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24/06/2008

LAÏCITE, SCIENCE ET CROYANCE

Ma Note du 13 avril (« Agnostique et croyant ») qui, entre autres, commentait l’ouvrage d’H. Hatzfeld, Naissance des Dieux, devenir de l’homme, une autre lecture de la religion (Presses Universitaires de Strasbourg) avait suscité une lettre réponse de l’auteur, publiée avec mon commentaire dans une nouvelle Note (même titre) du 31 mai. J’ai donné la suite de mon commentaire dans la Note du 8 juin (« Rationaliste et protestant, grand Dieu est-ce possible ? »). Je publie ici une nouvelle lettre d’H. Hatzfeld accompagné d’une nouvelle réponse de ma part. J’espère ainsi clarifier le débat, sans réduire la divergence (légitime) de nos positions.

16 juin 2008 

« Mon cher Jean, Je te remercie (…) pour les propos que tu as mis sur ton blog et dont certains me concernent.Je ne voudrais pas abuser de ton hospitalité mais, si tu le permets, préciser encore trois points.

Brièvement, je n’aime pas le mot athée parce qu’il désigne une « option philosophique » (comme tu dis) en n’évoquant que ce qu’elle exclut. En fait, il y a beaucoup d’athéismes. Savoir du reste de quel dieu il s’agit …

Sur l’humanisme, je sais que nombre de modernes utilisent ce terme comme désignant je ne sais quelle foi en l’homme. Je fais de ce mot un usage plus modeste en pensant à ces hommes des 15e  et 16e siècles qui trouvaient dans les lettres anciennes réconfort, plaisir, instruction : et ceci concernant non seulement les Saintes Lettres [= la Bible] mais aussi les Lettres humaines qu’ils voulaient lire dans de bonnes éditions et traduire dans les langues modernes.

Ils savaient que ces trésors peuvent aider à vivre mieux – à défaut d’une « foi dans l’homme » qui me semble-t-il, ne se gonflera que plus tard. Ne suffit-il pas de penser comme le sage chinois que j’ai cité, que l’homme est perfectible, qu’il peut progresser ? Il peut progresser

Le troisième point te concerne autant que moi. Je n’ai jamais pensé que l’homme puisse se contenter de la pensée rationnelle, scientifique dont il est capable (j’ai même dit explicitement le contraire). L’homme défié parce qu’il ignore, notamment par l’avenir dont il s’approche, doit inventer, imaginer, et de ce fait s’exposer au-delà de ce monde qu’il connaît. Il y a donc deux pensées ou plutôt deux moments de la pensée.

Il y a la pensée qui usant d’instruments solides parvient à se donner des certitudes durables. Et il y a la pensée qui doit nous donner un imaginaire « pour vivre » notamment des valeurs. Encore faut-il qu’il y ait compatibilité entre ces deux moments de la pensée, ce qui n’est pas le cas lorsqu’on s’imagine un avenir avec une société sans classes alors que tout ce que nous savons sur les sociétés exclut que cela puisse exister.

Je me demande aussi comment tu peux juger compatibles une explication théologique de la religion et une explication anthropologique telle que celle que j’ai proposée. Il me semble pour ma part que la mort et la résurrection du Christ donnent à choisir entre deux versions incompatibles.

Soit il s’agit d’un acte de Dieu et d’un miracle, révélateurs de l’Amour dont Il nous aime. Soit il s’agit d’un mythe sotériologique né de la réaction « conforme aux Ecritures » d’un groupe de disciples accablés et provoqués par l’assassinat légal de leur maître. Et quel assassinat !

Je ne vois pas très bien comment tu prends ce problème, mais je ne suis pas de ceux qui pensent que le mythe, en tant que tel, n’ont rien à nous dire ….

Crois mon cher Jean à mon cordial souvenir.

            Henri Hatzfeld »

Réponse de Jean Baubérot :

Dont acte sur les deux premiers points. Je ferai juste remarquer à propos du second que déclarer : « l’homme peut progresser » est un pari, pas forcément « compatible » avec ce que l’on peut connaître à partir des démarches des sciences humaines.

Reste le 3ème point où Henri et moi pensons de façon différente. Il affirmait déjà dans sa lettre précédente la nécessité de « concilier ». Je répondais : il s’agit « de sphères différentes qui n’ont pas à se concilier ». Cela « peut se concilier ou ne pas se concilier qu’importe », ce n’est pas le problème.

Et j’ajoutais : « sur un point fondamental, cela s’articule bien. » Et ce point d’articulation était précisément l’objet de ma Note du 8 juin sur « Rationaliste et protestant. » Je pensais avoir été clair. Sans doute ne l’ai-je pas été assez. Donc, brièvement, voici une nouvelle explication :

Pour moi, je n’ai pas (et personne n’a) à rechercher de compatibilité de contenu entre une démarche scientifique et une démarche théologique. Chacune de ces démarches s’applique à un ordre différent : celui du « connaissable », celui de « l’inconnaissable ». Reprenant Durkheim, Hatzfeld parle, avec justesse, de se projeter en avant du connaissable. Mais si on se projette en avant, on est dans un autre paysage.

On a traditionnellement recherché cette compatibilité de contenu. Et classiquement cela s’appelle le concordisme.

Le concordisme peut être recherché soit en voulant qu’une démarche théologique impose sa logique à une démarche scientifique (et c’est pour l’erreur de départ des théories de l’intelligent design, qui –je le sais- est plus compliqué que ce que l’on appelle en France le « créationnisme », mais cette approche partage avec lui ce vice fondamental du concordisme), soit en voulant que la théologie s’accorde avec les « données de la science », et comme ces données changent, la théologie n’a plus eu sa logique propre.

Bref, la recherche de concordisme induit une domination d’une démarche sur l’autre ; ce qui est réducteur. C’est la double erreur du fondamentalisme et du libéralisme théologique.

Quand je parle d’articulation, il ne s’agit donc pas d’une conciliation de contenu, d’une « compatibilité » de contenu, mais plutôt d’une gymnastique intellectuelle, d’une interpellation réciproque qui empêche toute démarche de devenir totalisante, de sombrer soit dans le théologisme, soit dans le scientisme.

Il s’agit de ne pas réduire l’être humain a une démarche unique, à une unicité de discours, de paroles.

Toute ma Note du 8 juin  tentait de montrer comment des approches théologiques, en désacralisant toute réalité qui n’est pas de l’ordre de ce paradoxe (la transcendance de Dieu révélée par son contraire : la croix ou un être humain meurt abandonné de Dieu), rend libre de suivre totalement les démarches des sciences humaines, y compris quand celles-ci étudient la religion en général et le christianisme en particulier.

Bien sûr que ce n'est pas "compatible", mais pas seulement avec une démarche de connaissance moderne: si les récits des évangiles insistent autant sur la crucifixion, c'est parce que pour leurs lecteurs, cela était difficilement crédible. Paul parle en ce sens, de la "folie de la croix."

On peu être "fou" dans la croyance, "sage" dans la connaissance: c'est même particulièrement intéressant comme gymnastique intellectuelle.

Et plus que le "devoir de réserve" ou la "neutralité", la gym intellectuelle (celle là ou beaucoup d'autres, bien sûr), la prise de distance avec soi même constituent, selon moi, des caractéristiques fortes de la laïcité.

 

Un jour une revue préparait un numéro sur les « Interdits religieux » et m’a demandé quels étaient les interdits du protestantisme. J’ai répondu : à mon sens un seul : l’interdit de l’idolâtrie.

Pour moi, refuser d’entreprendre une démarche de sciences humaines, récuser tel ou tel de ses résultats autrement qu’en proposant un autre résultat qui puisse être reconnu comme ayant une scientificité plus grande, serait précisément de l’idolâtrie.

La laïcité est liée à la consistance propre et à la validité sociale des démarches de connaissance.

Je ne suis pas le premier ni le seul, loin de là à me situer dans un tel point de vue. Dans l’entre-deux guerre, de jeunes pasteurs de la revue protestante Hic et Nunc usent des savoirs sécularisés les plus modernes (d’alors).

Ses jeunes rédacteurs reprennent à leur compte la critique marxiste de la religion : la conscience morale et religieuse est, en fait, une conscience de classe : «un « homme bien » est un « homme qui a des biens » (n°1, 33). D’autre part, Durkheim est loué pour avoir montré que la « conscience de Dieu » provenait de la « conscience du groupe » (n°1, 32). Enfin la critique psychanalytique est adoptée : Freud a établi, affirme-t-on, l’identité entre sexualité et mystique (n°5, 32, cf. n°2, 47, n°8, 98,…)

Et Hic et Nunc cite, avec un malin plaisir, des phrases mystiques à connotations érotiques….

Je recherche la même liberté de penser, de critique même ravageuse. Mais, et je pense d’H. Hatzfeld en sera d’accord, cela n’induit en rien à une conception substantialiste de la démarche scientifique. L’objectif des sciences est de parvenir, chacune dans leur domaine, au savoir le plus élaboré possible d’un temps, ce qui est (déjà) magnifique.

Je ne parlerai donc de la démarche scientifique en terme de cheminement du savoir et  d’ « agnosticisme méthodologique », selon l’expression consacrée. Cet agnosticisme ne se prononce pas sur l’essence des choses. Il laisse cela au philosophe, au théologien, et aussi d’ailleurs à l’écrivain, à l’artiste,...

L’approche laïque de la connaissance ne cherche pas un savoir total et englobant, une certitude définitive qui voudrait que toute parole soit soumise à ses critères propres.

D’ailleurs, j’ai utilisé le terme de sciences au pluriel et ce n’est pas pour rien que l’on parle toujours des « sciences humaines » : il existe différentes disciplines, qui on chacune leurs champs, leurs méthodes, leurs instruments, etc. La science, au sens global du terme, n’est pas une réalité empirique.

Et même quand on pratique l’interdisciplinarité (je tente de le faire en adoptant une démarche de sociologie historique), on se situe à l’intersection de sciences différentes (pas de toutes), ce qui est toujours un lieu particulier.

Je respecte beaucoup la position d’Hatzfeld, qui raisonne en terme de « compatibilité » et estime qu’il n’y a pas compatibilité. Je récuse pour ma part le dilemme, l’alternative de la compatibilité ou de l’incompatibilité, le « soit...soit », qui me parait réducteur. Je préfère la circulation des points de vue, au sens quasi spatial de ce terme. Husserl expliquait que, quelque soit l’endroit où l’on se place, on ne peut pas voir un cube dans son entier.

La meilleure solution consiste alors à être mobile, à se situer à différents points de vue, y compris des point de vue hétérogènes. C’est cela la gymnastique intellectuelle

A mon sens, il n’y a pas que dans les relations entre sciences et croyances religieuses que cela joue. Cette gymnastique est importante dans toute relation sciences-croyances.

Et là, je ne peux que me répéter : toutes les précisions que donne Hatzfeld sur son « humanisme » sont fort intéressantes.

Il n’en reste pas moins qu’elles sont de l’ordre de la croyance, d’une vision de l’homme qui est extra-scientifique, qui a sa valeur propre, mais (même ramené à des prétentions modestes) n’est pas forcément « compatible »….

Et ce n’est pas parce qu’il s’agit d’une vision de l’homme et non d’une vision de Dieu, que l’on est moins dans la croyance.

 

 

Dans les 2 cas, on est précisément dans ce qu’indique Hatzfeld : l’homme « s’expose au-delà du monde qu’il connaît. » Et quand il s’expose ainsi, lui demander que sa parole soit compatible avec ce qu’il peut connaître, n’est-ce pas le réduire ?

Le ramener dans un en deça qu’il a précisément dépassé ?

C’est pour cela, également, que je ne suis pas d’accord non plus avec le fait de poser une exigence de compatibilité avec une démarche de connaissance, à l’utopie d’une société sans classe.

Pour moi, le problème n’a nullement été cette utopie en tant que telle, mais le fait d’avoir pensé que la société sans classe était de l’ordre du savoir scientifique, de l’avoir intégré à un système qui se prétendait scientifique. D’avoir fait, là encore, du concordisme.

Ah, mes amis : on ne fait pas toujours ce que l’on veut dans la vie. J’envisageais une brève réponse à Henri Hatzfeld. Et voilà le résultat : il est tout sauf bref !

Mais, avec les différentes Notes, depuis le 16 avril, provoquées d’abord par la lecture du livre d’Hatzfeld, ensuite par ses 2 lettres, j’espère avoir répondu à l’injonction d’un ami (et à des attentes de certains des internautes qui consultent le blog).

Cet ami me déclarait : « je ne comprends pas. Tu laisses des gens écrire des commentaires désobligeants sur ton protestantisme, t’insulter parfois même. Tu ne réponds pas. Explique, une fois, ton rapport au protestantisme. Je suis sûr que cela intéresserait» (espérons qu’il n’a pas tort sur le dernier point !)

Eh bien voilà, c’est fait. Comme dirait Monsieur Michu[1] : « tout vient à point à qui sait attendre », « l’occasion fait le larron », etc, etc.

Et cela, en le reliant à la laïcité, à une approche laïque, ce qui est (quand même) l'objet central de ce blog.

 

Mais tout à un prix, chers internautes. Je reviens de Lima (Pérou) où j’ai participé à une session de formation sur la laïcité. Je voulais vous parler un peu de la laïcité en Amérique latine. Mais, là, il faut vraiment que je retourne à mon travail « normal».

Ce sera pour une prochaine fois. Il y a plein d’autres Notes en préparation, notamment des Notes sur 2 livres : Les filles voilées parlent (éditions La Fabrique, 64 rue Rébeval, 75019 Paris, lafabrique@lafabrique.fr) et Sécularisation et laïcité de J.-Cl. Monod (PUF).

Etc

Nous avons tout l’été devant nous !

A bientôt.



[1] C’est vrai, ça, pourquoi parle-t-on toujours de Madame Michu et jamais de Monsieur ?

12/06/2008

LA COMMISSION BOUCHARD-TAYLOR...ET LA COMMISSION STASI

Jeudi 19 juin 

D'ici quelques jours, une nouvelle Note qui portera probablement sur la laicite en Amerique latine....et la suite du dialogue avec henri Hatzfeld.

Qu'on se le dise!

Le 25 mai, je vous ai parlé du rapport de la Commission Bouchard-Taylor au Québec. J'y reviendrai car le problème de l'invention d'une laïcité interculturelle est fondamental.

Mais en hors-d'oeuvre, voici aujourd'hui une comparaison entre la manière dont a travaillé cette Commission et la Commission Stasi.

A mon humble avis Bouchard et Taylor ont effectué un bien meilleur travail. 

Cela tient à des raisons de forme, de moyens, de temps et de fond.

   Raison de forme : nous étions vingt à la Commission Stasi, et chaque phrase devait avoir l’aval de l’ensemble. Difficile ! C’est déjà un exploit d’avoir réussi à écrire un texte qui se tienne, dans de telles conditions ! Paradoxalement, ce fonctionnement semblait plus démocratique que celui de la Commission Bouchard-Taylor. Il a été reproché aux Commissaires de s’être entourés d’un Conseil, sans avoir créé un groupe d’égaux, co-responsables du texte rédigé.

En fait, à la Commission Stasi, l’impossibilité de toujours parvenir à des phases vraiment consensuelles a donné un grand pouvoir d’arbitrage au rapporteur, Rémi Schwartz, et à sa petite équipe (de non membres de la Commission) dont Laurent Wauquiez, futur député et ministre UMP. Pourtant, nous avons tous du endosser un texte dont nous étions officiellement co-responsable. Dans la Commission Bouchard-Taylor, les choses me paraissent plus transparentes.

 

   Problème de moyens : à la Commission Stasi, notre budget (qui me reste inconnu) a du être ridicule face à celui de la Commission québécoise. Les Commissaires n’ont pas dépensé tout leur budget (seulement 3millions 7 $ canadiens sur 5 prévus), ce qui montre qu’on leur avait vraiment donné la possibilité matérielle de travailler. Nous ne disposions pas, à la Commission Stasi, de locaux propres ce qui rendait beaucoup de choses impossibles. Nous nous sommes réunis au Sénat ou dans divers ministères. Nous avons côtoyé des ministres, d’autres personnalités politiques, ce qui (indirectement) a influencé nos travaux. Nous avons effectué quatre voyages à l’étranger (seule la mission aux Pays-Bas a été réellement prise en compte), mais nous n’avons impulsé aucune enquête d’aucune sorte.

Nous ne sommes pas allés sur le terrain, mais avons seulement auditionné des personnalités, dont le choix a, parfois, été orienté. En conséquence, nous avons privilégié l’aspect juridique sur l’aspect sociologique, or Rémi Schwartz se voulait l’expert juridique de la Commission.

Bouchard et Taylor sont, eux, allés sur le terrain (pas seulement les audition, ils ont rencontré des groupes sondes, etc) et ont fait faire des enquêtes, treize travaux académiques sur lesquels ils ont pu se fonder.

 

   Le temps imparti à la Commission Stasi a été fort court : elle fut créée début juillet, mais elle s’est réunie essentiellement à partir de septembre. On lui avait dit qu’elle devait rendre son rapport « à la fin de l’année ». Nous avons demandé une prolongation. Non seulement elle ne nous fut pas accordée, mais nous avons du finalement rendre notre rapport le 11 décembre. La fin de la Commission s’est donc trouvée accélérée. La décision la plus importante, celle concernant l’interdiction de « tenues et signes manifestant une appartenance religieuse et politique » dans les écoles publiques[1], a été discutée… le mardi 9 décembre et adoptée le même jour ! Cette précipitation finale n’a pas été ‘innocente’ ! Elle a conduit notamment à voter sur la proposition du staff au lieu de prendre le temps d’élaborer une proposition provenant de la Commission elle-même.

Les Commissaires Bouchard et Taylor ont disposé d’un an, puis d’une rallonge d’un mois et demi.

 

   La Commission Stasi s’intitulait au départ, Commission indépendante de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République. Par un lapsus quasi freudien, ou par une grande lucidité implicite, le mot « indépendant » a disparu de l’appellation finale. L’absence de moyens et de temps a contribué à rogner son indépendance. Mais elle-même n’y a pas veillé de façon très sourcilleuse. D’après des rumeurs, les Commissaires ont protesté auprès de Charest après ses déclarations qui anticipaient un peu sur ses résultats, rien de tel avec le discours de Chirac à Tunis.

Plusieurs membres de la Commission Stasi se sont plaints, ensuite, qu’une seule des 26 propositions qu’elle avait faite (celle sur l’interdiction des signes religieux[3]) ait été mise en œuvre. Outre que cela n’est pas vraiment exact[4], la Commission avait elle-même donné des verges pour se faire battre car cette proposition a été la seule qui a fait l’objet d’un vote séparé. Elle l’avait donc, elle-même, privilégiée ce qui deviendra la future loi. Mais peut-être a-t-elle agi, à la fin de ses travaux, tellement rapidement que ces membres n’ont compris qu’après coup ce qu’impliquait ces votes séparés.

   D’une manière générale, le rapport de la Commission Bouchard-Taylor peut s’appuyer sur les treize travaux d’ordre scientifique qui lui ont été remis, la Commission Stasi n’a rien entrepris de tel. Un seul exemple : les médias. A plusieurs séances de la Commission Stasi, nous avons dit tout le mal que nous pensions du fonctionnement professionnel des journalistes. Ils se sont trouvés, en fait, plus mis en cause qu’un certain islam ! Mais aucune critique des médias ne transparaît dans le rapport.

Si nous avions fait entreprendre une étude sur le traitement médiatique des affaires de foulards, comparable à celle que les Commissaires ont fait faire sur le traitement des accommodements raisonnables, nous n’aurions pu que très difficilement faire la proposition d’une loi sur ce sujet.

 

(à suivre) 



[1] B. Stasi, 2004, 149.

[2] en novembre 2003.

[3] Remarquons que les « signes politiques » n’ont pas été interdits !

[4] A moyen terme d’autres, comme le recrutement d’aumôniers musulmans ou la mise en place d’une haute autorité de lutte contre les discriminations ont été également mises en œuvre.

08/06/2008

RATIONALISTE ET PROTESTANT, GRAND DIEU EST-CE POSSIBLE?

1) Suite à ma dernière Note, quelques personnes m’ont demandé de préciser mon allusion à l’Union Rationaliste. Je le fais bien volontiers car cela explicite ma position. Le passage des Cahiers rationalistes (mai-juin 2008, n°594) auquel je faisais allusion est la fin du script d’une émission de radio sur France Culture. L’émission portait sur l’attitude de Nicolas Sarkozy vis-à-vis de la religion.

J’étais interviewé par Emmanuelle Huisman-Perrin et voici notre dialogue final  (je préviens tout de suite, c’est du langage parlé):

E. H.-P. : Jean Baubérot, je voudrais vous poser ma traditionnelle question de fin d’émission : Pourquoi êtes-vous rationaliste ? Mais à vous, il faut plutôt demander : comment êtes vous à la fois membre de l’Union rationaliste et protestant ?

J. B. : Je rappelle que les textes de l’Union rationaliste disent qu’elle ne repose sur aucun dogmatisme doctrinal et moral, elle est ouverte à tous les esprits indépendants qui ne se satisfont pas des idées toutes faites et des croyances incontrôlées. J’essaye d’être un esprit indépendant et de ne pas me satisfaire des idées toutes faites et des croyances incontrôlées.

Et là aussi les statuts de l’UR le disent : la raison n’est pas tout l’être humain, mais elle est essentielle à l’être humain, elle a un rôle fondamental dans la vie humaine, et elle être à la fois promue et défendue, et actuellement effectivement, ne serait-ce que par les médias de masse, il y a une manière de privilégier l’émotionnel, l’affectif, le pathos, ce qui est un danger pour la raison.

Je pense aussi que la prolifération des devoirs de mémoire, nous avons bien vu dernièrement la dérive avec l’histoire [de l’adoption par des élèves] des enfants de la Shoah, est un nouvel obscurantisme, parce qu’on a d’abord un devoir d’histoire, de faire une histoire scientifique.

Et puisque je suis historien et sociologue, je pratique ce que j’appelle l’agnosticisme méthodologique, c'est-à-dire que je n’ai pas à faire une sociologie protestante ou une histoire protestante. J’essaye de faire une histoire et une sociologie la plus objective possible.

Par contre, il y a aussi, effectivement, le plan du symbolique, le plan des croyances, et là je ne cache pas que j’ai des convictions protestantes.

Et je crois que je peux très bien articuler cela, sans être schizophrène, sans faire un grand écart, mais en défendant la raison pour tout ce qui la concerne, et Dieu sait si le domaine de la raison est un domaine important qu’il vaut la peine de défendre, tout en ayant mes propres convictions, mes propres croyances. Je suis très à l’aise à ce niveau dans l’Union rationaliste.

2) J’écris dans le train. Je reviens d’une tournée de conférences en Allemagne, dans différentes villes universitaires. D’abord il est toujours intéressant de comparer les situations. Il est clair que les Eglises –où plutôt leurs services sociaux- sont puissantes en Allemagne et il ne faut pas nier les différences réelles qui existent quant à la laïcité

Mais ce n’est pas noir ou blanc et parfois les différences sont surtout symboliques, se rapportant au caractère d’officialité (ce qui est important, assurément) plus qu’à la situation matérielle.

C’est le cas en matière de financement. En Allemagne, l’Etat prélève un impôt ecclésiastique, agit comme percepteur des Eglises. Mais si vous ne vous déclarez pas comme appartenant à une religion reconnue, vous ne le payez pas. Cela reste donc volontaire. En France, si vous donnez des sous à votre Eglise, vous pouvez avoir, jusqu’à une somme importante, une déduction fiscale. Or ce manque à gagner de l’Etat se répercute sur toute la collectivité, toutes croyances et incroyances confondues.

Je ne suis pas sûr que le système français soit plus juste (j’aurais même tendance à penser le contraire), même si je ne souhaite nullement que l’Etat officialise des Eglises en devenant leur percepteur !

3) J’ai donc séjourné dans des villes où professeurs et étudiants forment un bon tiers de la population. L’une d’entre elle possède une tradition d’accueil : accueil des Huguenots après la Révocation, accueil des immigrés aujourd’hui. Or, j’ai appris (avec stupeur) qu’au début du nazisme les professeurs de l’université de cette ville avaient voté une motion expulsant leurs collègues « juifs » de l’université.

Au-delà de l’indignation morale, j’avoue que c’est quelque chose que j’ai beaucoup de peine à comprendre. Des universitaires, à bac + 15, qui vivent avec des collègues, il peut toujours y avoir de petites chamailleries, des rivalités, mais celles-ci ne recoupent jamais les différences de confession. Et, de toute façon, toute tension devrait cesser dés que l’on touche le petit doigt de quelqu’un.

Et là, qu’une majorité d’universitaires aient pu exclure ainsi des collègues, des personnes dont certainement la veille ils appréciaient les recherches et les travaux,…

Bien sûr, il a déjà eu des réflexions sur ce fait aussi ahurissant que monstrueux. Steiner par exemple a écrit sur cette cohabitation de la haute culture et de la barbarie. Mais il me semble que l’on aura beau réfléchir, analyser, etc, il restera toujours un énorme espace d’incompréhensible.

Et ce qui c’est passé, à une certaine période, en certains endroits est emblématique. Ce serait une erreur complète de penser que nous en sommes indemne, même s’il nous faut retenir la leçon.

4) Alors, et ce n’est pas un argument apologétique, loin de là, mais une immense question que je me pose et que je pose. Contrairement à ce qu’écrit un commentateur de ma dernière Note (et c’est un grand débat) l’humanisme séculier, la foi en « l’homme », ne (me) semble ni plus rationnel ni plus crédible que la foi en « Dieu ». Dans le premier cas, un démenti empirique, dans le second cas une absence empirique. Les deux sont totalement extra empiriques, hors de toute démarche de connaissance.

Pourtant, l’attitude éthique postule un minimum de foi soit en l’homme soit en Dieu soit dans les deux.

Et quel être humain fonde sa vie uniquement sur ce que l’on peut connaître empiriquement, et scientifiquement ?

 

5) Pour ma part, je me situe dans une tradition protestante, que j’interprète à ma manière. Et je tente, pour cela, de m’abreuver à plusieurs sources théologiques. Car que la foi est dans l’extrascientifique, dans l’arationalité, ne signifie pas qu’elle soit un pur sentiment, cela n’empêche pas de pouvoir penser sa foi.

Mais penser sa foi n’est pas une pure opération intellectuelle. Cela implique, de façon immédiate, des conséquences sur la manière de comprendre le monde, de construire sa vie, d’être en interrelation avec les autres.

Comme protestant, je retiens : 

 – de Jean Calvin, l’absolue transcendance de Dieu  et le fait qu’il est seul transcendant.

Donc travail, famille, patrie, mais aussi école et République, médecine et honneur, science et morale, valeurs et idéaux, référence de son propre camp, christianisme et Eglise, etc : rien n’est transcendant, rien n’est sacré. Tout peut être analysé, décortiqué, critiqué, etc. C’est pourquoi je suis à l’aise dans toutes les démarches des sciences humaines.

- de Martin Luther, le fait que Dieu se révèle sur la croix. Dieu est Dieu quand il meurt crucifié, nu et seul ; après avoir crié : « Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? » (c’est le verset le pus fort de toute la Bible peut-être).

Donc rien ne doit être défendu au nom de Dieu : ni blasphèmes, ni sacrilèges, ni caricatures, et, bien sûr, encore moins aucune démarche de l’ordre de la connaissance. C’est pourquoi je suis à l’aise dans les démarches de sciences sociales des religions.

- de Luther encore, que personne n’est juste : certains sont de vrais méchants, d’autres se croient et/ou apparaissent justes, trop justes et ne donc le sont pas. Autrement dit, il faut non seulement combattre ce qui est mal, il faut aussi se méfier de ce qui est bien, ou apparaît tel. Là encore, les démarche de connaissance décryptent, désenchantent, mettent à nu les impensés sociaux, attirent l’attention des points aveugles. C’est pourquoi je suis à l’aise dans la morale laïque (morale trouée, comme je l’explique dans mon dernier ouvrage)

- de la Réforme en général, que le salut est pure grâce, sans qu’aucun mérite n’intervienne. Et donc on est délivré du souci des « bonnes œuvres », c'est-à-dire du souci de paraître moral à ses propres yeux et aux yeux des autres. On peut courir des risques pour contester ce qui est le bien stéréotypé d’un temps et d’un lieu, pour ramer à contre courant des idées dominantes, du bien dominant et (en fait) oppresseur.

- de Karl Barth, qu’il n’y a pas d’autre révélation de Dieu que celle-là (dont la croix est le centre : en bon réformé : la croix, pas le crucifix, car là on cherche encore à positiver), qu’il n’existe pas de Dieu en dehors de la révélation.

Le seul interdit est l’idolâtrie : et donc on est poussé à réagir contre toute sacralisation, qu’il s’agisse de valeurs traditionnelles ou de valeurs contestataires, à décrypter tout idéologisation, toute religion civile, à récuser toute transcendance. C’est pourquoi je suis à l’aise dans la laïcité.

- de Dietrich Bonhoeffer (théologien tué après avoir participé à un complot contre Hitler), que les religions sont œuvres humaines et qu’au nom de Dieu il faut aussi savoir vivre sans Dieu. Savoir vivre dans l’immanence des questions complexes et sans réponses définitives, des incertitudes et des doutes, être capable de rêver et savoir qu’il s’agit de rêves, allier continuité et nouveauté, approfondissement et changement. C’est pourquoi je peux être, à la fois, agnostique et croyant.

 

Tout cela est dialectique, mais la dialectique est peut-être précisément ce qui permet de saisir l’épaisseur même de l’humain. Et, ne pas oublier, le grand créateur de distanciation : l’humour.