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08/07/2006

DIVERSITE ET UNITE ENTRE CIVILISATIONS

A propos de la Déclaration de l’UNESCO

Sur la Diversité Culturelle.

Du 5 au 8 juillet s’est tenu à Paris le 35ème Congrès de la Société Internationale pour l’Etude Comparée des Civilisations. Cette société d’origine européenne, tient d’habitude surtout ses congrès en Amérique du Nord et au Japon. L’Ecole Pratique des Hautes Etudes, avec Paris VII et l’INALCO,  organisait de cet important congrès. 75 communications furent présentées dans 4 Ateliers. La communication qui suit a été prononcée par votre très humble serviteur à la séance de clôture.

                                                         ***

   Depuis le début de notre passionnant Congrès, nous examinons comment se décomposent et se recomposent, comment disparaissent et émergent des segments civilisationnels, comment les humains interagissent avec leur environnement, comment s’opèrent des transferts de cultures, de religions, de savoirs. Dans ces mutations, des rapports de force entre les humains sont à l’œuvre ; pourtant l’interaction entre sociétés et civilisations fait que l’analyse dévoile des logiques, des basculements dont personne n’a vraiment eu la maîtrise et qu’il est seulement possible de constater à posteriori. C’est ce que nous avons fait.

   Or le dernier siècle a entrepris de construire, au-delà des différences civilisationnelles, un ordre mondial commun. L’échec de la Société Des Nations n’a en rien découragé cette entreprise. Au contraire, la tragédie, les horreurs du nazisme ont semblé la rendre plus nécessaire, plus urgente encore. Un des premiers actes de l‘Organisation des Nations Unies a été la rédaction d’une Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. L’unité du genre humain s’est donc trouvée  privilégiée et la ‘guerre froide’, les nombreuses crises de la seconde moitié du XXe siècle n’ont pas empêché le développement d’organismes dont la mission vise à une maîtrise, au plan mondial, des divers niveaux de la vie humaine, de la politique à la santé, du commerce à la culture, avec, à ce dernier niveau, l’UNESCO qui a patronné notre Congrès et qui nous offre ses locaux ce matin.

   L’UNESCO a élaboré, il y a peu, une Déclaration Universelle sur la Diversité culturelle qui interfère beaucoup avec les préoccupations de notre Congrès, congrès qui met en avant le thème des « Porteurs de diversités culturelles » dans son sous-titre.

   Je voudrais interroger cette Déclaration, pointer quelques problèmes et difficultés qui me semblent être au cœur de notre présent, en reprenant, à ma manière, le mouvement dialectique, la perspective donnée par Edgar Morin à l’ouverture de notre rencontre : « il n’y a pas d’unité sans diversité ; il n’y a pas de diversité sans unité ».

Pas d’unité sans diversité :  

   Il n’existe pas d’unité sans diversité et la Déclaration de l’UNESCO affirme que la diversité culturelle constitue un « bien précieux, un patrimoine commun de l’humanité ». Elle est, précise le texte, aussi « nécessaire » pour « le genre humain » que l’est la « biodiversité dans l’ordre du vivant » (Article 1).

   Aussi nécessaire, mais également aussi menacée, et dans les Considérants de la Déclaration, il est énoncé que si «le processus de mondialisation (...) crée les conditions d’un dialogue renouvelé entre les cultures et les civilisations », « l’évolution rapide des nouvelles technologies de l’information et de la communication » qui le facilite, constitue également  un « défi pour la diversité culturelle ».

   Ce « défi » me semble de très grande ampleur. L’UNESCO souhaite qu’ « une attention particulière (soit) accordée à la diversité de l’offre créatrice », mais l’offre n’est pas seule en cause. Ces dernières décennies, la concentration de plus en plus forte des entreprises culturelles, la formation de groupes supranationaux, voire mondialisés, avec des stratégies commerciales à l’échelle de la planète entière, constituent le développement de ce que j’appellerai une grande distribution uniformisante de produits culturels. L’UNESCO nous avertit : « Parce qu’ils sont porteurs d’identité, de valeur et de sens » (j’ajouterai pour ma part : et porteur de savoirs), les « biens et services culturels (...), ne doivent pas être considérés comme des marchandises ou des biens de consommation comme les autres ». Mais comment sauvegarder, mieux comment promouvoir cette spécificité quand les biens culturels se trouvent de plus en plus dépendants des contraintes qui pèsent sur l’ensemble du secteur marchand globalisé et des biens de consommation ?

   Prenons un exemple qui nous est familier : le livre. En un quart de siècle, le seuil de rentabilité des ouvrages  a doublé, voire triplé, et leur durée de vente moyenne diminué d’autant, induisant une difficulté plus grande à voir diffuser des oeuvres savantes et originales. Ceux d’entre nous qui ont commencé à être édités avant ou au début d’une telle évolution bénéficient du fait qu’ils ont pu progressivement se faire un nom auprès d’un certain public. Mais qu’en est-il de la génération montante ? Combien de thèses, d’œuvres diverses et d’excellents travaux ignorés, promis à l’oubli ou à une édition subventionnée qui permettra d’éviter tout travail de distribution, alors même que les devantures des librairies, les rayons des gares et supermarchés se trouvent envahis par des livres dont la multiplicité quantitative masque la profonde uniformité mentale, dont la variété des contenus masque la standardisation des formes et des styles! Or la diversité culturelle, c’est aussi cela.

   Cette massification uniformisante de la distribution culturelle correspond à une normalisation du goût, au développement envahissant d’une culture zapping où toute digression réflexive ou méditative devient proprement suicidaire sur le plan commercial et donc de l’impact possible, et où seule l’accumulation de l’action permet d’éviter le  décrochage du lecteur ou du spectateur. Savants, philosophes, poètes,  artistes, créateurs de tous ordres, risquent de se voir réduits à l’invisibilité sociale, à l’oeuvre avortée, parce qu’un formatage réducteur, qu’il vienne d’Hollywood, de Bollywood ou de France, peu importe, occupera pratiquement l’ensemble de l’espace.

   Certes la réalité n’est pas univoque et, du téléphone portable à Internet, les nouvelles technologies semblent donner de nouveaux pouvoirs aux individus, de nouveaux moyens de contacts directs avec la diversité sous toutes ses formes. Attention cependant à ce que cela ne favorise pas des regroupements sur le même, la primauté des contacts avec ceux qui vous ressemblent, le plaisir de l’entre-soi, bref une segmentation à l’extrême au sein même de l’homogénéisation.

   La défense, la promotion de la diversité culturelle, constitue donc effectivement un combat aussi urgent, aussi rude, aussi difficile, aussi peu gagné d’avance que celui de la biodiversité. L’UNESCO nous a prévenu, soyons en conscients et examinons ce, qu’à notre niveau personnel comme à celui de la Société pour l’Etude Comparée des Civilisations, nous pouvons faire pour ne pas baisser la garde.

Pas de diversité sans unité :  

   Il n’existe pas de diversité sans unité, nous a également rappelé Edgar Morin. La Déclaration de l’UNESCO le confirme car, pour elle, la diversité culturelle ne doit pas devenir du relativisme culturel. La Déclaration est très explicite sur ce point et elle affirme : « Nul ne peut invoquer la diversité culturelle pour porter atteinte aux droits de l’homme garantis par le droit international, ni pour en limiter la portée » (Article 4). Et, sans craindre une certaine redondance, l’Article suivant insiste : « Toute personne doit pouvoir participer à la vie culturelle de son choix et exercer ses propres pratiques culturelles dans les limites qu’imposent le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. » La Déclaration  prend donc nettement un parti fondationnaliste dans le débat philosophique autour du pluralisme des valeurs : pour elle il existe des valeurs fondatrices unifiantes, au-delà des conceptions particulières du bien, au delà de la pluralisation du sens.

  Comment pourrait-il en être autrement puisque, dès 1948, la Déclaration Universelle des droits de l’homme se situe totalement dans cette optique ? Mais sommes nous pour autant dans la clarté de l’évidence ? N’est-il pas possible de partager fondamentalement ce choix éthique tout en l’interrogeant intellectuellement ?

   Les premières déclarations des « droits inaliénables et sacrés » de l’être humain ont été rédigées aux Etat Unis d’Amérique et en France à la fin du XVIIIe siècle. A partir de là, deux combats concomitants ont existé. Le premier combat a consisté à lutter pour réduire l’écart entre les principes et leur application (transformer des droits formels en droits réels). Le second combat a voulu élargir le champ d’application des droits : les humains dits de couleur, les femmes... se sont trouvés progressivement inclus dans des droits de l’homme dont la représentation était au départ trop blanche et trop masculine. Le résultat a été, précisément, la Déclaration Universelle de 1948.

Depuis lors, nous nous trouvons engagés dans une nouvelle aventure : appliquer ces droits à des situations spécifiques : droits de l’enfant, de l’élève, du malade, du migrant, du demandeur d’asile, etc. Depuis 1948, les Conventions internationales se sont multipliées. Quand on examine les différents textes, des plus anciens aux plus récents, on ne peut qu’être ébloui par le progrès d’acuité morale que représente, en un peu plus de deux siècles, le cheminement de l’humanité.

   Sauf que, nous avons peut-être créé une sorte d’aporie, de paradoxe : à lire chaque article particulier des différentes Déclaration des droits, à étudier chaque texte des multiples Conventions internationales qui les concrétisent, nous ne pouvons qu’être d’accord, sauf qu’une société qui réaliserait l’ensemble des droits de la personne humaine, tels qu’ils sont compris et proclamés aujourd’hui, serait une société parfaite. Mais, comme l’indique un proverbe, « la perfection n’est pas de ce monde ». Nous sommes donc condamnés à plus ou moins tricher avec les droits de l’homme, quitte à nous indigner, au nom des droits de l’homme, des tricheries commises par les autres.

   Il faut le reconnaître, l’assumer : il existe de redoutables défis de la diversité culturelle quand traditions, pratiques et aussi novations apparaissent difficilement compatibles avec les conceptions actuelles des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

   Tout cela peut entraîner guerres et conflits, alors que le respect des droits visait à l’harmonie. Nous risquons, au bout du compte, avoir beaucoup moins progressé que nous le pensions par rapport au constat, désabusé, du fabuliste Jean de la Fontaine : « La raison du plus fort est toujours la meilleure ».

   Oui, l’unité est nécessaire à la diversité, autant que la diversité l’est à l’unité. Mais cette unité ne peut se confondre avec les valeurs d’une civilisation. Et si l’Occident (au sens large) apporte, pour dire les choses trop rapidement et donc schématiquement, des valeurs comme l’égalité femme-homme, par exemple, d’autres civilisations peuvent lui rappeler que d’autres valeurs, par exemple, le respect des anciens ont également un rapport avec les droits de  l’homme. Il faut donc agir pour que cette unité indispensable ne soit pas celle d’un rapport de force civilisationnel mais puisse devenir un nouvel universalisme, une résultante métissée où chaque civilisation saura faire partager aux autres, le meilleur d’elle-même.   

 

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