoncé que si «le processus de mondialisation (...) crée les conditions d’un dialogue renouvelé entre les cultures et les civilisations », « l’évolution rapide des nouvelles technologies de l’information et de la communication » qui le facilite, constitue également  un « défi pour la diversité culturelle ».

   Ce « défi » me semble de très grande ampleur. L’UNESCO souhaite qu’ « une attention particulière (soit) accordée à la diversité de l’offre créatrice », mais l’offre n’est pas seule en cause. Ces dernières décennies, la concentration de plus en plus forte des entreprises culturelles, la formation de groupes supranationaux, voire mondialisés, avec des stratégies commerciales à l’échelle de la planète entière, constituent le développement de ce que j’appellerai une grande distribution uniformisante de produits culturels. L’UNESCO nous avertit : « Parce qu’ils sont porteurs d’identité, de valeur et de sens » (j’ajouterai pour ma part : et porteur de savoirs), les « biens et services culturels (...), ne doivent pas être considérés comme des marchandises ou des biens de consommation comme les autres ». Mais comment sauvegarder, mieux comment promouvoir cette spécificité quand les biens culturels se trouvent de plus en plus dépendants des contraintes qui pèsent sur l’ensemble du secteur marchand globalisé et des biens de consommation ?

   Prenons un exemple qui nous est familier : le livre. En un quart de siècle, le seuil de rentabilité des ouvrages  a doublé, voire triplé, et leur durée de vente moyenne diminué d’autant, induisant une difficulté plus grande à voir diffuser des oeuvres savantes et originales. Ceux d’entre nous qui ont commencé à être édités avant ou au début d’une telle évolution bénéficient du fait qu’ils ont pu progressivement se faire un nom auprès d’un certain public. Mais qu’en est-il de la génération montante ? Combien de thèses, d’œuvres diverses et d’excellents travaux ignorés, promis à l’oubli ou à une édition subventionnée qui permettra d’éviter tout travail de distribution, alors même que les devantures des librairies, les rayons des gares et supermarchés se trouvent envahis par des livres dont la multiplicité quantitative masque la profonde uniformité mentale, dont la variété des contenus masque la standardisation des formes et des styles! Or la diversité culturelle, c’est aussi cela.

   Cette massification uniformisante de la distribution culturelle correspond à une normalisation du goût, au développement envahissant d’une culture zapping où toute digression réflexive ou méditative devient proprement suicidaire sur le plan commercial et donc de l’impact possible, et où seule l’accumulation de l’action permet d’éviter le  décrochage du lecteur ou du spectateur. Savants, philosophes, poètes,  artistes, créateurs de tous ordres, risquent de se voir réduits à l’invisibilité sociale, à l’oeuvre avortée, parce qu’un formatage réducteur, qu’il vienne d’Hollywood, de Bollywood ou de France, peu importe, occupera pratiquement l’ensemble de l’espace.

   Certes la réalité n’est pas univoque et, du téléphone portable à Internet, les nouvelles technologies semblent donner de nouveaux pouvoirs aux individus, de nouveaux moyens de contacts directs avec la diversité sous toutes ses formes. Attention cependant à ce que cela ne favorise pas des regroupements sur le même, la primauté des contacts avec ceux qui vous ressemblent, le plaisir de l’entre-soi, bref une segmentation à l’extrême au sein même de l’homogénéisation.

   La défense, la promotion de la diversité culturelle, constitue donc effectivement un combat aussi urgent, aussi rude, aussi difficile, aussi peu gagné d’avance que celui de la biodiversité. L’UNESCO nous a prévenu, soyons en conscients et examinons ce, qu’à notre niveau personnel comme à celui de la Société pour l’Etude Comparée des Civilisations, nous pouvons faire pour ne pas baisser la garde.

Pas de diversité sans unité :  

   Il n’existe pas de diversité sans unité, nous a également rappelé Edgar Morin. La Déclaration de l’UNESCO le confirme car, pour elle, la diversité culturelle ne doit pas devenir du relativisme culturel. La Déclaration est très explicite sur ce point et elle affirme : « Nul ne peut invoquer la diversité culturelle pour porter atteinte aux droits de l’homme garantis par le droit international, ni pour en limiter la portée » (Article 4). Et, sans craindre une certaine redondance, l’Article suivant insiste : « Toute personne doit pouvoir participer à la vie culturelle de son choix et exercer ses propres pratiques culturelles dans les limites qu’imposent le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. » La Déclaration  prend donc nettement un parti fondationnaliste dans le débat philosophique autour du pluralisme des valeurs : pour elle il existe des valeurs fondatrices unifiantes, au-delà des conceptions particulières du bien, au delà de la pluralisation du sens.

  Comment pourrait-il en être autrement puisque, dès 1948, la Déclaration Universelle des droits de l’homme se situe totalement dans cette optique ? Mais sommes nous pour autant dans la clarté de l’évidence ? N’est-il pas possible de partager fondamentalement ce choix éthique tout en l’interrogeant intellectuellement ?

   Les premières déclarations des « droits inaliénables et sacrés » de l’être humain ont été rédigées aux Etat Unis d’Amérique et en France à la fin du XVIIIe siècle. A partir de là, deux combats concomitants ont existé. Le premier combat a consisté à lutter pour réduire l’écart entre les principes et leur application (transformer des droits formels en droits réels). Le second combat a voulu élargir le champ d’application des droits : les humains dits de couleur, les femmes... se sont trouvés progressivement inclus dans des droits de l’homme dont la représentation était au départ trop blanche et trop masculine. Le résultat a été, précisément, la Déclaration Universelle de 1948.

Depuis lors, nous nous trouvons engagés dans une nouvelle aventure : appliquer ces droits à des situations spécifiques : droits de l’enfant, de l’élève, du malade, du migrant, du demandeur d’asile, etc. Depuis 1948, les Conventions internationales se sont multipliées. Quand on examine les différents textes, des plus anciens aux plus récents, on ne peut qu’être ébloui par le progrès d’acuité morale que représente, en un peu plus de deux siècles, le cheminement de l’humanité.

   Sauf que, nous avons peut-être créé une sorte d’aporie, de paradoxe : à lire chaque article particulier des différentes Déclaration des droits, à étudier chaque texte des multiples Conventions internationales qui les concrétisent, nous ne pouvons qu’être d’accord, sauf qu’une société qui réaliserait l’ensemble des droits de la personne humaine, tels qu’ils sont compris et proclamés aujourd’hui, serait une société parfaite. Mais, comme l’indique un proverbe, « la perfection n’est pas de ce monde ». Nous sommes donc condamnés à plus ou moins tricher avec les droits de l’homme, quitte à nous indigner, au nom des droits de l’homme, des tricheries commises par les autres.

   Il faut le reconnaître, l’assumer : il existe de redoutables défis de la diversité culturelle quand traditions, pratiques et aussi novations apparaissent difficilement compatibles avec les conceptions actuelles des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

   Tout cela peut entraîner guerres et conflits, alors que le respect des droits visait à l’harmonie. Nous risquons, au bout du compte, avoir beaucoup moins progressé que nous le pensions par rapport au constat, désabusé, du fabuliste Jean de la Fontaine : « La raison du plus fort est toujours la meilleure ».

   Oui, l’unité est nécessaire à la diversité, autant que la diversité l’est à l’unité. Mais cette unité ne peut se confondre avec les valeurs d’une civilisation. Et si l’Occident (au sens large) apporte, pour dire les choses trop rapidement et donc schématiquement, des valeurs comme l’égalité femme-homme, par exemple, d’autres civilisations peuvent lui rappeler que d’autres valeurs, par exemple, le respect des anciens ont également un rapport avec les droits de  l’homme. Il faut donc agir pour que cette unité indispensable ne soit pas celle d’un rapport de force civilisationnel mais puisse devenir un nouvel universalisme, une résultante métissée où chaque civilisation saura faire partager aux autres, le meilleur d’elle-même.