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26/11/2010

Le Monstre doux de R. Simone, un grand livre

 

Je vous l’ai déjà promise plusieurs fois, cette Note ! Je me retrouve donc tout bête face à mon ordinateur :

Cela fait plus d’un mois que j’ai lu Le Monstre doux Pourquoi l’Occident vire à droite de Raphaele Simone (Gallimard), et depuis j’ai lu d’autres ouvrages dont je voudrais aussi vous parler.

Vais-je écrire une Note par « devoir » ? Cela serait contraire à l’esprit du Blog qui, comme la morale d’Henri Bergson est « sans obligation ni sanction » !

En fait, il suffit que je me remette un peu dans le « bain » du livre. Car il est passionnant (très) et énervant (un peu).

Bref, il vaut encore plus une Note que Paris ne valait une messe !

La perspective de Simone consiste à  analyser les conséquences du développement d’une culture globale de masse « despotique », désormais au pouvoir dans les démocraties occidentales.

Il lui applique la prévision faite par Tocqueville :

« Si le despotisme venait à s’établir chez les nations démocratiques (…), il serait plus étendu et plus doux, et il dégraderait les hommes sans les tourmenter. »

Pour Simone, on y est : nous nous enfonçons de plus en plus dans les mailles du filet d’un « despotisme culturel moderne » où la politique, l’économie et la guerre s’effectuent  à travers une « culture de masse, gouvernant les goûts, les consommations, les plaisirs, les désirs et les passe-temps, les concepts et les représentations, les passions et le mode d’imagination des gens

Le Monstre doux est un nouveau souverain absolu ne dominant plus les humains de façon sacrale, verticale, mais capable de se placer «à côté de chacun d’eux  pour le régenter et le conduire » (Tocqueville).

Ce souverain absolu, précise Simone, est une « entité immatérielle et invisible » constituée « par tout ce qui gouverne la culture de masse de la planète. »

Il dégrade les humains sans les faire souffrir et « ne brise pas les volontés mais les amollit, les plie et les dirige » (Tocqueville, toujours).

Actuellement en Occident, nous dit Simone, « d’énormes masses dirigées de façon [politiquement] diverse sont conduites à une consommation incessante (…), à la bonne humeur et au fun forcé (…), à la soumission parfaite plutôt qu’à la pratique de la liberté. »

A part la « soumission parfaite » (j’y reviendrai), je pense que ce diagnostic est pertinent. Simone est loin d’être le seul à le faire mais, nous allons le voir, il le systématise.

Surtout, au lieu de relier cela très vite  (comme le font des analyses de gôche classiques) à une domination économique capitaliste, sans nier le lien, Simone explore la consistance propre de cette domination culturelle.

Il ne la traite pas en superstructure, mais en structure aussi importante que le politique et l’économique et dans une relation d’interaction avec eux.

Retenons, pour le moment une originalité : se situant dans la filiation de Tocqueville et de  la philosophie politique libérale, il envisage cela comme un pouvoir absolu (donc indu), une sorte de nouveau totalitarisme.

Car il ne faut pas se tromper d’époque : certes il existe des hiérarchies verticales, des dominations dues à des traditions, des institutions, des leaders charismatiques, mais ces dominations sont de plus en plus surdéterminées par une domination d’un nouveau type et que beaucoup ne veulent pas vraiment voir : le « mimétisme social ».

Prolongeant et articulant ensemble des études plus spécialisées, l’analyse de Simone comporte différents paramètres

Indiquons en deux :

Le «temps  libre » comme « temps captif » où il n’existe plus guère (Simone écrit « aucun ») d’espace « qui ne soit pénétré par un facteur de fun spectaculaire qui peut être représenté par une variété d’objets, typiquement par un écran. »

Différents lieux (villes, sites naturels, réserves, pays même) se trouvent transformés de façon à accueillir des touristes et des « non-lieux » sont créés  comme espaces de sociabilité-consommation. Il est fait violence à la nature, « au nom du fitness et du fun. »

Un autre paramètre est l’affaiblissement entre la « réalité » et la « fiction » : ainsi guerres et catastrophes peuvent être vues comme des spectacles.

Elles tuent ceux qui s’y trouvent, mais « ne font pas de mal à celui qui les regarde », sauf… une transformation insidieuse de sa personne.

Dans son ouvrage sur La société du spectacle (écrit en 1967 !) Guy Debord  avait déjà émit l’idée que l’ubiquité des images transforme les choses en ‘choses-à-voir’ :« La réalité surgit dans le spectacle, et le spectacle est réel (…). Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. »

Et Debord de conclure par une hypothèse dont on a pas finit de percevoir la pertinence : «Le spectacle est l’idéologie par excellence. »

Simone actualise le propos : « la propension à se faire-voir, à se-faire-regarder (…) augmente démesurément avec le développement du paradigme de la caméra  ubiquiste. »

L’exacerbation du voir, la multiplication des écrans, qui de plus en plus peuvent nous accompagner partout, la « spectaculaire dilatation de la vision » et « l’inondation de technologies de la vision » induit une modification de l’éthologie et de l’écologie modernes.

Au passage, Simone montre qu’Hannah Arendt s’est trompée quand elle a écrit que la vision « instaure une distance de sécurité entre sujet et objet. »

Il se développe maintenant une « techno-vision » qui annihile tout « effort  d’interprétation » et aboutit à une « herméneutique de degré zéro ».

Des événements et des faits sont produits « à la seule fin de les faire voir »

On aboutit à des « communateurs ontologiques ».

C’est dans ce contexte que la gauche occidentale « s’édulcore avant de fondre » (cf ; le sous titre « L’Occident vire à droite »).

Elle a considéré la culture de masse « comme marginale » par rapport à ce qu’elle a présupposé être le « vrai pouvoir » : le pouvoir politique et le pouvoir économique.

De plus en plus aujourd’hui, elle doit passer sous les fourches caudines de ce « despotisme culturel ».

Tout cela est passionnant. Je ne peux, pour ma part, que boire du petit lait car Simone analyse  magnifiquement ce que j’avait tenté de dire, malhabilement, à Claude Lefort, en 1996, et que celui-ci, tout bon philosophe qu’il était, avait, abruptement, refusé d’entendre (cf. la Note du 7 octobre sur la mort de Claude Lefort).

Ce n’est pas pour rien qu’une catégorie du Blog depuis sa création s’intitule « La douceur totalitaire », c’est donc une perspective dans laquelle je m’inscris.

Pourtant j’ai trouvé aussi cet ouvrage quelque peu énervant pour une raison de forme et une autre de fond.

La raison de forme peut décourager la lecture : il faut attendre 80 pages pour que le livre prenne vraiment son envol : les 1érs chapitres sont consacrés à une évaluation du déclin de la gauche et de la montée d’une nouvelle droite.

Certes, les considérations sur l’Italie sont bienvenues : Berlusconi  et l’évolution de la situation italiennes sont effectivement typiques des aspects politiques du « Monstre doux » ;

Mais il y a aussi des généralisations hasardeuses et parfois carrément hors sujet.

La raison de fond est plus intéressante. Un livre qui vous donnerait entière satisfaction serait dangereux, tel un cobra qui vous fascine.

Un léger énervement est au contraire productif, puisqu’on se dit : pourquoi ne suis-je pas complètement d’accord ?

Comme toujours quand on construit une problématique neuve, quand on décrypte et dénonce à la fois, Simone accentue parfois le trait, se montre quelque peu unilatéral.

Dialectisons, camarades, dialectisons !

Nous allons envisager 2 points : le conflit, la réalité.

Simone ne parle pas du conflit, le prend-il en compte ?

Il ne l’ignore pas, au niveau de la planète et a quelques pages fortes sur l’enjeu que représente la représentation du corps des femmes.

« Le corps féminin, en Occident, nous dit-il, est l’emblème des choses-à-voir » et « son exhibition continue et sans retenue constitue l’un des pivots de la modernité du Monstre doux », alors que c’est le contraire dans la « culture islamique ».

Mais, à le lire, l’Occident apparaît comme un espace où le conflit a été structurellement évacué. Le Monstre doux règnerait sans partage.

 Pourquoi ? Parce que, si on suit Simone, ce Monstre doux aurait capté la réalité dans le fictionnel, qui serait, à la fois, du « fictif » et du « faux ».

« Le réel se déréalise de plus en plus en une sorte de sinistre jeu vidéo généralisé, son ossature se décalcifie dans une sorte d’ostéoporose ontologique »

La métaphore est parlante (j’aime particulièrement l’ostéoporose ontologique !), mais peut-être que partiellement juste.

Il est possible de contester Simone par Simone lui-même : en effet, il nous affirme aussi (parlant de l’hypertrophie du voir) : « L’œil est un organe sectoriel » Il « permet, en isolant le contexte extérieur de la chose-vue, de faire comme ce dernier n’existait pas ».  De même « l’objectif cadre, en ignorant le reste. »

OK, mais cela signifie précisément que la caméra ubiquiste cadre, isole, hypertrophie un pan de la réalité pour la mettre en scène comme actualité, en ignorant le reste de la réalité. Ce reste disparaît du champ de vision, mais existe néanmoins, et peut même s’avérer boomerang !

Pour dire les choses autrement : la réalité publique est effectivement phagocytée par la caméra ubiquiste, la réalité privée existe toujours, avec ses joies, ses routines, sa dureté, sa cruauté parfois.

Vous me direz : mais non, la camera ubiquiste abolit, au contraire,  la frontière public-privé.

Je ne suis pas d’accord : elle peut rendre tout à coup public quelque chose qui était privé, en le transformant en « fait d’actualité » par une mise en scène, ce qui est bien différent.

Il me semble qu’en fait le Monstre doux a privatisé la réalité : il n’existe plus de réalité publique car, la réalité publique, c’est « l’actualité ».

Et l’actualité, ce n’est pas la réalité : elle doit, effectivement être fun, « sexy », spectaculaire, « simplifiée » (en fait déformée), bref obéir aux lois de la chose-à-voir, et non plus à celles du réel.

C’est pourquoi, je m’intéresse à l’actualité, représentation collective dominante de notre société, mais je n’en crois rien.

Ou du moins je m’efforce d’en croire le moins possible.

Plus je suis agnostique par rapport à l’actualité, plus je me libère. Même si, comme l’écrit Simone : « La liberté est coûteuse »,  

Et comme la culture a horreur du vide, tenter de me libérer me conduit à travailler beaucoup pour pouvoir percevoir, interpréter, décrypter, un petit pan de réalité, de cette réalité privatisée  et médiatiquement invisible. Ne pas être dupe.

Le conflit n’est pas absent, il s’est dédoublé. D’un côté il s’est déréalisé dans la mise en scène qu’opère sa médiatisation. On s’exprime, on défile, on se bat, on négocie en fonction  de la caméra qui filme et enregistre. Et cela fait spectacle.

Mais restent tous les aspects conflictuels de la réalité privatisée, celle que l’objectif n’a pas cadré.

La réalité n’est pas abolie pour autant, car si elle n’existe pas dans l’instant médiatique, elle a des conséquences dans le temps historique.

Bien sûr, encore une fois, toute réalité est susceptible de se muter, se déréaliser en actualité : l’ipod met à la portée de beaucoup cette transsubstantiation cathodique.

Mais la réalité est inépuisable, elle déborde de partout. Et puisqu’on cadre, on en laisse toujours plus que l’on en saisit.

La morale  de cette histoire est à la fois pessimiste et optimiste.

Pessimiste, car effectivement, des décideurs politiques aux simples individus, la tendance dominante est de se conduire selon l’actualité et non selon la réalité.

C’est pourquoi personne ne maîtrise plus grand-chose.

Optimiste, car, aussi gourmand soit-il, le Monstre doux ne peut digérer toute la réalité et donc, comme les autres totalitarismes, on peut raisonnablement espérer qu’il se  heurte, et se heurtera, à des résistances multiformes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

21/11/2010

Pour la HALDE

La HALDE (Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour L'Egalité) est en danger de disparition.
Malgré les vicissitudes liées au changement de président, il faut tout faire pour s'opposer à ce qui serait un grave recul dans la protection des personnes et en faveur de l'égalité.
 
Le travail à faire en France est immense et l'indépendance par rapport aux pouvoirs, politique et financier, essentielle.
Une pétition est en ligne, que vous pouvez facilement trouvez en cliquant sur:
 
Signez et relayez cette mobilisation auprès de toute la population, directement menacée par cette disparition voulue par le président

16/11/2010

POUR OLYMPE DE GOUGES

Ce blog, est pour moi l’occasion qui fait le larron. Or je viens de rentrer d’un colloque très intéressant : « La République sort ses griffes »[1], organisé par la Mairie de Belfort (j’annonçais d’ailleurs ce colloque dans ma dernière note).

Haute tenue scientifique, avec un bel équilibre de chercheurs confirmés et de chercheurs émergents, accueil très convivial, organisation parfaite : bravo. Il serait à souhaiter que beaucoup de Mairies organisent de semblables manifestations.

 

Naturellement, la parole était entièrement libre.

Dans ce contexte, j’ai eu un débat un peu musclé, en restant très poli of course, avec une chercheuse, débat dont j’ai envie de parler, car  dans le cadre de la discussion, nous n’avons pas eu le temps d’approfondir les choses, or des éléments fondamentaux étaient sous jacents.

 

Voilà comment les choses sont arrivées. D’abord une passionnante communication d’un chercheur sur la devise républicaine. Passionnante vraiment, mais à mon goût collant parfois un peu au discours des acteurs.

Ce chercheur opposait, notamment, lors des début de la Révolution française, ceux qui étaient partisans du « suffrage censitaire » (il fallait être propriétaire pour être « citoyen actif » et pouvoir voter) et les partisans du « suffrage universel », qui (eux) prônaient une véritable égalité entre citoyens.

 

Je lui ai fait remarquer que le dit suffrage universel n’était en fait qu’un suffrage masculin et que l’égalité prônée ne concernait donc que la partie masculine des citoyens.

Il a répondu, ce qui était tout à fait valable même si cela était forcement rapide, que sous la Révolution la question du vote des femmes avait été posée, mais non acceptée.

Et la vision qu’il voulait donner de la Révolution était que celle-ci avait été un chantier expérimental, où des questions nouvelles avaient été débattues.

 

Le débat aurait pu en rester là. Mais la chercheuse qui avait donné, elle, une autre communication (également très intéressante d’ailleurs), a vivement pris la parole pour dire en substance ceci[2] :

C’est toujours la même chose, on met sur le tapis la question des femmes pour disqualifier la Révolution, mais il s’agit d’un anachronisme où on projette les idées de 2010 sur cette époque.

Après avoir dit que le vrai problème était le non-vote des domestiques.

Elle a rectifié ensuite en déclarant que non, en fait pour les femmes comme pour les domestiques, l’explication était simples : ils étaient considérés comme dépendants, non autonomes et se trouvaient exclus du vote pour cette raison.

Elle a ajouté que le vrai problème était l’exclusion du vote des « Libres »[3] des colonies, car là il n’y avait pas (selon elle) d’explication.

 

Anachronisme, vous avez dit anachronisme : le péché mortel pour un historien ! J’ai rétorqué aussitôt qu’il ne s’agissait pas d’un anachronisme à partir du moment où, à l’époque même, la question avait été posée par des acteurs.

J’ai ajouté que, dans  ces conditions, parler d’anachronisme amenait à cautionner l’idéologie dominante de l’époque qui avait refusé d’entendre la question, et à minorer les personnes qui avait déjà pensé le problème.

J’ai ajouté en souriant que je ne jouais certes pas les femmes contre les domestiques !

 

Mais, il fallait donner la parole à la salle, alors il aurait été incongru de poursuivre trop longtemps la discussion entre « orateurs ».

Nous en sommes donc restés là.

Or il me semble que l’enjeu de ce petit débat est fondamental.

 

La chercheuse qui a dialogué avec moi semble penser que si l’on trouve une explication à un comportement social, l’affaire est entendue et qu’une mise en question par l’historien de ce comportement serait un anachronisme.

Selon moi, cette vision des choses comporte plusieurs erreurs.

 

Alors, le problème serait, dans ce cas, le non-vote des Libres, qui serait inexpliqué. Or, l’explication est aussi simple que triviale : l’influence des colons.

Pourquoi ne pas la prendre en considération ? Parce qu’elle serait plus irrationnelle que de considérer les femmes comme d’éternelles mineures ?

Sans blague !

Car  trouver une explication ne suffit pas, il faut encore l’examiner, la décortiquer.

Or là, il y a 3 failles :

 

D’abord, dans la société d’ordre de l’Ancien Régime, certaines femmes nobles avaient une position importante :

« sous l’Ancien Régime, les femmes nobles, à la tête de fiefs, pouvaient rendre la justice et étaient investies des attributs de souveraineté au même titre que les hommes ; les femmes du tiers-état participaient par ailleurs aux assemblées » (O. Bui-Xuan, Le Droit public français entre Universalisme et différencialisme, 2004, p. 42).

Donc, ce n’était pas seulement les femmes nobles et la Révolution signifie « l’exhérédation de la femme » (V. Azimi, 1991, in Revue historique du droit français et étranger, 62 (2), p. 177ss.).

Donc ce n’est pas de l’anachronisme que de constater que la révolution fut une avancée vers l’égalité pour les hommes et un recul pour les femmes.

 

Ensuite, quand on explique les choses par un pseudo esprit de l’époque, et parler d’anachronisme, il faut se demander si la démonstration inverse n’était pas faite dés ce moment là.

Mais là, Mme Roland et Olympe de Gouges, pour ne citer que 2 exemples célèbres, constituent la démonstration vivante qu’il est faux de considérer les femmes comme des mineures. Cela sans parler du rôle qu’ont joué des milliers de femmes du peuple dans les Journées révolutionnaires.

Que les révolutionnaires hommes n’aient pas voulu prendre cela en considération, est une chose, que les historiens d’aujourd’hui reproduisent leurs préjugés en ne tenant pas compte du fait que les femmes ont alors prouvé (et elles l’avait déjà prouvé depuis des siècles !) qu’elles étaient majeures, en est une autre.

 

 

Il y avait enfin ce qu’on appelle pudiquement des « voies isolées », qui n’étaient rien moins de Sieyès et Condorcet entre autres, qui demandaient que les femmes puissent voter.

Bien sûr, il peut exister des anachronismes qui consistent à ne pas tenir compte de ce qui n’était pas possible de penser à une époque donnée.

Mais là, le vote des femmes était tout à fait de l’ordre du pensable, et de fait il a été réclamé.

D’ailleurs les adversaires du vote des femmes ont du se justifier idéologiquement. Ecoutons Talleyrand en 1791 : 

« Si nous leur reconnaissons [aux femmes] les mêmes droits qu’aux hommes, il faut leur donner les mêmes moyens d’en faire usage. Si nous pensons que leur part doit être uniquement le bonheur domestique et les devoirs de la vie intérieure, il fait les borner de bonne heure à remplir cette destination. »

Donc il y a bien un projet politique d’inégalité entre femmes et hommes, pour des raisons que Talleyrand expose très clairement.

 

 Donc prétendre qu’il s’agit d’un anachronisme, c’est réduire le pensable à l’idéologie dominante, c’est faire comme si les préjugés dominants étaient la normalité, c’est symboliquement  contribuer à son insu à étouffer une seconde fois les voix lucides d’un temps, les minoritaires sous prétexte d’histoire objective.

En fait, Weber qui a été le grand défenseur de la « neutralité axiologique » (c'est-à-dire de l’absence de jugement de valeur) dans les sciences humaines, avait, à l’étonnement de ses collègues, pris parti pour un anarchiste, candidat à un poste de professeur de droit, en expliquant que sa mise en question du droit pouvait lui permettre d’en décrypter les impensés.

La véritable démarche des sciences sociales, c’est de mettre en question, puis d’objectiver.

 

.

 

Je terminerai par une citation du (naturellement !) magnifique ouvrage du à votre très humble, très fidèle serviteur,  L’intégrisme républicain contre la laïcité (édit. de l’Aube, 2006, p. 31-32)

A propos de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne :

 

. « Qu’a fait Olympe de Gouges ? Elle a dévoilé le particularisme de la Déclaration de 1789 en l’écrivant au féminin, en septembre 1791.

Dés le Préambule, l’imposture cachée de la Déclaration de 1789 éclate : « Les mères, les filles, les sœurs, représentantes de la Nation, demandent d’être constituées en Assemblée Nationale », rappel que les auteurs de la Déclaration sont tous des mecs et que cela n’a nullement l’air de les gêner.

Plus, ils ne s’en rendent même pas compte et confondent leur masculinité avec leur humanité.

De là logiquement, l’Article premier « La femme naît libre et demeure égale à l’homme en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune » qui ne ferait qu’expliciter l’article un de la Déclaration de 1789 si cette Déclaration était réellement universaliste,

mais, en fait,  en est l’inverse : le passage d’une Déclaration particulariste (sous couvert d’abstraction et, en fait, parce qu’abstraite) à une Déclaration réellement universelle (parce qu’elle prend en charge une discrimination concrète fondamentale)[4].

 

Et toute la Déclaration est réécrite selon le même principe. Ainsi, l’Article 3 devient : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation, qui n’est que la réunion de la femme et de l’homme : nul corps, nul individu, ne peut nul corps, ni individu, ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » 

Le « qui n’est que la réunion de la femme et de l’homme » a été rajouté à l’Article 3 [de la Déclaration de 1789].

 Précision inutile si la Déclaration de 1789 promouvait une mentalité universaliste ; ajout indispensable et perçant à jour à l’hypocrisie de l’universalisme républicain abstrait qui fera de la France un des derniers pays démocratiques à « accorder » le droit de vote aux femmes.

 

L’Article 10 de cette Déclaration énonce : « Une femme a le droit de monter à l’échafaud, elle doit également avoir le droit de monter à la tribune. »

Là encore, le double jeu fondamental de l’universalisme abstrait est mis en lumière : les minorités[5] n’existent pas, prétend cet universalisme, et leur accorder des droits «serait du communautarisme ».

Double jeu, double discours : les minorités n’existant pas (dans l’abstraction), elles sont les mêmes devoirs et les mêmes sanctions : «   une femme a le droit de monter sur l’échafaud ».

 Mais les minorités existent (dans la réalité concrète : ainsi la Nation est bisexuée) et, dominées, elles ne disposent pas des même droits et doivent les acquérir : une femme « doit avoir également celui de monter à la tribune ».

(…). Pour en revenir à Olympe de Gouges, les Révolutionnaires firent exactement ce qu’elle avait dénoncé : ils ne lui avait pas donné le droit de « monter à la tribune » mais ils lui donnèrent celui de « monter à l’échafaud » et la guillotinèrent le 3 novembre 1793.

La feuille de Salut public écrivit : « Elle voulut être homme d’Etat. Il semble que la loi ait puni cette conspiratrice d’avoir oublié les vertu qui conviennent à son sexe » (cité par E. Gaulier, 2003, 54). »

 

Olympe de Gouges : son nom n’est même pas cité dans les 1122 pages du Dictionnaire critique de la Révolution française de Furet-Ozouf . Voilà où risque conduire une certaine manière de refuser l’anachronisme !

 

PS : Pour tenir mes promesses, la prochaine note va mixer la question « universalisme et diversité culturelle » et le compte rendu de l’ouvrage de Raffaele Simone Le Monstre doux.

Vous verrez les 2 s’articulent très bien.

 

 

 

 

   

 

 

 

 

 

 

 



[1] Référence au fameux Lion de Belfort

 

[2] Ce n’est pas du mot à mot bien sûr : je n’ai rien enregistré, mais je ne crois pas trahir sa pensée

 

[3] Noirs non esclaves, à Haïti (alors colonie française où l’industrie  sucrière assurait les ¾ de la production mondiale) il y a eu des troubles chez les «Libres » suivis rapidement par une révolte de grande  ampleur des esclaves, induisant l’abolition temporaire de l’esclavage.

 

 

[4] L’article 1er de la Déclaration de 1789 est ainsi conçu : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune »

[5] La notion de minorité est loin d’être seulement quantitative : tant qu’elles sont opprimées, dominées, les femmes constituent une minorité.

09/11/2010

Commentaire sur le Manifeste anglais du Secularism/laïcité

Très peu de temps, malheureusement, à consacrer au Blog cette semaine. Beaucoup de travaux se court-circuitent, et notamment la préparation de mes exposés à deux colloques, que je vous recommande par ailleurs :

L’un Les Entretiens d’Auxerre, organisé par le Cercle Condorcet, sur La ville (11-13 novembre) au Théâtre d’Auxerre

L’autre, organisé par la Mairie de Belfort, au Centre de congrès ATRA : La République sort ses griffes (12-13 novembre).

Je serai à Auxerre pour la première moitié du premier colloque et à Belfort pour la seconde moitié du second.

Et vous savez quoi : Auxerre – Belfort en train, dans notre Douce France, c’est l’aventure des temps moderne : c’est presque aussi long que Paris-New-York !

 

Donc, je laisse au chaud pour le moment les 2 Notes choses-promises-choses-dues, et je vous donne un petit complément sur le Manifeste anglais sur le secularism/laïcité, à partir de vos questions.

 

Première question : les raisons de l’interdiction du mariage de membres de la famille royale avec des catholiques.

C’est bien sûr complètement obsolète (tout comme le reste de « l’établissement » britannique). C’est une nouvelle preuve du poids de l’histoire sur le présent.

Car historiquement, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas du confessionnalisme J’aurais presque envie d’écrire : « au contraire ».

Pour aller vite, et vous prouver que je suis le nouveau Diderot, je me cite honteusement, et vous livre un extrait de mon « Que sais-je ? » sur Les laïcités dans le monde :

 

« Laudateurs des « despotes éclairés », les philosophes [des Lumières] admiraient pourtant le système anglais, issu de la Glorieuse Révolution de 1689. Deux textes importants sont promulgués.

Un Bill of Rights (qui n’est pas une déclaration des droits au sens moderne) établit une monarchie constitutionnelle, déplaçant le centre du pouvoir du roi au Parlement.

Un Tolerance Act confirme l’existence d’Églises protestantes non conformistes. Mais leurs membres devront communier une fois par an dans cette Église pour obtenir des charges publiques ( « conformité occasionnelle » ).

Et le serment du Test (contrairement à Locke) exige pour ces charges non seulement le refus de la fidélité au pape, mais encore une déclaration de rejet de la transsubstantiation.

 

Le Bill of Rights impose au roi l’appartenance au protestantisme pour assurer « la sûreté et le bien-être du royaume », ce qui renvoie à la dimension politique du catholicisme romain.

« Papisme » et « pouvoir arbitraire » sont liés et les termes « religion », « droit » et « libertés » se trouvent accolés :

 « Paradoxalement [dans l’optique des Lumières], c’est en ce point où paraît se nouer étroitement religion et politique qu’on peut déceler une certaine affirmation de l’autonomie humaine. »[1]

D’ailleurs ce n’est pas le roi qui impose sa religion, c’est la nation, représentée par le Parlement, qui impose à tout prétendant d’adopter la religion qui constitue l’identité nationale. La souveraineté se trouve donc là (autre paradoxe !) en partie laïcisée par l’obligation faite au roi d’une appartenance confessionnelle.

Confirmé en 1701, cela entraînera un changement de dynastie en 1714 où les Stuarts seront remplacés par les Hanovre. »

 

Sur la seconde question qui est double :

1)      Qu’est-il entendu par « Organisations et systèmes de croyances non religieuses » ?

2)      Qu’en est-il des « croyances dénigrées sous l’appellation secte »

 

La réponse est assez simple : l’humanisme séculier, les gens qui se regroupent parce qu’ils croient en une certaine idée de l’Homme et que, à côté des religions, ils affirment des convictions philosophiques, un rapport au symbolique qui ne présuppose pas la croyance en Dieu.

Comme je l’ai indiqué, l’auteur du manifeste, E. Hassis, est engagé dans 2 associations britanniques humanistes. Mais il distingue bien l’humanisme secular (au sens de conviction non religieuse) du secularism (au sens de principe politique donnant liberté et visant à l’égalité de toutes les croyances).

Ceci dit, le fait que le même terme soit utilisé dans les 2 cas prête à confusion. C’est pourquoi on a intérêt à distinguer

-         le séculier, la sécularisation

-         la laïcité, la laïcisation.

La laïcité est une façon de permettre la coexistence pacifique de personnes et de groupes ayant des rapports différents à la sécularisation.

 

Revenons au mouvement humaniste. Ces organisations existent dans de nombreux pays. Et l’Union Européenne les reconnaît au même titre que les religions.

En Belgique, il existe des conseillers humanistes, à côté des aumôniers, dans les hôpitaux, les prisons, etc pour les personnes qui veulent réfléchir au sens de la vie en dehors de traditions religieuses.

Cela me semble aller tout à fait dans le sens de la laïcité/

 

Donc, le propos de l’auteur ne vise pas les dites sectes en parlant des « organisations et systèmes de croyances non religieuses ».

Des dites sectes il ne dit rien, ce qui montre que s’il peut y avoir tel ou tel problème, il n’y a pas en Angleterre de focalisation médiatico-politique sur les dites sectes.

En fait, le problème peut venir de groupes contre sociétaux, qui se séparent de la vie sociale, et dont les membres s’isolent de la société et ont des pratiques très différentes de celles considérées comme « normales ».

Problème au niveau des familles notamment.

 

Mais quand il n’y a pas de délits avérés (et s’il y a délit, qu’il s’agisse de religion -cf. les affaires de pédophilie !-, de groupes humanistes ou de dites sectes, bien sûr, c’est différent), les Anglais préfèrent la médiation à la stigmatisation.

Et cela donne de meilleurs résultats, pour tout le monde.

La médiation est assurée avec l’aide d’universitaires. Celles et ceux que cela intéresse en sauront plus en lisant la présentation d’INFORM dans l’ouvrage de M. Cohen et Fr Champion, Sectes et démocratie, Le Seuil.

 

Voilà, c'est tout pour aujourd'hui. Je me remets vite à mon travail, après avoir fait la bise aux gentes dames qui surfent sur mon Blog. Pour les hommes, je délègue....



[1] F. Champion, 2006, p. 56.