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29/01/2005

Droits de l'homme et laïcité

LA LAÏCITE A L'EPREUVE DES DROITS DE L'HOMME
Jean Baubérot
Copyright : Encyclopaedia Universalis 2004.
Tous droits de publication réservés.

Ce texte sert d’introduction à l’ouvrage
LA LAÏCITE A L’EPREUVE, RELIGIONS ET LIBERTES DANS LE MONDE publié sous ma direction dans la collection « Le Tour du sujet », éditions Universalis.
Le but de cette collection consiste à aborder un sujet de différents points de vue, regroupés dans 2 rubriques
-Forum : analyse à plusieurs voix des enjeux actuels
-Dossier : les arrières-plans historiques et culturels de la question.

C’est une jeune collection qui a publié déjà des ouvrages de qualité (LE RETOUR DU POPULISME, LES DESORDRES DE LA FINANCE, ENFANTS-ADULTES, LA TURQUIE AUJOURD’HUI, UN PAYS EUROPEEN ?, LA TELEVISION AU POUVOIR. C’est pourquoi j’ai été content de pouvoir réaliser avec l’Universalis un projet qui mle tenais à cœur depuis longtemps : pouvoir comparer différents types de laïcités de par le monde.
Je publie ici l’introduction qui tente de cerner le mot même de laïcité, de poser la question : laïcité et droits de l’homme en insistant sur la diversité des laïcités et sur les mutations de la représentation des droits de l'homme.
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On trouvera une très brève présentation du livre dans la rubrique "Ouvrages de Jean Baubérot".
On trouvera surtout sur le site www.universalis.fr plein d’informations plus complètes sur le livre lui-même (sommaire, etc) et d’autres publications fort intéressante de cette maison d’édition avec laquelle je collabore depuis sa création (il y a plus de 30 ans, cela ne me rajeunit pas. Mais il faut dire que j’étais tout jeune chercheur alors, un peu os de l’enseignement supérieur et c’était un beau pari de l’Universalis lançant sa grande Encyclopedie que de s’adresser à des collaborateurs d’âge et de notoriété très différentes).

Voici le texte
(ATTENTION: dans la rubrique: Monde et laïcité, ce texte est suivi d'un autre texte comparant la séparation des Eglises et de l'Etat en France et aux Etats Unis)

La séparation entre les affaires internes d’un pays et l’actualité internationale n’est plus de mise aujourd’hui. Les problèmes du monde entier se répercutent peu ou prou dans la vie de chaque nation. Mais nous sommes loin d’être déjà capables de penser les conséquences d’un tel bouleversement. Une révolution mentale est devenue nécessaire pour savoir vivre à l’échelle du monde. Cette situation présente des analogies avec la fin du XIXe siècle, quand la disparition de la « France des terroirs » (Weber, 1983) a obligé la majorité des Français à ne plus limiter leur horizon au niveau local mais à l’élargir à l’échelle de l’État-nation. Que cette nouvelle mutation mette la laïcité à l’épreuve n’a rien d’étonnant. Suivant ce qui en résultera, une telle épreuve apparaîtra, a posteriori, comme l’engrenage d’un déclin ou l’occasion d’un renouveau. L’avenir de la laïcité reste ouvert… et c’est « nous » – un nous collectif – qui allons le construire.

L’idéal laïque a valeur universelle, bien que le terme de laïcité appartienne à la langue française. Que la notion existe ailleurs, les pères fondateurs de la laïcité en avaient conscience et, dans leurs propos, la chose pouvait exister sans le mot. Depuis les années 1990, cependant, il est de plus en plus question d’une « laïcité exception française ». Mais là encore, si les Français veulent être les propriétaires uniques de ce mot, s’ils ne le réfèrent qu’à l’expérience historique de la France, ils risquent fort d’entraîner la laïcité dans l’obsolescence de leurs illusions. S’ils estiment aussi qu’il n’est de laïcité véritable qu’à l’image du stricte modèle français, alors une fois de plus les Français croiront être universels à eux tout seuls. Mais ce sera une fois de trop.
Nous ne sommes plus, en effet, à la fin du XVIIIe siècle où la France était au centre de l’Europe dans une Europe au centre du monde. En ce XXIe siècle, les Français n’ont plus les moyens de leurs ambitions. Ne nous cachons pas la situation présente : désormais, ou le terme de laïcité fait sens à un niveau mondial, et peut constituer une référence partagée, un idéal commun, ou il devient de plus en plus résiduel et nostalgique.

Le défi est fort et les inquiétudes, les hésitations de certains devant cette mutation ne sont pas sans fondement. Mais il ne faut ni brader ni réduire une valeur qui pourrait perdre en profondeur ce qu’elle gagnerait en extension. Car le risque n’est pas mince de dissoudre la laïcité dans une sorte d’œcuménisme consensuel en apparence. Au contraire, les solutions neuves que nous devons trouver à l’échelle de la planète doivent sauvegarder, renouveler l’ensemble des valeurs historiquement portées par la laïcité, non seulement la liberté de conscience mais aussi la liberté de penser, non seulement la liberté de religion mais aussi celle de l’agnosticisme et de l’athéisme plus menacée peut-être qu’on ne le pense souvent. Osons d’ailleurs un paradoxe que nous tenterons in fine d’expliciter : la véritable liberté de religion et la véritable liberté de l’agnosticisme et de l’athéisme ont sans doute, aujourd’hui, les mêmes adversaires.

LAÏCITE, LE MOT ET LA CHOSE
Le premier problème est d’ordre sémantique et tient au vocable lui-même. « Laïcité » , nous dit-on, est un terme intraduisible, notamment en anglais et en allemand. Or il provient du mot grec laos, qui signifie le peuple, puis il fut utilisé en latin ecclésiastique sous la forme laïcus, où il désigne celui qui n’a pas reçu les ordres de cléricature. Nous nous trouvons devant une énigme : pourquoi un terme d’origine grecque et passé en latin ne pourrait-il pas être utilisé dans certaines langues indo-européennes ?

Un néologisme nécessaire
De fait, lorsqu’on insiste sur les difficultés de traduction, on a tort et raison. Tort, car en remontant au XIXe siècle, nous pouvons faire de surprenantes découvertes. En 1842, l’Académie française ne connaît pas encore le terme de « laïcité », même si elle définit deux mots appartenant à la même famille : « laïcisme » et « laïciste ». Le laïcisme désigne la doctrine « qui reconnaît aux laïques le droit de gouverner l’Église », dont les adeptes sont les laïcistes « fort [répandus] au XVIe siècle en Angleterre » … et depuis lors, pourrait-on ajouter. Le Grand Dictionnaire Universel de Pierre Larousse (1873) parle d’Églises « laïcocéphales », gouvernées par des « laïcs », pour désigner l’Église d’Angleterre et les Églises luthériennes de l’Europe du Nord. Mieux encore, au XXe siècle, certains historiens anglais, comme Norman Sykes dans une étude devenue classique, utilisent la notion de « laïcisation » pour qualifier l’augmentation du pouvoir des « laïcs » (du roi, de ses conseillers politiques...) dans le gouvernement de l’Église d’Angleterre (Sykes, 1954).
Alors qu’en Angleterre, l’emploi des mots dérivés de laïcus se situe dans le prolongement du latin, la même racine a connu en France un glissement sémantique. En 1871, peu après la Commune, des membres du Conseil général du département de la Seine proposent d’enlever les « dogmes révélés et les hypothèses philosophiques » (spiritualistes) des programmes de l’enseignement public. Le rapport conclut en précisant que « cette proposition de laïcité (en italique dans le texte) a été repoussée ». Il ne s’agit plus ici de désigner des laïcs comme différents des clercs mais de prôner une attitude de « neutralité et d’extériorité par rapport au religieux » (Fiala, 1991).

La signification et l’usage de ce terme se généralisent avec le développement de l’école primaire publique. C’est Ferdinand Buisson, en 1883, dans son célèbre Dictionnaire de Pédagogie qui donne la première analyse théorique de la « laïcité », qu’il qualifie de « néologisme nécessaire ». Selon lui, la « laïcité ou la neutralité de l’école à tous les degrés, n’est autre chose que l’application à l’école du régime qui a prévalu dans toutes nos institutions sociales » depuis la Révolution française. En effet, pour Buisson, cette dernière a inventé « l’État laïque », c’est-à-dire « l’État neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique ».
Mais cette transformation de l’État n’a pas sa fin en elle-même. Elle est indispensable pour prendre des « mesures décisives », afin de permettre « l’égalité de tous les Français devant la loi, la liberté de tous les cultes, la constitution de l’état civil et du mariage civil, et en général l’exercice de tous les droits civils désormais assuré en dehors de toute condition religieuse ». Chez Buisson laïcité et droits de l’homme se trouvent déjà étroitement associés. Et l’on peut dire que la loi française de séparation de 1905 se situe dans la même optique. L’Église catholique, qui s’est déjà prononcée contre la modification de la loi de 1905, le reconnaît volontiers aujourd’hui.

Une exigence démocratique
Or, c’est précisément sur la façon de réguler les relations entre la religion, l’État, la société civile et droits de l’homme qu’une fracture s’est opérée entre le maintien du seul sens originel des termes de la famille lexicale de laïc et le développement d’un sens nouveau à partir du néologisme de laïcité. En Grande-Bretagne et dans l’Europe du Nord (au Danemark par exemple), la question de la séparation de l’Église (établie, nationale) et de l’État s’est également posée au XIXe siècle. Les adversaires d’un tel projet ont avancé comme argument majeur que le pouvoir civil laïque doit continuer à s’exercer au sein de l’Église. Cela garantit une pluralité de tendances, de modes d’adhésion dans l’Église, une liberté et certains droits des laïcs face aux clercs, bref un rempart contre l’instauration d’une domination cléricale (Baubérot, 1994 ; Baubérot et Mathieu, 2002). Autrement dit, le maintien d’une Église d’État s’est réalisé pour des raisons assez analogues à celles qui ont engendré la séparation en France.

Paradoxalement, on peut même dire que le maintien, dans ces pays, d’une Église établie (ou nationale) allait « plus loin » dans l’exigence démocratique que la laïcité française. Cette dernière en effet, a pris acte, par la séparation, de ce qu’on appelait alors la constitution « monarchique » de l’Église catholique et s’est engagée à la respecter (article 4 de la loi de 1905). Au Danemark, en Angleterre, en revanche, l’intervention du pouvoir politique – composé de « laïcs » chrétiens – permettait de sauvegarder la démocratie interne de l’Église dominante. Naturellement, cette vision doit cependant être nuancée car les minorités religieuses ont dû lutter pour obtenir la reconnaissance de certains droits. Cela a conduit jusqu’au désétablissement de l’Église anglicane en Irlande (1869) et au Pays de Galles (1920). Par ailleurs, l’entrée d’un athée à la Chambre des Communes (1886) ne fut acquis qu’après de vifs débats qui divisèrent les milieux chrétiens. Malgré tout, lors des différentes étapes de l’extension de la liberté de conscience, la coupure se fit non pas entre le religieux et le politique, comme dans la laïcité française, mais grâce à des dissensions internes au sein de chacun de ces deux camps.
Voilà qui éclaire la question évoquée plus haut des difficultés de traduction : le terme de laïcité n’est pas, en lui-même, intraduisible mais il fait difficilement sens dans les pays de culture protestante. De plus, la signification de ce terme a été influencée par la vision dominante de la laïcité française telle que l’étranger la percevait. Si les débuts de la Révolution française furent salués par l’intelligentsia britannique, y compris dans des milieux religieux, assez vite, la Terreur politico-religieuse changea la donne et la protestante Angleterre se mit à accueillir des catholiques pourchassés pour leurs convictions. Référence emblématique des laïcs français, la Révolution française devint ailleurs un contre-modèle durable. D’autres événements actualisèrent ce contre-modèle, comme le départ de 30 000 congréganistes quittant la France à la suite des lois de 1901 et de 1904. Cet exil fut associé à la laïcité. Hors de sa terre natale, la laïcité française possède, encore aujourd’hui, une certaine réputation d’intolérance religieuse. Elle est, pense-t-on, une « rhétorique » qui cache le refus d’un véritable pluralisme. Elle ne correspond guère à la définition de Ferdinand Buisson qui voyait en elle un moyen pour mieux réaliser les droits de l’homme.

SEPARATION ET DROITS DE L'HOMME
Mais qu’en est-il est États-Unis d’Amérique, qui ont réalisé la séparation des Églises et de l’État dès 1791 par le 1er amendement de la Constitution, complété par le 14e amendement, en 1868, pour les États fédérés ? Dans ce cas de figure, séparation et droits de l’homme ont également partie liée, bien que la forme soit différente de celle qu’elle a prise en France. En 1776, la Déclaration d’indépendance américaine affirme que « tous les hommes ont été créés et dotés par leur Créateur (created and endowed by their Creator) de droits inaliénables ». La Déclaration française de 1789 indique quant à elle que « l’Assemblée nationale reconnaît et déclare en présence et sous les auspices de l’Être suprême (…) les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme ».

Dans le texte français, les droits de l’homme ne sont pas l’œuvre de Dieu, pas plus d’ailleurs que de l’Assemblée elle-même. Comment peut-on expliquer une telle différence ? La raison en est simple : Outre-Atlantique la grande pluralité des dénominations protestantes empêche que Dieu soit la propriété exclusive d’une Église. Dieu peut être l’auteur des droits de l’homme sans que cela entraîne le risque d’une domination ecclésiastique sur l’État et sur la société. En France, en revanche, le catholicisme se trouve dans une situation de monopole, imposée par une violence nettement plus tardive qu’ailleurs. L’Assemblée ne pouvait courir le risque de voir l’Église catholique devenir l’interprète légitime des droits de l’homme. Il se produit ainsi une sorte d’auto-révélation des droits qui n’est pas pour rien dans leur condamnation par le Saint Siège, un élément important de la rupture entre catholicisme romain et Révolution.

Le heurt de deux idéologies
Le conflit des « deux France », au XIXe siècle, peut ainsi être raconté comme le heurt entre deux références symboliques : la France « laïcisatrice » se réclame de la Révolution des droits de l’homme, des « valeurs de 1789 » ; alors que, dans l’autre camp, on souhaite que la France redevienne « la fille aînée de l’Église » (catholique), et l’on juge les droits de l’homme attentatoires aux droits de Dieu. La légende républicaine ne s’est pas privée d’un tel récit. En 1904, au plus fort de la lutte anticongréganiste, Ferdinand Buisson justifiait cette dernière en affirmant : il faut choisir « ou être l’homme du Syllabus, ou être l’homme de la Déclaration des droits ».
De tels propos renvoient explicitement à la récusation des droits par le pape Pie IX dans son célèbre texte de 1864. Mais en établissant un parallélisme entre le Syllabus, qui condamne ce que le Pontife romain présente comme les « principales erreurs de notre temps », et la Déclaration des droits, Buisson élève implicitement cette dernière au rang de texte religieux. De fait, le rapport républicain dominant aux droits de l’homme, se situe assez souvent dans le modèle de la « religion civile » pensée par Jean-Jacques Rousseau où une « profession de foi civile » est indispensable pour être citoyen. Par exemple, les républicains de la Troisième République refuseront, avec constance, la demande de juristes catholiques de constitutionnaliser la Déclaration des droits de 1789 (Baubérot, 2004).

Une religion civile qui exclut
Les congréganistes ne furent pas les seuls à subir les conséquences de cette « religion civile républicaine », les musulmans des colonies françaises et les femmes furent aussi touchés. Aux musulmans, on appliqua une logique de « sujétion » et non une logique de « citoyenneté » (Nicolet, 1982). Les femmes françaises, elles, furent tenues à distance du droit de vote plus longtemps que dans beaucoup de pays de culture protestante (États-Unis d’Amérique, Europe du Nord, Royaume-Uni), de culture catholique (Pologne, Belgique, Irlande) ou de culture musulmane (Turquie, Albanie). Cette exclusion se fit pour une raison avant tout « philosophique ».
En effet « l’universalisme à la française constitue un obstacle au suffrage féminin : la femme est privée du droit de vote en raison de sa particularité, parce qu’elle n’est pas un vrai individu abstrait, qu’elle reste trop marquée par les déterminations de son sexe » (Rosanvallon, 1992). Là, la religion civile à la française tourne à la discrimination biologique. Or malheureusement, véritable « exception française », la France est le pays au monde où le différentiel de temps entre le vote prétendument universel (en fait masculin) et le vote réellement universel a été le plus important, pratiquement un siècle, de 1848 à 1944, contre trente, quarante ans pour les autres pays démocratiques. Cela en dit long sur ce qui se cache derrière la conception de « l’universel abstrait ».
La Déclaration de 1789, avec elle le caractère laïque de la République, ne devinrent constitutionnels qu’en 1946, sous un gouvernement dirigé par un parti démocrate-chrétien, le MRP, auquel la gauche participait.

Aboutissement de la logique impulsée par la séparation de 1905, cette nouvelle donne rendait manifeste que la laïcité n’était plus le bien exclusif d’un camp dans le conflit des deux France, mais une réalité inclusive, un art du vivre ensemble. Le dispositif juridique de la laïcité correspond bien à cela (Boussinesq, 1994 ; Durand-Prinborgne, 1996 ; Poulat, 2003). Seulement, il fut difficile à l’époque de tirer les conséquences d’une telle mutation : d’une part, le Concile de Vatican II n’avait pas encore eu lieu même si, obscurément, il se préparait ; d’autre part, l’usage social du terme de laïcité se réduisit alors pratiquement à la lutte contre les subventions publiques aux écoles privées. Ce fut comme si la chrysalide n’arrivait pas vraiment à devenir papillon, à rassembler dans le double mouvement de la liberté de conscience et de la liberté de penser.

DES LAÏCITES DIVERSES
Ce problème persiste aujourd’hui et chacun peut naturellement avoir son opinion sur l’interdiction du foulard à l’école. Les Français ne s’en privent pas, surtout depuis 1989 et « l’affaire de Creil » où trois jeunes filles furent exclues de leur établissement scolaire, après une bataille très médiatique. Nous n’entrerons pas ici dans ce débat. Il est en revanche significatif d’avoir voulu interdir solennellement par une loi, de n’avoir retenu qu’une seule des vingt-six propositions de la commission Stasi, et enfin que cette commission, chargée d’une réflexion générale sur la laïcité, ait pu, sans engendrer de fortes réactions, ne plus contester la collaboration des écoles privées au service public laïque. Tout se passe comme si le foulard réglait définitivement le problème de « l’école catholique » sous contrat, et comme s’il fallait disposer d’un nouvel adversaire pour pouvoir vraiment faire la paix avec l’ancien. Il n’est pas étonnant, alors, que « la laïcité à la française » ne soit guère compréhensible hors des frontières du petit hexagone.

Il n’existe néanmoins nulle part de laïcité absolue. On trouve plutôt, en France et ailleurs, des éléments en perpétuel mouvement, qui créent un processus pluridimensionnel et non linéaire. La laïcisation est toujours mêlée à d’autres facteurs, notamment à la sécularisation, au régalisme (droit de l’État sur la société et la religion). Elle comporte aussi des attributs de religion civile, et se trouve liée à la manière dont on sépare la « sphère publique » de la « sphère privée » (Baubérot, 2004). Ces autres éléments peuvent, eux aussi, menacer la liberté de conscience et la liberté de penser. Il importe donc d’envisager, à chaque fois, comment ils s’articulent et évoluent en interaction dans différents contextes.

Prenons quelques exemples de ces nouvelles articulations. Longtemps, la croyance au progrès – ou, plus exactement, en la conjonction entre différents progrès scientifique, technique, économique, politique, social, moral – a constitué un facteur dynamique de sécularisation. Maintenant, la sécularisation, qui continue à étendre son emprise, est désenchantée. Elle ne peut plus guère se légitimer par cette croyance. Il ne faut donc pas s’étonner (et s’indigner trop vite) des phénomènes qualifiés (improprement) de « retour du religieux », et, plus largement, du fait que des problèmes qui se posaient en termes de « faire » se posent maintenant en termes d’« être » (la bioéthique, l’environnement, etc.).apparaît complètement remise en cause par le système médiatique moderne, qui transgresse les frontières établies par la pensée libérale et instaure des dominations nouvelles sur ce qui était considéré, jusqu’alors, comme une sphère privée libre.

LA CONQUETE DE NOUVEAUX DROITS:
Nous sommes entrés dans une nouvelle étape de la compréhension des droits. Pendant toute une période où les luttes se sont focalisées autour des droits civils, la laïcisation a consisté, en France comme ailleurs (même quand le terme de laïcisation n’a pas été utilisé), à dissocier les droits des citoyens et l’appartenance religieuse. Dans les pays démocratiques, cette étape-là est pratiquement terminée.
La seconde étape concerne les droits sociaux. Partout aussi, les États démocratiques sont plus ou moins préoccupés de questions qui, auparavant, relevaient de la « charité chrétienne ». Partout aussi, la laïcisation n’a pas été complète et personne ne s’en offusque : Le Secours catholique est subventionné par des fonds publics, sans que cela pose le moindre problème et les non-croyants voient plutôt avec sympathie les actions chrétiennes effectuées en faveur des pays de l’ex-Tiers Monde. Les associations religieuses font partie de la société civile, et cela apparaît de bonne démocratie.
À présent, la question des droits culturels et donc de la religion prend de plus en plus d’importance. Dans ce nouveau débat, si la laïcité veut trop limiter la religion elle se heurte alors aux droits de l’homme. Pourquoi ? D’abord parce que le problème se pose désormais moins en terme, d’appartenance qu’en termes d’identité. Ensuite, parce que l’acuité de la question des droits culturels est due à l’uniformisation appauvrissante de la culture de masse. Cette dernière est beaucoup moins la démocratisation de la culture que son instrumentalisation par la sphère marchande. L’être humain lui-même ne serait-il pas en danger s’il n’existait pas des réactions diverses (et dont certaines peuvent, certes, être contestables) à cette déculturation de la culture par ce que Marx appelait (et ses analyses, sur ce point, restent valables) le « fétichisme de la marchandise » ?
Croyants, athées, agnostiques peuvent donc voir leurs droits menacés par de nouvelles conjonctures. Elles changent la donne par rapport à la liberté de conscience comme par rapport à la liberté de penser. Le problème n’est plus, alors, de défendre, de façon plus ou moins crispée, une pseudo « exception française », mais de conjuguer laïcités (oui, avec un s, quand il s’agit non du principe de laïcité mais des laïcités empiriques) et droits de l'être humain.

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