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26/11/2010

Le Monstre doux de R. Simone, un grand livre

 

Je vous l’ai déjà promise plusieurs fois, cette Note ! Je me retrouve donc tout bête face à mon ordinateur :

Cela fait plus d’un mois que j’ai lu Le Monstre doux Pourquoi l’Occident vire à droite de Raphaele Simone (Gallimard), et depuis j’ai lu d’autres ouvrages dont je voudrais aussi vous parler.

Vais-je écrire une Note par « devoir » ? Cela serait contraire à l’esprit du Blog qui, comme la morale d’Henri Bergson est « sans obligation ni sanction » !

En fait, il suffit que je me remette un peu dans le « bain » du livre. Car il est passionnant (très) et énervant (un peu).

Bref, il vaut encore plus une Note que Paris ne valait une messe !

La perspective de Simone consiste à  analyser les conséquences du développement d’une culture globale de masse « despotique », désormais au pouvoir dans les démocraties occidentales.

Il lui applique la prévision faite par Tocqueville :

« Si le despotisme venait à s’établir chez les nations démocratiques (…), il serait plus étendu et plus doux, et il dégraderait les hommes sans les tourmenter. »

Pour Simone, on y est : nous nous enfonçons de plus en plus dans les mailles du filet d’un « despotisme culturel moderne » où la politique, l’économie et la guerre s’effectuent  à travers une « culture de masse, gouvernant les goûts, les consommations, les plaisirs, les désirs et les passe-temps, les concepts et les représentations, les passions et le mode d’imagination des gens

Le Monstre doux est un nouveau souverain absolu ne dominant plus les humains de façon sacrale, verticale, mais capable de se placer «à côté de chacun d’eux  pour le régenter et le conduire » (Tocqueville).

Ce souverain absolu, précise Simone, est une « entité immatérielle et invisible » constituée « par tout ce qui gouverne la culture de masse de la planète. »

Il dégrade les humains sans les faire souffrir et « ne brise pas les volontés mais les amollit, les plie et les dirige » (Tocqueville, toujours).

Actuellement en Occident, nous dit Simone, « d’énormes masses dirigées de façon [politiquement] diverse sont conduites à une consommation incessante (…), à la bonne humeur et au fun forcé (…), à la soumission parfaite plutôt qu’à la pratique de la liberté. »

A part la « soumission parfaite » (j’y reviendrai), je pense que ce diagnostic est pertinent. Simone est loin d’être le seul à le faire mais, nous allons le voir, il le systématise.

Surtout, au lieu de relier cela très vite  (comme le font des analyses de gôche classiques) à une domination économique capitaliste, sans nier le lien, Simone explore la consistance propre de cette domination culturelle.

Il ne la traite pas en superstructure, mais en structure aussi importante que le politique et l’économique et dans une relation d’interaction avec eux.

Retenons, pour le moment une originalité : se situant dans la filiation de Tocqueville et de  la philosophie politique libérale, il envisage cela comme un pouvoir absolu (donc indu), une sorte de nouveau totalitarisme.

Car il ne faut pas se tromper d’époque : certes il existe des hiérarchies verticales, des dominations dues à des traditions, des institutions, des leaders charismatiques, mais ces dominations sont de plus en plus surdéterminées par une domination d’un nouveau type et que beaucoup ne veulent pas vraiment voir : le « mimétisme social ».

Prolongeant et articulant ensemble des études plus spécialisées, l’analyse de Simone comporte différents paramètres

Indiquons en deux :

Le «temps  libre » comme « temps captif » où il n’existe plus guère (Simone écrit « aucun ») d’espace « qui ne soit pénétré par un facteur de fun spectaculaire qui peut être représenté par une variété d’objets, typiquement par un écran. »

Différents lieux (villes, sites naturels, réserves, pays même) se trouvent transformés de façon à accueillir des touristes et des « non-lieux » sont créés  comme espaces de sociabilité-consommation. Il est fait violence à la nature, « au nom du fitness et du fun. »

Un autre paramètre est l’affaiblissement entre la « réalité » et la « fiction » : ainsi guerres et catastrophes peuvent être vues comme des spectacles.

Elles tuent ceux qui s’y trouvent, mais « ne font pas de mal à celui qui les regarde », sauf… une transformation insidieuse de sa personne.

Dans son ouvrage sur La société du spectacle (écrit en 1967 !) Guy Debord  avait déjà émit l’idée que l’ubiquité des images transforme les choses en ‘choses-à-voir’ :« La réalité surgit dans le spectacle, et le spectacle est réel (…). Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. »

Et Debord de conclure par une hypothèse dont on a pas finit de percevoir la pertinence : «Le spectacle est l’idéologie par excellence. »

Simone actualise le propos : « la propension à se faire-voir, à se-faire-regarder (…) augmente démesurément avec le développement du paradigme de la caméra  ubiquiste. »

L’exacerbation du voir, la multiplication des écrans, qui de plus en plus peuvent nous accompagner partout, la « spectaculaire dilatation de la vision » et « l’inondation de technologies de la vision » induit une modification de l’éthologie et de l’écologie modernes.

Au passage, Simone montre qu’Hannah Arendt s’est trompée quand elle a écrit que la vision « instaure une distance de sécurité entre sujet et objet. »

Il se développe maintenant une « techno-vision » qui annihile tout « effort  d’interprétation » et aboutit à une « herméneutique de degré zéro ».

Des événements et des faits sont produits « à la seule fin de les faire voir »

On aboutit à des « communateurs ontologiques ».

C’est dans ce contexte que la gauche occidentale « s’édulcore avant de fondre » (cf ; le sous titre « L’Occident vire à droite »).

Elle a considéré la culture de masse « comme marginale » par rapport à ce qu’elle a présupposé être le « vrai pouvoir » : le pouvoir politique et le pouvoir économique.

De plus en plus aujourd’hui, elle doit passer sous les fourches caudines de ce « despotisme culturel ».

Tout cela est passionnant. Je ne peux, pour ma part, que boire du petit lait car Simone analyse  magnifiquement ce que j’avait tenté de dire, malhabilement, à Claude Lefort, en 1996, et que celui-ci, tout bon philosophe qu’il était, avait, abruptement, refusé d’entendre (cf. la Note du 7 octobre sur la mort de Claude Lefort).

Ce n’est pas pour rien qu’une catégorie du Blog depuis sa création s’intitule « La douceur totalitaire », c’est donc une perspective dans laquelle je m’inscris.

Pourtant j’ai trouvé aussi cet ouvrage quelque peu énervant pour une raison de forme et une autre de fond.

La raison de forme peut décourager la lecture : il faut attendre 80 pages pour que le livre prenne vraiment son envol : les 1érs chapitres sont consacrés à une évaluation du déclin de la gauche et de la montée d’une nouvelle droite.

Certes, les considérations sur l’Italie sont bienvenues : Berlusconi  et l’évolution de la situation italiennes sont effectivement typiques des aspects politiques du « Monstre doux » ;

Mais il y a aussi des généralisations hasardeuses et parfois carrément hors sujet.

La raison de fond est plus intéressante. Un livre qui vous donnerait entière satisfaction serait dangereux, tel un cobra qui vous fascine.

Un léger énervement est au contraire productif, puisqu’on se dit : pourquoi ne suis-je pas complètement d’accord ?

Comme toujours quand on construit une problématique neuve, quand on décrypte et dénonce à la fois, Simone accentue parfois le trait, se montre quelque peu unilatéral.

Dialectisons, camarades, dialectisons !

Nous allons envisager 2 points : le conflit, la réalité.

Simone ne parle pas du conflit, le prend-il en compte ?

Il ne l’ignore pas, au niveau de la planète et a quelques pages fortes sur l’enjeu que représente la représentation du corps des femmes.

« Le corps féminin, en Occident, nous dit-il, est l’emblème des choses-à-voir » et « son exhibition continue et sans retenue constitue l’un des pivots de la modernité du Monstre doux », alors que c’est le contraire dans la « culture islamique ».

Mais, à le lire, l’Occident apparaît comme un espace où le conflit a été structurellement évacué. Le Monstre doux règnerait sans partage.

 Pourquoi ? Parce que, si on suit Simone, ce Monstre doux aurait capté la réalité dans le fictionnel, qui serait, à la fois, du « fictif » et du « faux ».

« Le réel se déréalise de plus en plus en une sorte de sinistre jeu vidéo généralisé, son ossature se décalcifie dans une sorte d’ostéoporose ontologique »

La métaphore est parlante (j’aime particulièrement l’ostéoporose ontologique !), mais peut-être que partiellement juste.

Il est possible de contester Simone par Simone lui-même : en effet, il nous affirme aussi (parlant de l’hypertrophie du voir) : « L’œil est un organe sectoriel » Il « permet, en isolant le contexte extérieur de la chose-vue, de faire comme ce dernier n’existait pas ».  De même « l’objectif cadre, en ignorant le reste. »

OK, mais cela signifie précisément que la caméra ubiquiste cadre, isole, hypertrophie un pan de la réalité pour la mettre en scène comme actualité, en ignorant le reste de la réalité. Ce reste disparaît du champ de vision, mais existe néanmoins, et peut même s’avérer boomerang !

Pour dire les choses autrement : la réalité publique est effectivement phagocytée par la caméra ubiquiste, la réalité privée existe toujours, avec ses joies, ses routines, sa dureté, sa cruauté parfois.

Vous me direz : mais non, la camera ubiquiste abolit, au contraire,  la frontière public-privé.

Je ne suis pas d’accord : elle peut rendre tout à coup public quelque chose qui était privé, en le transformant en « fait d’actualité » par une mise en scène, ce qui est bien différent.

Il me semble qu’en fait le Monstre doux a privatisé la réalité : il n’existe plus de réalité publique car, la réalité publique, c’est « l’actualité ».

Et l’actualité, ce n’est pas la réalité : elle doit, effectivement être fun, « sexy », spectaculaire, « simplifiée » (en fait déformée), bref obéir aux lois de la chose-à-voir, et non plus à celles du réel.

C’est pourquoi, je m’intéresse à l’actualité, représentation collective dominante de notre société, mais je n’en crois rien.

Ou du moins je m’efforce d’en croire le moins possible.

Plus je suis agnostique par rapport à l’actualité, plus je me libère. Même si, comme l’écrit Simone : « La liberté est coûteuse »,  

Et comme la culture a horreur du vide, tenter de me libérer me conduit à travailler beaucoup pour pouvoir percevoir, interpréter, décrypter, un petit pan de réalité, de cette réalité privatisée  et médiatiquement invisible. Ne pas être dupe.

Le conflit n’est pas absent, il s’est dédoublé. D’un côté il s’est déréalisé dans la mise en scène qu’opère sa médiatisation. On s’exprime, on défile, on se bat, on négocie en fonction  de la caméra qui filme et enregistre. Et cela fait spectacle.

Mais restent tous les aspects conflictuels de la réalité privatisée, celle que l’objectif n’a pas cadré.

La réalité n’est pas abolie pour autant, car si elle n’existe pas dans l’instant médiatique, elle a des conséquences dans le temps historique.

Bien sûr, encore une fois, toute réalité est susceptible de se muter, se déréaliser en actualité : l’ipod met à la portée de beaucoup cette transsubstantiation cathodique.

Mais la réalité est inépuisable, elle déborde de partout. Et puisqu’on cadre, on en laisse toujours plus que l’on en saisit.

La morale  de cette histoire est à la fois pessimiste et optimiste.

Pessimiste, car effectivement, des décideurs politiques aux simples individus, la tendance dominante est de se conduire selon l’actualité et non selon la réalité.

C’est pourquoi personne ne maîtrise plus grand-chose.

Optimiste, car, aussi gourmand soit-il, le Monstre doux ne peut digérer toute la réalité et donc, comme les autres totalitarismes, on peut raisonnablement espérer qu’il se  heurte, et se heurtera, à des résistances multiformes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Commentaires

Petite question qui me démange la langue : est- ce que le politquement correct, autrement appelée la bien pensance est une production du "Monstre doux" ? J'en ai bien l'impression, c'est même son invention la plus "fun" et la plus "sexy", du moins dans l'immédiat, pour ses protagonistes et acteurs qui s'exhibent avec délectation dans les lucarnes médiatiques. Le corps des femmes est depuis longtemps exhibée me semble-t-il dans la peinture en Occident, y compris dans les peintures religieuses ! Je ne trouve donc pas très pertinente cette réflexion de Simone donc, ou en tout cas pas vraiment significative de l'originalité du Monstre doux apparu à notre époque. "Cachez ce sein que je ne saurais voir" également de Molière, les femmes s'exhibant volontiers elles-mêmes pour exister socialement et admises à le faire, en effet tout le contraire de la société islamique.
Que la caméra ubiquiste déréalise la réalité en produisant de l'actualité, d'accord, l'idéologie du spectacle, itou. Mais tout cela me parait aussi dans le droit fil d'Heidegger qui a beaucoup dénoncé "l'arraisonnement par la technique de l'être", autre appellation de la réallité, me semble-t-il. Mais qu'est-ce qu'on est censé faire de cette étude ? Il faut distinguer entre les scientifiques et spécialistes qui étudient une petite portion du réel et le tout venant qui regarde ce qu'on lui montre dans les medias vulgarisateurs et idéologisés par la bien pensance. D'où vient-elle cette bien pensance, ou pensée unique, celle qui selon Pierre Manent, pas le premier venu comme mézigue, endoctrine le peuple pour lui faire accepter sa disparition dans quelques générations et ce faisant savoure sa supériorité morale ? (entretien dans Valeurs actuelles). Le conflit est certes mal vu, c'est bien ce qui rend si détestable les contestataires de la pensée unique dominante, idéologie du multiculti. Je pense que la dialectique, boomerang de la réalité qui a été évacuée un peu trop vite par le bisounoursisme, se chargera de réintroduire le conflit et qu'il en sera d'autant plus vif, encore une analyse de Manent. D'ailleurs ce conflit que le bisounoursisme a voulu éradiqué trop vite dans sa recherche du jouir sans entrave exigeant la paix à n'importe quel prix, même à celui de la servitude et de l'aveuglement volontaire, n'a jamais disparu et se déchaîne contre les trouble fêtes qualifiés de "populistes", racistes, et autres gracieusetés. Ce Monstre doux a quand même des avantages, même s'il nous amollit le corps et l'esprit. Chaque époque a eu ses servitudes et à tout prendre la nôtre est loin d'être la pire. Par exemple, si on compare avec la vie de nos grands parents et même de nos parents de condition modeste, ils ne travaillaient que pour survivre et vivaient dans la précarité, un esprit d'humilité qui nous parait aujourd'hui le comble de l'aliénation sociale. Comparons notre "Monstre doux" avec la dure réalité des pays pauvres non occidentalisés. Qui voudrait échanger sa vie avec celle d'un ressortissant de ces pays ? Vivre dans la misère matérielle induit la misère morale, la philosophe Simone Weill dans ses études sur la condition ouvrière l'a bien perçu. Les descendants de ces classes laborieuses, exploitées et aliénées de l'époque de nos parents sont souvent les plus assujetties avec délices au Monstre doux. Mais il y a aussi parmi ces personnes anonymes, comme on les appelle avec condescendance dans le monde des medias, des passionnées de culture et de connaissances, du monde ou d'elles-mêmes, de l'être humain. Elles ne peuvent réaliser leurs aspirations que grâce aux facilités offertes par le capitalisme ou libéralisme. La gauche n'est plus aujourd'hui qu'une coquille vide, qu'une couleur de casaque pour se démarquer des autres concurrents dans la course au pouvoir. Elle pratique la redistribution plus que la droite, voilà en quoi se résume son credo. La redistribution pour avoir la paix sociale, fut-ce au prix de la démagogie et non de la justice dont elle se vante. Notre monde occidental est devenu horizontal, nos élites ne croient plus en une transcendance et ceux qui y croient encore, sont souvent tournés en dérision quand ils sont chrétiens et traités comme des arriérés mentaux à manier avec précaution quand ils appartiennent à des cultures "dominées".

Écrit par : gigi-3 | 26/11/2010

Bonsoir monsieur,
Je trove votre message très intéressant, même si mon abscence de culture en socio m'empêche d'en percevoir toute la portée.
Vous citez Tocqueville, ce qui est honnête de votre part, même s'il n'a pas "inventé ce concept.Après tout, rien de nouveau sous le soleil, sauf les innovations technologiques qui contribuent à amplifier le phénomène, en particulier le développement des medias.Il y a loin entre un journal du xix ème et la télé ou internet.
Concernant l'utilisation du corps des femmes, que dire ?Gigi a peut-être raison.Mais, là encore , le développement des médias est encore multiplicateur.Une pondération l'homme est de + en+ un support de pub ou de propa gande politique, ce qui est du même registre.Notons que dans les 2 cas, il s'agit d'individus particulièrement beaux, améliorés par la technique le cas échéant.
Autre chose . Vous n'en abusez pas , mais vous parfois, vous "jargonez". Je sais que ce n'est pas facile, mais pourriez-vous éviter cela.

Enfin, votre messafe donne envie de lire ce livre, et aussi Tocqueville ....

Écrit par : MULOT Roger | 29/11/2010

Bonsoir GIGI

Dans votre très long message, vous vous référez à :
- Heidegger , pas loin du nazisme
- Manent : libéral
- valeurs actuelles, très très à droite

No comment

Écrit par : MULOT Roger | 05/12/2010

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