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30/07/2007

LA MORT ENTRE MEDECINE ET RELIGION (suite)

Merci à toutes/tous les internautes qui continuent avec constance de consulter ce Blog, malgré les « vacances ».

Puisque vous semblez ne pas vouloir bronzer idiot, je vais vous recommander un livre, certes un peu plus rude à lire que Voici ou Gala, mais tout à fait passionnant : Géohistoire de la mondialisation, le temps long du Monde, de Christian Grataloup, publié chez Armand Colin (non, je ne suis pas actionnaire ; ce n’est même pas un de mes éditeurs : vous voyez le conseil est absolutly désintéressé). Ce livre fait prendre un ‘sacré’ coup de vieux à Fernand Braudel et à ses thèses. Mais, so is life : le savoir est fait pour être dépassé. Je peux vous garantir que c’est écrit de façon très claire et même s’il y a beaucoup de personnages (des milliards et des milliards d’êtres humains), on s’y retrouve quand même car cela apporte du nouveau sur du connu (ou ce que l’on croit connaître).

Ce que j’apprécie particulièrement, c’est que la perspective géo-historique permet de désoccidentaliser l’histoire sans rien concéder au politiquement correct.  Bref, je ne le cache pas, j’ai été assez emballé.

 

 

Après, pour vous reposer un peu la bulbe, lisez Le Palais des courtisanes, le tome 3 des Nouvelles enquêtes du juge Ti de Frédéric Lenormand, qui est paru en poche cette année dans la collection Points. J’avoue que je n’avais qu’en moitié apprécié les 2 premières enquêtes ; il faut dire que succéder à Van Gulik est difficile. Mais celle là m’a bien plu.

 

 

Je reviens d’un colloque de sociologie qui a eu lieu à Leipzig. Je vous raconte cela (outre qu’à la rentrée de septembre, je vous livrerai une version « Blog » de ma communication qui portait sur « Violence, anticléricalisme et laïcité ») pour une raison précise : j’ai visité la « Thomas Kirche » où il y a le tombeau de Bach (Jean-sébastien pour les dames). Là, il y avait un petit prospectus indiquant que l’entretien de cette église luthérienne coûte 180000 € à la paroisse, et donc…à votre bon cœur Msieurs’dames. On trouve souvent, en France, horrible ce que l’on appelle « l’impôt ecclésiastique » allemand (prélevé par l’Etat auprès de celles et ceux qui se rattachent à l’Eglise protestante ou l’Eglise catholique), mais les réparations des églises, du coup, ne sont pas –comme dans notre sublime France laïque !- payée par les impôts de tout le monde, mais seulement par ceux qui acceptent de payer l’impôt ecclésiastique. Je ne dis pas que le système allemand est meilleur que le système français ; je dis que le système français décrit souvent encore comme une « laïcité stricte », une « séparation intégrale », etc… cache bien son jeu.

 

Un dernier mot avant de reprendre le feuilleton de l’été (cf. les Notes du 26 juin et du 20 juillet) : une internaute s’est étonnée de la pratique de bibles mises sous les oreillers des malades (ou des femmes enceintes d’ailleurs) dans un but thérapeutique (note 4 de la Note du 20 juillet). Cette pratique de religiosité populaire a été assez fréquente en Allemagne au XVIIe siècle, voie encore au XVIIIe, elle a disparu ensuite.

 

Bon, nous en étions au point suivant :

Exceptée la petite minorité de juifs (considérés comme des semi étrangers) et de protestants (pourchassés depuis la Révocation de l’Edit de Nantes en 1685), personne ne mourait sans avoir reçu les « derniers sacrements ». En effet, un tel rite  était considéré, dans le catholicisme[1], comme pouvant éviter la damnation éternelle au futur mort.

Le rite des « derniers sacrements » consiste en  la conjonction de trois sacrements :

-         d’abord la confession des péchés (où le malade se repent de ses fautes) ;

-         ensuite la communion où le malade doit avaler l’hostie sans la vomir (d’où un risque si le sacrement est administré trop tardivement) ;

-         et enfin l’extrême onction faite avec de l’huile d’olive bénie par un évêque. En administrant l’onction, le prêtre prononce ces paroles : « que par cette saint onction et sa très pieuse miséricorde, Dieu te fasse grâce de tous les péchés que tu as commis par la vue ou l’odorat, le goût, le toucher, l’ouïe ».

La peine est l’enfer éternel si on meurt en état de « péché mortel » non remis par le sacrement (ou par une contrition parfaite) (orgueil, avarice, luxure, gourmandise, envie, colère, paresse) ou des « péchés véniels » commis à répétition ou dans certaines circonstances.

 

A propos de l’enfer,  puisque nous sommes en période de vacances, voici une histoire garantie authentique (bien sûr) : c’est un gus qui arrive dans l’au-delà et, chanceux, il a le droit de choisir entre l’enfer et le paradis. Pour l’aider dans son choix on lui passe un petit film sur un écran de télévision. Il commence par l’enfer. On y soit un mec vautré dans un big fauteuil, fumant un cigare, buvant du whisky 16 ans d’âge pendant que de splendissimes jeunes femmes le cajolent (et même plus, pour les internautes de plus de 18 ans). Tout émoustillé, il choisit illico d’aller en enfer. Là, à peine arrivé, il est mis dans une grande marmite d’eau bouillante. Brrrr… Il proteste. Et le diable d’éclater de rire : « Encore un qui croit à ce qui est montré à la télé ! »

Morale de l'histoire: à chaque époque ses croyances (naïves) et plutôt que de juger stupides celles de siècles passés, demandons nous comment les nôtres seront jugées dans 100 ou 200 ans. A mon (humble) avis, les grenouilles de bénitiers télévisuels ont remplacé les gernouilles de bénitiers de sacristie de manière encore plus prégnante sur la société globale. Voilà un nouveau cléricalisme à mettre en cause de façon urgente.

 Reprenons notre propos : le paradis ne se trouve pas garanti de façon mécanique par les « derniers sacrements ». Même délivrée de l’enfer, l’âme du défunt peut se rendre au purgatoire (dont J. Le Goff a raconté l’invention au Moyen-Age), lieu où selon le Catéchisme du Concile de Trente (1ère partie, article 5, 5) un feu purificateur tourmente temporairement cette âme afin d’en enlever les souillures qui subsistaient et ne peuvent entrer au paradis.

Cela induit une double réalité symbolique.

-         d’abord les derniers sacrements n’effacent pas la crainte de la mort. La peur de l’au-delà facilite l’emprise de l’institution religieuse sur les « fidèles ». Le christianisme[2] a longtemps en partie joué sur ce sentiment de crainte[3].

-         ensuite, le séjour au purgatoire peut être abrégé par l’intercession des vivants en faveur du défunt. Le système symbolique catholique maintient donc, par ce biais, un certain rapport entre les vivants et les morts, un lien mystérieux entre ceux qui sont morts et « ceux qui les aiment encore ». Cela contribue à donner un certain sens à la mort, à une appréhension de la réalité qui inclut des morts et ne se compose pas seulement des vivants[4]. Il existe, en France, encore au XIXe siècle un ensemble d’œuvres, une imagerie, des brochures et des journaux, comme l’Echo du purgatoire, qui par ce biais relient vivants et morts (pour les anticléricaux, le purgatoire constitue une source de profit évalué à 32 millions de francs or par an à la fin du XIXe siècle).

Dans la logique du système médical, au contraire, les morts n’existent plus, ou du moins on n’a plus à s’en préoccuper. Il y a une complète absence des morts, devenus irréels et -au sens strict- insignifiants.

 Tant que le système symbolique médical se trouvait englobé par le système symbolique religieux, cette irréalité, cette insignifiance des morts n’apparaissait pas. Il pouvait exister une complémentarité entre clercs, une double cléricature, celle (dominante) du prêtre et celle (dominée) du médecin. Descartes avait tenté de formaliser cette complémentarité en donnant une définition métaphysique de l’âme et une définition physique de la vie. Dans cette perspective, les rôles du prêtre et du médecin s’harmonisent pour « normer » l’individu. Mais la réalité est plus conflictuelle puisque le médecin est, en fait, sous la dépendance du prêtre et doit tenir compte des prescriptions et des interdits religieux. Or, de son point de vue de médecin, ces normes  religieuses nuisent à sa pratique, au développement de son « art ».

Le désir d’autonomie des médecins face à la religion catholique  est ancien. Il s’est, notamment, manifesté par la volonté de pouvoir disséquer et étudier les cadavres. Ce fut longtemps interdit car, dans le système symbolique religieux, le mort appartient à Dieu et le disséquer est un sacrilège, c’est tuer le mort une seconde fois. C’est aussi, symboliquement, signifier aux proches du mort que leur défunt n’est plus une personne, mais est devenu une chose, un matériau pour la science.

Au XIXe siècle, les motifs de conflits se multiplient. Ainsi, en cas de dilemme entre la vie de la mère et celle de l’enfant lors d’accouchements dramatiques, les médecins auront de plus en plus tendance à choisir de « sauver » (ce verbe, à connotation religieuse, est significatif) la vie de la mère alors que dans le système symbolique catholique d’alors, il vaudrait mieux sauver la vie de l’enfant pour pouvoir le baptiser et assurer « la vie de son âme ».

 

Autre exemple : l’anesthésie est pratiquée par les médecins pour rendre l’acte médical plus efficace. Mais, à ses débuts, au milieu du XIXe siècle, les accidents ne sont pas rares  et ils entraînent une mort involontairement provoquée et naturellement non annoncée. Cette mort a lieu sans que le malade ait reçu les derniers sacrements. Et donc, pour le système catholique, le médecin a (involontairement) provoqué la damnation éternelle de son malade. Or si, de tout temps, le regret de la vie ici-bas, la peur de mourir ont existé, la mort soudaine survenue sans repentir, sans recevoir les derniers sacrements, était la mort la plus redoutée puisqu’elle risquait fort de vous conduire en enfer. Une mort précoce mais préparée  apparaissait moins grave qu’une mort différée mais se produisant soudainement. Cette dernière hypothéquait, en effet, l’au-delà et ce n’est pas parce qu’on vit un peu plus vieux que l’on est mort moins longtemps ! (Admirez la subtilité de mes réflexion philosophiques : Kant et Hegel peuvent aller se rhabiller)  

La peur de la mort subite constituait donc un des arguments qui permettait à l’institution religieuse d’avoir une emprise sur la vie entière des individus : il ne fallait pas attendre la vieillesse et la maladie pour se préoccuper de son salut mais il fallait sa vie durant être prêt à pouvoir mourir sans être « en état de péché mortel ». Cet adjectif : « mortel » est très significatif : il désigne la mort spirituelle de l’âme, privée de la grâce et de l’esprit de Dieu, et en proie à une peine éternelle. Cela indique bien que, dans ce système symbolique, la véritable mort est moins celle du corps -que l’on sait être un jour ou l’autre périssable- que celle de l’âme, qui -elle- peut-être promise à l’éternité, ou à la damnation.  

Ce système d’emprise commençait à décliner dans certaines classes sociales avant la Révolution, et certains bourgeois se préoccupaient au moins autant de régler leurs affaires terrestres que du salut de leur âme.  Auprès de la masse  du peuple il gardait son importance. Par ailleurs, si le prêtre avait sa place, dans la cérémonie rituelle, le « premier rôle revenait au mourant lui-même. Il présidait et savait comment se tenir, tant il avait été de fois témoin de scènes semblables » (Ph. Ariès, 1975, 169). Ajoutons que le souci et l’espoir de la guérison, naturellement également présents, faisaient souvent appel à des moyens religieux : prières envers les saints guérisseurs et la Vierge (« Notre Dame de Tout Remède »), recours à l’eau de source miraculeuse, pèlerinages. Enfin, certains prêtres avaient la réputation d’avoir des pouvoirs thérapeutiques.

Nous avons déjà vu qu’en France, la notion juridique d’ « exercice illégal de la médecine » est établie par la loi dès 1803, c'est-à-dire à un moment où lee médecin ne possède pas une efficacité supérieure aux « empiriques » (c'est-à-dire aux personnes qui possédaient un « don » thérapeutique ou que l’habitude de soigner les bêtes conduisait à soigner les gens). Cette institutionnalisation de la médecine française, cette construction politique d’un rôle social autonome du médecin, s’effectue au départ contre la demande sociale.

Grâce à l’appui de l’Etat, les médecins gagneront les procès qu’ils intenteront à leurs concurrents  pour « exercice illégal de la médecine », en étant « hués par le public et moqués par les journaux » qui souhaitent le maintien d’une pluralité dans l’art de guérir  (J. Léonard, 1981, 76). Tout au long du siècle, l’ « exercice illégal de la médecine », est souvent le fait de membres du clergé ou de religieuses (les « bonnes sœurs »). Même quand prêtres et religieuses ne sont pas en cause,  cet exercice illégal « fait couramment référence à des pratiques religieuses ». Ainsi un « bon chrétien » est condamné, en 1870, à 40 jours de prison pour avoir soigné (sans demander d’argent) des malades en leur faisant réciter « des prières approuvées par l’Eglise » (P. Guillaume, 1990, 27). Et en 1892, lors de l’établissement du second seuil de laïcisation, une nouvelle loi renforce la protection des médecins face à tout « exercice illégal de la médecine ».

La lutte, feutrée ou ouverte entre médecine ou religion est donc une constante du XIXe siècle français. Cela est beaucoup moins le cas en Grande Bretagne. Dans ce pays de culture protestante, beaucoup de médecins sont des fils de pasteurs et ils mêlent parfois dans leur pratique arguments médicaux et arguments bibliques. Ainsi l’inventeur de l’accouchement  sans douleur affirme primo que Dieu est le premier anesthésiste (au début de la Bible , il endort Adam pour lui prélever une côte et créer Eve), secondo que le verset biblique où l’on prétend que Dieu a dit à Eve : « tu accoucheras dans la douleur » est mieux traduit de l’hébreu si on remplace cela par « tu accoucheras avec effort » (J. Baubérot – S. Mathieu, 2002, 116 s.).

 

Le XIXe siècle est le grand siècle d’institutionnalisation de la médecine, dans un double sens de développement de l’institution et de son autonomisation : ainsi, les médecins deviennent, par exemple, des experts en matière judiciaire (développement) et en 1830, la police perd le droit d’obliger les médecins à dénoncer les blessés recherchés par les forces de l’ordre et qui recourent à leurs soins  (autonomisation): cela ne joue donc pas seulement face à la religion, mais cela joue d’autant plus aussi face à elle qu’après la forte désintégration institutionnelle qu’a connue la religion catholique, celle-ci est remise en selle en tant qu’institution (certes juridiquement dans certaines limites, mais entre le juridique et la réalité sociale, il peut y avoir des écarts.) et reprend donc de la vigueur : elle a tendance à vouloir réoccuper tout l’espace qui était auparavant le sien.

 

Dans le cadre du conflit des deux France, on assiste donc à un conflit inter-institutionnel : la réalisation de ce que j’appelle la fragmentation institutionnelle du 1er seuil de laïcisation ne peut s’effectuer sans conflit : il faut bouter hors du champ sanitaire les clercs religieux.

Henri Bon, médecin catholique du XXe siècle (qui a donc le regard rétrospectif d’un clerc de l’institution médicale dont le monopole de légitimité en matière de santé est devenu une évidence sociale) écrit en 1935 : « Nous connaissons des médecins pieux qui ont abouti à un véritable anticléricalisme, du fait de l’empiètement incessant de religieuses ou de curés sur le domaine médical, empiètement souvent nuisible au malade, très souvent nuisible à la réputation du médecin par des critiques plus ou moins explicites et qui arrivent même parfois à compromettre ou à rendre intenable la situation matérielle du praticien ».

Précis de médecine catholique, 1935, 580.

 

Deux remarques sur ce texte très significatif :

1) le passage du « souvent » pour le malade au « très souvent » pour le médecin et le fait que les nuisances dues à l’empiètement du religieux sur le médical sont traitées en 5 mots pour le malade et en 32 mots pour le médecin.

 On voit bien alors, deux aspects :

-         en premier ce qui est d’abord en jeu, c’est le développement d’une institution médicale autonome par rapport à la religion ;

-         en second c’est l’indication de la difficulté de cette autonomisation par rapport à la religion : Henri Bon dit avoir reçu des témoignages (donc il s’agit de la seconde moitié du XIXe siècle et non de la première) de médecins dont la réputation a été mise en cause avec succès par des clercs religieux, et comme il s’agit de « médecins pieux » devenus anticléricaux à cause de ces « empiètements », il est fort plausible que cela n’a pas concerné leur catholicité (style : n’allez pas chez ce médecin, c’est un franc-maçon). Ces « empiétements » sont, de façon plausible, soit que le clerc religieux estimait avoir une véritable compétence médicale et contestait le diagnostic du médecin, soit (de façon beaucoup plus vraisemblable, pour la seconde moitié du XIXe) que ce clerc trouvait, lui, que le médecin « empiétait » sur son propre domaine, ne lui faisait pas assez de place.

2) En effet, le partage de pouvoir sur le malade mourant potentiel (dans l’intérêt soit de sa santé, soit de son salut : et quel est le + important, that is the question ?) n’a rien d’évident et la fragmentation institutionnelle signifie la construction de frontières entre les rôles institutionnels et le pouvoir (pouvoir et pouvoir sur) qui leur est lié.

Il ne faudrait pas, cependant, en déduire que les relations entre les religieux (au sens large) et les médecins sont explicitement conflictuelles : dans l’immense majorité des cas, la partie émergée de l’iceberg est beaucoup plus une collaboration et le conflit, si conflit il y a est plus une tension implicite qu’un conflit ouvert.

Cela pour plusieurs raisons :

 

D'abord, il peut y avoir une évolution culturelle globale qui fait que les « élites » qu’elles soient religieuses ou médicales évoluent, en gros, au même rythme et donc partagent une façon analogue de voir les choses : la vision d’une Eglise catholique globalement « ennemie du progrès » est une vision polémique anticléricale. Par exemple, au début du XIXe siècle, il va y avoir une lutte commune pour acclimater la vaccination.

Au XVIIIe siècle, alors que la variole est une maladie mortelle et que l’inoculation progresse, à partir de 1720-1730, en Grande-Bretagne, Allemagne et Amérique anglaise, l’inoculation variolique est considérée en France par des médecins comme dangereuse et immorale, puisqu’elle consiste à infliger un élément de maladie à quelqu’un qui n’en est pas atteint (la tradition médicale française d’alors : il faut suivre la Nature, là on la force): encore en 1785, la Société royale de médecine indique comme moyen de lutter contre la maladie la mise en quarantaine. D’autre part, pour des théologiens, c’est le Diable qui a donné à Job la petite vérole  et l’inoculer = commettre un acte diabolique.

Indice parmi d’autre de la domination de la religion sur la médecine qui existe encore à l’époque des Lumières, un décret du Parlement de Paris de 1763, à un moment où l’épidémie fait rage, impose que toute inoculation soit soumise à l’accord préalable de la Faculté de théologie (catholique de la Sorbonne)

(J.-P. Peter, « Les médecins français face au problème de l’inoculation variolique et de sa diffusion (1750-1790) », Annales de Bretagne, 1979, 251-264)

A la fin du siècle Jenner inocule de la vaccine au lieu du pus humain et en 1800 Pierre Coze prof de clinique médicale à Strasbourg (point de contact avec l’Europe protestante) opère la 1ère vaccination réussie en France.

Quand Pie VII vient à Paris pour sacrer Napoléon, les membres du Comité central de la vaccine obtiennent que le pape approuve publiquement la découverte de Jenner. Dans la lancée, une douzaine de prélats font lire au prône du dimanche, par les curés, des lettres d’encouragement en faveur de la vaccination. Et Chantal Beauchamp (Forme et sens de la lutte sanitaire au XIXe siècle. Epidémies et endémies dans trois départements du Centre-Ouest, thèse EHESS, 1988) indique que des prêtres sont actifs dans les comités de vaccination de ces départements ;

Donc congruence qui fait que là on est dans une optique de sécularisation religieuse.

 

Autre cas où il semble y avoir une collaboration  explicite (malgré ce que dit Bon des « empiètements »): les religieuses.

Les congrégations hospitalières avaient été officiellement supprimées en août 1792. Mais les ci-devant religieuses étaient, assez souvent, restées en place et, dans un costume civil, avaient continué leur office.. Cependant, elles ne pouvaient plus recruter. Cela désorganisait l’administration des hospice et, désireuse de retrouver du personnel, elle avait fait prendre par le ministre de l’Intérieur Chaptal, une Circulaire (1 nivose an IX ; 22 décembre 1800) autorisant « la citoyenne Duleau, ci devant supérieur des Filles de la Charité (…) à former des élèves [= novices] pour le service des hôpitaux.

D’autres congrégations hospitalières  (not. les Filles de la Sagesse) obtiennent une autorisation semblable en 1801-1802.

Cependant, Portalis (le ministre des cultes de Napoléon) veut agir au cas par cas, sur le fondement de l’utilité sociale : la vie conventuelle n’est pas bien considérée, les vœux sont mal vus, mais la religion peut s’avérer socialement utile pour l’éducation, les hôpitaux, etc. (indice que la légitimité par l’utilité sociale peut faire tendre la religion vers une fragmentation institutionnelle…élargie).

Après 1815, le climat leur est assez longtemps favorable.

Cf. sur ce sujet : Claude Langlois, Le catholicisme au féminin, Le cerf, 1984, p. 115 notamment. Langlois montre que le fait d’être religieuse, pendant une partie du XIXe siècle donne la possibilité, pour des femmes qui possèdent une forte personnalité, d’avoir un certain degré d’autonomie sociale et d’activités dans la société.

 

Certaines de ces religieuses sont de milieux cultivés et sont instruites. Elles peuvent être filles, nièces, sœurs, cousines de médecins dont elles admirent le savoir, et dont elles voudront suivre l’exemple. Des livres de médecine sont écrits pour elles ; par exemple à Nantes, en 1836, Le manuel de médecine et de chirurgie à l’usage des sœurs hospitalières.

Elles assurent les soins les plus « répugnants » (comme la toilette et l’ensevelissement du cadavre) et le soutien des malades dans la souffrance et  l’agonie.. A noter qu’elles n’assurent pas seulement un service dans les hôpitaux, mais aussi « des visites à domicile et une pharmacie qui dessert la population locale en même temps que les malades alités » indique O. Faure (1993, 30). A partir du milieux du XIXe siècle certaines congrégations se spécialisent dans la garde des malades en milieu urbain (sœurs du Bon Secours, notamment). Et, dans les campagnes : petites communautés polyvalentes : mettons que 4 sœurs soient installées dans un village, 2 font l’école (aux filles), la 3ème visite les malades, la 4ème s’occupe des tâches matérielle.

 

L’historien Olivier Faure insiste sur la « complémentarité » et le fait que « dans les textes au moins, la religieuse est l’auxiliaire du médecin, pas sa concurrente » : « la religieuse doit se conformer à leur prescriptions, leur communiquer ses observations, préparer les remèdes sur leurs indications » (p. 33, 32). Effectivement, cela a du correspondre non seulement aux textes mais à bcp de situations empiriques.

Mais, tout en admirant les médecins, et en sachant tenir leur rang (le rôle subordonné de la femme !!) elles n’ont pas forcément toutes envies d’être soumises et obéissantes (cf les « empiètements » d’Henri Bon). Puis qu’être ‘bonne sœur’ est parfois un moyen détourné pour une personnalité féminine d’avoir un rôle social, ce n’est pas alors pour être l’auxiliaire toujours docile que voudraient les médecins : elles prétendent à une certaine légitimité, à un pouvoir sur la base de leur personnalité, de leur savoir autodidacte et surtout du fait que pour elles donner des soins est une manière d’accomplir leur ministère. L’historien Jacques Léonard (dans Médecins, malades et société dans la France du XIXe siècle, Sciences en situation, 1992,  33-61), au contraire de Faure, parle de « contentieux » entre les sœurs et les médecins

 

Les religieuses ont tendance (également) à mêler pratiques religieuses et pratiques médicales. D’abord, certaines font un tri moral entre des malades « dignes » de soins et d’autres qui en seraient moins dignes (les vénériens que les règles de certaines congrégations interdisent de soigner ; certaines « filles mères », prostituées, vénériennes qu’elles mettaient dans des dépôts de mendicité ou infirmerie de prison, et comme c’est au contraire ces catégories de femmes qu’auraient examiné les étudiants en médecine de province, liés aux cliniques hospitalières, cet enseignement est ainsi entravé). Les religieuses peuvent aussi donner un caractère rédempteur à la souffrance.

 

De façon plus générale (comme O. Faure l’indique lui-même), pour les religieuses, « la maladie est aussi un moment privilégié pour ramener les brebis égarées dans le droit chemin : les sœurs doivent empêcher les malades de prononcer des paroles blasphématoires, indécentes ou impies, instruire les ignorants dans la (bonne !) doctrine, ramener à la pratique les infidèles, faire distribuer l’extrême onction aux mourants.» A mon sens, O. Faure minimise un peu  l’aspect doublement conflictuel (virtuellement) de ces pratiques.

D’abord parce qu’il fait comme si c’était logique or cela va contre le pluralisme du 1er seuil où non seulement tous les Français ne sont pas considérés comme catholiques : protestants et juifs appartiennent à des cultes reconnus ; et d’autre part, de façon moins claire dans la logique du 1er seuil, mais quand même, il peut légitimement exister plusieurs manières d’être catholique, allant de la dévotion à l’indifférence en matière de religion. 

Ensuite….

(à suivre)

[1] Un sociologue à Leipzig ayant avoué son ignorance en la matière, je précise que les « derniers sacrements » n’existent pas dans le protestantisme

[2] Dans le protestantisme, la doctrine du « salut par la grâce », la disparition des « derniers sacrements » a, en partie dédramatisé l’angoisse de l’au delà, il en a été de même de l’esprit humaniste de la Renaissance. Mais ces changements ont d’abord concerné des élites. Sur ces évolutions de mentalité, cf. notamment M. Vovelle, 1983.

[3] Cf. les ouvrages déjà cités de J. Delumeau.

[4] Les messes pour les morts et, plus généralement, le rôle du bâtiment église (et du cimetière qui lui est lié) dans la perception d’une réalité symbolique composée de vivants et de morts du être pris en compte par la majorité républicaine du « Bloc des gauche » lors des débats parlementaires sur la séparation des Eglises et de l’Etat.

20/07/2007

LA MORT ENTRE MEDECINE ET RELIGION

La Note du 26 juin commençait le feuilleton de cet été. Il porte principalement sur laïcité, médecine et mort, mais à un moment, je vous rajouterai un peu de sexe, pour ne pas déroger aux critères élémentaires de captation de l’intérêt (en plus on est dans la période de l’année : sea, sex and sun ; enfin le sun, cela dépend des jours, et la sea n’en n’ai pas encore vu la couleur bleutée, mais qu’importe).

Bref soyons sérieux, après le lever de rideau effectué à partir d’un passage de l’historien Claude Nicolet, montrant qu’en France, la médecine est une obligation morale républicaine, on va aborder maintenant comment la laïcisation de la mort a opéré un transfert de la religion vers la médecine et les conflits auxquels cela a donné lieu.

L’idée est de comprendre le lien aujourd’hui entre crise de la médecine et durcissement de la laïcité, ou (si vous préférez) idéologisation de la laïcité, mise en avant de la laïcité pour cacher sa propre bêtise et le fait qu’on ne comprend pas les changements sociaux qui s’opèrent.

Donc des Notes qui retracent une histoire, mais pour avoir l’intelligence de l’aujourd’hui, bâtir cette « laïcité de l’intelligence » réclamée par Régis Debray en 2002 (il y a encore du chemin à faire !).

Allons y.

Le XIXe siècle, période qui va du 1er  au 2ème seuil de laïcisation (le 1er est  le résultat de la révolution et du recentrage napoléonien ; le second est lié aux mesures laïcisatrices de la Troisième république) va être celle de la « médicalisation », et de l’institutionnalisation de la médecine. A ce niveau, il faut prendre de la distance avec ce qui est devenu un ensemble d’évidences sociales pour pouvoir examiner la construction socio-historique de ces évidences. Et cette construction, cette « médicalisation » a durée un bon siècle.

La médicalisation « consiste à conférer une nature médicale à des représentations et à des pratiques qui n’étaient jusqu’alors pas socialement appréhendées en ces termes » (D. Fassin in P Aïach – D. Delanoë, ed., 5).  Donc une nouvelle conjoncture culturelle, une mutation des mentalités, elles-mêmes liées à un faisceau de facteurs de différents ordres. L’institutionnalisation consiste, en médecine comme ailleurs, dans le fait que se façonne une structure close (avec un dedans et un dehors et des frontières définies), un système d’emprise spécialisé, comportant un corps professionnel hiérarchisé, avec des principes homogènes, des règles fixes  et qui s’imposent à tous et implique une certaine mise entre parenthèse du fonctionnement habituel de la vie sociale et personnelle quotidienne. Le résultat est que l’institution devient une évidence sociale. Ainsi, jusqu’à ces dernières décennies il ne serait pas venu à l’idée de la plupart de contester le fait que la médecine soit ce qu’elle est.

François Dubet (2002, 27) insiste sur l’aspect quasi-religieux de l’institution : « Le programme institutionnel est fondé, écrit-il, sur des valeurs, des principes, des dogmes, des mythes, des croyances laïques ou religieuses mais qui sont toujours sacrées, toujours située au-delà de l’évidence de la tradition ou du simple principe d’utilité sociale » L’institution se veut extérieure au social, et son extraterritorialité qui est une de ses marques essentielles, tend à être considérée comme un « sanctuaire »  qui autorise « le plus grand abandon des individus, comme dans la confession, la nudité des malades ou les confidences dues au travailleur social » (idem, 29). On sait que le terme de « sanctuaire » est utilisé à propos de l’école, aussi bien par Chirac, quand il « faisait président » (comme dirait Sarko) que par les néo-républicains. Ce n’est pas un hasard

Mais j’insiste aussi, pour ma part, sur une autre caractéristique, mise en lumière il y a plus d’un siècle par Max Weber : l’institution tend à l’obligation sociale. On pourrait dire plus il y a d’obligation sociale, plus il y a d’institution (différence idéal-typique entre le caractère institutionnel et le caractère associatif d’une organisation).

A propos, il faut quand même que je vous en raconte une bien bonne : il y a quelques années, une journaliste m’interviewait au téléphone, et après que j’ai répondu à ses questions, elle m’a demandé si je ne pouvais pas lui donner le n° de téléphone de quelques sociologues. Moi, vous me connaissez, je suis la serviabilité même ! Je lui ai donné ce qu’elle demandait, jusqu’à ce qu’elle veuille avoir le numéro de portable de Max Weber !

Bon, revenons à notre sujet.

Indiquons tout de suite une différence concrète entre la France et d’autres pays européens Au XVIIIe siècle, en France comme ailleurs, le clergé tenait les registres de l’état civil et donc le registre des sépultures. Le 20 septembre 1792, la Révolution française lui retire cette fonction. Les registres d’état civil sont transférés aux mairies et, désormais, naissances, mariages et décès seront consignés par un officier d’état-civil. Celui-ci  doit constater la mort et délivrer le permis d’inhumer. (aucune vérification médicale de la mort n’est prévue : 2 proches doivent faire une déclaration de décès à la mairie dans les 24 heures et l’officier d’état civil doit alors se transporter auprès du défunt et constater le décès)

On est dans l’évidence de la mort.

Le Code civil des français ne change pas la situation et ne remet pas le registre des sépultures au prêtre. C’est ce genre de décision qui stabilise des ruptures révolutionnaires et qui fait que parler du Consulat et de l’Empire comme un moment de « rechristianisation » à cause du Concordat est une vue complètement partielle des choses, qui tient plus à une vision traditionnelle de l’histoire religieuse (même quand elle est reprise par des néo-républicains) qu’à une histoire de la laïcité.

Donc voilà ce qu’indique le Code Civil de 1804 :

Articles 77  et 78: aucune inhumation ne sera faite (sans les formalités dont je viens de parler qui mettent au premier plan l’officier d’état-civil)

Article 81 : s’il y a une suspicion de mort violente, cela nécessite une enquête où un « docteur en médecine et en chirurgie » assiste l’officier de police.

Or, contrairement au prêtre qui avait visité le défunt pendant sa maladie, qui lui avait administré les « derniers sacrements » (je vais y revenir), l’officier d’état civil ne connaît pas en général la personne décédée. Il n’est pas considéré, d’autre part, comme un spécialiste de la mort. On ne lui reconnaît guère de compétence dans ce domaine.  Enfin, l’officier d’état-civil, souvent, ne se déplace pas et donne le permis d’inhumer sans « voir » le défunt, il se fonde simplement sur la déclaration de 2 témoins (parents ou voisins).

Cette situation est, à l’époque, singulière. Elle entraîne un vide que le médecin peut combler en effectuant une vérification médicale de la mort, en devenant l’autorité qui décrète qu’il y a décès. A Paris, c’est ce qui est prévu dès 1800 (A. Carol, 2004, 192). Il existe la crainte des inhumations « prématurée » (les morts vivants ! ; on n’avait pas Canal + pour diffuser des films d’horreur, mais on savait quand même être imaginatif !) On confie alors la vérification aux officiers de santé, et en 1806 aux « docteurs ». Mais la pratique sera contestée et mettra du temps à se généraliser.

Quelle était alors la situation de la médecine ?

L’édit de Marly de 1707 avait déjà théoriquement institué un monopole, mais sans grand effet car « le nombre des exceptions balance largement celui des interdictions » (F. Lebrun, 30) et encore à la fin du XVIIIe siècle, même à Paris, « les empiriques jouissent d’une tolérance de fait » et ils sont « innombrables » dans les campagnes  (idem, 98). Il faut dire qu’un médecin célèbre de l’époque, Louis Sébastien Mercier, affirme (in Le Tableau de Paris, 1779) : « Les empiriques guérissent et ne tuent pas plus de monde que les médecins endossant robe fourrée ».

Les soignants qualifiés d’« empiriques » = curés, religieuses, rebouteux, renoueux, guérisseurs ambulants personnes soignant les bêtes, sorciers, etc

Sous la Révolution, il y avait eu officiellement l’instauration d’un libre exercice de la guérison. Le décret du 2/2/1791, sous la Constituante, autorise tout citoyen à soigner ses semblables. La Convention en 1793 supprime le diplôme et les facultés de médecine : la pratique sanitaire doit dégager et récompenser le mérite intrinsèque : ces mesures portent « en fait le coup de grâce à une institution déjà agonisante » P. Tailleux, 704= je dirai que cette institution médicale n’était qu’embryonnaire.

Cependant les Lumières avaient fait émerger, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, une sorte de ‘médecine philosophique’ qui considère l’être humain comme un objet d’observation et pense qu’il faut moins écouter les anciens et davantage les physiciens, chimistes et botanistes. Une nouvelle image du médecin émerge socialement (en tout cas parmi les « élites ») : celle d’un homme de raison et de science, figure morale qui se dévoue à la société et au progrès qui contribue au développement du savoir –cf. D. Roche, 1977).

Mais le paradoxe est que la Révolution désintitutionnalise cet embryon d’institution (constitué à la fin de l’Ancien Régime) au profit d’une utopie d’une médicalisation rationnelle : Michel Foucault (1963) parle de recherche « de la médicalisation de la société par une conversion quasi-religieuse »

Propos qui indiquent plus une visée qu’une réalisation concrète (c’est pareil pour l’école)

Mais les médecins, diplômés ou autoproclamés, profitent des mesures anticatholiques du début du conflit des 2 France sous la Révolution.

La : loi du 19 ventôse an XI (10 mars 1803)  crée l’exercice illégal de la médecine  « Tous les médecins doivent être diplômés et faire enregistrer leurs titres, de façon que soient dressées les listes officielles départementales des praticiens autorisées et que soient aussi désignés ipso facto comme guérisseurs illicites tous ceux qui n’y figurent pas » (cf J. Léonard, 48).

Ce monopole médical est attribué à 2 ordres de médecins

-les « docteurs », diplômés des écoles (devenues facultés en 1808) de médecine de Paris, Montpellier et Strasbourg, qui ont soutenu une thèse (en France, on va focaliser le terme de « docteur » sur les docteurs en médecine)

-les « officiers de santé » qui ont fait 3 ans d’études dans ces écoles, et/ou 5 ans de pratique à l’hôpital et /ou ont été 6 ans élève d’un « docteur »’ en exercice et sont reconnus  par un jury médical départemental. Ils ne peuvent exercer que dans le département pour lequel ils ont été reçus.

Mais, pour ménager une transition, l’Article 23 permet d’intégrer aussi des praticiens de fait, recommandés par le maire et deux notables de la commune où ils résident. Le sous-préfet peut leur donner un certificat qui leur teindra lieu de diplôme. En effet, on instaure le monopole médical à une époque  où non seulement il n’existe pas ailleurs, mais où on n’a pas vraiment les moyens de le réaliser.

Les historiens de la médecine ont tendance a insisté sur ce dernier point : La frontière, théoriquement « intangible » entre médecine et non médecine reste donc « très floue » écrit Olivier Faure (1993, 15). Mais, dans la perspective ouverte par Nicolet (et que ces historiens semblent ignorer), les choses n’en sont que plus significatives : il existe bien une volonté politique, qui se heurte au principe de réalité. Il y a donc bien une impulsion politique de la médecine pour des raisons idéologiques. On aura le même heurt entre volonté politique et réalité, en 1810 où un décret du 18 août contre les « remèdes secrets » est suivi d’un autre (le 28 décembre de la même année) qui revient un peu en arrière.

Il n’empêche, le politique impulse par la compétence étatique (le diplôme) et, de façon implicite l’argent (les frais de doctorat = 1000 f et des 3 examens d’officier de santé = 200 f) une institution médicale à un moment où les résultats de la médecine officielle ne se distingue guère de ceux des empiriques. Cela rejoint aussi la perspective de Nicolet. Mais, significativement, celui-ci, dans son ouvrage, gomme la période qui sépare la Révolution et la IIIe République : or, comme pour l’école, le recentrage napoléonien institutionnalise et étatise l’utopie révolutionnaire. Et la construction républicaine continuera cette institutionnalisation, poursuivie en fait aussi par la Monarchie de juillet et sous le second Empire

En fait, tous les régimes qui adoptent le drapeau tricolore, ce symbole révolutionnaire par excellence, sont marqués par la blessure symbolique résultant de la rupture entre politique et religion opérée par la Révolution, même si -par ailleurs- ils cherchent à se réconcilier avec la religion. (là j’élargis le propos de Nicolet, même si les choses sont, bien sûr, plus accentuées par la République) Il faut donc que ces régimes puissent se réclamer, au moins implicitement, d’un autre fondement moral.

Or la médecine peut être considérée comme la science en acte, la science qui soulage et cherche à guérir, une science morale en quelque sorte. Elle peut, d’une certaine manière, donner ce fondement légitimateur de façon laïque[1]. A un système symbolique et religieux qui (selon les esprits « progressistes ») prône la résignation devant la mort et l’espérance d’un au-delà meilleur, la médecine substitue un système symbolique séculier. Ce système va diffuser l’idée que l’on peut espérer retarder la mort, prolonger la vie et va considérer que lutter pour cette prolongation doit être le combat moral par excellence (J. Baubérot, 2004, 58).

On peut comparer avec le Royaume Uni et les Etats-Unis : dans ces pays, la 1ère loi sur l’exercice illégal de la médecine date de 1858 (RU) et de 1875 (EU), mais dés 1803 (la même année que la loi française) est édité à Londres (et très largement diffusé et de nombreuses fois réédité, y compris aux Etats-Unis) un Code (Medical Ethics), écrit par l’Anglais T. Percival.

François Isambert écrit (1992, 318) à propos de cet ouvrage : « Réédité de nombreuses fois, il inspira (le Code) de multiples associations professionnelles de médecins qui se constituèrent au début du XIXe siècle et qui s’en servirent pour conquérir une respectabilité que les conditions par trop irrégulières de la formation scientifique et technique, permettaient difficilement d’acquérir autrement ». Isambert poursuit : « En 1847, L’American Medical Association publia son code d’éthique, au moment même où elle se fondait et ce code fut adopté par la plupart des sociétés locales. Dans un pays où l’exercice de la médecine n’était pas limité par la loi, l’adhésion au Code devenait le critère d’appartenance à la profession médicale. Lorsqu’en 1875 une licence d’exercice devint obligatoire, la prépondérance de l’éthique demeura longtemps dans le jugement appréciatif d’un ‘bon médecin’ »

La différence avec la France est frappante : une médecine institutionnalisée par l’Etat qui postule sa scientificité et sa technicité, pour des raisons idéologiques et politiques, bien avant que celle-ci existe vraiment. Une médecine donc qui est supposée politiquement et idéologiquement (de part un cléricalisme d’Etat) être efficace et donc morale d’un côté ; une médecine qui se structure sous une forme associative et à partir d’un référent éthique pour être consacrée par l’Etat quand elle a atteint un certain niveau de scientificité et de technicité de l’autre. Une médecine, donc, dans les 2 pays anglo-saxons, qui est beaucoup moins morale en soi et qui doit, en conséquence, beaucoup plus se poser le problème des règles morales de son exercice.

Quand, après la tourmente révolutionnaire, Portalis -conseiller puis ministre des cultes de Napoléon Bonaparte- avait voulu justifier la politique de pacification religieuse menée par ce dernier, il avait employé une expression très significative du rôle social donné alors à la religion en France : « La religion fait espérer et craindre ». Cette espérance et cette crainte concernent un au-delà de la vie. Après la mort, on espère le paradis ; on craint les tourments de l’enfer. Mais à la même époque, un médecin philosophe, Georges Cabanis, affirme que, désormais, c’est la médecine qui fait réellement « espérer et craindre ». Il s’agit là de l’espérance de la non mort, de la guérison, et de la crainte de mourir, de perdre la vie ici bas. A chaque fois, espérances et craintes se trouvent liées à la mort, mais suivant que l’espérance et la crainte appartiennent à l’ordre du religieux ou du médical, la mort ne revêt pas du tout la même signification.

Cette substitution d’un rapport religieux à un rapport médical avec la mort induit un engagement complet de l « ’homme médecin ».Sous l’Ancien Régime, comme le précise O. Faure (1994, 11) « la vieille formule « je le touchai, Dieu le guérit » dit bien la modeste place dans laquelle les médecins sont confinés ». Or, dans le processus de laïcisation, désormais, le médecin est censé combattre contre la mort de toutes ses forces, sans demander au malade (comme va le rappeler Pasteur à la fin du XIXe siècle), « de quelle nation ou de quelle religion es-tu ? » (en adoptant  donc une attitude de neutralité religieuse). Et Pasteur ajoute que le médecin fait au malade la promesse suivante : « tu es mon frère, tu m’appartiens et je te soulagerai » (propos souvent cités, et notamment par J-P. Valabréga, 1962, 83).

Une double mutation s’opère donc durant le XIXe siècle : d’une part la mise entre parenthèse instrumentale de la religion qui ne doit pas interférer avec l’acte médical ; d’autre part, le remplacement de la promesse religieuse du bonheur dans l’au-delà par la promesse médicale de soulager la douleur (je reviendrai sur cet aspect) et d’opérer la guérison.

Soigner, tenter d’arracher à la mort, restent des actes profanes mais ce transfert de promesses prend (au niveau de la forme et non du contenu), une coloration quasi religieuse, il devient fonctionnellement religieux[2]. C’est pourquoi, la médecine touche au domaine du sacré  et se comprend elle-même comme une sorte de « sacerdoce » (« Tu es sacerdos, medice »). Nous avons donc, dans la relation entre médecine et religion face à la mort, des éléments structurels, permanents qui se conjuguent avec cette nécessité politique française de trouver une légitimation non religieuse dans son contenu, mais aussi puissante que la religion dans sa forme. Tout le problème de la médecine française moderne se situe à la conjonction de ces deux facteurs.

Cependant, la situation s’avère plus complexe, car le rapport à la mort des 2 clercs est structurellement différent.  La mort du malade apparaît un aveu d’échec pour le médecin ; elle semble indiquer que son travail est inutile. La mort constitue, au contraire, un moment clef de l’action du prêtre car les derniers instants du moribond peuvent être l’heure décisive où se jouera son salut. Ainsi, même dépossédé de sa fonction d’agent de l’Etat depuis qu’il ne tient plus les registres des sépultures, le prêtre peut continuer à jouer un rôle primordial, alors que le médecin hésite à occuper la place laissée vacante, puisqu’il ne peut pas l’investir d’un sens positif. Si le politique distribue les rôles, c’est le symbolique qui les rend signifiants.

Dès lors, la mort constitue un ensemble de 2 enjeux centraux entre le système symbolique religieux et le système symbolique médical.

- enjeu de pouvoir : quel est le rôle dominant face au moribond : le rôle religieux du prêtre ou le rôle thérapeutique du médecin ?

- enjeu de signification : la mort peut revêtir un sens positif d’un passage (espéré) réussi dans l’au-delà dans le système symbolique dont le prêtre est porteur alors qu’elle apparaît comme un non-sens dans le système symbolique médical puisqu’elle signifie la fin de l’ici-bas, ce qui peut éventuellement arriver ensuite se trouvant mis entre parenthèse, progressivement relégué au rang de croyance privée. 

 Avant la Révolution de 1789, sous l’Ancien Régime, les choses semblaient claires. Le système symbolique religieux englobait le système médical et le médecin était un personnage secondaire par rapport au prêtre. Dans beaucoup de cas, les médecins s’avéraient « impuissants à comprendre la maladie qu’à la guérir » (F. Lebrun, 1995 19)

Le sens principal de la mort était, sans conteste, le fait qu’elle constituait ce moment décisif où il fallait que chacun assure son salut éternel. La mort était socialement ritualisée et la vie ici bas était en partie consacrée à se préparer à l’acte essentiel du passage dans l’au-delà (J. Delumeau, 1983, 1999). La guérison elle-même se trouvait souvent interprétée de façon plus religieuse que médicale[5] : au tournant du XVIIIe et du XIXe une centaine de saints bretons sont considérés comme ayant des pouvoirs curatifs (J. Léonard, 1978, 1291). La Vierge, elle, est généraliste : « Notre Dame de tout Remède » ; au Nord de la Haute Vienne actuelle, à la fin du XVIIIe il y a 90 sanctuaires qui servent de pèlerinage thérapeutique. Par ailleurs, indice de la subordination de la médecine, un médecin qui n’avertissait pas son malade que « l’heure de la mort approche » et l’empêchait de s’y préparer religieusement pouvait être condamné à une forte amende et à se voir retirer son diplôme en cas de récidive (BSHPF, avril-juin 1988, 233s).

Bien des gens mouraient sans avoir vu de médecin, d’autres plus instruits, avaient recours à des consultations faites par voie épistolaire (le médecin envoie un questionnaire au patient et établit son diagnostic à partir de ses réponses).Le « spectacle » de la mort est « permanent » : « un enfant sur quatre n’atteint pas son premier anniversaire, un sur deux meurt avant vingt ans » (O. Faure, 194, 19) Et, exceptée la petite minorité de juifs (considérés comme des semi étrangers) et de protestants (pourchassés depuis la Révocation de l’Edit de Nantes en 1685), personne ne mourait sans avoir reçu les « derniers sacrements ». En effet, un tel rite  était considéré comme pouvant éviter la damnation éternelle au futur mort.

(à suivre)

Et si vous n’êtes pas sages, je vous donnerai même à la fin de ces Notes, la biblio des références citées. N’est-ce pas cool ?



[1] L’école, institution ascendante et structurée par différentes lois (loi Guizot en 1833, loi Falloux en 1850, et bien sûr loi Ferry de 1882 et loi Goblet de 1886), avec son idéal d’éducation et d’instruction et les espoirs d’ascension sociale qui lui sont liés, peut également donner un fondement légitimateur analogue.

[2] On sait qu’il existe des débats récurrents entre sociologues tenants d’une définition fonctionnelle de la religion et sociologues tenants d’une définition plus substantiviste.  En parlant de « dimension fonctionnelle » du religieux, je tente d’échapper le plus possible à ces querelles d’école, ne me reconnaissant complètement dans aucune des deux. : le sociologue doit, pour ce qui le concerne, se méfier de toute démarche substantiviste, mais il doit étudier les représentations comme une partie intégrante de la réalité sociale et les représentations sociales, elles, substantivent.

[3] Avant donc ce que j’appelle le ‘premier seuil de laïcisation’ (cf. J. Baubérot, 2004, 2005)

[4] Même si, en fait, les choses évoluait, l’Etat s’édifiant entre autres sur un contrôle collectif des corps s’autonomisant à l’égard du contrôle religieux (D. Salas, 1994)

[5] Importance des fontaines miraculeuses dans le catholicisme, bibles mises sous les oreillers des malades pour qu’ils guérissent dans le protestantisme,...

10/07/2007

LE PARTI SOCIALISTE, SA RENOVATION ET LA LAÏCITE

Mardi 17 juillet: prochaine Note, vendredi 20 juillet.

En attendant vous pouvez lire mon article dans le quotidien Le Monde (n° daté du 18 juillet): "Laïcité, la loi de 1905 mise en cause." 

J’ai hésité à parler dans ce blog de la rénovation nécessaire du Parti socialiste : de nombreux articles de journaux, des émissions de radio ou de télévision ont abordé le sujet et, a priori, que dire de plus ou de neuf ? Mais pourtant comment ne pas aborder ce sujet ? Au-delà de celles et ceux qui se réclament de la gauche, la question importe à celles et ceux qui, quelque soit l’endroit où elles/ils se trouvent dans le monde, sont attaché(e) s au bon fonctionnement de la démocratie en France.

Par ailleurs, la crise que traverse la laïcité en France est (en partie) liée à la déliquescence intellectuelle de ce parti. L’importance historique du socialisme français en matière de laïcité n’est plus à démontrer.

Enfin, si je ne suis pas membre du parti socialiste (j’ai été membre de l’Union des Etudiants communistes quand elle était en délicatesse avec la direction du PC, je n’ai jamais été, stricto sensu, membre d’aucun parti), je suis ce que l’on peut appeler un « compagnon de route » et j’ai pu observer l’évolution de ce parti, parfois d’assez près, notamment dans son rapport à la laïcité.

 

Je me sens donc motivé pour apporter ma (petite) contribution à l’indispensable remue ménage d’idées pouvant permettre qu’émerge un dynamisme neuf dans un PS menacé actuellement de coma profond.

Je vais tenter de compléter un peu des analyses qui me semblent pertinentes. Je vais partir du connu et, au fur et à mesure de mon propos, ajouter quelques commentaires de plus en plus personnels. Cela pour aboutir à une réflexion sur le rapport entre le PS, les mutations de la société et la laïcité.

 

 

Je partage l’analyse rappelée par Paul Quinio dans Libération (16-17/6/2007) : « la bérézina actuelle est en germe depuis le « bug » de 1999 ». Cela est essentiel : ce n’est pas en 2002, mais AVANT que le PS a raté son tournant. Jospin n’a pas voulu le comprendre, et son livre étonnant de 2005 (Le monde tel que je le vois) où il semble n’avoir à peu près rien repensé des années où il a été au pouvoir, contenait en germe son retour raté lors de la campagne interne au PS pour la désignation du candidat à la présidence. Certes, son bilan était honorable et il ne faudrait pas être oublieux de ce qui a été réalisé. Au reste, être premier ministre est toujours un rude travail.

Par ailleurs Jospin a joué de malchance : supposons qu’au 1er tour de l’élection présidentielle de 2002, il ait devancé Le Pen de très peu : Il a eu 16,18% des voix et Le Pen 16,86%. Supposons que Jospin ait obtenu 0,70% de plus, soit 16,88%. La gauche et le centre-gauche auraient senti souffler le vent du boulet, et se seraient unis et mobilisés pour le second tour. Il est alors fort probable que Jospin aurait gagné ce second tour, face à un Chirac déstabilisé par les « affaires » et 5 ans de cohabitation. L’espace entre déroute et victoire a été mince, environ 200000 voix.

 

Cependant, il faut expliciter les erreurs commises pour ne pas s’enliser. Or, au moins 4 erreurs ont préfiguré les impasses actuelles.

 

La première erreur est d’avoir différé la réforme des retraites. Le dossier était sensible, Jospin l’a estimé casse-gueule pour l’élection présidentielle de 2002 que légitimement il voulait emporter. Peut-être a-t-il eu raison tactiquement (bien que l’embellie économique d’alors lui donnait une marge de manœuvre). Mais, du coup, le problème n’a pas été affronté et le PS n’a eu ni à se poser ni à résoudre des questions difficiles qui réclamaient une réflexion d’ensemble sur la société française. Comme la droite a gagné en 2002 et a effectué la réforme à sa manière, le PS a pu se cantonner dans une attitude de refus, annonçant l’abolition de cette réforme s’il revenait au pouvoir. Il n’a pas expliqué comment il comptait résoudre une situation, dont Jospin était en partie responsable du pourrissement.

 

Réalisme, réflexion globale et inventivité ont manqué. Nous avons là une des raisons majeures de la défaite de Ségolène Royal. On l’a accusé d’être « floue ». Mais il est facile de se rendre compte qu’elle se montrait imprécise sur les points où elle se trouvait liée par le programme adopté par le PS, alors qu’il lui semblait que la position adoptée était irréalisable.

C’est une stratégie complètement contreproductive de verrouiller le ou la candidat (e) par l’adoption d’un  programme, tout en organisant une élection interne pour le/la choisir. Faute de pouvoir s’affronter sur des orientations clairement différentes, les prétendants socialistes à la candidature ont mis en cause la compétence de Ségolène Royal. Du petit lait pour la droite qui, elle, avait un candidat qui se préparait depuis longtemps (parfois de façon ludique, en plus, dans son entreprise de déstabilisation du clan Chirac).

 

Je ne m’attarderai pas trop sur la seconde erreur, la manière dont a été menée la réforme des 35 heures. Tellement de choses ont été écrites et dites sur le sujet. Je remarquerai brièvement l’ironie du sort : Sarkozy a pu gagner en proposant aux gens de travailler plus ! Plus fondamentalement, cette réforme, en partie ratée (là encore, ne tombons pas d’un extrême à l’autre), met le doigt sur la difficulté idéologique principale du PS : faute de savoir renouveler sa doctrine après l’effondrement du marxisme et d’avoir construit un véritable projet de société, il a « fait » dans le quantitatif. C’est encore pratiquement la seule manière pour lui de se distinguer de la droite. Proposer des améliorations quantitatives n’est pas mauvais en soit, bien sûr, mais cela devient vite proche du slogan « demain on rase gratis » !

 

Là encore, plutôt que reprocher à Ségolène Royal d’avoir critiqué certaines propositions (comme le SMIC à 1500 €), il faut affronter ce problème grave : fuir dans le quantitatif parce qu’on est incapable d’avoir un véritable projet s’avère une impasse.

D’abord parce qu’il y aura toujours des gens qui voudront en proposer plus (et pourront le faire, quand ils ne risquent pas  se retrouver au pouvoir). Tenez, très cher (e) s internautes : élisez moi président de la République et je vous promets de mettre le SMIC à 3000 € et (ne chipotons pas) de doubler vos salaires (« parce que vous le valez bien »).

Ensuite parce qu’il faut choisir dans le quantitatif, des mesures qui ne soient pas rapidement contre productives. Ce que l’on donne d’un côté est plus que repris de l’autre. Effectuer ce choix demande une analyse pertinente des différentes interactions dans la société mondialisée d’aujourd’hui. Ce n’est certes pas simple ! On ne réalise pas le changement par des promesses qu’un enfant de 7 ans serait capable de faire. Il est nécessaire de trouver des leviers stratégiques qui seront efficaces et permettront de changer véritablement les conditions de vie. C’est tout un art !

A ce niveau, n’oublions pas une proposition extrêmement intéressante (me semble-t-il) qu’avait faite Ségolène Royal : pluraliser l’indice des prix selon le principe qu’un jeune, un cadre supérieur ou un retraité modeste n’effectuent pas le même genre d’achat. Voila le genre de pistes à multiplier.

 Aller, toujours aussi mal pensant, je vais donner des verges aux dogmatiques pour me faire battre : on peut émettre beaucoup de critiques quant au projet de Tony Blair (outre l’Irak, à ce propos j’aimerais être absolument sûr que si la gauche avait été au pouvoir en 2002, elle n’y serait pas allée. Mais je suis loin d’en être certain). Il n’empêche, il a proposé quelque chose alors que le PS s’est contenté le plus souvent d’une posture de refus. Blair a lu et tenté de traduire politiquement (bien ou mal, peu importe pour mon propos, car je ne traite pas ici du Royaume Uni et l’évaluation à faire est complexe), des sociologues comme Antony Giddens. Ce dernier effectue une analyse de la modernité actuelle, pas de celle d’il y a un siècle ou plus.

Je crains que le mépris dans lequel les sciences humaines sont tenues en France, la prédominance, via l’Inspection générale, d’une philosophie dogmatique et médiocre, qui par corporatisme et mésintelligence, ignore les sciences humaines, voire les combat soit pour quelque chose dans cette paralysie doctrinale.

Quand on discute avec des responsables socialistes, on a assez souvent la désagréable impression qu’ils ne conçoivent pas vraiment ce qu’est une démarche de connaissance. Tout a tendance à se trouver réduit à l’opinion, opinion que l’on classe de façon sommaire selon sa signification politique supposée (là aussi, un enfant un peu doué saurait le faire). Et quand on met en avant des analyses rigoureuses mais idéologiquement désagréables, elles ont tendance à être disqualifiées à cause de cela.

 

La troisième erreur concerne le choix des alliances, révélatrices d’orientations privilégiées. Quinio insiste à juste titre sur ce point, Jospin « n’a pas su comprendre l’intérêt pour la gauche et le PS de donner de la place à son allié Vert, toujours sacrifié sur l’autel d’un PCF dont l’avenir était pourtant déjà derrière lui ». Peut-être le PCF, ou du moins ce qu’il représente, a-t-il encore un avenir (personnellement je l’espère) ; mais cela se fera (là aussi) au prix d’une profonde mutation, d’une rénovation substantielle et maintenir  le PCF (par exemple aux dernières élections, se désister à Montreuil et faire qu’au second tour J.-P. Brard soit le seul candidat en lice) à bout de bras, n’est certainement pas lui rendre service.

La sous-estimation, par une part du PS, des Verts et des problèmes écologiques fait partie de cet engluement dans une doctrine passéiste.

 

Je crains que le PC ait été privilégié parce qu’il représente des idéaux classiquement de gauche, le PS est en terrain archi connu, balisé. Point n’est besoin alors de se renouveler lui-même. On peut continuer sur sa lancée en morigénant (en plus) les hérétiques qui ne suivent pas les sentiers battus. Au contraire (là encore, bien ou mal, peu importe) Les Verts sont porteurs de questionnements nouveaux et le PS, s’il faisait convenablement son travail, devrait les incorporer dans une réflexion globale sur les changements récents, actuels et futurs de la société. Prendre au sérieux ces thèmes obligerait (notamment) à revisiter la notion de progrès.

Sur ce point, la campagne de Ségolène Royal en est restée à la revendication de la démocratisation du progrès (« le progrès pour tous »), alors qu’un des grands problèmes à affronter aujourd’hui (quelle que soit sa couleur politique) est l’ambivalence du progrès.

Le PS est d’autant plus fautif sur ce point que François Mitterrand avait ouvert la voie en créant, en 1983, le premier Conseil Consultatif National de (bio) éthique. Il avait compris que la réussite même du progrès technique et scientifique, loin d’apporter mécaniquement un progrès humain et social, aboutissait souvent à de nouveaux dilemmes. Cela fait des années que je m’escrime à faire comprendre de cela à des interlocuteurs socialistes. La réponse est (à peu près) toujours la même : « on est contre les Conseil d’experts qui empiète sur les pouvoirs du politique. »

Dire cela, c’est voir les choses par le petit bout de la lorgnette. Pour deux raisons.

D’abord parce que le dit Conseil est consultatif, et rien n’empêche le politique de débattre à nouveau frais de ces questions. Encore faudrait-il que les parlementaires soient intellectuellement dignes d’estime. Quand on lit certains rapports de Commissions parlementaires et les grosses bêtises (pour ne pas dire plus) qui y sont écrites, on ne peut être que dans un mépris fonctionnel car démocratiquement salutaire. Si c’est cela le politique, nous sommes très mal barrés !

Ensuite, parce que ce ne sont pas les Conseils de ce type qui ont réellement le pouvoir idéologique, c’est le système médiatique, ses clowns et son simplisme manichéen. Ardisson ou Laurent Ruquier sont infiniment dangereux, pas Didier Sicard ! En juin, j’étais au Canada et sur la chaîne TV5 qui, normalement, sélectionne les meilleures émissions du (prétendu) service public, on pouvait voir et entendre une présentation en boucle de l’émission « On n’est pas couché »du dit Ruquier. C’était un extrait d’émission. Michel Pollack, avec un air mi scandalisé mi complice (donc complètement faux jeton) lui disait : « Avec vous, la politique devient de la merde ». Laurent Ruquier, absolument hilare et très fier de lui, répondait : « Je ne peux pas faire autrement et de toute façon, on me paye pour cela. ». Il aurait du ajouter : On me paye très grassement, sur la redevance imposée au cochon de téléspectateur/citoyen. En tout cas CQFD !

Il ne faut pas croire être indemne, nous sommes tous peu ou prou imprégnés de cet extrême centre médiatique (j’y reviendrai dans une Note ultérieure, car des internautes m’ont demandé des précisions). S’émanciper de la non pensée médiatique est une rude affaire ; cela demande une vigilance constante, quotidienne. Le PS devrait être dans ce combat là.

 

Vous attendez je suppose, la quatrième erreur, qui concerne la laïcité. Dans un premier temps, on peut prétendre qu’elle, n’est pas imputable à Jospin, mais date surtout du virage de 2003, quand Fabius a réussi à faire basculer le PS sur sa position d’orthodoxie laïque quant aux signes religieux à l’école publique.

En fait il s’agit de la même bêtise que celle que je dénonçais tout à l’heure : croire que la solution est dans le quantitatif. Et donc on serait plus laïque si on est contre le port du foulard ou de la kippa (etc) à l’école publique que si on les tolère dans certaines conditions (le Conseil d’Etat, il faut le rappeler, avait mis de sérieuses balises). Là encore, un enfant de 4 ans peut alors être un grand militant et penseur laïque. Pas besoin de se fatiguer les méninges ! Céline disait que l’amour est l’infini mis à la portée des caniches. La position dominante du PS met la laïcité à la portée de ceux qui ont usé leur cervelle à force de ne pas s’en servir.

 

On oublie d’ailleurs (pour ne prendre qu’un aspect) qu’en prenant cette position, on tourne totalement le dos (sans dire que l’on s’est trompé et expliquer le pourquoi du virage à 180 degrés, donc c’est de l’amnésie, pas du changement) à l’orthodoxie laïque d’hier (des années 1950 aux années 1980) qui consistait à combattre (officiellement) l’école privée confessionnelle.

En effet, la loi favorise le développement ou/et la création d’écoles privées juives et musulmanes. Les premières se trouvent déjà sous contrat, les secondes le demanderont logiquement. Les sikhs, qui n’y avaient jamais songé, projettent d’ouvrir (eux aussi) une école privée.

 

On peut accepter la liberté de l’enseignement (cela fait partie des droits fondamentaux), et (comme laïque) ne pas souhaiter favoriser les écoles privées, vouloir, qu’autant que faire se peut, l’école laïque soit une école pour tous. Ce n’est pas le choix qu’a fait le PS qui est passé d’un refus des comportements ostentatoires en milieu scolaire, à un refus des signes ostensibles. Ce glissement vers un essentialisme philosophique (là encore) n’a pas donné matière à réflexion. On a préféré prétendre que c’était cela LA position laïque.

Pourtant, une réflexion a été tentée. Jean Glavany a créé au PS une Commission laïcité où il a fait s’exprimer une pluralité de positions. Cela n’a nullement suffit et dans ses manifestations publiques, on voyait François Hollande arriver à la fin, n’ayant rien entendu de ce qui s’était dit, et prononçant un discours roublard, finaud, apte à rassurer les militants en leur signifiant que rien d’important n’était changé dans la doctrine.

Dommage : Hollande est plus intelligent que la réputation que certains lui font. Mais dix ans à être essentiellement en contact avec les militants et à devoir gérer l’appareil n’est pas la meilleure position pour comprendre les changements de la société et flairer les nouveautés importantes. Pour ma part, j’ai été frappé du décalage entre le public que réunissait le PS et ce qui se disait, se questionnait, s’ébauchait au même moment dans d’autres lieux, des lieux associatifs notamment. D’un côté, propos convenus entraînaient applaudissements prévisibles, des réactions style chien de Pavlov, de l’autre, de véritables interrogations prenant à bras le corps les nouveaux problèmes. Pourquoi, cela ne circule pas ?

 

Là encore, il faut malgré tout revenir aux années Jospin. Ce dernier (et personnellement, je lui en suis reconnaissant) a effectué 2 changements structurels dans la société française.

 

Le premier avec la loi sur la parité (femme – homme) a tourné le dos à l’universalisme républicain abstrait. En effet la signification de cette loi consiste à dire qu’en ne voulant voir que le citoyen abstrait, on cache de graves discriminations. Il faut relire les critiques récurrentes adressées alors à cette loi (dont je regrette, pour ma part, qu’on n’ait pas dit qu’elle était temporaire et que son but consistait à devenir, à terme, inutile) : « c’est du communautarisme » a-t-on crié sur tous les tons. Je ne développe pas car je traite cette question dans mon (excellent, of course) livre L’intégrisme républicain contre la laïcité. Non mais, vous ne croyez pas quand même que vous allez tout savoir sans rien payer !

Pourquoi Jospin, au moment même où il a fait voté la loi sur la parité, a refusé de faire droit aux 2 rapports qui conseillaient de créer une Haute Autorité de Lutte contre les Discrimination (cf. mon livre précité) ? Outre que cela montre que le politique fait ce qu’il veut des rapports d’experts (et que ceux-ci peuvent, pourtant, avoir de bonnes idées !), la grave erreur de Jospin a consisté à refuser de relier parité de genre et diversité ethnico culturelle. Il a refusé de considérer que les discriminations ne portaient pas seulement sur le genre (le sexe), mais aussi sur des caractéristiques ethniques et culturelles. Et qu’il fallait lutter contre ces 2 sortes de discriminations.

 Là aussi, j’ai eu de pénibles débats avec des militants socialistes. « La couleur de la peau ne compte pas plus que la couleur des cheveux » me rétorquait-on. « La couleur des cheveux n’empêche personne de trouver un logement ou un emploi, la couleur de la peau, le prénom et le nom si » indiquais-je alors. Là, pas de réponse, mais aucune réelle prise en compte non plus.

Conséquence logique: lors du remaniement opéré en 2000, on a retrouvé Lang et Fabius, mais il n’y avait aucun ‘non blanc’ dans une France qui, pourtant, se diversifiait.

Résultat : ce que la gauche n’a pas fait, la droite l’a réalisé. Chirac a créé la HALDE (Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité) en 2005 et Sarkozy a nommé 3 ministres ‘non blancs’ dont une à un ministère régalien (ce que les Britanniques n’ont jamais fait à ma connaissance). On peut crier au calcul politique, le fait est là. Le PS ne peut même pas dénoncer l’insuffisance de ces mesures. Indiquer par exemple que tous les Cabinets ministériels sont d’une blancheur à pâlir d’ennui. Non il ne peut le faire, puisqu’il n’a même pas  fait ce que la droite a accompli.

Or, aujourd’hui, la diversité culturelle est un défi essentiel pour la laïcité, comme l’a été le pluralisme religieux au XIXe siècle. L’articulation entre unité du lien social, nécessité de règles communes et diversité des cultures, et même (problème redoutable) des manières de vivre est la question sur laquelle il faut rapidement progresser si on veut ne pas être entraîné dans un choc des civilisations.

 

Le second changement structurel réalisé par Jospin a été la création du PACS, ce qui a tourné le dos à la représentation d’un ordre symbolique immuable. Là aussi, le débat a été vif et il continue de l’être, non sur le PACS lui-même qui est devenu un acquis, mais sur le passage au mariage entre personnes de même sexe, réalisé notamment au Canada et en Espagne.

Là encore il faudrait développer, je me bornerai à un constat que je trouve fait nulle part, et qui me semble pourtant capital : de toute façon, il se produit depuis quelques décennies, une mutation de grande ampleur dans l’ordre symbolique puisque le mariage (hétérosexuel) est largement déserté, que le fait de vivre en couple sans se marier n’est plus du tout socialement contestataire. Le paradoxe est là : les personnes de même sexe demandent à pouvoir se marier au moment même où (à part des prêtres) des personnes de sexe différent ne souhaitent plus tellement le faire.

Existe-t-il une morale naturelle valable pour tous les temps, tous les lieux, et quelle que soit sa croyance?  L’Eglise catholique répond oui. Le divorce, la contraception, la possibilité de l’IVG, la création du PACS sont autant d’éléments d’une réponse socialement négative (ce qui n’empêche personne de répondre oui, à titre personnel ; mais effectivement réduit cela à une opinion personnelle).

Le dissensus entre la société laïque et le catholicisme officiel est là, beaucoup plus que dans les « dogmes » du catholicisme, malgré ce qu’a cru Voltaire et (à sa suite) l’anticléricalisme dominant en France.

Le PACS est un aspect essentiel de ce que Danièle Hervieu-Leger appelle (d’un nom savant) l’ « exculturation » du catholicisme (Catholicisme, la fin d’un monde, Bayard, 2003). Mais, au-delà du problème explicite de la morale naturelle, cela signifie qu’il n’existe pas de représentation immuable de l’ordre symbolique social, c'est-à-dire de la façon dont se structure les éléments de référence d’une société. La représentation du mariage fait partie de ces éléments de référence, mais aussi la représentation du public et du privé.

 

Quand il a été affirmé historiquement que la laïcité mettait la religion dans la sphère privée, cela signifiait qu’elle n’était plus imposée d’en haut, par le pouvoir politique, par l’ordre institutionnel mais qu’elle devenait un choix privé, une option personnelle. La religion ne faisait pas d’ailleurs (elle s’en est aperçue ensuite) une si mauvaise affaire : la sphère privée était en train de se développer et apparaissait symbole de liberté : l’individu ordinaire, étroitement encadré par des notables et diverses autorités dans la société traditionnelle, était en train de devenir un individu moderne (partiellement) maître et responsable de ses choix.

Il s’est produit une privatisation de l’institution religieuse. Mais cela n’a jamais signifié que la religion était confinée dans un espace privé (un espace domestique). Au contraire, avec la loi de séparation de 1905, la religion, comme réalité associative (c'est-à-dire sur une base volontaire et libre), a été beaucoup plus libre de se mouvoir dans l’espace public que sous le Concordat et les Articles Organiques. Avant 1905, les évêques français ne pouvaient s’exprimer librement, ils ne pouvaient pas se réunir. Après si, pour peu que le pape ne les empêche pas de le faire ! Et Eglises et religions prennent des positions publiques de façon récurrente.

Donc en général, quand on dit que la religion doit se cantonner au privé, on méconnaît la pratique constante de la laïcité Comme d’habitude, croire à un ordre symbolique immuable, abouti en fait à une représentation rétrécie (donc fausse) de cet ordre.

  

Ceci dit, il s’est produit d’importants changements ces dernières décennies. Historiquement, les institutions séculières (école, médecine,…) se sont vu transférer une partie de l’encadrement normatif qu’opérait les institutions religieuses (cf la longue citation de Nicolet faite dans ma Note du 26 juin). Et ces institutions séculières sont atteintes aujourd’hui par un (relatif mais réel) processus de privatisation qui change la donne et complique le rapport du religieux au privé et au public. Voila le second défi fondamental de la laïcité au XXIe siècle.

 

Cela vaut la peine de développer cet aspect, totalement non pris en compte par la gauche, et le PS en particulier, et qui s’avère une des causes les plus importantes de son déficit de réflexion en matière de laïcité. C’est pourquoi j’ai commencé, il y a quinze jours, une série de Notes sur les mutations de la médecine et (en particulier) du rapport médecine-religion quant à la mort. A partir de la semaine prochaine, ces Notes vont continuer et permettre de comprendre pourquoi il n’existe pas plus d’ordre symbolique immuable quant au public/privé que quant au mariage.

Je vous souhaite chaleureusement (en France, ces jours ci, on en a bien besoin !), un très bel et passionnant été.

Votre Jean Baubérot

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03/07/2007

JUSTICE ISLAMOPHOBE ?

Les tribunaux administratifs contre l’esprit et la pratique de la loi de séparation

MARDI 10 JUILLET : UNE NOUVELLE NOTE: LE PARTI SOCIALISTE, LA RENOVATION ET LA LAÏCITE.

Tout d’abord puisque les vacances arrivent ou approchent, je vous recommande les deux romans policiers historiques de Jacques Neirynck : Le crime du prince de Galles (10/18, collection : Grands détectives n°4046) ; La mort de Pierre Curie (idem, n° 4045).

Attention, malgré la numérotation, il vaut mieux les lire dans cet ordre : en effet Le crime du prince de Galles, dans l’histoire du héros détective créé par Neirynck (Raoul Thibaut de Mézières), est un épisode qui se passe AVANT  l’enquête sur la mort de Pierre Curie : il est probable que 10/18 a inversé l’ordre de la publication à cause de la notoriété de Pierre Curie qui est apparu un bon plan pour lancer l’auteur ; en tout cas c’est ainsi que cela fonctionne habituellement dans les maisons d’édition).

Les 2 livres sont de lecture agréable : d’une part les personnages s’avèrent bien campés et crédibles l’atmosphère de l’époque est bien rendue, le contexte politique, social, culturel évoqué juste ce qu’il faut ; la réalité historique et la fiction se trouvent mariés avec bonheur ; d’autre part l’écriture est alerte avec de fines pointe d’humour. Enfin le suspens, ingrédient indispensable de tout bon roman policier, est présent, même si ce n’est pas le plus important.

Passons maintenant à quelque chose de beaucoup moins réjouissant. Dernièrement, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a annulé le bail emphytéotique signé entre la mairie de Montreuil et une association musulmane et qui devait permettre la construction d’une mosquée. Une autre affaire semblable existe à Marseille et des décisions similaires ont déjà été prises. Rappelons qu’un bail emphytéotique est un bail qui peut avoir une durée de 99 ans ; il peut être consenti (et c’était le cas dans les affaires de construction de mosquées) pour un loyer d’1 € symbolique (autrefois 1 Franc).

Je ne suis pas professionnellement juriste et je ne me placerais donc sur un plan historique : l’histoire de la rédaction de la loi et de son application. Il me semble que les tribunaux devraient prendre en considération ces 2 aspects dans leur interprétation de la loi.

Certes la loi de 1905, dans son article 2, refuse que la République salarie ou  subventionne les « cultes » (terme juridique désignant les religions en France). Ces deux aspects sont une application concrète du fait que cet article met fin au régime de cultes ou de religions reconnues. Cela est précieux et doit être conservé : il n’y a aucune religion (si peu que ce soit) officielle en France.

Comme on le sait, cet article 2 est précédé de l’article 1 indiquant que la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice du culte. Le verbe « garantir » est fort : la République ne fait pas qu’admettre ou respecter le libre exercice du culte. Non, elle est responsable de son bon fonctionnement : ce libre exercice fait parti des « valeurs de la République », si souvent invoquées ces dernières années.

Peut-il exister une contradiction entre la garantie du libre exercice du culte et le principe de non salariat et de non subventionnement ? Si oui, qui doit l’emporter ? Ces questions se sont posées dés le débat sur l’article 2. Et la réponse donnée a été claire : Oui, il peut y avoir une contradiction ; et là c’est l’article 1 (la garantie du libre exercice) qui doit l’emporter sur l’article 2 (le non subventionnement). Autrement dit : il peut y avoir des dérogations au principe de non salariat et de non subvention s’il s’agit, non pas d’officialiser une religion mais d’assurer son libre exercice qui ne fonctionnerait pas véritablement autrement.

En effet, l’article 2 lui-même après avoir posé le principe que « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » indique : « Pourront toutefois être inscrites aux dits budgets les dépenses relatives à des services d’aumôneries et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics, tels que lycées, collèges, écoles, hospices asiles et prisons ».  Cette phrase finale de l’article 2 est souvent (significativement) ‘oubliée’ quand on cite cet article. Elle en fait pourtant intégralement partie.

 

 

La liste indiquée n’est pas exhaustive (« tels que ») : elle a été étendue ensuite à l’armée (en 1905 l’affaire Dreyfus n’était pas encore terminée et donc mentionner explicitement l’armée aurait été inopportun). Tout au plus peut-on remarquer qu’il s’agit de lieux clos (les collèges et lycées comportaient alors pratiquement tous un internat). Quand on est malade, prisonnier, interne, soldat, il peut être difficile, voire impossible de se déplacer pour aller assister à un office religieux. Les législateurs de 1905 ont donc considéré, dans le souci que la garantie de la liberté de culte ne soit pas simplement formelle, qu’alors la République se devait d’assurer, en quelque sorte, à domicile, le libre exercice du culte.

 

On a raisonné par analogie lors du développement de la radio et de la télévision : les religions, qui possèdent un nombre consistant d’adeptes, ont droit à des émissions sur France culture et France 2. Cela rentre dans le cahier des charges du service public. On me chicanera sur mon expression de « nombre consistant d’adeptes » : c’est l’habitude, quand on veut paralyser une situation de se placer dans une logique absolue du tout ou rien.

Ainsi on va dire qu’il peut exister un nombre infinie de religions et donc qu’il est impossible d’accorder telle choses ou telle autre. Mais on n’est jamais dans le tout ou rien ni dans l’égalité absolue en prenant un seul paramètre : tout est pondéré dans la vie sociale. Il n’est pas pensable de traiter concrètement exactement de la même manière une religion qui a quelques centaines ou quelques milliers d’adeptes et une religion comme l’islam qui en a plusieurs millions. L’important est alors de se servir de critères qui, comme le critère quantitatif, n’impliquent pas de jugement de valeur.

 

 

Bref, de la fin de l’article 2 et de son application extensive, il ressort que principe de non subventionnement et même de non salariat est limité par le principe de libre exercice. Quand ce principe ‘ni salaire ni subvention’ empêcherait la République de garantir réellement le libre exercice du culte, il peut légitimement être transgressé et il l’est effectivement de différentes manières.

D’ailleurs, lors des séances consacrées à la loi de 1905, quand la Chambre a débattu de la mise à disposition de lieux de cultes ), édifices publics (églises, temples, synagogues) aux associations qui devaient se constituer pour l’exercice du culte, certains députés ont fait remarquer que seul le paiement d’un loyer serait conforme, stricto sensu au principe de non subvention. La majorité de l’Assemblée ne les a pas suivis et a voté la gratuité de cette mise à disposition (article 13).

 

 

Enfin pour terminer avec le processus de séparation lui-même il faut dire que des lois complétant la loi de 1905 ont été votées en 1907 et 1908. La loi du 13 avril 1908 énonce que « l’Etat, les départements et les communes pourront engager les dépenses nécessaires pour l’entretien et la conservation des édifies du culte dont la propriété leur est reconnu par la loi » (article 5) ; mesure que la loi du 25 décembre 1942 (et qui n’a été abrogée à la Libération) étend cette possibilité aux autres édifices du culte (article 2).

Ainsi non seulement la mise à disposition est gratuite, mais les réparations sont faites par la collectivité publique. « Cette obligation, écrit le juriste Claude Durand-Prinborgne, dans un contexte d’urbanisation de la population, entraîne pour de nombreuses communes rurales des charges financières très lourdes »[1]. En fait, il ne s’agit pas stricto sensu d’une obligation, mais d’une pratique très habituelle dont profite principalement l’Eglise catholique et ses milliers d’églises.

 

La pratique libérale de la loi de séparation s’est aussi notamment traduite par des baux emphytéotiques consentis par des communes à des associations cultuelles et portant sur des terrains destinés à la construction de nouveaux édifices du culte. Cette pratique s’est développée dans les années 1930 sans que le gouvernement de Front Populaire dirigé par Léon Blum y trouve à redire, au contraire : « les instructions alors données par le ministre de l’Intérieur (sur les directives du président du Conseil) au préfet de la Seine ont été de ne pas faire opposition aux délibérations d’approbation des baux prises par les conseils municipaux soucieux de permettre l’exercice des cultes dans les agglomérations nouvelles »[2]

 

En 2004, le Rapport du Conseil d’Etat mentionne d’ailleurs ce précédent et indique que la pratique du « bail emphytéotique conclu pour un coût symbolique (…) est aujourd’hui encore d’application courante pour des églises, mais aussi des mosquées, des temples et des synagogues ».  Il précise, cependant que, « cet instrument efficace et précieux » se développe « dans un contexte juridique incertain »[3].

 

Briand avait indiqué qu’ « en cas de silence des textes (de la loi de séparation) ou de doute sur leur portée, c’est la solution libérale qui sera la plus conforme à la pensée du législateur ». Très curieusement les tribunaux administratifs tournent actuellement le dos à cette solution libérale, rendant impossible la continuation de pratiques qui ont cours depuis des décennies et ont permis de construire plusieurs centaines d’édifices religieux.

 

Les plaintes déposées ne le sont nullement par des organisations laïques. En effet celles-ci, légitimement vigilantes sur des subventions qui, de manière explicites ou sournoises, réintroduiraient une certaine « reconnaissance » des cultes, sont tout autant soucieuses que la République garantisse effectivement le libre exercice du culte. A juste titre, selon moi, elles préfèrent une application libérale de la loi de 1905 à sa modification.

Les plaintes émanent du parti d’extrême droite de Bruno Mégret, le Mouvement National Républicain, qui prétend lutter contre « l’islamisation de notre pays » en luttant contre un libre exercice réel du culte musulman. Il ne s’agit donc absolument pas de défense de la laïcité, mais bien plus d’islamophobie.

Il est donc étonnant que le tribunal administratif , au contraire du Conseil d’Etat, choisisse une interprétation de la loi de 1905 en contradiction complète avec son esprit, tel qu’il s’est manifesté et par les débats de l’époque et par la pratique subséquente et fasse droit à de telles plaintes.

Si l’application de la loi devient ainsi contraire à ce que la loi a voulu être, à ce qu’elle effectivement été pendant un siècle, il n’y aura plus d’autre solution que de rétablir « la pensée du législateur » en prenant les dispositions législatives nécessaires. Cela ne nécessite pas forcement une modification de la loi de 1905. Un simple complément suffit.

Pour respecter l’égalité entre ‘croyants’ et ‘non croyants’, je suggère que ce complément aille dans deux directions.

D’une part, après avoir rappelé que les associations cultuelles ne peuvent recevoir de subventions de l’Etat, des départements et des communes la disposition législative devrait indiquer que les baux emphytéotiques conclus pour un coût symbolique pour des édifices affectés au culte public ne sont pas considérés comme des subventions.

D’autre part  cette disposition devrait étendre, comme cela se fait déjà en Belgique, à des « conseillers humanistes » les dispositions de l’article 2 sur les aumôneries. Il serait normal que des malades où des prisonniers qui veulent réfléchir au sens de la vie, à des questions existentielles, en dehors des traditions religieuses puissent le faire au même titre que les « fidèles » des grandes religions.

Ainsi, sur un point essentiel, on pourrait mettre fin au débat sur la loi de 1905 que la décision du tribunal administratif a fait malencontreusement rebondir.

 

PS du 5 juillet : Merci à M. Lherbier-Levy pour son substantiel et intéressant commentaire. Je conseille à tous les internautes qui liront cette Note de lire aussi ce commentaire qui apporte le complément juridique indispensable. Je leur conseille aussi de cliquer sur le nom de l'auteur pour aller sur son Blog de droit des religions.

 



[1] Cl. Durand-Prinborgne, La laïcité, Paris, Dalloz, 1996, 108.

[2] Collectif, Liberté religieuse et régimes des cultes en droit français. Nouvelle édition, 2005, Paris, Cerf, 1077.

[3] Conseil d’Etat, Rapport public 2004. Un siècle de laïcité, Paris, La Documentation française, 2004, 391.

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