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26/06/2007

LA MEDECINE, UNE OBLIGATION MORALE REPUBLICAINE?

Plus poignant qu’Urgence, Plus palpitant que Grey’s Anatomy, plus sexy que Dr House (si vous ne comprenez pas, c’est que vous ne trichez pas en ne payant pas la redevance télé !) le grand feuilleton de l’été de votre Blog, où la Mort et la Sexualité seront au rendez-vous, avec la République, la Religion, la Médecine, la Science et plein d’autres personnages….

(mais on alternera parfois avec d’autres Notes)

Depuis longtemps, je suis très intéressé par le lien entre laïcité et médecine[1]  Pourtant, autant  un lien est effectué entre laïcité et école, autant cela semblait incongru quand je parlais de la relation entre laïcité et médecine.  Or depuis 2003, au contraire, par le biais très important de l’hôpital, c’est une question à l’ordre du jour de l’actualité (cf le discours de Chirac du 17/12/03  et, nous l’avons vu, le rapport du Haut Conseil à I'Intégration sur la Charte de la laïcité).

Le problème considéré comme le plus épineux est le refus de certaines femmes dites musulmanes (on ajoute sur la pression de leurs maris, ce qui me semble à moitié vrai et à moitié faux) d’être examinée par des médecins (et notamment des obstétriciens ou des gynécologues hommes. 

Plusieurs articles ont paru dans les médias, notamment un dans Elle, « Les gynécos face à l’intégrisme » (20 novembre 20006) qui rapporte l’affiche déposée à l’hôpital de Gonesse (dans le 93) : « Nous vous précisons qu’en tant que service public, nous garantissons un égal accès aux soins et traitements sans discrimination ni préférence. En contrepartie, vous ne pouvez pas exiger pour des raisons personnelles, culturelles ou religieuses, une prise en charge essentiellement féminine » (ce qui signifie que le service privé ferait de la discrimination  et que le fait de ne pas en faire impliquerait une contrepartie !)

Or, quelle que soit l’opinion que l’on a sur cette question, il existe un biais idéologique : on fait comme si la question était nouvelle et ne se posait qu’à cause d’un problème  et d’une religion, l’islam (= l’intégrisme permet de ne pas le désigner, mais tout le monde traduit et l’exemple donnée est celui d’une femme musulmane), cet empêcheur de tourner en rond de la laïcité !

Or dés 1982, c’est une problématique beaucoup plus large qu’amorçait Claude Nicolet dans son ouvrage devenu classique : L’idée républicaine en France publié chez Gallimard. Il vaut la peine de citer longuement les pages 310-311. Voici la citation (un peu longue, excusez moi; mais dense et à ruminer:

« (…)  Par rapport  aux autres pays du même type, l’Angleterre, l’Amérique et l’Allemagne essentiellement, l’idéologie républicaine apporte quelque chose de plus : le sentiment affirmé d’être une forme d’organisation politique qui non seulement favorise la science, mais, en grande partie dépend d’elle.

Elle en dépend pour achever d’abord de se libérer des dernières prétentions du dogmatisme religieux à régler la vie civile et intellectuelle des citoyens.

Elle en dépend pour assurer d’un point de vue matériel et pratique, un certain nombre de conditions, médicales par exemple, qui lui semblent indispensables non seulement pour des raisons humanitaires ou utilitaires, mais encore pour sa propre réalisation en tant que régime.

J’insiste un peu sur ce point qui me paraît typique.  Dans le principe, rien ne sépare apparemment le recours à l’hygiène et à la médecine dans la plupart des pays occidentaux au cours du XIXe siècle : les enquêtes sur l’état sanitaire des populations, sur l’insalubrité ou l’alcoolisme sont à peu prés contemporaines et à peu près convergentes dans tous les pays. Leur rapport avec la « démocratie » ou même avec le système politique -par exemple le representative government chez Stuart Mill- est même bien marqué en Angleterre. Mais nulle part ailleurs qu’en France il ne deviendra aussi nettement une obligation morale liée à la nature d’un régime politique précis.

Toute l’œuvre politique et scientifique d’un Raspail, mais aussi d’un Clemenceau, est centrée sur cette donnée. Or la tendance n’est pas nouvelle ni fortuite : un des premiers « catéchismes » républicains, celui de F. Lanthenas, connu aussi pour son projet sur l’enseignement, en 1795, accorde une part considérable, dans cette morale , à l’hygiène et à la médecine[2]

 Science et morale

Ainsi pour les républicains français, il n’y a pas de neutralité de la science, puisque la République est à la fois la condition nécessaire du développement du savoir le plus libre possible, et le régime qui fait des applications du savoir et de son intégration dans une morale la condition même de son existence et de son maintien. »

Fin de citation

(La sélection de mots en gras provient de J. B.)

C .Nicolet relie donc étroitement le rapport politique au religieux et le statut différent de la science et de la médecine en France et dans d’autres pays. :

L’expression qu'il utilise de « dogmatisme religieux » est (significativement) l’adoption de la terminologie des acteurs du XIXe siècle = il s’agit de la religion comme pouvant donner des normes de vie. Mais ce refus du « dogmatisme religieux », de l’imposition de normes religieuses concerne-t-il la vie sociale (il s’agit alors effectivement de laïcité) ou s’étend-il également à la vie personnelle (là on tend vers l’athéisme d’Etat) ?

Nicolet ne clarifie guère son propos (il parle des « citoyens » ce qui, certes, dissocie des personnes privées, mais en parlant des individus eux-mêmes et non de la vie sociale, des normes sociales, il laisse entendre que cela peut aller jusqu’à la vie individuelle, et c’est bien souvent ce qui étonne dans le regard étranger sur la France : la facilité avec laquelle ici des questions de vie quotidienne sont directement intégrées à la sphère politique).

Donc C. Nicolet n’est pas clair,  peut-être parce que ce n’est effectivement pas clair  dans les dossiers qu’il a étudiés et que l’idéologie républicaine se situe souvent entre laïcité et athéisme d’Etat.

En tout cas, la comparaison avec l’Angleterre est, dans cette perspective ouverte par Nicolet, fort intéressante : on a la prédominance d’une laïcisation du côté français ; et la prééminence d’une sécularisation (qui a cependant une dimension laïcisatrice cf le representative governement) de l’autre.

Des 2 côtés, en devenant des sociétés modernes, on « favorise la science », et donc même en Angleterre cela signifie un certain détachement du politique par rapport à la religion. Et un lien (= valeurs de la modernité) existe entre médecine et démocratie. Mais ce lien est structurellement différent s’il s’agit d’une dominante sécularisatrice ou d’une dominante laïcisatrice.

Ceci indiqué, il faut préciser que les différences culturelles entre médecine anglaise et médecine française existent et sont antérieures au XIXe siècle et s’enracinent sans doute partiellement dans des différences de culture religieuse. Roselyne Rey, dans son Histoire de la douleur (La Découverte, 1993), indique qu’au XVIIe siècle, il existait un contraste entre médecins anglais qui tendaient à utiliser des médicaments comme le laudanum, à base d’opium, pour combattre la douleur (idem pour les médecins hollandais) et les médecins français qui tendaient à refuser cette utilisation et accordaient beaucoup moins d’importance au soulagement de la douleur (p. 100).

Roselyne Rey commente alors en disant que les arguments mis en avant ne sont pas « théologiques » mais  renvoient "à des conceptions scientifiques différentes » (p. 103) et que les médecins français ne pensaient pas être mus par des options religieuses. Cependant « une idéologie scientifique aboutissant à reléguer au second plan le soulagement de la souffrance peut fort bien, sans en avoir tjrs conscience, se nourrir d’une idéologie religieuse » (p.104).

 

Mais revenons aux analyses de Nicolet. Pour lui la grande différence entre les 2 pays est la suivante : L’idéologie républicaine (française) non seulement « favorise » la science  « mais en grande partie dépend d’elle » et notamment « pour sa propre réalisation en tant que régime (politique) » ; la médecine devient politiquement une « obligation morale » (cf. aussi : « les applications du savoir et de son intégration dans une morale »  = la « condition même » de l’existence et du maintien de la République.) :

La laïcisation tend à rendre moralement facultatif les devoirs religieux, mais en effectuant un transfert qui tend à rendre moralement obligatoire les devoirs médicaux. Car de même que les devoirs religieux légitimaient politiquement la société de monarchie de droit divin, les devoirs médicaux légitiment politiquement la République de droit scientifique.

Il y a séparation opérée par le politique vis-à-vis du religieux d’un côté (= le religieux ne présente plus, sur le plan moral, d’utilité sociale), et de l’autre union étroite du politique et d’un ensemble science et morale, d’une science morale, d’une science obligation morale.

 

Il existe un impensé sous la plume de Nicolet : il parle d’un côté de « dogmatisme religieux » et, à bien d’autres moments de l’ouvrage, du Catholicisme ou même des « Eglises ». Donc, il n’ignore pas les institutions religieuses, ce sont même ces institutions qui font problème à la République (et pas une religiosité a-dogmatique parce que non institutionnelle). En revanche, reliant directement médecine et science (comme démarche intellectuelle), Nicolet fait l’impasse sur l’institution médicale, sur l’institutionnalisation de la médecine.

De même que la légitimation religieuse de la monarchie allait de pair avec des privilèges pour « l’Eglise », de même la légitimation médicale n’est pas sans conséquence pour l’institution médicale.

Cette question est essentielle, et le lien mis entre science et morale, l’intégration dans une morale de l’application du savoir « l’obligation morale » du recours à la médecine  fait de la médecine (encore plus en France qu’ailleurs) une institution de socialisation, et plus spécialement une institution de socialisation républicaine, de socialisation politique.

Donc, il y a bien pour soutenir et légitimer la République laïcisatrice, deux institutions de socialisation l’école (et cela, on le dit classiquement) et la médecine (et souvent quand je dis que la médecine est une institution de socialisation, on me regarde avec des yeux ronds, parfois de beaux yeux d’ailleurs).

A ce propos, il est très intéressant que C. Nicolet rappelle en passant que Lanthenas est à la fois l’auteur d’un projet sur l’enseignement et le rédacteur d’un catéchisme républicain qui prône une régénération morale et physique grâce à la médecine.

(A suivre)

Ah non, allez vous me dire : "la République, la Religion, la Médecine, la Science sont bien apparues dans votre propos, mais où est la Mort, où est la Sexualité, je vous le demande ? Or ce sont elles que l’on attendait. Vous nous avez aguichés puis vous nous avez livré un propos ardu. Si vous croyez être invité à « On n’est pas couché » (cad, pour les incultes : la grande émission culturelle de France 2, de notre magnifique service public!) en étant aussi rébarbatif, vous vous mettez le digitus in occulo."

Patience, patience, le meilleur viendra dans les prochains épisodes,….



[1] cf : l’Annuaire EPHE, tome 100, p. 462-463 et plusieurs de mes ouvrages.

[2]  F. Lanthenas, Nouvelle déclaration de la morale républicaine et des devoirs de l’homme et du citoyen…, Paris 23 floréal an III, 1795, qui  insiste sur la régénération physique et morale de l’homme. Le  rôle des médecins –Raspail, Littré, Clemenceau, Paul Bert, Audiffrend, Robinet, Sénérié, Lanessan, Combes, et d’autres encore –dans le parti républicain  est un trait frappant, souvent relevé. (Note de Nicolet)

16/06/2007

LA LAÏCITE, DEUX OU TROIS CHOSES QUE JE SAIS D'ELLE...

L’année universitaire n’est certes pas terminée : il y a des réunions, des missions, des entretiens, des soutenances, etc. Mais les cours ont pris fin. Plusieurs étudiants m’ont demandé de mettre mon dernier cours sur mon Blog. OK je le fais, ou du moins je mets de substantiels extraits, en sachant que, du coup cela devient un peu plus… universitaire (justement) que d’habitude, sauf la dernière partie que j’ai voulu assez personnelle.

J’ai quand même tenté d’être le plus simple possible, mais si cela vous prend un peu la tête, reposez vous ensuite en lisant, par exemple, les aventures du juge Ti, romans et nouvelles de Robert Van Gulik parus dans la collection « Grands détectives » des éditions 10/18, et maintenant publiés en 4 volumes d’œuvres complètes par les éditions La Découverte.

Le juge Ti (Ti Jen-tsié en fait) a réellement existé, ce fut un personnage célèbre de la Chine du VIIe siècle et Van Gulik marie avec bonheur réalité (à partir d’une étude documentaire fort sérieuse) et fiction. Cerise sur le gâteau, il dessine fort bien aussi.

 

Mais avant de savourer les enquêtes du juge Ti, voici ma propre prose. La leçon se voulant synthétique, on trouvera des thèmes déjà abordés, voire développés dans ce Blog (sauf, encore une fois, dans la dernière partie). Ce qui peut être relativement original, c’est la façon dont ces thèmes sont articulés. En tout cas, si vous n’aimez pas affronter les paradoxes, déconstruire les idées toutes faites, explorer les limites du penser et de l’impenser, ne vous fatiguez pas  à prendre connaissance du texte qui suit. Cela vous déstabiliserait trop.

Sinon, bonne lecture. On y va ?

  

Les mises en perspectives que j’ai faites ont, naturellement, suscité interrogations et débats. Un des plus intéressant a concerné la distinction opérée entre la notion de sécularisation et celle de laïcisation. Marcel Gauchet a, sinon polémiqué du moins, voulu fortement relativiser l’intérêt de ces deux notions, telles qu’il les rencontrait notamment dans mes travaux.

Ces catégories, écrit-il dans son ouvrage La religion dans la démocratie (p.14-16), dépeignent « adéquatement la surface », comportent une « pertinence descriptive » sans avoir de « capacité explicative ou compréhensive ».

   Certes, les notions de sécularisation et laïcisation peuvent se ressembler, tels deux membres de la même famille. Toutes deux ont trait à la construction de la modernité, et plus précisément à la relation de ce processus avec la religion. Et, pourtant, telles deux sœurs ou deux frères, chacune de ces notions possède sa spécificité propre, et cela permet, à mon sens, de sérier certaines question qu’habituellement on ne se pose guère.

 

   Tentons d’expliquer les choses le plus simplement possible en prenant l’exemple de la question sensible des mœurs. Pourquoi et comment, à un moment donné, le divorce, l’avortement, la vie conjugale et familiale sans mariage préalable, le mariage entre personnes de même sexe deviennent socialement envisageables alors que cela n’était nullement le cas précédemment ?

Pourquoi et comment devient-il possible de dire, sans se mettre socialement hors jeu, qu’il est souhaitable, pour la société, d’accepter la possibilité de tels comportements ? L’étude de ces changements socioculturels, de ces prises de distance possibles avec des normes de certaines religions dans certains cas de figure, avec des normes de  l’ensemble des religions dans d’autres cas, cette étude relève de la catégorie « sécularisation ».

    Si j’ai ajouté à l’expression « prise de distance » le terme de « possible », c’est pour attirer l’attention sur un fait, à mon sens, pas assez souligné. La manière de parler de la sécularisation connote souvent la métaphore de l’éloignement. Mais après tout, il y a toujours aujourd’hui des individus qui se marient, qui le font avec une personne de sexe différent du leur et qui ne divorcent pas. Il existe toujours des femmes qui n’avortent jamais.

La diversification, la pluralisation, l’individualisation des comportements socialement légitimes, toutes choses dont parlent aussi les théories de la sécularisation, sont peut-être premières et induisent, à mon sens, une relativisation sociale du religieux davantage encore qu’un éloignement, qu’une « sortie de la religion » pour reprendre la façon dont en parle précisément Marcel Gauchet.

 

James Beckford résume fort justement cela en écrivant que la religion, hier système de normes culturelles est devenu un ensemble de ressources sur ce plan culturel ; ressources dont on peut ou non se servir. On peut s’en servir par intermittence, et ou en « bricolant » plusieurs traditions, on peut s’en servir de façon régulière, on peut même s’en servir de façon totalisante ou « furieuse » pour parler comme P. Berger.

   Mais, surgit alors une question nouvelle, peut-être un peu provocante : ce que l’on nomme la sécularisation s’éloigne-t-elle de la religion où s’avère-t-elle, à sa façon, créatrice de religieux ?  

Reprenons l’exemple du mariage. Qu’un mariage concerne deux personnes de sexe différent, voila qui était une évidence sociétale bien établie, il y a quelques décennies, sans que cela relève spécialement du domaine de la religion. L’homosexualité existait tout autant qu’aujourd’hui mais, pourchassée ou tolérée, aucun discours social ne la reliait au mariage. « Péché » pour les religions, le fait d’être « homosexuel » (le concept même a été construit au XIXe siècle, avant on parlait de « penchants ») était, à l’évidence, une maladie pour les médecins. La séparation entre norme et déviance était consensuelle.  Etre croyant, athée, agnostique avait fort peu à voir avec ce qui paraissait être la réalité des choses, la nature même du mariage.

C’est, en fait, le mouvement même de la sécularisation des mœurs qui, en déplaçant la frontière entre norme et déviance, produit une représentation sociale où des croyances, des convictions religieuses se mettent à défendre l’idée que le mariage s’effectue exclusivement entre personnes de sexe différent. Et, bien sûr, c’est cet « exclusivement » qui est primordial. Il ne viendrait à l’idée de personne de dire à un homme : « Vous épousez une femme, donc vous êtes ‘croyant’ ».

 

   La sécularisation apparaît alors, pour en donner une définition ramassée, essentiellement comme un mouvement de séparation culturelle du social et du religieux, plus qu’une sortie sociale du religieux. Le cours que nous avons donné, ces dernières semaines, Séverine Mathieu et moi-même, sur les représentations et les pratiques de la mort entre religion et médecine nous a permis de percevoir des mutations analogues en ce qui concerne la fin de la vie et la mort elle-même.  Cette séparation peut être créatrice de nouvelles configurations, de nouvelles figures du religieux. Je rejoins ici, par un autre chemin, Danièle Hervieu Léger et ses figures religieuses de la modernité.

***

   Mais je ne m’attarde pas plus sur ce sujet pour pouvoir aborder tout de suite la notion de laïcisation. Prenons l’exemple du divorce et intéressons nous à des pays de culture catholique, puisque son interdiction ne fait pas forcément partie des normes religieuses protestantes. Le divorce est autorisé en Autriche-Hongrie dés 1783 par l’empereur Joseph II  alors qu’il est encore interdit  en Argentine, en Espagne, en Italie, dans pas mal d’autres pays, dans les années 1960.

Nous ne sommes plus là dans la séparation culturelle du religieux et du social, dans la sécularisation, mais dans la séparation  ou la non séparation politique du social et du religieux, avec les conséquences notamment juridiques que cela peut avoir, dans la laïcisation (ou la non laïcisation). Et il existe des zigzags de la laïcisation, liés à la conjoncture politique, dont l’Espagne ou la Colombie des XIXe et XXe siècles sont des exemples types Mais il existe aussi de l’irréversible : dans la plupart des sociétés modernes, aucune force politique ne pourrait se permettre de « revenir » sur la possibilité juridique du divorce. Bien sûr, quand je parle de séparation politique du social et du religieux, le terme de séparation possède, là, un sens plus extensif que celui qu’il connote quand on parle de la loi française de 1905.

 

   Et cette laïcisation, nous pouvons la retrouver, de façon différente, dans des pays de culture protestante. Ainsi, en Grande-Bretagne, la loi transfère, en 1869, les procès de divorce des tribunaux ecclésiastiques aux tribunaux civils. Cette loi relève, elle aussi de la laïcisation, alors que l’on a parfois tendance à réserver le terme à des pays de culture catholique. Mais nous sommes dans un cas de figure particulier puisque la religion a été ici, lors des deux révolutions anglaises du XVIIe siècle, une arme de la Nation, représentée par le Parlement, contre l’absolutisme prétendu du pouvoir royal.

Il est également possible de parler de « laïcisation » à propos du Japon shintoïste et bouddhiste, lors des réformes de Meiji à partir de 1868, et a fortiori en 1945-1946. La laïcisation concerne en fait, mais de façon non mécaniste, les différentes voies d’accès à la modernité, si diverses soient-elles. Cela, que le terme de laïcité se trouve ou non socialement utilisé.

   En fait la laïcisation, c’est d’abord la séparation de l’Etat et de sa régulation du social d’avec la religion avant d’être la séparation de la religion d’avec l’Etat. Et cette séparation de l’Etat d’avec la religion s’accompagne d’une certaine subordination de la religion à l’Etat. L’historien anglais Norman Sykes a utilisé le terme de « laïcisation » pour rendre compte de l’accroissement du pouvoir des hommes politiques -ces laïcs !- sur l’Eglise d’Angleterre au XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe.

Cet emploi anglais du terme est-il si éloigné de son emploi français ? Je ne le pense pas. Car, de Philippe Le Bel et ses légistes à Napoléon Bonaparte, en passant par le Révolution française, la construction de ce que j’ai appelé le premier seuil de laïcisation est d’abord le fait que, désormais, selon une formule célèbre, « l’Etat n’est plus dans l’Eglise, mais l’Eglise est dans l’Etat. »

 

   Cette notion de premier seuil de laïcisation a été bien reçue des historiens et des sociologues. Elle sent le souffre pour les philosophes dits « républicains ». A leurs yeux, elle constitue un cheval de Troie clérical qui s’introduit, sous couvert d’approche universitaire, dans la citadelle de la laïcité française. Pourquoi ? Pour la raison bien simple qu’elle inclut le Concordat de 1801 dans le processus de laïcisation. De là à croire que je serais partisan de réinstaurer un Concordat, tous les soupçon sont permis ! En tout cas, pour ces philosophes, il faut mettre en avant une opposition frontale entre la Révolution laïcisatrice et le Concordat de Napoléon Bonaparte qui réinstaurerait un régime de chrétienté.

   L’ironie de l’affaire est double. D’abord, sur un plan personnel : je crois ne l’avoir jamais dit, mais j’ai eu lycéen, comme sujet de Concours général, le Concordat de 1801, et j’ai obtenu le premier prix. J’ai demandé à l’Inspecteur général d’histoire qui présidait le jury, ce qui avait fait la différence entre ma copie, et celle de mon suivant, un certain Jean-Louis Bianco ! Il m’a répondu, c’est d’avoir montré pourquoi le Concordat a finalement échoué et d’avoir indiqué qu’il a fallu trouver une autre solution, la laïcité républicaine.

Ensuite, seconde ironie, en se focalisant sur le seul Concordat de 1801, ces philosophes se situent dans la filiation d’une histoire religieuse catholique traditionnelle, avec laquelle j’ai précisément voulu rompre en élaborant la perspective des seuils de laïcisation.

 

   En effet, si Napoléon Bonaparte, avec le Concordat, perpétue la tradition gallicane de l’Ancien régime (qui constitue d’ailleurs, déjà, une sortie partielle de la société de chrétienté), il prend également d’autres mesures tout aussi importantes qui rendent irréversible des ruptures révolutionnaires, comme d’abord la fin du principe de catholicité, par l’instauration, en 1802, du régime pluraliste des cultes reconnus avec les Articles Organiques, ensuite la dissociation de la citoyenneté et de l’appartenance religieuses liée à ce pluralisme officiel et au droit d’être (je cite Portalis, son « ministre des cultes ») « indifférent en matière de religion », enfin l’autonomie de la totalité du droit civil à l’égard du droit canon par le Code Civil des Français de 1804.

D’autre part, Napoléon Bonaparte rend opérationnel des projets laïcisateurs restés, lors de la Révolution, à l’état d’utopie, cela par la création d’institutions autonomes à l’égard de la religion, comme les institutions scolaire (1806) et médicale (1803). Ces institutions, créatrices de nouvelles formes de socialisation, productrices de nouveaux clercs, vont être porteuses de laïcisation.

   La scientificité d’une démarche se trouve, à mon sens, en affinité avec l’étendue des faits qu’elle peut inclure dans sa théorisation. Se limiter au Concordat me semble une façon fort plate d’écrire l’histoire, et en tout cas c’est écrire une histoire religieuse, pas une socio- histoire de la laïcité.

Cette sociohistoire, cette sociologie historique de la laïcité pousse également à sortir du cadre étroit de l’hexagone, à redresser les erreurs liées à une vision trop franco-française de la laïcité. Ainsi dans son Rapport présentant, en cette année 2007, son projet de création de Charte de la laïcité, le Haut Conseil à l’Intégration prétend que le Mexique s’est inspiré de la loi française de 1905 pour réaliser sa propre séparation. Or la séparation date, dans ce pays, de 1861. Là encore, ironie des choses, en 1905 Aristide Briand instituait précisément le Mexique en sorte de modèle, dans le Rapport de la Commission parlementaire ayant élaboré le projet de loi française de séparation. Mais le chapitre sur les laïcités étrangères que comportait ce Rapport a été purement et simplement supprimé dans l’édition du centenaire publiée, il y a deux ans, par l’Assemblée Nationale !

   Autre exemple significatif : on dit couramment, dans notre pays, que la France révolutionnaire aurait, la première, « laïcisé » le mariage par la création du mariage civil et la possibilité du divorce en 1792. Or, je l’ai déjà indiqué, Joseph II avait effectué ces deux mesures neuf ans auparavant dans ses propres Etats.

D’une manière plus générale, ceux que l’on a appelé les « despotes éclairés » -Catherine II en Russie, Frédéric II et Frédéric-Guillaume II en Prusse,…- ont été des laïcisateurs. Influence de la sécularisation portée par la philosophie des Lumières ? Certes, mais, outre que cette pensée sécularisante était limitée à une élite, l’alliance entre philosophes et souverains absolutistes s’avéra, pour la première, un marché de dupes,

Paul Hazard l’a bien montré : « La philosophie croyait se servir des rois, et c’étaient les rois qui se servaient d’elle » écrit-il. Si sécularisation et laïcisation entretiennent des liens étroits, leurs logiques sont donc différentes. L’analyse de la laïcisation est impossible à effectuer sans étudier les logiques propres du champ politique, ses intérêts et ses contraintes spécifiques.

   Mettre à jour les rapports complexes, les interactions multiples entre les deux approches, ainsi que leurs spécificités respectives me semble permettre un questionnement heuristique. Si, en France, l’absolutisme royal de « l’Ancien Régime » se n’est guère montré « éclairé », la création en 1787 d’un mariage civil réservé aux protestants a constitué un embryon de laïcisation, effectué, cela n’est pas complètement un hasard, par refus du pluralisme, puisqu’il s’agissait d’éviter de reconnaître la validité des mariages effectués par les pasteurs.

Napoléon Bonaparte a agi souvent, je ne suis pas le premier à le dire, en despote éclairé. Et certaines mesures de la Révolution, entre autres la Constitution civile du clergé, bien que prises par des assemblées, relèvent aussi de ce modèle.

 

La laïcité française comporte dans son héritage plus de despotisme éclairé qu’elle ne le croit. L’institution que l’on appelle « l’école républicaine », comporte en fait bien des habitus hérités du premier Empire, comme l’a montré Antoine Prost. De plus, le long conflit entre « cléricalisme » et « anticléricalisme » a créé en France, une sorte d’obsession politique du religieux dont nous ne sommes sans doute pas encore « sortis ».

Le contraste entre les « charities » anglais, qui peuvent être aussi bien des Eglises que des associations sans lien avec la religion, et le souci français de toujours qualifier ce qui est religieux et ce qu’il ne l’est pas, que cette qualification soit faite de façon  positive ou négative, s’avère, en tout cas, frappant. Cette différence peut être reliée à la prédominance du processus de sécularisation  sur celui de la laïcisation en Grande Bretagne, à l’inverse de ce qui s’est passé dans notre pays.

Chaque pays a, dans son histoire, des événements structurants en matière de laïcisation et de sécularisation. Mais ces événements ont également eu des répercutions hors frontières et une sociologie historique de la laïcité doit accorder de l’attention à la problématique, très actuelle, des « transferts » entre pays.

La Glorieuse Révolution anglaise de 1689 a joué un rôle important en France, les Lettres anglaises de Voltaire en sont un témoignage parmi d’autres. J’ai passé mon temps à rappeler à qui ne voulait pas l’entendre, pendant l’année du centenaire de la loi française de séparation, que l’enjeu principal de cette loi avait été l’article 4 et que la formulation de cet article avait été trouvée dans la séparation américaine. La Révolution française, comme événement endogène et référentiel en France, comme élément exogène et repoussoir en Grande Bretagne, est un facteur important de la différence entre les deux pays au XIXe siècle.

   Contrairement à ce croit Gauchet, l’étude des sécularisations et des laïcisations, dans leurs spécificités socio-historiques, comme dans leurs influences croisées, n’en reste donc nullement à la « surface ». Elle permet, au contraire, souvent, de décrypter la face immergée de l’iceberg, de la réalité sociale.

Elle permet du comparatisme. Et mon nouveau « Que sais-je ? », portant sur Les laïcités dans le monde reprend, de façon certes très résumée, certains dossiers que nous avons étudié cette année. Ce « Que sais-je ? » tente, notamment, de montrer que la notion de seuils de laïcisation constitue un instrument d’évaluation qui peut s’appliquer de façon assez générale.

 

   Quand la laïcisation outrepasse la sécularisation, cette laïcisation aura tendance à être autoritaire, à se méfier d’un élément que Claude Lefort nous a appris à considérer comme essentiel dans l’épure démocratique : la séparation de l’Etat et de la société civile.

C’est pourquoi, il sera difficile alors de passer de formes de séparation de l’Etat d’avec la religion à des formes de séparation de la religion d’avec l’Etat. La séparation de 1795, dont les philosophes républicains se montrent si fiers, a surtout existé sur le papier : avec le retour rapide de la répression antireligieuse et l’organisation étatique du culte décadaire elle n’a guère eu d’existence empirique.

Et, pendant l’année du centenaire, le cours a insisté sur les craintes manifestées, dans les débats parlementaires de 1905, par des républicains laïques quant à la liberté d’action d’Eglises séparées de l’Etat, liberté trop grande à leurs yeux.  Une doctorante, Marilyne Guitton, avait même trouvé des documents du Bureau des cultes, datant des années 1920, qualifiant la loi de 1905 « d’anti laïque » à cause des libertés qu’elle donne aux Eglises. La loi de séparation de1905 se situe dans la filiation de la philosophie du « gouvernement limité » de John Locke. Mais la tradition laïque dominante en France emprunte souvent davantage à l’anticléricalisme voltairien et à la religion civile rousseauiste qu’au séparatisme lockéen.

Zana Citak-Aytürk, ancienne étudiante maintenant professeur d’université à Ankara, insiste sur le fait que la laïcisation turque, de son côté, a séparé l’Etat d’avec la religion, sans séparer la religion d’avec l’Etat. La laïcité, écrit-elle, s’est révélée être, en Turquie, « et le fondement de la démocratie et le déterminant des limites de la démocratie elle-même ».

On perçoit ainsi l’importance des recherches sur laïcité et démocratie en général, et plus précisément encore dans les deux Amériques  menées et impulsées par Micheline Milot et Roberto Blancarte.

La laïcisation comporte deux mouvements, qui peuvent se succéder dans le temps ou être pratiquement conjoints, celui où l’Etat fait en sorte que la religion ne surplombe pas la société civile ; celui où la religion devient partie prenante d’une société civile séparée de l’Etat. Le second est, de façon idéal-typique, plus démocratique que le premier. L’état de la sécularisation au moment où des mesures laïcisatrices sont effectuées n’est pas indifférent à l’aspect plus ou moins démocratique de la laïcisation, l’épaisseur historique du présent, la longue durée des historiens, peut jouer également son rôle.

Je pense notamment à la façon dont s’est construit socio-historiquement le rapport entre nation et Etat. Que la nation soit plus ancienne que l’Etat, comme en Angleterre, Allemagne ou Italie voire que la religion ait représenté la nation en absence d’Etat, comme en Irlande, en Pologne ou dans les Balkans ou que l’Etat soit plus ancien que la nation et ait voulu l’enseigné, comme en France ou en Turquie ; que l’Etat/nation moderne se soit constitué en se fondant sur la religion ou contre elle n’est pas indifférent à notre sujet. Il s’agit là d’une logique propre à la laïcisation où la sécularisation n’est pas forcément en cause, loin s’en faut. Certes, la différence entre France et Royaume Uni dans la construction de l’Etat/nation moderne peut en bonne part s’expliquer par la différence de religion culturellement dominante. Mais en Belgique, dans certains pays d’Amérique latine, un certain catholicisme a joué un rôle ‘positif’ dans la construction de cet Etat/nation moderne.

***

Mais il est une autre interrogation pour laquelle il faut donner réponse, au moins à titre d’hypothèse. Parler de sécularisation est-il toujours pertinent pour qualifier la situation actuelle ? La question est fondamentale pour la laïcité étant donné les interactions entre sécularisation et laïcisation. Les théories de la sécularisation ont insisté sur l’importance de l’urbanisation et de l’industrialisation  comme agents de sécularisation. De tels processus semblent aujourd’hui être plutôt favorables au pentecôtisme ou à l’islam. Jean-Paul Willaime distingue alors modernité et ultramodernité et tient des propos très suggestif sur cette dernière. Pour ma part, je parle volontiers de « modernité tardive ». Et de plus en plus je me pose la question : au-delà des polémiques idéologiques pour ou contre les Lumières, si c’était le projet socio-historique des Lumière qui, quel que soit le jugement que l’on porte sur ses réalisations, arrivait à son terme ? Si nous étions en train de changer de période socio-historique ?

La encore, je vais tenter de m’expliquer brièvement. Quand on lit les philosophes des Lumières on se demande pourquoi Henri Desroches ne les a pas inclus dans sa Sociologie de l’espérance. Dans l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain de Condorcet, le terme d’ « espérance » revient de façon récurrente.

Les progrès déjà accomplis apparaissent les gages des progrès futurs, d’une perfectibilité infinie de l’espèce humaine, affranchie « des tyrans et des prêtres ». Pour Condorcet nous allons vers un « moment où le soleil n’éclairera plus que des hommes libres, ne connaissant d’autres maîtres que leur raison ». L’idée de « progrès », de conjonction des progrès scientifique, technique, social et moral, s’est ensuite démocratisée. La morale laïque de la IIIe république en est notamment imprégnée et relie étroitement progrès, dignité de la personne humaine et solidarité.

   Cette vision du progrès est, globalement, une sécularisation de l’idée religieuse de progrès, telle qu’elle a émergée socialement au XVIIe siècle, lors de la première Révolution anglaise, à partir d’un changement de conception sur l’eschatologie. Examinons rapidement pourquoi. Au XVIe siècle, on voyait la fin de l’histoire et le retour du Christ comme une rupture dans l’enchaînement humain, faisant suite à une série de catastrophes Cela s’appelle le pré-millénarisme.

Les artisans de la chute de la royauté anglaise insistent sur le passage du chapitre 20 de l’Apocalypse qui fait allusion à une période transitoire de mille ans (le millénium). Pour eux, là, en continuité avec l’histoire construite par les humains, la « vraie » Eglise triomphe progressivement. La victoire du puritanisme en Angleterre, ajoutent-ils, préfigure le début de ce millenium. Leur optique est post-millénariste

Ainsi s’opère un changement considérable de mentalité. Jusqu’alors l’histoire était décadence, dégradation, là elle prend un sens positif, elle devient progrès. Un futur meilleur dépend de l’action présente ; on peut hâter la venue du millenium. Tel est le sens des sermons prêchés pendant la révolution de Cromwell.

 

   La « recherche du bonheur », déclarée « droit inaliénable » de l’être humain par la Déclaration d’indépendance américaine (1776) avant d’être reprise par la Révolution française, est une utopie séculière du progrès qui s’emboîte dans cette vision post-millénariste et lui enlève ses aspects explicitement chrétiens. Le Dieu des déistes n’intervenant pas dans l’histoire des hommes, le bonheur se trouve entre les mains des humains et ceux-ci doivent compter sur leurs propres actions pour y parvenir. Ce n’est plus la « vraie » Eglise qui doit triompher, mais des institutions porteuses de bonheur terrestre, l’Ecole pourvoyeuse d’affranchissement par la connaissance, la Médecine dont les progrès assure la progression de « l’espérance de vie ».

   Le terme de « sécularisation » désigne à l’origine le transfert de propriété de l’ecclésiastique au séculier. Des institutions séculières, devenues socialement obligatoires, se sont vues transférer un pouvoir, symbolique et quasi-spirituel. Leur légitimation est venue, grâce à ce transfert,  d’abord de la sacralisation de l’objectif poursuivi (par exemple : « l’espérance de vie » tend à remplacer celle du salut), ensuite, de la croyance au monopole de l’institution concernée pour pouvoir atteindre cet objectif (hors de l’école, pas d’instruction, comme hors de l’Eglise pas de salut), enfin, de l’imposition d’une représentation sociale selon laquelle le clerc institutionnel est dans l’universel, alors que celui qu’il socialise est dans le particulier (comme hier le prêtre, un médecin n’est pas censé avoir de sexe).

 

   Ce transfert a plus ou moins existé dans l’ensemble des sociétés modernes sécularisées. Il a été exacerbé en France à cause des nécessités  politiques de la laïcisation. Cela est bien connu quant à l’école et ses « hussards noirs » : Philippe Boutry, lors de la Journée d’hommage à Jacques Ozouf, a donné une belle communication sur le « pouvoir spirituel » de l’instituteur sous la Troisième République.

Cela reste moins connu à propos de la médecine, et nous avons, dans le cours de cette année, assez longuement commenté un passage de Claude Nicolet dans son étude sur L’idée républicaine en France. Nicolet y indique que la logique de la lutte contre l’emprise cléricale conduisait la République, non seulement à favoriser la médecine, mais aussi à « dépendre d’elle » pour « sa propre réalisation en tant que régime ». La France laïcisatrice a donc fait de la médecine moderne « une obligation morale » liée « à la nature (du) régime politique républicain. » 

Mais Hans Blumenberg a insisté, à juste titre, sur les risques d’une philosophie de l’histoire « substantialiste » qui tendrait à considérer la nouveauté comme l’écume des choses. Dans cette sécularisation - transfert, il n’y a pas reproduction du même. Il s’effectue, au contraire, une mutation, une perte de sacralité.

En effet, la sacralité ne peut plus prétendre provenir d’une transcendance, d’une instance extérieure au social ; elle devient donc plus fonctionnelle, plus fragile. Que la connaissance ne soit plus perçue comme la source principale de l’ascension sociale, que l’allongement de la vie devienne moins désirable (revendication du « droit de mourir dans la dignité »),… et école et médecine sont alors moins des institutions normes et davantage des institutions ressources, pour reprendre la terminologie de James Beckford, elles deviennent des institutions ressources que le laos, le peuple des non clercs veut utiliser à sa guise. Les institutions qui ont désenchanté -démagifié dit Max Weber- et décléricalisé le religieux sont donc atteintes à leur tour par un processus analogue où la sécularisation est, elle-même démagifiée, désenchantée, décléricalisée.

   De manière moraliste, on appelle cela en général, le « consumérisme » (consumérisme médical consumérisme scolaire), et (naturellement) médecins et professeurs s’en plaignent. Il ne s’agit pas ici d’en détailler les avantages et les inconvénients, de se prononcer pour ou contre. Il s’agit de comprendre que cette mutation forme le cadre général, en France, les mesures de « défense » ou de « durcissement » (choisissez le terme qui vous plait) de la laïcité que l’on connaît actuellement,  précisément à propos de l’école et de l’hôpital. Au-delà de leur but affiché, ces mesures tentent aussi de maintenir ou de reconstruire les transferts symboliques dont les institutions séculières ont été bénéficiaires (« l’école est un sanctuaire » a déclaré, Jacques Chirac en décembre  2003), transferts qui ne fonctionnent plus véritablement.

 

…Reprenons la typologie des seuils et appliquons la au problème dont nous parlons. Le premier seuil correspond à un moment historique où la confiance dans la conjonction des progrès est raisonnable : le bien être s’accentue, se démocratise peu à peu. Le programme des Lumières (que le romantisme rend plus affectif) de la poursuite du bonheur par la maîtrise de la Nature et la concentration des enjeux sociaux sur la « vie présente » obtient d’indéniable résultats, même s’il génère des contradictions (notamment entre son aspect universaliste et son darwinisme social qui fait que la femme, le colonisé,… sont considérés comme marqués par la Nature et  par leur particularisme, au contraire de l’homme blanc). La modernité est, lors de ce premier seuil, ascendante.

Lors du second seuil, cette modernité s’est établie et certaines de ses contradictions deviennent perceptibles. Par ailleurs, les deux guerres mondiales induisent une représentation plus ambivalente du progrès. Elles le dédoublent en opposant un ‘bon’ progrès pacifique, créateur de vie et un ‘mauvais’ progrès guerrier, porteur de mort. Les soldats gazés de la première guerre mondiale, et surtout Auschwitz et Hiroshima sont les terribles symboles de ce progrès néfaste. Sur le plan du bien être, la version libérale et la version socialiste s’opposent avec leurs grands récits politico idéologiques. La décolonisation, les révoltes étudiantes contre les institutions trop sûres d’elles mêmes (1968), l’effondrement du Mur de Berlin (1989) s’effectuent alors que se développent des mises en question.

 

La science questionne désormais ses propres applications techniques (ce qui est un renversement par rapport aux Lumières où la science commençait à avoir des effets techniques) : les interrogations sur le nucléaire civil, le réchauffement climatique, les atteintes à la biodiversité, les maladie nosocomiaques,… proviennent d’abord de débats au sein de savoirs scientifiques. Il se produit donc une déconnection entre progrès des savoirs et progrès technique, même pacifique. Le second progrès peut se trouver mis en cause par le premier comme socialement contreproductif.

La mutation sociale de la « vérité », de la vérité religieuse (notamment des religions où la vérité est « révélée ») à la vérité scientifique, vérité en débat où la vérité d’aujourd’hui est l’erreur de demain a induit une incertitude, et aussi des dilemmes moraux comme le montre la bioéthique. Il est significatif, qu’alors que la tradition laïque française proclamait la religion « affaire privée », le président Mitterrand en créant le Conseil Consultatif National de Bioéthique en 1983, y ait mis des représentants des « courants philosophiques et spirituels ». On ne revient nullement à une situation où la religion surplombe la société civile. On entre, au contraire, dans une conjoncture où, n’étant plus dans le registre du pouvoir -fut-il « spirituel »- mais se situant dans celui de l’autorité, elle peut participer au débat démocratique et y être une voix parmi d’autres.

 

   Nous sommes entrés culturellement dans l’ère de l’incertitude, ce qui est une accentuation de la sécularisation. Or l’incertitude, les dilemmes sont incompatibles avec la logique dominante de la communication de masse. L’instrumentalisation médiatique de cette réflexivité, de ces nouvelles interrogations produit un récit social où celles ci se trouvent racontées à la manière d’un film catastrophe.

En certains endroits, je l’ai constaté, ce film-catastrophe médiatique est relayé par l’école sous prétexte de prise de conscience des problèmes d’environnement. Des enfants de 8-12 ans sont terrorisés à l’idée d’un cataclysme éminent du notamment aux trous de la couche d’ozone ! D’une façon inédite, le discours social en revient donc à une optique pré-millénariste, où l’histoire est décadence, dégradation et où émergent les signes avant-coureurs d’une catastrophe annoncée.

Ce pré-millénarisme séculier n’annonce, bien sûr, nul retour du Christ, il ne comporte donc pas de happy end. Il contribue fortement à rendre déprimante la projection dans l’avenir, et induit de multiples formes de resourcements, de reconstruction de passés fondateurs qu’il s’agisse de l’inflation des « devoirs de mémoires », de la mise en avant d’un héritage chrétien de l’Europe, de fondamentalismes religieux ou du fondamentalisme des Lumières.

Ce troisième seuil s’accompagne, avec la globalisation, de frottements culturels et civilisationnels qui compliquent encore la donne. Mais, pour dire les choses schématiquement « l’islam » (terme à utiliser avec beaucoup de guillemets !) n’est pas la cause des difficultés actuelle de la laïcité ; il est beaucoup plus le miroir grossissant de ses mutations non encore maîtrisées.

                                               ***

Il serait possible de continuer longtemps. Je brûle d’envie de vous parler de la notion de pacte laïque, la plus contestée de celles que j’ai lancées, des rapports entre religion civile et laïcité, de mille autres choses encore. Rassurez vous, je me réfrène. Il est temps de conclure.

    Je le ferai en revenant à la question de la militance, ou plus précisément des rapports entre recherche et militance. J’ai raconté, dans le numéro d’octobre - décembre 2006 des Archives de Sciences Sociales des Religions à quel point le problème de l’objectivité m’a taraudé les années qui précédèrent et suivirent Mai 68.

L’objectivité était un idéal scientifique et, en même temps, la prétention à l’objectivité paraissait le masque par lequel la bourgeoisie voulait rendre sa domination incontestable. Maxime Rodinson, en opérant une distinction entre idéologie et sociologie marxiste, en changeant l’approche d’une objectivité essentialiste à une objectivation dynamique, constitua le maillon indispensable pour sortir de cette impasse.

Et dans le tri critique de Mai 68 qui s’effectua bientôt, l’objectivation permettait non seulement de dévoiler la nudité des rois, mais aussi celle des contestataires. La neutralité axiologique, la prise de distance ave les jugements de valeurs apparut progressivement comme un indispensable instrument d’honnêteté intellectuelle, de critique plus fondée du social.

 

   Bien sûr, comme tout un chacun, j’ai des idées préconçues. Je suis capable, en outre, comme tout intellectuel, de trouver des théorisations sophistiquées qui les légitiment. Le problème est qu’alors, il existe toujours l’un ou l’autre fait qui persiste à ne pas rentrer complètement dans le puzzle. Je tente à ce moment là de me convaincre que ce n’est pas grave. On ne saurait tout expliquer. Pourtant, cela me turlupine. Et je n’arrive plus à vivre tout à fait en accord avec moi-même. Ce fait, qui me résiste, m’obsède. Parfois même, il hante mes nuits.

A un moment ou un autre, il m’oblige donc à reprendre le dossier à nouveau frais, à aller vers des chemins où je ne voulais pas m’aventurer. Il m’oblige à déconstruire mon schéma et à le reconstruire jusqu’à qu’il me semble, à tort ou à raison, que toutes les pièces s’emboîtent sans forcer l’une d’entre elles, que le puzzle devient ainsi pertinent.

   Et comme ce combat avec cet autre moi-même me passionne, comme l’impression de découvrir des horizons neufs est extrêmement gratifiante, comme j’ai peut-être élargi à toute idéologie les refus de ma jeunesse quant à l’idéologie bourgeoise, je me prends alors à rêver d’une prise de distance totale avec les croyances, les convictions de tous ordre ; je me prends à rêver d’être indemne de tous les préjugés, de toutes les évidences, de toutes les valeurs, de toutes les représentations sociales du lieu et du temps qui est le mien.

Dans cette chimère, je suis totalement dans l’analyse, dans le décryptage, dans la pure scientificité. C’est, en rêve, gravir une montagne. De son sommet, et avec une longue vue socio-historique, je contemple de façon panoramique, la société des humains, des simples mortels s’agitant en tout sens, j’observe d’une vue englobante, les stratégies des divers camps, alors que d’en bas, on ne voit que ce qui est proche de soi.

Rêve démiurgique, puisque, dans les diverses religions, la montagne est la demeure privilégiée des dieux. Etre un humain-dieu face à des personnages de fiction que l’on manipule à sa guise, tel peut être le privilège du romancier, et c’est peut être mon rêve qui m’a conduit à m’aventurer dans le roman historique.

 

   Ainsi je monte et je redescends de ma montagne imaginaire ; je redescends d’autant plus facilement que d’autres randonnées m’attirent car l’histoire et la sociologie m’ont également appris à savoir que je ne sais pas, que je dois toujours apprendre, et que, parfois, l’intuition des militants a scientifiquement raison contre les constructions des théoriciens.

Ce fut notamment le cas quand des féministes contestèrent que le suffrage puisse être « universel » alors que la moitié de la société en était exclue. C’était ces féministes qui voyaient les choses de façon panoramique alors que les savants avaient la vue courte. Alors, je me mêle à la société d’humains dont je suis un des membres, je participe aux conflits des espoirs et des craintes, des convictions et des intérêts. Mais il me semble avoir gardé un petit quelque chose de ce songe éveillé.

 

   D’abord l’idée de les situations ne sont jamais construites par un groupe, par un camp qui en serait seul responsable, et donc que l’on pourrait facilement magnifier ou diaboliser. Les situations résultent d’un ensemble complexe d’interactions. Chaque action, prenant forme dans cet ensemble, concourt, au bout du compte, à un résultat différent, souvent paradoxal, de celui voulu par ses auteurs. La démarche de connaissance commence quand on quitte le premier degré de l’opinion.

    Ensuite, que la représentation hégémonique d’une situation fait partie intégrante de cette situation. Elle est un élément aussi actif que des faits matériels, des comportements effectifs, dans l’ensemble complexe d’interactions dont il vient d’être question. La représentation hégémonique d’une situation affecte ainsi ses développements ultérieurs. La représentation n’est jamais un reflet de la réalité, mais toujours un élément de cette réalité.

   Enfin, puisque le rêve d’extériorité absolue est fantasme, puisque si loin que l’on pousse la démarche de connaissance, la méconnaissance est toujours là, puisque aussi, si partielle soit-elle, la connaissance socio-historique apprend que les problèmes ne se résolvent en général que dans le long terme, alors il faut effectuer un pari.

Ce pari, Jean Jaurès l’a fait en 1905 en quittant la représentation, hégémonique et réaliste, de la « laïcité républicaine menacée » par une Eglise catholique cléricale et monarchique, pour avoir l’intuition d’un avenir utopique d’une séparation réalisée et réussie où, comme il l’écrit, le catholicisme ne sera plus protégé « par la carapace du Concordat (…) contre les impressions de laïcité qui lui viendront de ces fidèles eux-mêmes ». De cela, il n’avait que de faibles, de fragiles indices.

Mais cette utopie d’un catholicisme acclimaté à la laïcité, cette projection dans un futur différent de l’horizon conflictuel qui borne le présent, lui a permis d’être partisan et artisan d’une loi libérale, condition essentielle de la construction de ce futur autre. Peut-être sommes nous également conviés aujourd’hui à porter nos regards au-delà des menaces présentes, à tenir des paris analogues.

08/06/2007

CE QUE NOUS CACHE LES MEDIAS

Jacques Dutronc l’avait déjà signalé, il y a assez longtemps : « On vous cache tout, on (ne) vous dit rien ». Je suis pratiquement sur que votre chaîne de télé et votre journal favori ne vous ont pas informé ni ne vous informeront de l’importante dépêche tombée (je ne sais trop pourquoi, mais une dépêche, cela tombe !) aujourd’hui même de l’Agence APF. Le Blog, qui a des informateurs (non, pas des ‘indicateurs’) partout et sait tout ce qui se passe d’important sur notre planète, lui, vous livre l’info.

 

APF,  8 juin, 9 h 43

NUIT DE FOLIE DANS LES VILLES DE FRANCE :

La soirée de jeudi et la nuit dernière, ont vu une vague humaine sans précédent agglutinée près des librairies de la quasi-totalité des villes françaises. Il semble que la police avait prévu un tel événement, ou s’est montrée extrêmement réactive puisque dés 18 heure des cars de CRS prenaient place à proximité des FNAC et autres grands centres de distribution de livres. Malgré cela, la police s’est trouvée, très vite, complètement débordée, d’abord parce que les files se sont étalées sur plusieurs kilomètres, ensuite parce que beaucoup de policiers n’ont pas craint d’abandonner leurs collègues pour se joindre à l’immense foule. Il a donc fallu appeler des renforts, mais ces renforts eux-mêmes eurent vite leur lot de déserteurs.

Les forces de police mobilisées ont été telles qu’il a fallu dégarnir les différents commissariats. Cela a parfois viré à la tragédie comme dans le cas de ce jeune, dont l’identité n’a pas été révélée (on connaît seulement les initiales de son père : un certain N. S.), qui s’est fait, une nouvelle fois, piquer son scooter sans qu’aucun policier ne puisse relever l’ADN du coupable.

 

Au total, quatre millions de personnes selon les syndicats et treize millions huit cent quarante deux mille cinq soixante et onze selon la police, ont passé la nuit dans la rue.

Imprévoyantes, la plus part d’entre elles n’avaient pas pris de nourriture. Des marchands ambulants improvisés ont aussitôt fait fortune. Comme certains étaient chômeurs, le ministère ad hoc a effectué sur l'heure un relevé statistique. Il prouve que le chômage a baissé, cette nuit, de 8,03%, soit le meilleur chiffre depuis le 29 février 1487. D’autres vendeurs ont effectué des heures supplémentaires et ils ont tout de suite obtenu de notre bien-aimé Président qu’elles soient défiscalisées. Selon les économistes, la mesure coûtera entre deux et trois milliards d’€ au budget de l’Etat. Un communiqué gouvernemental précise cependant que cette relance de la consommation devrait, à terme, excéder d’au moins quatre € ce coût et ainsi participer à la réduction du déficit public

Glissons sur les problèmes de toilette, pour indiquer que le réchauffement climatique engendré par la concentration de cette marée humaine est apparu très préoccupant, facilitant un accord au G8 sur le Protocole de Kyoto. Signalons également que le nombre de malaises et d’évanouissements a été tel que M. B. Kouchner a du solliciter une ingérence médicale d’urgence des autres pays de l’Union européenne. Un navire se trouvant dans les eaux maltaises, et ayant accueilli récemment un hôte illustre, ferait actuellement route vers Marseille pour y acheminer des médicaments. La Croix rouge internationale est également mobilisée, à la demande d’Ariane Karembeu, et plusieurs avions devraient atterrir à Roissy dans la matinée. Le gouvernement japonais a promis douze mille tonnes de saké pour aider les victimes à retrouver leurs esprits.

 

Si bienvenues soient-elles, ces aides semblent, dés maintenant, radicalement insuffisantes. En effet, nos correspondants, dans diverses villes françaises de plus de 200 habitants, nous signalent que, depuis l’ouverture des librairies, celles-ci sont littéralement prises d’assaut, entraînant des bousculades inédites. On déplore déjà de nombreux blessés. Fort heureusement, aucun handicapé du bulbe ne s’était joint à l’énorme foultitude qui a témoigné d’une grande bravitude.

Au vu de cet immense désordre, notre Président tant aimé devrait faire face en s’exprimant à 13 h sur toutes les chaînes de télévision. A moins qu’il ne décide de déléguer cette allocution à son Premier ministre, pour répondre ainsi aux accusations non fondées prétendant  qu’il ne lui laisse pas suffisamment de responsabilité. Les commentateurs tentent d’analyser l’impact de cet événement sur les élections législatives de dimanche. La Chambre bleu pourrait être rose de confusion, verte de rage, voire même orange pressée. Les places boursières, de New York à Shanghai, ont été fermées afin d’éviter toute panique, ce qui a immédiatement et complètment rassuré les SDF, craignant pour leur portefeuille d’actions et s’apprêtant à vendre en subissant de très lourdes pertes.

 

APF, 8 juin, 9h 47.

 

Notre sublime président a accepté en bloc la démission de son gouvernement et va nommer un nouveau gouvernement d’union internationale pour faire face à la dégradation accélérée de la situation. Il aurait déclaré, en off, que face à une conjoncture exceptionnelle, tous les humains de bonne volonté doivent s’unir et, qu’en conséquence, le ministère allait comporter des personnes alitées de tous horizons politiques. La seule condition exigée consiste à faire preuve d'une grande compétence, en se prénommant Nicolas (ou Nicolette,  parité oblige). Mais comme des Nicolette, il n'y en a guère, dans une ouverture qui confine au laxisme, Nicoletta ou Nicole, on accepte pour les secrétariats d’Etat; c’est vraiment l’union, la communion, la grande fusion des cœurs et des esprits.

 

APF, 8 juin, 9 h 49

Les Renseignement Généraux viennent de remettre sous le manteau un rapport ultra confidentiel expliquant pourquoi les mesures de sécurité prises se sont montrées beaucoup plus à la profondeur qu’à la hauteur. Le plan Vigicaraïbespirate déclenché se fondait sur la foule qui avait campé, la nuit durant, à proximité des librairies lors de la sortie du dernier Harry Potter, et il avait simplement quadruplé la mise. Ces malheureux,  ces irresponsables, ces indignes bureaucrates se sont montrés inconscients au point de ne pas comprendre qu’ils allaient se trouver face à un phénomène d’une TOUTE AUTRE AMPLEUR.  Il ne s’agissait pas, en effet, d’un nouveau Harry Potter, ce n’était pas sorcier de le savoir. Il s’agissait du magistral, du sensationnel, du fantastique, de l’exceptionnel « Que sais-je ? » numéro 3794, Les laïcités dans le monde.

 

Et oui, l’attente insupportable a enfin pris fin, il est paru le divin livre, il se trouve en vente dans toutes les bonnes et même les moins bonnes librairies (celles qui ne l’ont pas sont vraiment nulles, en tout cas).

 

Avec cet ouvrage il est définitivement, irréversiblement et… magistralement, of course, établi que :

-la laïcité n’est pas et n’a jamais été que française,

-au contraire, c’est dans les Amériques, comme l’avait déjà perçu Aristide[1] en 1905 (mais censuré en 2005 par l’Assemblée Nationale) que s’est expérimenté ce qui a donné la laïcité,

-que la laïcité n’est pas un bloc, ayant des caractéristiques immuables, intemporelles et non spatiales,

 

-qu’il existe, en revanche, plusieurs types de laïcités, correspondant à divers processus de laïcisation, à différents fondements philosophiques et à des réalités sociales actuelles elles-mêmes variées,

 

-qu’en conséquence il n’y a pas une laïcité pragmatique (ou juridique) et une laïcité philosophique, mais des références philosophiques divergentes en matière de laïcité,

 

-que tout ce qui vient d’être dit précédemment ne signifie nullement que tous les types de laïcités soient équivalents,

 

-qu’au contraire il est possible d’évaluer le degré de laïcité de chaque laïcité concrète d’un temps et d’un lieu à partir d’indicateurs,

 

-que la situation peut être également variable suivant le domaine choisi : Eglises-Etat, école, mœurs, …

 

-que la laïcité française, dans certaines de ses tendances, est beaucoup plus dépendante du despotisme éclairé (enfin « éclairé », si on n’est pas trop regardant !) qu’elle ne le croit,

 

-qu’elle est, par certaines de ses caractéristiques, moins laïque qu’elle ne le pense,

 

-qu’aucune laïcité n’est une réalité exclusivement nationale : dans la construction historique des laïcités, il existe des transferts constants entre pays, des influences réciproques,

 

-que les paradoxes, voire les contradictions des laïcités ont été notamment liées aux contradictions du projet des Lumières,

 

-que les pays des différents continents ne se sont pas trouvés dans la même situation face à la laïcité : pour certains elle a été une réalité endogène, pour d’autres une laïcité exogène ; les rapports laïcité-colonisation ne peut être éludés sans obscurantisme,

 

-qu’en particulier la géopolitique de la laïcité, la situation de laïcité dans différents continents est, aujourd’hui, beaucoup plus subtile que ce qu’en disent les médias (ou des gens qui se prétendent bien informés),

 

-qu’il faut donc faire un tour du monde des laïcités, de la laïcité,

 

-que des mutations sociales importantes transforment aujourd’hui la laïcité, les laïcités, y compris (sacrilège !) la française,

 

-qu’en conséquence, pour être vivante et dynamique, la laïcité doit affronter de nouveaux défis, les défis du XXIe siècle.

 

BONNE LECTURE!



[1] Briand bien sûr.

02/06/2007

VERITES HERETIQUES...CONTRE LA DOUCEUR TOTALITAIRE

Tout d’abord, je voudrais indiquer que mercredi prochain, 6 juin, l’Association française de sciences sociales des religions organise une rencontre autour du (très intéressant) ouvrage de Françoise Champion, chercheuse au CNRS, intitulé :

Les laïcités européennes au miroir du cas britanniqueparu aux Presses Universitaires de Rennes. La rencontre a lieu à l’IRESCO, 59-61 rue Pouchet, 75017 (métro Brochant ou Guy Moquet).

En triant des papiers, en cherchant une référence, je suis tombé sur un dialogue, un peu musclé, que j’ai eu en 1996 avec le philosophe Claude Lefort à l’occasion d’une table ronde organisée pour le 1500ème anniversaire du baptême de Clovis. Eh oui, la France a officiellement fêté cela. Certes ce fut un événement politique autant que religieux, et je vous renvoie à tout ce que j’ai écrit dans mes dernières Notes sur l’identité nationale. Ceci dit, consulté par les organisateurs de ces festivités (et qui étaient conscients de l’ambiguïté de la chose), j’avais proposé un « Parcours commémoratif » allant de la commémoration de ce baptême (1996) à celle du centenaire de la loi de séparation (2005) en passant par le 400ème anniversaire de l’Edit de Nantes (1998). Je rappelais d’ailleurs cela puisqu’on m’avait demandé de conclure cette table ronde finale (cf. page 201 de l’ouvrage que je vais citer bientôt), en indiquant que cela pouvait permettre de rendre visible que « la France s’est constituée par étapes historiques. »

Mais revenons au dialogue avec Claude Lefort. Ce dernier est né en 1924. C’est un philosophe du politique dont les ouvrages font référence à un niveau international. Son œuvre est intéressante pour une étude de la laïcité car il pense la démocratie comme lieu de conflits légitimes, d’intérêts divergents, et même de visions du monde incompatibles.

La démocratie est et doit être cela parce que, contrairement au totalitarisme, elle est un système politique où le pouvoir est un « lieu vide ». Aucune transcendance ne peut servir de clôture. En démocratie, Etat et société civile sont séparés. Dans le totalitarisme, au contraire, l’Etat et la société n’étant pas séparés, la société civile ne peut (normalement) exister. Lefort a aussi lancé des pistes nouvelles, extrêmement suggestives ; ainsi il explique la différence qui existe à ses yeux entre dictature et totalitarisme. La dictature, nous dit-il, aussi brutale soit-elle, peut accepter l’existence de principes transcendants extérieurs à elle, comme ceux véhiculés par les religions, alors qu’un parti totalitaire est religion, une religion politique.

Claude Lefort a donc été un des penseurs qui m’ont aidé à structurer ma propre réflexion et j’étais très content que nous soyons dans la même table ronde. Et puis, patatras, voilà ce qui s’est passé :

Jean Baubérot : « Ce qui me semble peut-être le plus dangereux aujourd’hui, ce serait une sorte de totalitarisme d’extrême centre qui est sans doute plus agréable qu’un totalitarisme d’extrême droite ou d’extrême gauche, mais qui a tendance à réduire la délibération et à vouloir gérer des indignations collectives et sélectives contre des déviants, des bouc émissaires qui se multiplient. On veut à la fois gérer de l’émotionnel et de l’audimat, parvenir à des émotions consensuelles. (…) Et peu à peu se crée de l’indignation obligatoire dans certains domaines et l’indifférence éthique obligatoire dans d’autres. L’individu ordinaire ne peut plus être mis en question et c’est précisément ainsi qu’il se déshumanise, se robotise peu à peu. »

Claude Lefort : « Quand on fait le procès des médias et de ce qui serait la mollesse de la pensée contemporaine, on n’a pas le droit pour autant d’employer le mot de totalitarisme du centre, qui paraît être une telle dégradation du langage qu’il n’a rien à envier au premier que nous entendons sur les ondes »

Jean Baubérot : « C’est passer radicalement à côté de la question que de réduire ce que j’ai dit à « de la mollesse de la pensée ». Il s’agit de l’obligation d’une non-pensée normative d’autant plus insidieuse qu’elle prétend respecter le pluralisme. Si on sous-estime ce problème alors il ne faut pas s’étonner que ses propos intemporels sur la démocratie n’aient plus de prise sur la réalité sociale »

Table ronde finale « La religion à l’âge démocratique » des Actes du Colloque organisé à la Sorbonne La France, l’Eglise quinze siècles déjà  (Commémoration des origines de la Gaule à la France) publiés sous la direction de Marceau Long et François Monnier, Droz, 1997, p. 192-193.

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Un peu plus de dix ans après, je relis ces lignes. L’estime (intacte) que j’ai pour Lefort et son oeuvre est très forte ; cela m’affole d’autant plus qu’il ait réduit ce que j’avais tenté de dire à un, (bien sûr) beaucoup trop facile, « procès des médias » et à ce qu’il appelle de la « mollesse de la pensée contemporaine ».

Une telle fin de non recevoir m’a donné envie de reprendre la chose et d’en faire une petite Note. Cette fin de non recevoir justifie aussi le terme d’hérétique dans le titre de la présente Note. J’avais d’abord songé à un intitulé un peu différent : « Paroles hérétiques ». Vérités hérétiques me semble meilleur en ceci qu’il ne s’agit nullement d’être hérétique pour se distinguer d’autrui, sembler original, etc.  L’enjeu est bien d’abord de dire que rechercher la vérité est essentiel dans une société qui évacue la référence même à la vérité.

Ensuite, il s’agit de faire un pas de plus et de prétendre que cette recherche de la vérité oblige, aujourd’hui comme sans doute hier, à l’hérésie, à des propos inconvenants, transgressant des tabous sociaux ou groupaux implicites. J’ai participé à des centaines de « tables rondes », et il m’est plusieurs fois arrivé qu’un de mes interlocuteurs me disent ensuite en « of » : « Vous n’aviez pas le droit de dire cela ». Ma réponse a toujours été : « Ah oui, je vais me gêner !  La démocratie ne s’use que si l’on ne s’en sert pas. ».

A chaque fois, la référence implicite à des « convenances » ne cherchait pas seulement à maintenir de la civilité dans le débat, mais à imposer ce que j’appelle un contenu d’extrême centre comme référence non dite à partir de laquelle chacun avait obligation de se situer.

Ce préformatage des débats est précisément un indicateur de ce que j’estime que (malgré toute l’estime que j’ai pour lui) Claude Lefort n’avait pas compris : un indicateur de la différence pernicieuse entre les totalitarismes balisés, reconnus historiquement, les totalitarismes d’extrême droite et d’extrême gauche et ce que je persiste à estimer que j’ai le droit de nommer « totalitarisme d’extrême centre », ne serait-ce que vous provoquer une inquiétude, poser une question,…

Si Claude Lefort n’a pas compris ce que j’ai dit allusivement, j’ai (à l’inverse) très bien compris ce qu’il a dit, lui, tout aussi allusivement. Outre ce que j’ai déjà résumé très sommairement sur la différence entre démocratie et totalitarisme, les totalitarismes nazi ou communistes ont produit Auschwitz, le Goulag,… et il ne faut pas banalisé le terme de totalitarisme, car c’est banaliser ces horreurs. Il y a donc une très grande différence structurelle entre la critique de ces totalitarismes et celle que l’on peut faire de la démocratie.

En démocratie, vous ne risquez pas la prison, à cause de propos déviants. La société civile peut se faire entendre, les groupes contestataires peuvent exister.

A un premier niveau de réflexion, je suis totalement d’accord. Cela est évident. Mais, précisément, je suis fort déçu qu’un philosophe aussi profond que Claude Lefort, qu’un philosophe spécialiste et du totalitarisme et de la démocratie en reste à une telle évidence.

Je l’avais lu mais c’était la première fois que je débattais avec lui. Je m’attendais à une pensée qui perce les évidences et se montre capable d’apercevoir ce qui peut se cacher derrière elles. Car c’est fort intéressant de théoriser la démocratie, mais à quel niveau le fait-on : parle-t-on de la démocratie telle qu’elle ou telle qu’elle doit être ? Un peu des deux. Ce n’est pas impossible, à condition de maîtriser ce va et vient. Si en effet, c’est à partir de réalités existantes que Lefort nous dit ce qu’est une démocratie, est-il sûr, qu’il n’existe pas d’autres réalités masquées, et/ou émergentes ? Des réalités insidieuses qui réduisent à une unicité de forme les différents contenus.

Classiquement  (et Lefort insiste là-dessus), en démocratie le pouvoir est temporaire et il émane du « peuple ».Mais, le peuple, le laos, peut être massifié et alors il n’est pas au pouvoir. Une domination peut exister sans être autoritaire si elle devient mimétique, en fonction du plus petit dénominateur commun… et aussi de l’utilitarisme marchand et de sa dimension unilatérale : le quantitatif. Elle est alors d’autant plus englobante, étouffante.

Le personnage politique peut tenir un discours avec des contenus divergents, certes, mais (et la dernière campagne présidentielle a, encore une fois, montré cette très forte contrainte) il doit avoir un parole non seulement immédiatement compréhensible par des millions d’individus, mais aussi immédiatement répercutée, ce qui signifie qu’elle entre dans le rapport de force de la communication de masse et de ses critères (et de la sélection qui sera opérée). D’où importance fondamentale de la stratégie. Aspect doublement déducteur : ce n’est plus l’individu qui parle car sa parole est doublement aliénée (au sens originel de ce terme = est doublement étrangère à elle-même).

Le message dominant est celui des médias de masse, et la télévision impose son style. Or le pluralisme s’y réduit souvent maintenant à un dualisme dans une forme unique (il faut que cela cogne ; si on argumente, on va s’ennuyer, il faut de l’émotion et non de la raison,…).  Je vais donner un exemple

Lors d’un colloque à Montréal, le philosophe canadien Daniel Weinstock raconta la chose suivante : au moment de « l’affaire des caricatures » contre Mahomet, il fut contacté par un journaliste de télévision qui préparait une émission sur ce sujet. En train de constituer son « plateau », ce journaliste lui demanda ce qu’il pensait de cette affaire. Avait-on le droit de publier de telles caricatures ? Daniel Weinstock répondit qu’il estimait que l’on en avait le droit, mais que dans le contexte actuel, marqué par les tensions au Proche-Orient et la persistance de discriminations, cela ne lui semblait pas très opportun de le faire. Le journaliste lui dit alors qu’il était désolé, mais qu’il ne participerait pas au débat : une telle perspective ne convenait pas ; il fallait des personnes qui répondent « oui » ou « non ».

 

Beaucoup d’ « intellectuels » ont vécu semblable expérience. Pour ce qui me concerne, cela m’est arrivé, à plusieurs reprises, notamment lors des « affaires de foulard ». Souvent, le tour de la conversation téléphonique m’a fait comprendre que je décevais mes interlocuteurs en n’ayant pas l’opinion tranchée  qui aurait correspondu à « l’image » qu’ils avaient de moi. Je me souviens d’un journaliste m’expliquant benoîtement qu’il partageait son plateau en « pour » ou en « contre » et qu’il ne saurait pas  où me placer.

 Cette pratique (demander aux invités potentiels ce qu’il vont dire, et de les choisir en fonction de cela) tend donc à réduire le pluralisme à un dualisme sommaire. Elle s’est peu à peu imposée depuis une vingtaine d’années environ. Cela signifie que l’animateur s’estime compétent sur tous les sujets. Il n’a rien à apprendre, tout est du domaine de « l’opinion », du connu. La démarche de connaissance, l’inventivité, pfff… Et, vu le temps donné à chaque invité, la manière dont l’animateur coupe systématiquement la parole, c’est à chaque fois celui qui répète des idées reçues qui l’emporte.

L’intellectuel, qu’il s’agisse de l’écrivain, du poète, de l’artiste, du scientifique au sens large, était un homme seul dont la parole (au sens large) (et qu’il s’agisse de Verlaine ou de Rimbaud, de Darwin face à la religion ou de Pasteur face à la médecine) est au départ solitaire, pas compréhensible, pas communicable ni acceptable. C’est un hérétique.

Puis peu à peu, mais cela prend du temps, on se rend compte de sa valeur (qui est de l’ordre du qualitatif, mais le quantitatif intervient au niveau de la reconnaissance)  et cela souvent par des sortes de cercles concentriques. Pasteur a été soutenu par des vétérinaires, alors qu’il était contré par les médecins.

Maintenant règnent les intellectuels show biz, ils obéissent aux 2 critères (déjà indiqués) qui forment les contraintes des politiques, du coup ils peuvent avoir une notoriété immédiate, mais ils ne pensent plus et ils tuent toute pensée.

Est-ce que le temps va modifier les ordres de valeur comme cela s’est fait dans le passé, ou est-ce que la capacité d’étouffement du non-conforme, du non immédiatement compréhensible, la diminution de la durée de vie de l’exposition et de la vente des ouvrages va définitivement rejeter dans l’avorté ce qui ne sera pas calibré aux normes ?

Voila le genre de questions qui était derrière mon propos, pour moi c’est une des questions essentielle d’aujourd’hui. Et presque personne ne la pose !

 

Le fonctionnement démocratique dépend, à mon sens, de deux indicateurs.

Le premier est le rapport au savoir : chaque individu pouvait se forger une opinion en raison, parce qu’il avait accès, autant que faire se peut, à un savoir constitué (et vulgarisé ci besoin). Le paradoxe d’une démocratie étant qu’un citoyen doit disposer d’informations sérieuses sur des sujets hors de sa compétence pour pouvoir, de manière raisonnée, participer à l’exercice de la souveraineté. Cette nécessité confère une importance très grande à cet indicateur.

Le second indicateur, aussi essentiel, est le pluralisme, le débat dans le respect mutuel des opinions, permettant la confrontation des points de vue et un choix « éclairé » de l’individu-citoyen. Je crains que ces deux indicateurs soient en grand danger d’étouffement. Vous trouvez les mêmes personnes de plateau en plateau, sortant des stéréotypes éculés et formant une classe de nouveaux clercs contre laquelle, il est devenu urgent de s’insurger.

 

La forme dominante du discours télévisuel s’étend partout, avec un certain décalage et un peu moins d’emprisonnement de la pensée.

Les multiples « tables rondes », organisées par des associations les plus diverses (et l’on sait qu’un dense terreau associatif est une des richesses culturelles de notre pays), imitent les « débats » (faut-il encore utiliser ce terme ?) télévisuels.

D’abord, on supprime la table, qui permettait pourtant de prendre note des propos des autres intervenants et de pouvoir se référer à ce qu’ils avaient dit pour leur répondre. Mais une table n’est pas télégénique et il faut que la scène ressemble à un plateau de télévision pour, suppose-t-on, plaire au public.

Comme à la « télé », le nombre des invités d’une table ronde augmente, ce qui réduit temps de parole donné à chacun. A la formule d’une introduction construite se substitue parfois le découpage en plusieurs questions auxquelles il faut répondre en quelques maigres minutes.

 

Tout cela est lourd de conséquences. Le débat n’a jamais lieu à partir d’un vide social, d’un terrain neutre sur le plan des idées. Il existe toujours, hic et nunc, des idées dominantes dans les têtes, celles là même qui sont qualifiées plus tard d’« idées du temps.

Vous savez quand veut donner des circonstances atténuantes, que ce soit à son arrière grand-père ou à un personnage historique, on dit alors,avec un hochement de tête, qu’il avait « les idées de son temps ». Il s’agit de  préjugés, d’erreurs, d’un  système de valeurs qui paraît, avec « le recul du temps », plutôt un système de contre-valeur.

 

Tenter de faire prendre une distance  analogue à ce « recul du temps » à un public divers nécessite alors… un minimum de temps. Moins on dispose de temps, plus on se trouve obligé de se couler dans les idées dominantes pour se faire comprendre. Surtout que pérore, sur l’estrade, tel ou tel des intellectuels show-biz dont il vient d’être question et que leur propos à l’emporte pièce, leurs phrases slogan, leur répétition de stéréotypes qui traînent dans toutes les poubelles, peuvent se dire en trente secondes.

 

Une évolution identique se constate pour le livre. En un quart de siècle, le seuil de rentabilité des ouvrages a presque triplé et leur durée moyenne d’exposition à la vente a diminué d’autant. Cela induit une très forte difficulté à publier et diffuser des œuvres originales et/ou savantes.

Combien d’excellents travaux, de beaux mémoires, de thèses innovantes  ignorés, promis à l’oubli ou à une édition subventionnée qui évitera tout travail de promotion et de distribution auprès du public ? Pendant ce temps, les devantures des librairies, les rayons des gares et des supermarchés se trouvent envahis par des livres dont la multiplicité quantitative masque la profonde unité mentale, dont la variété apparente des contenus dissimule la standardisation des formes et des styles et l’appauvrissement de la pensée.

Là encore, lors de la campagne électorale vous aviez des dizaines de livres sur Sarkozy,  Ségolène Royal ou Bayrou, vite écrits, vite diffusés puis jetés, qui racontaient tous le même genre de choses.

 

Cette massification uniformisante correspond au développement d’une culture zapping où toute digression réflexive ou méditative devient proprement suicidaire quant à la diffusion et où seule l’accumulation de l’action spectaculaire permet d’éviter le décrochage du lecteur ou du spectateur. Savants, philosophes, poètes, artistes, créateurs de tous ordres risquent de se voir réduits à l’invisibilité sociale, à l’œuvre avortée, parce qu’un formatage réducteur occupera pratiquement l’ensemble de l’espace.

D’ailleurs, merde, Lefort a cru me contester en parlant de « mollesse de la pensée». Mais à tout prendre, qu’une société devienne productrice de pensée molle, n’est-ce pas grave. N’est pas le début de la non pensée totalitaire ?  Et, comme cette pensée molle s’étale, elle occupe aussi le lieu vide.

Décidément, cher Claude Lefort, ne croyez-vous pas qu’il existe des germes de totalitarisme sans camps de la mort ?

Une des raisons de mon propos à cette table ronde, était, à mon souvenir, la remarque que m’avait faite un collègue russe. Dans une conférence  à son université (et c’était avant l’autoritarisme de Poutine), j’avais développé l’idée que la laïcité tend à articuler liberté de conscience et liberté de penser.

Nous pensions, m’a-t-il dit en substance que, libérés du communisme, nous jouirions de cette double liberté. Mais l’arrivée du type occidental de démocratie n’a pas tardé à nous faire déchanter. La dose massive de médiocrité que diffuse à haute dose, et journellement, les moyens de communication de masse est une façon plus subtile que le communisme d’Etat, mais peut être plus efficace encore d’étouffer la conscience et l’acte même de penser.

Attention donc à un totalitarisme d’extrême centre, sans camp de la mort ; attention à une douceur totalitaire. La liberté n’est jamais donnée. Elle est notre responsabilité quotidienne, notre devoir de vigilance.