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29/07/2008

POUR LE RESPECT DE LA DEMOCRATIE EN TURQUIE

La Turquie est menacée d’une sorte de coup d’Etat judiciaire, dans l’indifférence presque générale. Depuis hier les juges de la Cour constitutionnelle d’Ankara délibèrent pour se prononcer sur une éventuelle dissolution du Parti de la Justice et du développement AKP), au pouvoir depuis 6 ans.

Le président de la République, A. Gül, le premier ministre R. Erdogan, ainsi que de nombreux collaborateurs et députés, risquent d’être déclarés inéligibles pour cinq ans. Le motif de l’interdiction et de l’inéligibilité serait des « activités anti laïques ».

La Turquie a connu plusieurs coups d’Etats militaires et déjà ce type d’interdiction par le passé. A lire, notamment, 2 ouvrages, très lisibles,  écrits par des spécialistes :

-T. Zarcone, La Turquie moderne et l’islam, Flammarion, 2004.

-P.-J. Luizard, Laïcités autoritaires en terre d’islam, Fayard, 2008.

  

Le parti AKP, qualifié parfois d’ « islamiste modéré » ou de « démocrate conservateur », a gagné à deux reprises les élections, dont la seconde fois l’an dernier avec près de 47% des voix (16,5 millions d’électeurs), sans qu’aucun commentateur ne puisse avoir le moindre soupçon sur le caractère démocratique du vote. Au contraire, on estime généralement que l’AKP a permis à l’Etat de droit et à la démocratie de progresser en Turquie.

L’AKP est régulièrement soupçonné d’avoir un « agenda secret » de mise en cause de la laïcité turque, sans que cela puisse être prouvé et que son action depuis qu’il est au pouvoir ne donne matière à une telle accusation.

Certes, il a cherché à assouplir la laïcité turque, dont l’aspect autoritaire, voire militaire n’est un secret pour personne, notamment en voulant autoriser le voile à l’université (ce qui a été annulé par la Cour), ce qui semble avoir déclanché la procédure. Faut-il rappeler que dans la France laïque, le dit voile est autorisé à l’université ? D’autres critiques peuvent être faites (cf. plus loin) et l’opposition a, bien sûr, le droit de contester l’action de ce parti. L’interdire, c’est une autre histoire !

Je ne fais certes pas de l’angélisme à l’égard de l’AKP. Voici d’ailleurs ce que j’ai rédigé, il y a quelques mois, pour l’édition turque de mon livre Les laïcités dans le monde (PUF), qui développe un peu et actualise (à la date où cela a été écrit) les propos de l’édition française (c’est dans le chapitre : « Géopolitique de la laïcité, VII, Europe »:

« Le dernier cas de figure est celui où l’Etat a façonné une nouvelle identité nationale, créé une nation moderne qu’il a voulu « émanciper » d’une emprise de la religion : Turquie et France. La laïcité turque a séparé l’Etat de la religion et l’a rendu autonome sans séparer la religion de l’Etat : une direction des Affaires religieuses, rattachée au 1er ministre,  a été instaurée.

En Turquie, « laïcité » a signifié un projet de laïcisation d’une culture  de manière à former des citoyens laïcisés dans un système de parti unique. Après 1945 et l’instauration du multipartisme des périodes autoritaires et d’autres plus libérales ont alterné. La situation des minorités religieuses n’apparaît pas satisfaisante.

Avec l’arrivée au pouvoir du parti démocrate-musulman Justice et développement AKP (2002) des réformes ont été entreprises, en cohérence avec le projet d’adhésion à l’Union Européenne. L’opposition kémaliste (Parti républicain du peuple) estime que la laïcité est grignotée mais s’est opposée à l’abrogation de « lois liberticides »[1].

Au printemps 2007, des manifestations monstres de « défense de la laïcité » ont eu lieu à Istanbul, Ankara, Izmir. La loi autorisant le port du voile à l’université est ensuite vivement mise en question. La laïcité est-elle menacée ? Ceux qui le prétendent affirment que dans des municipalités gérées par l’AKP, il existe des tentatives pour interdire l’alcool et la mixité dans certains lieux publics.

Il n’empêche, pour l’essentiel, « l’AKP a parcouru jusqu’ici un parcours pratiquement sans faute vers la démocratisation et vers l’Europe. L’AKP a fait pour la démilitarisation du pouvoir, l’économie de marché ouverte, la reconnaissance de nouvelles élites de province et les droits de l’homme beaucoup plus que ne l’avaient fait ses prédécesseurs ‘laïques’ » écrit Pierre Jean Luizard.[2]

Mais l’AKP « se situe au croisement de plusieurs tendances (…) dont certaines ne sont pas toutes au diapason des professions de foi libérales de ses dirigeants actuels.»[3]. La réussite ou l’échec de la laïcité turque à se démocratiser, sans renier ses fondamentaux, aura un impact très important pour l’ensemble du monde musulman. »  Fin de citation

L’enjeu est donc de savoir si la laïcité va devenir une règle du jeu stable en Turquie, en subissant avec succès l’alternance. Plus encore si laïcité et démocratie vont se réconcilier. C’est un enjeu fort non seulement pour l’ensemble des pays de culture musulmane (comme je l’indique), mais aussi pour la laïcité de façon générale. Les laïcités autoritaires et non démocratiques rendent un mauvais service à la laïcité.

On souhaiterait, malgré l’époque de l’année, une mobilisation importante des militants laïques contre l’interdiction et pour le respect de la démocratie. Beaucoup de ces militants et notamment les laïco-républicains, combattent (en France, au Québec) ce qu’ils estiment être les « empiétements du pouvoir judicaire sur le politique ». Nous nous trouvons ici dans un cas flagrant d’empiétement où il s’agit d’empêcher l’AKP d’exercer normalement le pouvoir légitimement conquis par des élections libres. Leur silence montre donc que, derrière leur attachement apparent à la laïcité, se cache des motivations moins avouables.

 

NOUVELLES :

-Le Nouvel Observateur a entrepris depuis jeudi dernier d’accompagner sa vente au numéro d’un livre en supplément gratuit consacré à une religion, étudiée selon une approche laïque (« religion, culture, identité ») de vulgarisation scientifique.

24-30 juillet : Le judaïsme de J-Ch. Attias et E. Benbassa  (dépêchez-vous de vous le procurer)

31 juillet-6 août : le bouddhisme de J-N. Robert

7-13 août : l’islam de M. Amir Moezzi et P. Lory

14-20 août : le christianisme de J. Baubérot

Tous les auteurs sont professeurs à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes.

-Politis publie dans son N° spécial d’été (en vente du 24 juillet au 27 août) un très intéressant dossier : « L’avenir n’est plus ce qu’il était (prise de conscience écologiste, crise du marxisme, retour du religieux, prophéties néolibérales,… »)



[1] S. Shihab, Le Monde, 23.9.2006.

[2] P.-J. Luizard, 2008, 262.
[3] Ibid., 267.

21/07/2008

FEMME NUE, EN BURKA, VERITE, HERESIE, INTEGRISME

NOTE INTERDITE AUX MOINS DE 18 ANS

(d’âge mental !)

Remarque préalable : quand on travaille sur des représentations sociales, on travaille sur des stéréotypes. Et notamment des stéréotypes concernant « la » femme. Cela ne signifie aucunement qu’on les adopte, au contraire et le seul fait de les exposer opère une distanciation, à condition de ne pas lire le récit au premier degré. Il en est de même des propos sur « l’intégrisme » : ils tentent de sortir des stéréotypes sociaux. Si on est soi même imprégné de ces stéréotypes, on ne peut rien y comprendre.

C’est pourquoi cette Note s’adresse exclusivement aux personnes de plus de dix-huit ans d’âge mental. Les autres sont cordialement invités à allumer leur poste de télévision. Ils y trouveront, certes, des émissions « déconseillées aux moins de 18 ans », mais qu’ils se rassurent : l’âge mental n’est, là, nullement en cause.

Parfois, j’ai défini la laïcité comme une tension entre liberté de conscience et liberté de penser. Les deux ne connotent pas la même chose. Cette tension existe à un niveau public Ce que l’historien Claude Nicolet appelle la « laïcité intérieure » constitue une tension interne à l’individu, qui présente des similitudes et des différences. De cette laïcité intérieure on ne parle presque jamais, comme si dans cette société prétendument transparente, elle faisait partie de l’indicible.

Alors j’émets une hypothèse (qui va peut-être devenir le feuilleton de l’été du Blog)[1] : la liberté de penser se trouve en rapport avec l’agnosticisme ; la liberté de conscience avec la croyance (celle-ci ne concerne pas que la religion). Et la tension entre les 2 donne des « vérités hérétiques » : deux termes (vérité et hérésie) qui semblent contradictoires et sont, tous les deux, aujourd’hui, en déficit d’emploi social (on ne parle plus guère ni de « vérité », ni d’ « hérésie »)

Historiquement pourtant, l’Occident a été très longtemps obsédé par la vérité, et donc aussi obsédé par l’hérésie. On (« on » = le pouvoir institutionnel) prétendait détenir la vérité, à partir de là on pourchassait l’hérésie et les hérétiques. Maintenant, autant on se gargarise des « valeurs » (moralisme) que l’on met souvent sous le boisseau le reste du temps, des « racines » (repli identitaire) alors que la « tradition » sera souvent considérée comme routine, autant le terme de « vérité » n’apparaît plus.

Ainsi, contre un certain islam on défend la « valeur essentielle » de l’égalité homme-femme (Conseil d’Etat dixit), les « racines essentiellement chrétiennes » (Sarkozy dixit) qui font notamment refuser l’entrée de la Turquie en Europe).

On a quitté la prétention explicite à la « vérité », on ne pourchasse plus les « hérétiques » qui la mettrait en cause, mais on pourfend les « intégristes ». Ces derniers sont socialement très mal vus car ils prétendent explicitement (et le plus souvent avec dureté) détenir la vérité, de plus sans s’appuyer sur une institution légitime.

Le sociologue Jean-Paul Willaime affirme que les « intégristes » sont devenus les hérétiques de notre époque. En tant que contestataires pourchassés, ayant moralement très mauvaise réputation, effectivement. Mais « intégristes » et « hérétiques », comme figures typiques, ne coïncident pas, même s’il existe certaines analogies, même si des individus concrets peuvent comporter des traits de l’une ou l’autre figure (nous en reparlerons).

Dressons leur portrait robot : L’hérétique mettait en question des vérités trop sûres d’elles-mêmes et donc dominatrices. L’intégriste conteste le flottement généralisé du sens, tel qu’il s’impose socialement et médiatiquement, qui veut tout réduire à sa logique de l’équivalence, à son flou confus, voire à un n’importe quoi.

L’intégriste, même récent, même nouveau, se tourne vers le passé, il veut maintenir ou retrouver des vérités en déclin ou perdues, il les réinvente à sa manière. Il doit les prôner de façon d’autant plus absolue qu’elles ne disposent plus d’évidences sociales, de larges assises, de mille moyens pour se mélanger à l’air que l’on respire. C’est pourquoi sa contestation de l’ordre établi risque toujours de devenir fanatisme.

L’intégriste court ainsi le risque de voir l’or se changer en plomb, de ne posséder que des vérités devenues folles. Cependant, réinventer le passé, peut constituer un levier pour contester le présent, trouver du nouveau.

C’est pourquoi, même si on est amené à combattre politiquement l’intégriste : il veut nous imposer des vérités devenues folles (le créationnisme, vérité symbolique devenue folie scientifique), il faut se garder de le diaboliser le stigmatiser.

On peut bénéficier, en opérant un travail de décryptage, de désabsolutisation, de l’étincelle de vérité que l’intégriste, par sa mise en question des dominations présentes, a emprisonnée en la ligotant dans un ensemble de certitudes.

 

L’hérétique, invente l’avenir, même quand il se le représente de la même manière que l’intégriste, sous la forme d’un passé fondateur. On devient un « hérétique » dans un mouvement de rupture avec les vérités établies. La dynamique fondamentale de l’hérétique consiste à prendre distance avec les vérités dominantes, abîmées par trop d’usages, salies par des pratiques trop contraintes, habillées par des compromis qui ne se sont pas nommés tels. L’hérétique est un déçu de la vérité établie. Il quitte les chemins balisés où les institutions pensent pour lui et ses semblables. Il devient un solitaire pour rechercher une vérité plus rayonnante.

Ce n’est nullement un hasard si l’on représente iconographiquement la vérité comme une jeune femme nue : absence d’artifice, absence de pouvoir (en ce temps là, les femmes…), jeunesse, beauté, re-naissance mais aussi posture socialement inacceptable : on ne doit pas être publiquement nu.

C’est pourquoi il s’agit d’un surgissement et non d’un état. La vérité sort du puits où elle se trouvait cachée à l’abri des regards. Comme le soleil, on ne peut contempler sa ravissante nudité que l’éclair d’un très bref instant. Très vite, elle doit à nouveau être dérobée à la vue de tous. Il faut absolument la couvrir. Elle ne peut exister socialement nue.

 

Historiquement une femme (qui n’est pas de « mauvaise vie ») ne peut être intégralement nue qu’intimement et pour un seul homme. Pour pouvoir devenir cet homme là, il faudra la conquérir. Tâche aussi difficile que la conquête du Graal, avec mille obstacles à franchir, mille adversaires à affronter, mille pièges à déjouer.

Entreprise folle : l’hérétique a la folie de l’amoureux : son obsession lui fait perdre le sommeil, l’empêche de se consacrer aux taches ordinaires, socialement nécessaires, le rend insupportable.

Entreprise socialement illégitime : l’hérétique n’a nul besoin de chercher la vérité puisqu’elle se trouve déjà établie, portée par les pouvoirs et les institutions, en premier lieu, historiquement, par l’institution Eglise. Mais, ensuite, Ecole, Médecine et autres institutions ont su, au temps de la modernité triomphante, prendre le relais.

Or l’hérétique sait bien que cette vieille femme (je vous avait prévenu, nous sommes dans la lecture de représentations sociales) très vêtue et acariâtre, ne saurait être l’éblouissante jeune femme entre aperçue, comme dans un songe, dans son éclatante nudité. Il a l’intuition que la vérité est ailleurs et qu’il faut la chercher hors des chemins battus, en s’écartant des voies tracées.

Et l’hérétique peut ainsi, parfois (beaucoup se sont perdus en cours de route…), parvenir au puits où la vérité émerge. Il peut découvrir le lieu où la vérité se niche, contempler, le cœur battant la chamade, l’objet de son désir. Instant sublime, béni des dieux.

Mais le temps prend sa revanche et l’hérétique se trouve guetté par différents destins. Pourchassé par la meute des chiens lancés à sa poursuite, il peut se trouver rattrapé, fait prisonnier. Tandis que des larbins se dépêcheront de recouvrir cette vérité trop nue pour être décente, il subira son châtiment : beaucoup de bûchers allumés, mais aussi de guillotines (Olympe de Gouges,…).

L’ordre établi peut aussi, faute de débusquer l’hérétique, se montrer plus civil : la vérité toute nue, dites-vous, comme c’est intéressant : venez nous raconter cela. Ainsi Jean Hus obtint un sauf-conduit pour s’expliquer devant le concile de Constance. Monstrueuse hypocrisie : quand on l’eut à sa disposition, on le mit à mort.

Mais l’hérétique n’a pas toujours un sort aussi tragique. Il peut arriver à être hors d’atteinte, se trouver protégé. Il va vouloir alors faire durer l’éblouissement inoubliable, le faire partager aussi. Mais la vérité ne peut exister dans une nudité permanente, elle ne peut être ainsi livrée au regard collectif. Alors l’hérétique va plus ou moins vêtir la belle jeune femme : à demi-nue, elle devient plus présentable : Luther. Et si elle en montre encore trop, il acceptera que d’autres lui tendent un nouvel habit : Mélanchthon et le « compromis » de la Confession d’Augsbourg.

L’hérétique peut aussi se mettre en colère : trop de regard impudiques, de sourires graveleux, de gens indignes de la vérité. Alors l’hérétique va imposer sa vérité, habillée de pied en cap, contre les immoraux et les corrompus. Savonarole à Florence. Nous ne sommes plus loin de l’intégrisme.

En effet, l’hérétique a du se durcir pour devoir se convaincre lui-même qu’il lui fallait quitter la route commune. Il a du se persuader, seul contre tous. Conférer une valeur immense à sa quête, une valeur frisant l’absolu puisqu’il lui a tout sacrifié. Dans l’hérétique, se trouve donc un intégriste qui sommeille,… et peut se réveiller. Inversement, dans l’intégriste qui a contesté le flottement généralisé du sens, se niche un hérétique que le durcissement du sens, la dévalorisation des autres, a endormi. Comment le réveiller ?

Je vous avais prévenu : il s’agit de figures type. Les personnages eux-mêmes peuvent emprunter des traits à chacune des figures. L’hérétique et l’intégriste peuvent constituer des figures opposées (nous en reparlerons dans une autre Note) ; alors même que les personnages peuvent (eux) être fort proches, voire même échanger leur rôle.

Autre temps, autres mœurs. Aujourd’hui, nul n’est besoin aujourd’hui de partir à la conquête d’une belle jeune femme à la nudité radieuse. Le monde de la communication de masse vous en offre à la tonne, en veux-tu, en voilà. Mais alors la jeune femme nue, n’est plus la vérité. Elle est devenue message publicitaire, stratégie commerciale. Elle n’est plus radieuse, elle est aguichante.

La société de la transparence, de la transparence obligatoire et trompeuse car hâtivement produite, vous offre des femmes nues à la pèle. Elle en fabrique à la chaîne, elle les calibre. Mais ne soyons pas dupes : ces dames ne sont certes pas dans le costume de leur naissance. Elles ont les hanches refaites et les seins siliconés. Elles sont devenues de simples artefacts. Pas vraiment nues, simplement « à poil ». Poupées gonflées et jetables. Produits de consommation courante.

A la nudité transgression émerveillement, œuvre d’art, source d’émotion esthétique et sensuelle, succède la nudité habitude, tristounette, et que nous ne voyons même plus.

La société de la transparence produit des être transparents, nus parce que sans corps personnel.

L’ordre établi d’hier se hâtait de couvrir toute nudité véridique ; l’ordre établi d’aujourd’hui se hâte de déshabiller toute liberté vestimentaire. Le geste semble opposé ; la structure est la même : le conformisme social, l’uniformisation obligatoire, le « je pense pour vous ».

Et l’on s’étonne, et l’on s’indigne que la contestation sociale prenne la forme de femmes en burka ! Mais, malheureusement, ce qui nous arrive  possède une impeccable logique. Chaque société a les contestataires qu’elle mérite.

(à suivre)

Ps: Je recommande la Note du 11 juillet de http://blogdesebastienfath.hautetfort.com : "On enquête à Lourdes: le rôle à double tranchant de l'institution".

Au commentateur qui regrette de ne pas trouver de traduction anglaise de mes livres (contrairement à d'autres langues): vous avez (mais ce n'est pas très facile à trouver et la traduction n'est pas toujours,... disons parfaite) une version anglaise de mon ouvrage La laïcité quel héritage? dans  Rajeev Bhargava (ed), Secularism and its critics Oxford University Press, 1998 (2° edit; Paperbacks 1999). Plusieurs articles ont été publiés dans des revues, notamment un en 2008 dans l'édition anglaise de Diogene (la revue de l'UNESCO). Un livre groupant différents articles déjà publiés en anglais est en cours de discussion avec un éditeur. Mais la parution ne se fera pas avant 2009.


[1] Je ne sais, tout dépendra de l’inspiration, du fait que j’aurai ou non des choses nouvelles à dire par rapport à des précédentes Notes sur le sujet agnosticisme et croyance.

20/07/2008

INTERDIT AUX MOINS DE DIX HUIT ANS

D'abord, merci aux commentateurs de la précédente Note et notamment bravo à ceux qui ont trouvé l'allusion au traité de Pierre Bayle : Ce que c'est que la France toute catholique sous le règne de Louis le Grand.

TRES PROCHAINEMENT UNE NOUVEAUTE DU BLOG:

LA PREMIERE NOTE INTERDITE AU MOINS DE DIX HUIT ANS D'AGE MENTAL (et, croyez moi, il y en a beaucoup plus qu'on ne le pense!!!)

Cette Note est inspirée par l'affaire récente du Conseil d'Etat (cf la Note ci-après), mais s'éloigne de ce cas précis pour traiter un problème plus général. L'idée m'en est venue à la suite d'un débat télévisé avec Dounia Bouzar (mardi dernier). J'ai énormément d'estime pour ce qu'elle fait et écrit (cf notamment son livre: L'intégrisme, l'islam et nous, Plon). Mais ce débat (et la lecture de son interview dans l'Humanité du 15 juillet) m'ont permis de préciser à moi-même là où je cesse d'être en accord avec elle.

Cette Note s'intitulera (à moins que je trouve un meilleur titre d'ici là): FEMME NUE, FEMME EN BURKA ET... LA VERITE.

Vérifiez que vous avez bien 18 ans d'âge mental avant votre prochaine navigation sur le blog (mais, pour ma part, je n'en doute pas).

A TRES BIENTOT (j'ai différentes choses à faire, mais je ne vais pas vous oublier!).

Début de la Note:

Remarque préalable : quand on travaille sur des représentations sociales, on travaille sur des stéréotypes. Et notamment des stéréotypes concernant « la » femme. Cela ne signifie aucunement qu’on les adopte, au contraire et le seul fait de les exposer opère une distanciation, à condition de ne pas lire le récit au premier degré. Il en est de même des propos sur « l’intégrisme » : ils tentent de sortir des stéréotypes sociaux. Si on est soi même imprégné de ces stéréotypes, on ne peut rien y comprendre.

C’est pourquoi cette Note s’adresse exclusivement aux personnes de plus de dix-huit ans d’âge mental. Les autres sont cordialement invités à allumer leur poste de télévision. Ils y trouveront, certes, des émissions « déconseillées aux moins de 18 ans », mais qu’ils se rassurent : l’âge mental n’est, là, nullement en cause. (...)"

(à suivre)

 

14/07/2008

CONSEIL D'ETAT ET REFUS DE NATIONALITE

Les purs et la « soumise » 

Ou :

Ce que c’est que la France toute cathodique sous le règne du dit Conseil[1].

Je discutais un jour avec un copain imam, et il me parlait de «l’association NPNS» et je ne comprenais pas de quoi il s’agissait. Il Me dit alors : « Vous savez bien, cette association... je n’ai pas envie de dire son nom en entier, car il comporte un gros mot. » Comprenant enfin, je lui ai dit : « Ah oui, je vois, et le gros mot c’est ‘soumise’ ! » Il a souri et a ajouté : « disons alors, que cette appellation comporte deux gros mots. »

Cette anecdote m’est revenue en mémoire en lisant dans Le Monde du 12 juillet l’arrêt du Conseil d’Etat refusant la nationalité française à une femme marocaine au motif qu’elle aurait « adopté, au nom d’une pratique radicale de sa religion, un comportement en société incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française et notamment le principe de l’égalité des sexes»

Le Conseil d’Etat est composé de membres qui savent le droit. En utilisant l’expression de « comportement en société », ils ne peuvent être accusés d’atteinte à la liberté de conscience.

Mais, au delà de l’utilisation de termes juridiquement corrects, le rapport de la Commissaire du gouvernement s’appuie en fait sur des déclarations considérées comme « révélatrices de l’absence d’adhésion à certaines valeurs fondamentales de la société française ».

Des déclarations ne constituent pas un comportement public. Il est donc significatif qu’elles soient cependant mentionnées pour argumenter. Double langage sur lequel nous reviendrons. Ce qui a trait au comportement, en revanche, est le port de la burqa par cette dame marocaine.

Ne nous comptons pas d’histoire : la burqa et le foulard, cela fait deux. La burqa rend, effectivement, difficile une vie sociale « normale ».

Bien sûr, en situation de non responsabilité, on peut toujours prétendre que la burqa ne pose aucun problème. Mais quand on est responsable d’une institution et qu’il s’avère nécessaire d’identifier les gens, comment faire, s’ils sont, non seulement habillés de pied en cap, mais ont le visage couvert par une pièce de tissus, « ne laissant voir les yeux que par une fente» ?

(ce qui, à strictement parler est d'ailleur plutôt un niqab qu'une burqa stricto sensu: là il devrait avoir un grillage)

Comment identifier une électrice (par exemple), si elle vient voter en burqa ? Comment faire passer un examen scolaire ou universitaire à quelqu’un qui serait habillé avec une burqa ? Etc.

Ces exemples montrent qu’il n’est pas besoin de faire appel aux « valeurs fondamentales » ou « essentielles » pour que la burqa fasse problème, même si, effectivement, son port prive la femme qui le porte d'une part importante de sa vie sociale, et donc de sa liberté. On peut être dans le prosaïque.

Deux questions (liées entre elles) se posent alors :

 

-         quel est le statut de cette référence à des « valeurs essentielles » ?  

-         les limitations de la vie sociale et la perte de liberté engendrées par la burqa doivent-elles conduire à refuser la nationalité française à celles qui le portent ?

Les 2 questions sont d’autant plus liées que la dite personne a indiqué qu’elle a adopté ce costume « à la demande de son mari » et que, toujours d’après la Commissaire, elle vivrait « dans la soumission totale aux hommes de sa famille ».

Passons sur l’adjectif « totale » qui me semble un peu naïf : c’est pas à partir d’un discours que l’on peut en juger : il existe (heureusement!) des attitudes de ruses où on peut adopter une apparente soumission complète et, cependant, se ménager des espaces de liberté. Acceptons le diagnostic de la Commissaire et prenons comme hypothèse qu’il s’agit effectivement d’une femme soumise.

Affaire à multiples tiroirs ! Tentons d’en tirer quelques uns.

A Assise, j’ai visité une église où il y avait des carmélites dont on ne voyait rien du visage. C’était en Italie et, vraisemblablement, ces carmélites étaient Italiennes (donc citoyennes européennes). Leur refuserait-on la nationalité française si l’une d’entre elles la demandait ? N’existe-t-il pas, en France, des religieuses aussi recluses que ces carmélites ?  N’existe-t-il pas des femmes (et des hommes) ayant fait vœu perpétuel d’obéissance ?

Camarades syndiqués, je crois que nous naviguons entre DEUX BIG PERILS (tout comme l’ami Carlos parlait de « big bisoux » !).

Le premier péril, celui que j’ai vivement reproché à Mister Président (dans mon livre La laïcité expliquée à M. Sarkozy…) quand il a (au Latran) rabaissé la morale laïque, serait d’ignorer, ou même de sous-estimer qu’une société, qu’un lien social repose (aussi) sur des valeurs.

Notre Nicolas sublime a tendance à considérer la France comme une entreprise, dont il serait le PDG. C’est cela le premier péril : avoir une vue gestionnaire de notre « douce France », déléguer la proclamation des valeurs aux seules religions (et éventuellement aussi aux convictions, quand on tente de rectifier le tir).

L’interprétation optimiste de la décision du Conseil d’Etat serait de l’interpréter comme un rappel auprès de toutes les personnes tentées par la sarko-laïcité qu’on ne peut évacuer la question des valeurs fondamentales qui fondent le lien social.

Et certainement, l’égalité des sexes fait partie de ces valeurs. C’est même sans doute ce que la modernité a découvert de mieux en matière de valeurs, ou (en tout cas) parmi ce qu’elle a découvert de mieux.

Donc que la valeur d’égalité des sexes figure parmi les principes qui doivent être à la base des lois, des règles sociales, du fonctionnement de la société : OK, mille fois OK.

Que la société s’impose cette règle à elle-même chaque jour un peu plus, toujours mille fois OK.  Et il y a encore pas mal à faire à ce sujet, non ?

Mais ensuite ? Que se passe-t-il concrètement ? Les partis politiques qui ne respectent pas la règle de la parité en matière de candidature, payent une amende, ils ne sont pas interdits pour autant. Ils sont même tellement peu critiqués, que s’en est même un peu honteux.

Il faut dire d’ailleurs que la loi sur la parité est bien récente. Que la première loi qui allait dans ce sens, en 1982 (et qui aurait fait qu’elle serait mieux pratiquée aujourd’hui) avait été retoquée par le Conseil constitutionnel.

Alors, la question de l’égalité des sexes ne se posait pas en matière de citoyenneté, puisque le citoyen était censé ne pas avoir de sexe. Et donc, on pouvait discriminer en toute bonne conscience. Et on ne s’est pas dispensé de le faire. Et on le fait encore allègrement…

Par ailleurs, l’Eglise catholique n’admet pas les femmes à la prêtrise, y voit-on un « comportement en société incompatible » avec la « valeur essentielle » de « l’égalité des sexes » qui rendrait cette Eglise incompatible avec la société française ?

L’interprétation dominante de l’égalité des sexes, la rapproche beaucoup actuellement de la mixité. A tel point d’ailleurs qu’à la Commission Stasi, quelqu’un avait demandé que la dite Commission propose qu’il soit interdit aux associations loi de 1901 d’être unisexes.

Cette personne avait dans la tête une association musulmane qui m’est inconnue. Nous lui avons fait remarquer qu’avec son idée géniale, on allait interdire le Grand Orient de France et d’autres organisations de la franc-maçonnerie. Elle a aussitôt retiré sa proposition !!!

Génial en effet : ce qui apparaissait légitime quand un organisme musulman était visé, devenait absolument stupide quand il s’agissait de la maçonnerie (mais il y a un siècle, il en était tout autrement).

J’aurais aimé me trouver dans la tête de cette personne de la Commission pour savoir ce qu’elle a pensé quand elle a retiré sa proposition ?

-         « merde, je me suis plantée : la non mixité ne peut pas être toujours aussi facilement mise en équivalence avec l’égalité des sexes, comme c’est le réflexe – chien de Pavlov aujourd’hui. »

-         « merde, j’ai tendance à raisonner autrement quand je pense à l’islam et quand je pense au reste de la société française. Il faudra que je fasse gaffe désormais»

-         ou s’est-elle donné un prétexte pour ne pas se mettre un tantinet en question ?

Bref une société doit s’efforcer de vivre selon ses valeurs, « prêcher par l’exemple » comme on dit. Elle doit être capable d’argumenter à ce sujet, d’expliquer ses raisons d’adopter les dites valeurs. Elle doit chercher à les rendre attractive, elle peut tenter de convaincre.

Former aux « valeurs citoyennes » en en donnant les raisons, en les rendant compréhensibles, peut se faire pour tous, anciens comme nouveaux Français. Cela fait partie du rôle de l’école, et peut aussi constituer le noyau d’un stage de citoyenneté.

Une société peut aussi réprimer des délits qui constitueraient des atteintes actives à ses valeurs. Mais, dans le cas présent, aucun délit n’a été commis.

Mais une société ne peut, sans devenir totalitaire, imposer à ses membres, individus ou groupes d’y croire, car la croyance ne saurait être contrainte

Même totalitaire, elle n’arrivera pas à contraindre.

Le second péril consiste, en effet, à vouloir transformer les valeurs en croyance obligatoire. Péril très tentant : on est tellement convaincu de la « vérité » (même si, curieusement, ce terme est devenu tabou !) des dites valeurs qu’on risque y céder.

Mais contraindre, n’est pas convaincre et, dans ce processus, les valeurs deviennent des dogmes, ce qui les pervertit. Pour plusieurs raisons.

Pourquoi quelqu’un comme Michel Servet a été condamné à mort et par les catholiques et par les protestants, et effectivement mis à mort par ses derniers, à Genève ?[2] Parce qu’il niait le dogme de la Trinité. Or ce dogme constituait la valeur suprême sur laquelle reposait la société de chrétienté. Maintenant, il est trop facile de croire qu’il s’agissait d’intolérance, alors qu’il s’agissait d’imposer comme croyance obligatoire une valeur fondatrice du lien social.

Dans une société démocratique, on ne met plus à mort pour cela, certes. Mais de façon très euphémisée, on se situe dans une logique analogue avec la décision du Conseil d’Etat.

Instaurer des croyances obligatoires pour être citoyen, c’est générer de l’hypocrisie, du double jeu, des gens qui feront semblant d’y croire, et les mettre dans une situation où ils ne pourront jamais être convaincus, puisque leur problème sera de faire semblant.

Dire, comme la Commissaire, que les déclarations de cette dame sont « révélatrices de l’absence d’adhésion à certaines valeurs fondamentales de la société française », c’est pousser désormais celles et ceux qui voudront acquérir la nationalité française, à faire semblant d’adhérer à de telles valeurs.[3]

Ainsi dans la société de chrétienté, des juifs ont fait semblant d’être chrétiens, dans la France de Louis XIV, des protestants ont fait semblant d’être catholiques.

Et la logique a conduit à fouiner dans leur vie pour savoir s’ils étaient bien devenus chrétiens ou cathos, s’ils ne pratiquaient pas leurs anciennes croyances en secret.

Or (c’est remarquable !), la logique analogue du Conseil d’Etat, conduit au même risque de totalitarisme, car le voilà pris en flagrant délit de fouiller dans la vie privée des gens et de vouloir attribuer la citoyenneté suivant cette vie privée.

Car figurez vous que la dame marocaine a failli devenir française : si elle a eu, en effet, une mauvaise note avec ses déclarations, et a obtenu huit bons points (à dix, cela lui aurait donné droit à une image) parce que, « durant ses grossesses, elle a été suivie par un gynécologue homme. »

Quand j’ai lu cela, j’ai éclaté de rire. D’abord sur la supernaïveté de la Commissaire. Aller, faisons la réponse du berger à sa bergère et soyons aussi sommaire (adepte du premier degré) que la dite Commissaire. Cela donnerait : « M’enfin, bien sûr qu’elle s’est laissée examiner par un médecin homme, puisqu’elle est soumise aux hommes.» 

Quand on connaît un peu l’histoire de la médecine et les arguments qui ont été employés, des décennies durant, dans la France « des valeurs de 1789 » pour refuser, aussi longtemps que cela a été possible, la profession médicale aux femmes, c’est vraiment drôle, cette capacité à fabriquer ainsi des arguments ad hoc, à effectuer des renversements complet d’argumentation !

Mme la Commissaire, refuseriez vous la nationalité française aux hommes qui n’ont pas d’urologue femme ? Je tremble : ma généraliste est une femme, mon urologue est un homme : suis-je bien conseild’étatcorrect ? Suis-je un bon Français, en ce jour de 14 juillet ?

Allez-vous, Messieurs et Mesdames du Conseil d’Etat, ficher les Français, après enquête publique, pour savoir devant qui ils baissent ou ne baissent pas leur culotte ? Et ceux qui ne baissent pas culotte devant un praticien du sexe opposé deviendront suspects d’ « absence d’adhésion » à la « valeur essentielle d’égalité des sexes », et  membres de l’anti France[4] !

Trêve de plaisanterie : s’il faut se dépêcher d’en rire, c’est parce que de tels propos sont vraiment inquiétants pour trois raisons :

D’abord, ils témoignent d’un « manque d’adhésion » à ce qui me semble être « une valeur essentielle » de la société française : la liberté de l’individu.  Car qu’on ne nous raconte pas de colle avec l’habituelle « situation d’urgence » : le suivi d’une grossesse n’est pas une situation d’urgence. Donc il n’y a aucune raison d’investiguer sur quel médecin choisi, quel médecin (éventuellement) refusé.

Ensuite, si on décrypte cette histoire de gynéco homme, ce que la Commissaire veut dire c’est (sans doute) que son mari a laissé cette femme consulter un gynéco homme[5], sinon on ne voit vraiment pas ce que cela vient faire.

Alors, c’est absolument génial : son mari lui laisse le choix du médecin, un bon point pour elle. Elle va l’avoir, sa nationalité. Ah non, dommage, raté de peu : son mari lui impose la burqa, donc au final; elle échoue quand même à l’exam. : cette dame est ‘évaluée’ par le dit Conseil suivant le comportement de son mari à son égard !

C’est, d’ailleurs, le constat que fait dans Le Monde, Danièle Lochak, professeur de droit public : « Ce qui est frappant, c’est que cette femme, conjointe d’un Français, est manifestement opprimée. Or c’est ce qui lui est reproché : parce qu’elle est soumise, on en déduit qu’elle n’a pas adhéré aux valeurs de la communauté française. » Et Mme Lochak de conclure : « si on poursuivait cette logique jusqu’au bout, les femmes battues, par exemple, ne seraient pas dignes d’être françaises. »

On va reprendre in fine, le problème que pose la soumission. Pour le moment, constatons que la France, par le Conseil d’Etat, pénalise cette femme à cause de l’attitude de son mari. Elle renforce ainsi cette attitude.

Enfin, le court circuit entre égalité des sexes et sexe du médecin consulté (comme dans l’exemple de la Commission Stasi où il y avait court circuit entre égalité des sexes et mixité) montre que, quand on prétend obliger les gens d’ «adhérer » à des « valeurs essentielles », que l’on transforme ainsi en croyances obligatoires, c’est toujours une certaine interprétation de ces valeurs que l’on veut imposer. La sienne, qui n’est pas forcément la plus intelligente !

Et c’est là aussi que le bas blesse : il n’existe pas de valeurs en soi ; il n’existe que des valeurs interprétées. Et c’est pour cela qu’une société démocratique est en risque de totalitarisme quand elle évacue le débat interprétatif sur les valeurs, quand elle fait comme si la représentation des valeurs était univoque.

La société, quand elle cherche à contraindre à adhérer à des valeurs, cherche en fait à rendre obligatoire l’interprétation dominante de telle ou telle valeur, faite par le groupe dominant, à un moment donnée. Interprétation dominante très souvent considérée comme fallacieuse cinquante ans ou cent ans plus tard.

L’interprétation dominante est actuellement produite et véhiculée, de façon dominante, par le moyen de la communication de masse. L’interprétation dominante c’est le médiatiquement correct. « Ce que c’est que la France toute cathodique sous le règne du Conseil d’Etat… »

Je l’ai dit : acceptons l’hypothèse que cette dame est effectivement soumise, et, comme le déclare la Commissaire, qu’elle ne met pas en cause cette soumission alors reste le problème de la soumission volontaire dans une société dont la « valeur essentielle » est la liberté de l’individu (l’égalité des sexes comme « valeur essentielle » étant, en fait, une conséquence récente de cette affirmation de la liberté de l’individu).

Dés l’accession de la liberté de l’individu comme « valeur essentielle », dés 1789, ce problème s’est posé. Fait très intéressant, il a été relié à « une pratique radicale de la religion » (motif invoqué par l’arrêt du Conseil d’Etat).

Il s’agissait alors des congrégations religieuses et de leur vœu d’obéissance. Un congréganiste pouvait-il être un citoyen à part entière ? Les vœux monastiques sont abolis par la loi en 1790et, en 1792 toutes les congrégations seront interdites.

 Elles resurgiront au XIXe et furent de nouveau vivement combattues lors de la tentative de « laïcité intégrale » de 1899 à 1904.

« Les républicains laïques développaient l’idée selon laquelle en se soumettant aux règles absolues d’obéissance à leur ordre, les [membres des] congrégations avaient abdiqué leur qualité de citoyen actif » écrit Claude Nicolet.

Et cet auteur poursuit en expliquant qu’alors était effectué une « gradation  réservant à la base une sphère de droits civils propre à tout individu et au dessus, une sphère de droits (…) civiques, impliquant l’adhésion à un consensus, [à] une ‘profession de foi’ incompatible avec certains engagements ou certaines doctrines» [6].

Deux remarques conclusives :

1) renversement complet : lors du « centenaire officiel » de la loi de 1905, l’attitude de ces « républicains laïques » a été vigoureusement dénoncée (comme le sera l’arrêt actuel du Conseil d’Etat dans un siècle).

Pourtant, ce problème de la soumission volontaire peut-être déroutant, dérangeant. Mais dans toute société, il y a toujours des gens qui vivent autrement que les autres. Sociologiquement, c’est une protestation implicite contre la tendance de toute société à se croire infaillible. Nous reviendrons sur ce problème.

 

2) si Nicolet met « profession de foi » entre guillemet, c’est qu’il s’agit d’une référence à Jean Jacques Rousseau et à sa théorie de la « religion civile ».

L’arrêt du Conseil d’Etat est un arrêt de religion civile ; c’est une décision plus religieuse que laïque. C’est la religion civile républicaine, non la laïcité.

 



[1] Tous ceux qui nous bassinent avec une sacralisation nostalgique des Lumières, qui l’en veulent les dévots, et qui pourtant ne comprendront pas l’allusion de ce sous-titre, dévoileront par la même leur ignorance crasse, et donc la manière honteuse dont ils instrumentalisent les dites Lumières au profit de leur petitesse toute rabougrie. Tous les autres sont, à l’avance, excusés : personne (même pas votre serviteur, c’est dire !!) ne sait tout.

Petit jeu de l’été : celles et ceux qui comprendront l’allusion sont priés de l’indiquer en Commentaire.

[2] Voir notamment les travaux de Valentine Zuber

[3] Quand à lier cette nationalité au port d’un vêtement, c’est dire à quelque chose de très réversible, cela me laisse fort perplexe (même si je l’ai dit, ce port peut poser problème lors du vote, mais le vote n’est pas obligatoire en France et certains citoyens ne votent jamais). On peut fort bien ne pas porter de burqa quand on demande la nationalité, et en porter une ensuite; on peut également faire l'inverse!
D'ailleurs, le port de la burqa n'a pas été suffisant puisqu'on se réfère aux déclarations de la dame.

[4]Pour reprendre l’expression utilisée pendant la guerre d’Algérie, contre les partisans de l’indépendance algérienne (tiens, ce sont eux qui ont eu raison, finalement !)

[5] Il y a un truc bizarre à ce sujet. Comme j’effectue des enquêtes sur ce qui touche à la laïcité, j’ai entendu parler du refus de médecins hommes par des femmes dites « musulmanes », bien avant que cela soit socialement connu. Mais alors les dits médecins me parlaient du refus de femmes d’être examinées par des hommes. Je n’entendais nullement, à ce moment là, parler des maris. Au moment de la Commission Stasi, ce refus s’est transformé en problème social et, là, on a fait comme si c’était toujours les maris qui refusaient que leurs femmes consultent des médecins hommes !

Je ne dis pas que cela n’est jamais le cas, mais ce n’est certainement pas non plus toujours le cas, loin de là. Ce n’est pas un hasard si la mise en avant du mari s’est produite lors de l’émergence du discours social à ce sujet : mettre en avant les maris permet d’éviter de poser le problème en terme de liberté de la femme.

[6] L’idée républicaine en France, Gallimard, 1982, 371

09/07/2008

LAÏCITE ET LOI DEBRE

Dernière minute (11 juillet) : Très prochainement une Note sur l'arrêt du Conseil d'Etat refusant l'attribution de la nationalité française pour cause de port de burka et défaut d'intégration.

Edmond Vandermeersch vient de faire paraître chez l’Harmattan un ouvrage intitulé : Ecole : Eglise et Laïcité. La rencontre des deux France. Souvenirs autour de la loi Debré (1960-1970)

Il m’avait demandé d’en faire la préface. J’en donne ici l’essentiel en espérant qu’elle incitera certains internautes à acheter et à lire ce livre, extrêmement intéressant et qui retrace une histoire volontairement (= idéologiquement) oubliée aujourd’hui.

En effet, on fait comme si les « problèmes de laïcité » à l’école étaient survenus avec la transformation de l’islam en France d’un « islam d’hommes seuls » en « islam des familles ». Rien n’est plus contraire à la réalité historique.

Les « problèmes de laïcité » ont existé, en France, à l’école depuis le développement de l’institution scolaire. Il est important et actuel de le rappeler.

Voici donc cette Préface  (après vous trouverez l’annonce d’un autre ouvrage tout à fait intéressant) :

   Trois raisons m’ont amené à accepter avec beaucoup de plaisir l’offre amicale que m’a faite Edmond Vandermeersch de préfacer son ouvrage.

   D’abord la personnalité de l’auteur. Nous nous sommes rencontrés, il y a un peu plus de vingt ans maintenant, dans le cadre de la Ligue de l’Enseignement et de la réflexion qu’elle impulsait sur une « laïcité XXIe siècle ».

   Ces rencontres étaient exemplaires dans la mesure où elles permettaient à des individualités de convictions diverses de travailler ensemble et ainsi de s’enrichir mutuellement de leurs apports respectifs.

   Nous réunissait la conviction que la laïcité constituait le meilleur garant de la liberté de conscience de tous et s’avérait indispensable pour qu’aucune domination religieuse ou idéologique n’empêche chacun d’effectuer ses choix. Mais, pour se faire, la laïcité ne pouvait constituer une réalité figée ; elle devait être dynamique, en mouvement, apte à répondre à de nouveaux défis.

   Une « Commission laïcité » a donc fonctionné, élaborant deux rapports et un ouvrage, Religions et laïcité dans l’Europe des douze[1], pour lequel Edmond Vandermeersch a apporté deux belles contributions. (…)

 

   Ensuite, seconde raison, ces mêmes années, Edmond Vandermeersch participa, avec deux autres auteurs, Jean Battut, professeur de collège et Christian Join-Lambert, magistrat à la Cour des Comptes, à un ouvrage écrit à trois mains, 1984 La guerre scolaire a bien eu lieu[2].

   J’ai souvent cité cette étude dans mes propres livres car je la considère comme la meilleure analyse de l’échec du projet de réunification souple des deux systèmes scolaires tenté par Alain Savary, ministre de François Mitterrand.

   Les auteurs avaient été partie prenante de cette affaire, dans des situations différentes, voire (pour l’observateur extérieur) divergentes : le premier et le troisième avaient eu longtemps des responsabilités l’un dans l’enseignement catholique sous contrat, l’autre dans le Syndicat national des Instituteurs. Le second avait été chargé de mission auprès d’Alain Savary.

   Dés le début de leur livre, ils s’expliquent : « engagés comme nous l’étions, nous avons vécu péniblement les événements, essayant, chacun à notre place, d’en influencer le déroulement.» Ils ont souhaité débattre, relire ensemble les origines des événements de 1982-1984 et sont arrivés, sur ce dossier complexe, à « avoir des appréciations communes ». (…)

   Enfin, troisième raison, ce nouvel ouvrage, centré sur des « souvenirs » décryptés, analysés, complète de manière très heureuse l’ouvrage collectif précédent. Il apporte une contribution importante à la connaissance de la loi Debré et de ses conséquences et provoque à une réflexion multiforme.

   Les travaux sérieux sur la loi Debré et ses suites sont peu nombreux. Je signalerai le colloque d’Amiens, tenu en 1999, sur La loi Debré. Paradoxes de l’Etat éducateur ?, et publié sous la direction de Bruno Poucet[3].

   On peut aussi trouver quelques travaux de thèse (…). Mais beaucoup reste à étudier concernant un épisode de l’histoire française récente qui a donné matière à de virulentes polémiques (Jean Cornec, longtemps leader incontesté de la Fédération des Conseils de parents d’élèves, qualifiait cette loi de « Vichy sous de Gaulle » ![4]) et qui risque maintenant de sombrer dans l’oubli social.

   En effet quelle n’a pas été ma surprise, à l’automne 2003, lors des auditions de la Commission Stasi, d’entendre des personnalités politiques déclarer : « il y a 20 ans, la laïcité à l’école ne posait aucun problème. » Belle amnésie !

   Il a fallu leur rappeler que, de 1946 à 1984, le terme de « laïcité » fut souvent réduit au refus de subventions publiques aux écoles privée tout comme, au moment de leur audition, ce terme se trouvait souvent réduit au refus du port du foulard à l’école publique.

   Le 24 juin 1984, plus d’un million de personnes défilaient à Paris contre le Service Publique Unifié Laïque de l’Education Nationale. En août 2007, la série d’émissions télévisées Graffiti, présentée sur les chaînes publiques France 2 et France 5, retraçait les grands événements des années 1980 et 1990.

   L’émission consacrée aux années 1984-1985 commentait des vues sur cette manifestation (et celles qui l’ont précédée) en la qualifiant simplement de «manifestations monstres sur le financement de l’école ». J’ai interrogé des jeunes qui avaient regardé cette série : l’émission était restée tellement allusive qu’aucun d’entre eux n’avait pu comprendre de quoi il s’agissait.

   Voila comment on construit socialement une amnésie qui arrange tout le monde. Et après, on parlera à tort et à travers de « devoir de mémoire » !

   C’est dire si l’ouvrage d’Edmond Vandermeersch est précieux. Certes (…) il se veut le témoignage d’un acteur. Mais, outre son intérêt propre pour le lecteur, l’histoire scientifique a un besoin indispensable de témoignages de cette qualité pour pouvoir se construire.

   Beaucoup d’informations inédites sont données par quelqu’un qui, comme secrétaire général adjoint de l’enseignement catholique, était aux premières loges, y compris lorsque se sont produits des « pourparlers secrets ».

   Notre auteur apporte donc un éclairage essentiel sur les changements impulsés par la loi Debré non seulement dans le dispositif scolaire d’ensemble, mais aussi et surtout au sein de l’enseignement privé catholique.

Il montre aussi les méconnaissances, les peurs et également les passerelles qui pouvaient exister entre les responsables des deux enseignements. Il dévoile les tensions internes dans l’enseignement privé catholique où certains voulaient limiter, autant que faire se peut, les changements.

   Le sous-titre : La rencontre des deux France est donc particulièrement bien choisi en précisant, mais l’ouvrage le démontre presque à chaque page, que ces « deux France » sont elles même composées de personnes très diverses. Dans chaque camp supposé, se trouvent des personnes qui veulent l’emporter ou continuer à en découdre, mais aussi d’autres qui ont beaucoup à partager avec ceux ‘d’en face’.

   Parler de « rencontre des deux France » nous introduit dans le temps long du conflit des deux France qui a perduré de la Révolution française au XXe siècle. Ce conflit n’avait rien de fatal puisque, il faut le rappeler, le quart de l’Assemblée qui a rédigé la Déclaration des droits de 1789 était membre du clergé catholique.

   Mais il a eu lieu et le XIXe siècle est la période du conflit  entre « cléricalisme » et « anticléricalisme »: la France qui se réfère au baptême de Clovis et la France qui se réfère aux « valeurs de 1789 » s’affrontent, tentent en vain, à certaines occasions, de se réconcilier.

   Les relations entre les Eglises et l’Etat sont constituées, alors, par un mélange complexe de semi officialité et de contrôle des religions par l’Etat (Concordat avec le Saint Siège pour l’Eglise catholique, système de « cultes reconnus » pour le catholicisme, le protestantisme et le judaïsme).

   La loi de l’Etat est déjà laïque (Code civil des Français), les religions sont un service publique et constituent le fondement de la morale publique.

  Le « conflit des deux France » porte avant tout sur l’identité nationale. Ce conflit s’est identifié, en un siècle où la France a connu sept régimes politiques différents, avec un conflit de régimes entre monarchie et république.

  L’instauration de la Troisième République a entraîné, à partir de 1879, un certain anticléricalisme d’Etat : la consolidation de la République supposait, pour ses partisans, une forte réduction de l’influence politique et sociale de l’Eglise catholique, considérée comme la meilleure alliée des monarchistes.

   Cette politique a concerné au premier chef l’école : dans d’autres pays européens l’école publique est devenue confessionnellement neutre, gardant ce que l’on a appelé un « commun Christianity » comme fondement de la morale. La France est allée plus loin, l’école publique est devenue religieusement neutre et la morale laïque y a été instaurée. D’où la « guerre » des deux écoles.

   Le ralliement à la république, demandé aux catholiques français par le pape Léon XIII en 1892, entraîna quelques années une politique plus conciliatrice. Mais elle ne mis pas fin à ce conflit des « deux France » pour deux raisons.

   D’abord la république que l’on ralliait devait avoir une identité catholique, ce que refusaient beaucoup de partisans des « valeurs de 1789 ».

   Ensuite, et surtout, à l’extrême fin du XIXe siècle, les compromissions catholiques dans l’affaire Dreyfus induisirent un retour et une radicalisation de l’anticléricalisme d’Etat, avec le mot d’ordre de « laïcité intégrale ».

   Cela culmina par l’interdiction de l’enseignement aux membres des congrégations religieuses (1904). Cependant les projets de monopole de l’enseignement public d’Etat échouèrent et « l’enseignement libre » catholique continua d’exister.

   La loi de séparation des Eglises et de l’Etat marque, en 1905, la victoire du camp laïque : les Eglises perdent alors tout caractère officiel, le Concordat et le système des « cultes reconnus » sont abolis (article 2). Mais cette victoire crée aussi, paradoxalement, la possibilité d’un apaisement car des éléments conciliateurs l’ont emporté sur d’autres plus radicaux.

   La loi met fin aux mesures de contrôle dérogatoires quant au droit commun et à la politique d’anticléricalisme d’Etat (« la République assure la liberté de conscience et garantie le libre exercice du culte », article 1). De plus, l’autonomie de l’organisation interne de chaque religion est assurée (article 4).

   Malgré le refus du pape (qui, notamment, craint une ‘contagion’ dans la dénonciation des concordats) d’accepter cette loi, la séparation fonctionne effectivement à partir de 1908. En 1923-1924 un accord, avec le Saint-Siège, permet la création d’associations diocésaines. En 1926, le pape met à l’index l’Action française, organe du mouvement du même nom, au catholicisme monarchiste et identitaire.

   En 1946, un gouvernement tripartite réunissant la gauche et le MRP, d’obédience démocrate-chrétien, inscrit la laïcité dans la Constitution de la République.

   Cependant la situation resta conflictuelle en ce qui concerne l’école, ce qui n’est guère étonnant car l’école enseigne non seulement un savoir mais aussi une certaine vision de la nation. « Deux jeunesses » étaient censées apprendre deux visions différentes de la France à l’école publique, laïque et à l’école libre, confessionnelle catholique.

   En 1925, les évêques (…) dénoncent les lois scolaires « dites de laïcité ». Vichy subventionne certaines écoles privées, ce qui est supprimé à la Libération. Alors, une commission, la « Commission Philip » échoue a réconcilier les « deux France » sur le terrain scolaire : son rapport est désavoué des deux côtés.

   En 1951, l’Assemblée législative adopte deux lois. La première étend le bénéfice des bourses d’Etat aux élèves du privé, la seconde (dite « loi Bérangé ») donne une allocation forfaitaire par enfant scolarisé (dans le public ou le privé).

   Le camp laïque campe sur une position intangible : « A école publique, fonds publiques, à école privée, fonds privés ».  Il proteste et se regroupe dans le CNAL ou Comité National d’Action Laïque.

   Mais un divorce s’accentue entre les prises de positions publiques et la recherche discrète de solutions politiques, notamment par le Parti socialiste SFIO. Sous le gouvernement de gauche de Guy Mollet des projets de textes sont élaborés et reçoivent l’agrément des deux parties (sans être publics).

Cependant, la guerre d’Algérie paralyse le pouvoir et l’accord n’aboutira pas. Le dualisme scolaire semble perpétuer le conflit des deux France. Guy Gauthier, instituteur laïque qui va travailler avec Edmond Vandermeersch, dans les années 1980 et 1990, donne un très intéressant témoignage de cette situation dans son livre de souvenirs : Un village, deux écoles. Mémoires d’un paléolaïque [5]. C’est dans ce contexte que la loi Debré va changer la donne.

   J’ai retracé, à très gros traits naturellement, l’histoire du conflit des deux France car il faut l’avoir en mémoire pour lire pleinement l’ouvrage d’Edmond Vandermeersch. Il faut se rappeler la longue durée historique pour saisir le pourquoi des tâtonnements, des méfiances, des ignorances et l’aspect aventureux des avancées, des contacts.

   Il est très précieux que cet ouvrage relate de façon aussi précise l’histoire de cette aventure, marquée par la concomitance d’une nouvelle donne politique : la Vème République et, très vite, d’une nouvelle donne religieuse, le Concile Vatican II dont la mise en œuvre est retracée avec soin par l’auteur. Et bientôt, ce fut Mai 1968, avec les espoirs et les déceptions qui ont suivi.

   Au moment de l’adoption de la loi Debré j’étais, pour ma part, lycéen et rédacteur en chef d’un petit journal de lycée, Le Trait-d’union. J’ai écrit alors un article virulent contre la loi, tout en demandant à un copain catho de rédiger un texte pour la défendre.

   Jeune et bon militant laïque, je ne voyais que l’aspect du financement des écoles catholiques. Je ne percevais pas du tout à quel point la loi Debré pouvait déplaire à certains partisans de « l’enseignement libre » et, à terme, allait rapprocher l’enseignement privé sous contrat de l’enseignement public, l’obligeant à des mutations qui ne pouvaient pas ne pas provoquer des débats internes.

   Edmond Vandermeersch a été en pointe dans le combat pour une certaine laïcisation interne de l’enseignement privé, sans lui ôter le « caractère propre » que lui permettait la loi. Tous n’ont pas joué le jeu aussi franchement, dans les deux camps d’ailleurs et notre auteur le montre d’autant plus que, tout en exposant très nettement son point de vue (qui fut minoritaire), il se garde de jugements péremptoires et ne fait pas œuvre de polémiste sommaire.

   Ceci écrit, son appréciation sur sa propre maison (pour ne pas parler de « camp ») est sans complaisance aucune, voire même parfois sévère mais de façon toujours fondée. Devenu adulte, je me suis également montré critique sur la maison d’en face, la Laïque, que j’ai toujours considérée comme la mienne car mes deux parents, enseignants protestants à l’école publique ont été des partisans fervents de la laïcité.

   Je trouvais que, souvent, les militants laïques ne tenaient pas compte de l’aggiornamento du Concile et de la diversité du catholicisme français. Il devenait évident que les « deux écoles » n’enseignaient plus « deux France » différentes. Que, sauf peut-être quelques exceptions, Voltaire et Alain se trouvaient enseignés dans les lycées privés sous contrat comme dans les lycées publics.

   Mais cela on ne voulait pas s’en apercevoir. Protestant lui aussi, Michel Rocard témoigne comment des catholiques hostiles à la guerre d’Algérie et devenus socialistes ont eu, de même, beaucoup de peine à se faire accepter comme tels.[6]

   Ce ne furent donc pas les passeurs qui l’emportèrent dans les années 1960 et 1970. Et une double intransigeance conduisit à la crise de 1984. Crise où la notion même de « laïcité » risqua de se trouver délégitimée. Mais, heureusement, le rebond ne tarda pas et, dés 1985, la Ligue de l’enseignement prit d’audacieuses initiatives auxquelles, je l’ai indiqué, Edmond Vandermeersch participa pleinement.

   Qu’il soit donc remercié d’avoir cheminé avec courage et confiance, dans ces années difficile. Qu’il soit également remercié de nous donner un témoignage éclairant de cette époque où tous les lecteurs, des historiens au public intéressé par les questions d’éducation, de religion, de laïcité, apprendront beaucoup.

Jean Baubérot

Autre ouvrage recommandé : Pour le 40e anniversaire de l'encyclique de Paul VI :

 de Martine Sevegrand

L'AFFAIRE HUMANAE VITAE

L'Église et la contraception

Éditions Karthala, 2008, 160 pages

Résumé : Le 25 juillet 1968, le pape Paul VI publiait l'encyclique "Humanae vitae" sur le "très grave devoir de transmettre la vie humaine". Ce document stigmatisait notamment comme "intrinsèquement déshonnête" toute méthode artificielle de régulation des naissances, réaffirmant ainsi la position la plus traditionnelle de l'Eglise. Depuis lors, la polémique fait rage, y compris parmi les catholiques favorables à un assouplissement doctrinal. Ce second livre de la collection "Disputatio" fait le point sur la question, quarante ans après.

 Extrait de la 4ème de couverture : Cette encyclique ne représente pas seulement la réaffirmation de la morale sexuelle traditionnelle, mais aussi la fin de la très courte période d'ouverture au monde, initiée par Jean XXIII et poursuivie par le concile Vatican II. Décidément, le sexe ne cesse de constituer un terrain majeur de l'affirmation catholique.

Très prochainement : le compte rendu de l’ouvrage : Les filles voilées parlent, aux éditions La Fabrique (lafabrique@lafabrique.fr Diffussion : Harmonia Mundi)



[1] Paris, Syros, 1994.

[2] Paris, Desclée de Brouwer, 1995.

[3] Amiens, Centre Régional de Documentation Pédagogique de l’Académie d’Amiens, 2001.

[4] J. Cornec, Laïcité, Paris, Sudel, 1965, 271 sq. Vandermeersch, cependant, nous rappelle qu’après cet ouvrage Jean Cornec évolua et eu « le courage d’aller à la rencontre de (ses) adversaires de toujours ».

[5] Condé sur Noireau, Arléa-Corlet, 1994.

[6] M. Rocard, Si la gauche savait. Entetiens avec Georges-Marc Benamou, Paris, Robert Laffont, 2ème édit., 2007.

02/07/2008

LIBERTES LAÏQUES EN AMERIQUE LATINE

Il faudra que je vous parle un jour de l’excellent petit livre (dense) de J.-Cl. Monod : Sécularisation et laïcité (PUF). Excellent à mon sens, bien que je ne sois pas d’accord avec l’extension qu’il donne au terme de « sécularisation » et la restriction de celui de « laïcité » à la France.

Pourquoi je vous en parle, sans en faire encore le compte-rendu ? Parce la restriction du champs de la laïcité contenue ce livre (paru fin 2007) m’est revenue en mémoire il y a peu, quand je me trouvais à Lima (Pérou), où vient de se tenir un séminaire de deux semaines consacré à la laïcité. Une fois de plus, ce séminaire démentait (par son existence même) cette fausse représentation d’une « laïcité exception française ».

Ce n’est pas le premier séminaire de ce type, loin de là : depuis 2006, d’autres de la même ampleur ont eu lieu au Mexique, en Bolivie, au Chili, au Brésil. D’autres, plus courts, dans d’autres pays latino-américains. D’autres sont prévues, de nouveau au Mexique, et un pays d’Amérique centrale.

A Lima, il y avait environ 75 participants, la moitié provenant du Pérou, l’autre moitié de divers pays d’Amérique latine. Environ les 2/3 étaient des femmes, concernées au premier chef par la laïcité qui signifie, entre autres, pour elles, une libre disposition de leur corps.

Le public était très large et de toute opinions, de toutes convictions. On pouvait y rencontrer aussi bien des personnes du mouvement gay et lesbien que des adventistes, par exemple, en passant par d’autres orientations et convictions. Une telle diversité se retrouvait aussi dans le Comité d’organisation

Alors je serai un gros vilain-pas-beau qui ferait un gros mensonge par omission si je n’ajoutais pas que cette diversité n’allait pas sans quelques tensions, dues à des vues bien sûr divergentes.

Mais la pluralité de vues était, pour l’essentiel, assumée et elle n’empêchait donc pas des relations fort conviviales. C’est aussi une laïcité à l’interne qui se trouvait expérimentée.

Ces divergences portent notamment sur une loi concernant la liberté religieuse en train d’être discutée au Pérou. Cette loi représente une réelle avancée en matière de liberté religieuse, pour les religions non catholiques minoritaires. Le poids du catholicisme (et en particulier de l’Opus dei) reste fort au Pérou, comme dans d’autres pays d’Amérique latine, et il existe un Concordat avec le Saint Siège. Sur la progression de la liberté, tout le monde est d’accord.

Mais c’est une loi qui veut promouvoir aussi plus d’égalité entre religions. Et là, il existe un débat. Car le risque, que j’ai signalé dans mes interviews auprès de journalistes, serait d’accorder aux autres religions non plus seulement la même liberté, mais les mêmes privilèges que ceux dont bénéficie l’Eglise catholique :

Soit être des entités de droit public, bénéficier d’exonérations d´impôts sur les revenus de religieux, de propriétés immobilières et véhiculaire, impossibilité de perdre les biens même après un procès....Enfin, il me semble que ce projet (01008-2006) a subit déjà quelques modifications...j´espère au bénéfice de l´Etat laïque!

Certains ne nient pas qu’il y a, là, de l’interconfessionnalité, mais pour eux cela constitue une étape vers la laïcité. Pour d’autres, cela représente un risque d’entente possible entre les religions qui engendrerait  une nouvelle domination.

Même si j’ai entendu une agnostique défendre l’interconfessionnalité pour les raisons que je viens d’indiquer, ce sont surtout des « croyants » qui peuvent être tentés par cette optique, avec le risque de s’en contenter. La présence d’autres personnes consitue un rappel salutaire de la nécessité d’une égale liberté de tous.

Mais inversement, des agnostiques et des athées peuvent glisser de la revendication de la liberté dans la société civile, qui permet à chacun d’effectuer des choix, y compris de distance ou de désappartenance d’avec les religions, à une représentation dépréciative du message moral de certaines religions, message qu’elles ont le droit d’avoir à partir du moment où elles ne cherchent pas à l’imposer à l’ensemble de la société.

L’association n’a pas vocation à imposer une ligne de conduite à ses membres. Mais de leur donner des éléments de connaissance, et de réflexion qu’ils utilisent ensuite dans leurs choix d’action. L’objectif de laïcité est commun, l’évaluation des moyens peut diverger.

En effet, le titre de la session était : « Formentando el conocimiento de las libertades laicas », soit Formation à la connaissance des libertés laïques.

Ces séminaires insistent sur l’aspect « connaissance », il s’agit de formations qui s’appuient sur les démarches des sciences humaines et des sciences juridiques. Les intervenants et les participants sont capables d’esprit critique, y compris sur la laïcité elle-même, ce qui manque tellement à certains militants laïques en France.

Un établissement universitaire, El Colegio Mexiquense est co-organisateur de chaque session, et, dans chacun des pays où elle se déroule, il s’établit une collaboration avec une université. Dans la session qui vient d’avoir lieu au Pérou, il s’agissait de l’Universidad National Mayor de San Marcos, Faculté des Sciences sociales, Unité des post-gradués, dans le cadre de son programme sur les études de genre.

L’association qui est a l’origine de ces séminaires et qui en est responsable est Libertades Laicas Red Iberoamericana. Il s’agit d’une organisation souple qui possède des réseaux dans divers pays latino-américains, formés soit d’ensemble d’individus, soit de sections nationales. Ainsi, il existe une association Libertades laicas Perou. Le principal responsable de l’ensemble est le professeur mexicain Roberto Blancarte Pimentel.

En plus des séminaires dont il vient d’être question, l’association a diverses activités comme la publication des actes de certains des séminaires. Celui qui s’est tenu au Brésil vient de paraître, en portugais naturellement, sous la direction de Roberto A. Lorea (Em defesa das Liberdades Laicas, Livraria editoria Do Adyogado, Porto Alegre, 2008) et tout ce qui peut inciter à la réflexion et à la formation sur la laïcité.

Elle traduit aussi un certain nombre de textes. Un autre ouvrage récent, lié à l’association, est Los retos de la laicidad y secularizacion, proche des problèmes que l’on peut rencontrer dans sa vie quotidienne. en el mundo contemporàneo, publié par le Centre d’études sociologiques de El Colegio de Mexico sous la direction de R. Blancarte (2008).

L’association publie un bulletin électronique, Libela, qui est son organe, a un tract de presentation (« Quiénes Somos ? »), et possède un site internet, que je recommande à celles et ceux qui lisent l’espagnol (et même à d’autres, car quand on est « latin », ce n’est pas extrêmement difficile !) : www.libertadeslaicas.org.mx

On peut entrer en contact avec elle grâce au courrier électronique : libertadeslaicas@cmq.edu.mx

Le but de l’association consiste à viser une avancée des droits et des libertés civiles dans le cadre d’un Etat laïque. L’association promeut (et se fonde sur) la Déclaration internationale sur la laïcité au XXIe siècle dont R. Blancarte est, avec la professeure canadienne Micheline Milot et moi-même, un des principaux rédacteurs. C’est d’ailleurs une des raisons qui font que M. Milot et moi, chaque fois que nous le pouvons, nous participons à ces séminaires. La Déclaration existe en version espagnole et portugaise.

Le titre même de l’association, Libertés laïques montre qu’elle aborde la laïcité sous l’angle des libertés laïques publiques. C’est un angle parlant de façon immédiate, parce que concret, proche des problèmes que chacun peut rencontrer dans sa vie quotidienne.

Cette approche se décline de 2 façons différentes :

- laïcité dans les relations Eglises-Etat : extension de la liberté de conscience, qui comporte la liberté de religion (mais aussi de conviction). La liberté religieuse est défendue dans le cadre (plus vaste) des libertés laïques, de la laïcité de l’Etat.

- laïcité et droits sexuels et reproductifs, ou liberté en matière de mœurs : les religions et Eglises peuvent proposer des règles morales à leurs membres si elles estiment que c’est nécessaire. Mais l’Etat laïque doit assurer à ses citoyennes et ses citoyens la liberté d’adopter ou non de telles règles. Les lois civiles et les règles religieuses doivent être séparées.

Pour terminer cette Note, 2 ou 3 impressions d’un séjour rapide à Lima (où l’accueil a été extrêmement chaleureux).

C’était l’hiver péruvien et s’il ne faisait pas froid la ville se trouvait plongée dans une forte humidité, qui peut exister même l’été. A la blague, quelqu’un disait que les Incas adoraient le soleil, peut-être parce qu’ils ne le voyaient pas souvent !

Les musées, en tout cas, consolent du temps humide. Ils montrent la richesse artistique extraordinaire des civilisations pré-incas et leur art lié aussi bien à la vie quotidienne qu’aux différents rituels.

Civilisations pacifiques : ils se donnaient bien quelques coups de machette de temps à autre ; on voit des trépanations effectuées des centaines d’années avant notre ère par des chirurgiens talentueux, mais  leur art de la guerre était rudimentaire, et d’autres civilisations venues des montagnes les ont envahis.

Une fois encore j’ai été frappé par la différence et de niveau de vie, et de manière de vivre (on ne parle généralement que du premier point) entre les quartiers résidentiels et les quartiers populaires. Bien sûr, cela existe aussi en France, il ne faudrait pas le minimiser, mais l’Amérique latine accentue les contrastes.

A Lima, dans les quartiers populaires, on ne trouve pas un seul arbre, un niveau de pollution absolument énorme, un système généralisé de débrouille qui fait que la rationalité n’est pas la même que celle de la société globale. On l’oublie trop souvent dans l’invocation de la raison.

 

J’ai été également frappé par la publicité. Non seulement, comme partout, règne la femme-objet. Mais, en plus, l’image de la femme qui est représentée est extrêmement hétérogène aux types de femmes qui existent très majoritairement : il s’agit d’une femme d’une blancheur extrême, alors que la majorité de la population est colorée, grande (alors que la taille est plutôt petite), à l’allure physique complètement différente des femmes péruviennes.

Quand on voit ces publicités, on se dit que cela doit être très humiliant pour ces dernières. Structurellement elles ne peuvent et ne pourront jamais ressembler à de tels modèles ainsi exhibés. Mais, finalement, ce n’est que l’exacerbation d’une situation plus générale, qui est (la plupart du temps) un angle mort.