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24/02/2006

UN "STEREOTYPE" QUI TUE: LE MEURTRE D'ILAN HALIMI

Comme vous avez eu deux Notes, elles restent un peu plus longtemps.
La prochaine Note: mardi 7 ou mercredi 8 mars
.

Deux Notes aujourd’hui : une sur un événement dramatique de l’actualité : le meurtre de Ilan Halimi où je tente de replacer les choses dans la « longue durée historique » et de réfléchir au lien de forme entre les 2 « affaires » de ce mois de février 2006 ; l’autre plus légère et souriante : un premier épisode inédit (il y en aura trois) des aventures de Mag Durand, le sociologue de la médecine qui, dans mon roman historique, Emile Combes et la princesse carmélite, improbable amour (éditions de l’Aube : qu’attendez-vous pour l’offrir à votre copain/copine, à vos amis ?), découvre le vrai-faux manuscrit d’Emile Combes aux archives de Bordeaux.
A lire vos réactions (ou vos absences de réactions), à recueillir des échos de ce Blog, il semble que vous le voulez sérieux, très sérieux et que des Notes qui manient l’humour vous déroutent.

Eh, cher(e)s Internautes, les deux font partie de la vie. Il y a des moments pour réfléchir et d’autres pour être fun, pour s’amuser un peu. Je vous avais annoncé deux Notes : la première est plus grave que je le pensais car, la encore, l’actualité m’a fait ‘changer mes batteries’ ; la seconde se veut une petite fantaisie. On a le droit d’avoir ses faiblesses, non ?

DES CARICATURES ANTI MUSULMANES
AU STEREOTYPE JUIF = RICHE

Dans l’actualité, un événement chasse l’autre. L’assassinat d’Ilan Halimi succède à la une des médias aux caricatures antimusulmanes. Et si les deux affaires avaient un lien, non de contenu mais de forme ?

Il semble (soyons prudents, rappelons nous l’affaire du RER D) que la bande qui a commis les  tortures et le meurtre ait cru obtenir une rançon en s’attaquant principalement à des juifs. Cela à cause du stéréotype : « juif = riche ». Mais comment s’est construit un tel stéréotype ?  Il faut brièvement faire quelques rappels historiques pour comprendre.

En 1845, le fouriériste Alphonse Toussenel appelle « de ce nom méprisé de juif, tout trafiquant d’espèce, tout parasite improductif (…) ; juif, usurier, marchand d’écus sont synonymes ». Nous sommes là dans l’antisémitisme socialiste. Mais cet antisémitisme s’emboîte sur l’antisémitisme chrétien qui, en interdisant nombre de métiers aux juifs et en condamnant (du moins dans le catholicisme) le prêt à intérêt, a figé un certain nombre de juifs dans un rôle socialement nécessaire et méprisé tout à la fois.

En 1886, La France juive d’Edouard Drumont, marie ces deux courants et va devenir le succès éditorial du siècle, devançant la Vie de Jésus de Renan (1862). Et nous sommes passés d’un genre littéraire à l’autre. L’ouvrage anticlérical de Renan se référait implicitement à une conception de la démocratie où l’élite éduque le peuple et l’élève vers le savoir (dont la vulgarisation est, bien sûr, orientée). Le livre antisémite de Drumont correspond à une conception populiste de la démocratie où la masse a forcément raison et où la légitimité provient, en conséquence, du nombre d’exemplaires vendus, de la symbiose avec la demande sociale. L’auteur ne se prive pas de déclarer en préface de sa 115e édition (en moins d’un an !) : « mon livre est fait (…de) l’expression des préoccupations du moment. (…) Je n’ai été que le secrétaire de tous les esprits t le porte-parole de toutes les âmes. » Les thèmes antisémites, et notamment celui du juif riche et usurier (illégitimement riche implicitement) ont été popularisés par des caricatures qui en ont fixé l’image dans l’esprit de beaucoup. Une décennie plus tard, c’est l’affaire Dreyfus et le « moment antisémite » de la France entière, mis à part des francs-tireurs, comme l’a bien montré Pierre Birnbaum.

Alors nous sommes dans un dilemme. On ne dira jamais assez à quel point la liberté d’expression est un bien précieux, consubstantiel aux sociétés démocratiques. Il est d’autant plus important de l’affirmer et de le pratiquer que les moyens de contrôle des pouvoirs modernes sont sans commune mesure avec ceux dont disposaient les gouvernants d’il y a quelques siècles. Et seul le débat, le libre-examen peuvent rendre intelligent. Les mises à l’index, les censures, comme les intolérances ont toujours eu des résultats catastrophiques, même quand elles étaient, comme l’enfer, pavées de bonnes intentions.

Mais en même temps, ne sous-estimons pas le rôle que peut avoir cette liberté dans le développement de doctrines de haine et d’actes insupportables. L’assassinat d’Ilan Halimi est, hélas, un des effets des caricatures antisémites qui ont fleurit en France et fleurissent toujours aujourd’hui dans certains pays. Il est facile de construire un stéréotype et après celui-ci à la vie dure, il prospère de façon multiforme et ressemble à l’hydre dont les têtes repoussent toujours sitôt coupées.

La fin du XIXe a vu se multiplier les caricatures haineuses : le « juif » et aussi le « jésuite », le « franc-maçon », le « protestant », le « clérical », etc. N’ajoutons pas à cela le « musulman » comme certains, à leur insu peut-être le font, emboîtant leurs propos sur les stéréotypes coloniaux. Le meurtre d’Ilan Halimi doit conduire à réaffirmer fortement que rien ne saurait justifier la moindre goutte d’eau antisémite (rien, et surtout pas une cause politique). Mais il doit aussi nous interroger de façon plus générale sur la responsabilité qu’implique la liberté d’expression. Comme son nom l’indique une caricature accentue le trait, le caricature. Cela peut éclairer une question mieux qu’un long discours en mettant en lumière un aspect important, l’"arbre remarquable" habituellement caché par la forêt. Une caricature peut aussi déformer par simplification excessive, par outrance, par déformation de la réalité en jouant sur la peur ou sur la fabrication de boucs émissaires. Et ainsi tuer, dans la courte comme dans la longue durée.

La distinction n’est pas seulement une affaire de responsabilité morale. Elle me semble être d’abord et surtout une affaire de responsabilité intellectuelle. Une ‘bonne’ caricature exige talent, rigueur et travail, pour viser juste et, ainsi, éveiller à la réflexion. Une ‘mauvaise’ fige une idée reçue, contribue à un stéréotype qui trop souvent commence par de la bêtise et finit par la haine.

« Le degré zéro de la pensée » a dit le commissaire chargé de l’enquête. Phrase terrible dans sa justesse. Cette bêtise n’est-elle pas socialement construite ? Et les caricatures, les propos de dérision télé visuellement et radiophoniquement assénés qui sont sensés faire « rire » mais manifestent et entretiennent « le degré zéro de la pensée » ne sont-ils pas de la diffusion sociale à haute dose de bêtise, où l’alibi de la liberté d’expression sert à de pseudo guignols à s’en mettre plein les fouilles.

 Il  faut nous mettre en question  pour qu’il n’y ait plus aucun Ilan Halimi.

23:05 Publié dans ACTUALITE | Lien permanent | Commentaires (4)

COMBES ET LA PRINCESSE CARMELITE (suite)

UN INEDIT :
COMMENT MAG RENCONTRE CLARA

Dans mon roman historique Emile Combes et la princesse carmélite, Improbable amour (éditions de l’Aube, collection « Regards Croisés »), l’histoire commence par un repas où Mag Durand, sociologue de la médecine, apprend que des archives inédites d’un célèbre médecin, Emile Combes, se trouvent aux archives de Bordeaux. Pendant qu’il se rend à l’université de Bordeaux IV où il donne ses cours, il croise une charmante jeune-femme, Clara. On apprend allusivement au cours du livre qu’il devient amoureux de la belle. Mais cela reste très à l’arrière fond et ce n’est qu’à la fin de l’ouvrage que les deux histoires -celle explicite de d’Emile Combes et de Jeanne, princesse carmélite et celle, implicite, de Mag Durand et de Clara Ponti- s’entrecroisent.

Quelques lecteurs-lectrices ont voulu en savoir plus. Voila donc, sans prétention autre que de se distraire, le premier des trois épisodes où sera racontée les manœuvres d’approche de Mag.

Pour les internautes parisiens : retenez la date du 22 mars à 19 heures: je présenterai le roman, en dialogue avec une journaliste.

(la scène ci après s'insère dans la page 59 du roman

 Bordeaux, 11-12 mars 2005.

Le ciel est clair, de façon exceptionnelle pour un mois de mars, mais avec un vent assez  glacial, ce qui est tout aussi anormal. Avant de donner son cours, Mag a fait la connaissance de la directrice du service des ressources humaines, personne avec laquelle il a correspondu pour mettre son dossier en règle. Il a reconnu la jeune femme en robe noire entrevue, dans la cour de l’université, quinze jours auparavant. Assurément une des plus jolies femmes que Mag ait jamais vues. Une femme au visage diaphane, d’un ovale parfait,  encadré par une masse brillante de  cheveux qui tombent en cascade sur son corps svelte aux tendres rondeurs. Elle procure un plaisir identique à l’admiration d’une  peinture de maître.

 Cette femme sourit, regarde Mag avec des yeux très intenses, dont les pupilles sont aussi mobiles que celles d’une danseuse balinaise. Ils échangent des propos administrativement convenus. Pourtant, à la façon dont elle lui parle, il lui semble qu’elle ne le considère pas forcément comme un professeur comme un autre. Aurait-elle lu un de ses ouvrages ? Mag aimerait discuter avec elle de sujets autres que les formulaires à lui remettre. Il peste en secret contre cette réification qui oblige à communiquer que sur du fonctionnel.

 Plus troublé qu’il ne le souhaiterait, Mag songe aux cheveux flamboyants, aux yeux lumineux, au nez finement découpé, à la bouche rouge cerise pendant qu’il explique aux étudiants comment la médicalisation de la naissance s’est traduite par une domination des médecins hommes dans un événement, auparavant, « affaire de femmes. » Progressivement, une idée fixe s’impose : il doit revoir la directrice des « RH ». Chaque minute rend cette idée plus obsessionnelle. Mag se dédouble car il possède un métier certain. Il répond avec brio aux questions ; en même temps, il se convainc de l’absolue nécessité de contempler à loisir le visage  rayonnant de cette femme, recevoir son sourire, lui parler.

A la fin du cours, il tente de se reprendre : comment peut-il se montrer aussi peu maître de ses émotions ? Mais lorsqu’un un satané collègue veut absolument le retenir, son envie impérieuse lui met les nerfs à fleurs de peau. Mag prétend devoir régler un problème technique, très urgent à résoudre ; manière de faire comprendre qu’il n’a guère le temps de s’attarder. L’autre ne veut pas en démordre ; ce qu’il baragouine  lui parait essentiel et, ajoute-t-il, vous devrez, de toute façon, régler votre problème par mel : à dix-huit heures dix, le bureau est probablement fermé. Ce propos rend Mag furieux. Un tantinet grossier, il coupe net son interlocuteur, affirme d’un ton sans réplique : « Excusez moi, il faut absolument que je lui parle. » Le gêneur, interloqué, est obligé de le laisser partir.

A la porte du service, Mag, étonné, sent son cœur battre à en avoir mal. Miracle, elle est là, vêtue  de sa jupe-culotte en blujeans et de son pull-over bleu. Elle est affairée, ravissante, unique. Ses cheveux sont toujours aussi magnifiques. Son pull-over, en apparence strict, accentue les rondeurs un peu lourdes de sa poitrine, la finesse de sa taille, la plénitude de ses hanches. Elle arrête net son travail et, courtoise, demande en souriant : « Ah, Monsieur Durand, que puis je faire pour vous ? »

Obsédé par la crainte de ne pas la revoir, Mag n’a prévu aucun faux semblant. Il voudrait répondre : « Rien, faites comme si je n’étais pas là. Je vais m’assoire, vous admirer, vivre un  instant de pur bonheur ». Impossible ! Indispensable, pourtant, de prononcer des mots. La fortune souriant aux audacieux, Mag se jette à l’eau : « Me feriez vous l’honneur de dîner avec moi. » S’il avait bénéficié de deux secondes pour réfléchir, jamais il n’aurait osé. Tant pis, il ne reste plus qu’à attendre la réponse qui va, sans nul doute, le rendre un peu ridicule.

La jeune femme le regarde par en dessous, fronçant ses beaux sourcils aux courbes délicates, l’air un brin sévère. Il se sent déjà stupide, avant même toute réponse. Il hausse légèrement les épaules, écarte ses deux mains, murmure : « Juste pour discuter ensemble. » Conscient de l’incongruité de sa proposition, il prend un air plutôt piteux. Cela la fait sourire. Elle répond, avec naturel et aisance : « Après tout, pourquoi pas, si vous me laissez un peu de temps pour me changer. »

La belle est donc rentrée, provisoirement, chez elle. Mag, aux anges, prépare, « scientifiquement » son rendez-vous : il ne faut surtout pas qu’il frime, qu’il joue au grand sociologue, au brillant chercheur. Le seul fait qu’il soit directeur  de l’Institut Français des Sciences Médicales (l’IFSM) l’impressionne déjà, peut-être. Son ex, Florence, lui a souvent dit : Tu  enfonces les gens quand tu fais étalage de ton savoir, certains se mettent à penser : « Je suis de la merde ». Cela étonne toujours Mag ; il ne prend absolument personne pour de la « merde », à part lui même, car il a peur d’en être. C’est justement pour cette raison que, depuis son adolescence boutonneuse et tourmentée, il s’est juré de faire tous les efforts dont il est capable pour devenir le plus intelligent possible. Mais il reconnaît que, s’il se laisse aller, il peut  rectifier les dires de ses interlocuteurs, donner l’apport de ce qu’il sait… se retrouver au centre de la conversation.

 Attention : elle n’a pas été invitée à applaudir au festival Mag Durand. Surtout pas. La meilleure stratégie consiste à s’intéresser à elle. Doucement, progressivement ; pas de façon indiscrète. Elle doit se rendre compte, après coup, qu’elle a été la reine de la soirée et en avoir une sensation fort agréable.

La voilà, un rien sophistiquée. Mag grimace intérieurement, il la désirait « nature », telle qu’à l’université, avec des vêtements si simples qu’ils mettent sa silhouette en valeur. Il s’attendait à revoir la même chevelure un peu décoiffée, qui lui va si bien. Il la trouve presque trop élégante, même si son foulard soyeux est magnifique. Allons, pense-t-il, je ne vais pas lui reprocher d’avoir sa propre stratégie ! Sans doute est-ce bon signe. Mille yeux admiratifs et envieux provenant de différentes tables le rassurent ; ils lui indiquent qu’elle est vraiment belle.

Mag s’habitue vite. L’élégance, ce n’est pas mal non plus. Et le sourire est si délicieux…On en mangerait. Il est facile de la faire parler de sa vie quotidienne ; en tout cas du quotidien de sa vie professionnelle. Mag connaît par cœur ce que certains enseignants-chercheurs font subir aux administratifs. Il peut donc facilement participer. Parfois, il la laisse parler. A d’autres moments, il anticipe ses dires, montrant sa compréhension, son empathie. Et, en riant d’eux, ils se vengent ensemble de la morgue d’insupportables professeurs « autistes et hautains », ils les tournent en ridicule. Leurs propos se complètent, se répondent l’un l’autre.

Les administratifs –les Iatos  en jargon…administratif- se plaignent souvent : « On nous prend pour des meubles ». Ils exagèrent bien sûr : a-t-on jamais demandé à un meuble d’essuyer 12 tableaux en même temps, parce que les intercours arrivent tous à la même heure ? A-t-on déjà remis à des meubles, à la dernière minute ou hors délais, des bouts de papiers informes (certes pas les formulaires fournis), avec des bribes de renseignements approximatifs, nécessitant de donner mille coups de téléphone pour obtenir les informations complémentaires indispensables ? Qu’un dossier correct arrive au Ministère à peu près dans les délais serait  davantage l’intérêt des professeurs que celui des administratifs. Mais voila, le professeur connaît la conscience professionnelle à toute épreuve de son interlocuteur qui n’enverra jamais un dossier incomplet. Il compte là-dessus…

… Et arrive, super pressé, à la dernière minute : cent vingt photocopies à faire pour son cours. Bourrage de papier. Machine en panne. Le jeune appariteur est désemparé. Alors, sans frapper, le prof se précipite, comme un ouragan, dans le bureau du premier administratif chevronné venu : « La photocopieuse ne marche pas. Pouvez-vous la remettre en marche ? » Le dit administratif, sommé d’intervenir dans la seconde qui suit, brûle d’envie de répondre : « Attendez, Monsieur-Madame l’enseignant, d’abord « bonjour ». Ensuite, comme vous le voyez, je suis en plein travail (variante : en train de téléphoner). Vos photocopies, je vous les apporterai cinq minutes après le début de votre cours. Trois cent secondes. Evidemment, c’est absolument dramatique. Cependant, on a peut-être connu pire comme catastrophe planétaire. »

La sublime jeune femme s’appelle Carla, est à moitié d’origine italienne. Alors je vous aurai ‘à ma botte’ prétend Mag, dans un mauvais jeu de mot qui la fait rire. Elle compte trente six printemps. Exactement le même âge que lui, à un quart de siècle prés. Et chaque éclat de rire diminue la différence. Enfin, Mag veut en avoir l’illusion ; il se montre très attentionné sans apparaître entreprenant. Nuance. Carla semble à l’aise. La bouteille de Bordeaux 1990, les bons petits plats l’étourdissent un peu. A la fin de la soirée, ses yeux brillent d’une petite lueur mystérieuse.

Venue avec sa voiture, elle raccompagne Mag à son hôtel. Au moment de la séparation, il questionne : « Vous ne vous êtes pas trop ennuyée ? » Elle répond, avec une certaine fougue : « Ce fut une soirée magnifique. Je ne vous aurais jamais imaginé ainsi. » « Vous m’imaginiez comment ? » Réponse spontanée : « Très savant -vous l’êtes-, très sérieux, plutôt imbu de vous-même. Or avec vous, on a l’impression de tout comprendre, on se sent intelligente. » Mag, ravi, propose un nouveau repas au restaurant lors de sa prochaine venu, deux semaines plus tard, obtient un « volontiers » qui l’enchante après toujours ce froncement de sourcil et un huitième de seconde d’hésitation.

A son hôtel, Mag si blasé, si maître de lui normalement, se sent entouré d’un nuage d’extase. Il  retombe en adolescence, songe à ses premiers amours. Bizarrement, une émotion presque analogue… La soirée a été « magnifique » pour lui aussi, il s’est bien gardé d’en faire état. Il faudra progresser avec prudence, pas trop vite. Avancer tout de même : la répétition est toujours décadence ; une affaire de dosage, il en fait son affaire. Il se sent le meilleur des stratèges, même si leur rencontre restera à un flirt intellectuel. Quand il ne devait pas rêver, Mag ne rêvait pas. La séduction intellectuelle est son donjuanisme à lui. Plaire à des gens intelligents, de tous âges, des deux sexes, sans discrimination. Enfin presque. Mag s’avère quand même adepte d’une discrimination positive envers les femmes jeunes et belles ; tellement de gens leur signifient : « sois belle et tais-toi » qu’il vaut la peine de leur faire prendre conscience qu’elle sont également fort intelligentes. D’autres raisons ? Non, aucune. Qu’alliez-vous imaginer ?

***

Le lendemain après-midi, Mag  retourne avec plaisir aux Archives.  (Là reprendre la page 59 du livre)

16/02/2006

LA LAÏCITE DE 1906 ET LE "PERIL JAUNE"

Deux nouvelles Notes vendredi soir  24 ou samedi 25.

Merci de votre fidélité

Pour les Parisiennes et Parisiens, je serai au Maghreb des Livres, pour signer mes ouvrages le samedi 25 de 13H30 à 15 heures. Vous pouvez venir discuter (acheter n'est pas interdit non plus!)

Après le centenaire :

LES NOUVEAUX IMPENSES :

L’APPLICATION DE LA SEPARATION

I

LA SEPARATION ET LE « PERIL JAUNE »

Après la victoire du Japon sur la Russie

Le centenaire de la séparation des Eglises et de l’Etat, en 2005, a été l’occasion de magnifier la loi du 9 décembre 1905. Dans les « quinze impensés » du centenaire (qui se sont révélés être 16 ! cf la « catégorie mentionnée à gauche), nous avons vu que de nombreux points étaient laissés dans l’ombre. Mais on a peu abordé également, en 2005 lors de la commémoration, les nombreuses difficultés qu’a rencontrées l’application de la loi et la manière dont les républicains ont réussi à résoudre ces difficultés. De la crise des inventaires aux nouvelles lois de 1907 et 1908, elles furent nombreuses, pourtant. Votre Blog favori aimant bien vous dire tout ce que l’on vous cache, cela va faire l’objet d’une nouvelle rubrique : Les nouveaux impensés.

Une fois encore l’optique est la suivante : deux manières de lire l’histoire sont à rejeter : celle qui dirait qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil et ferait du présent un simple décalque du passé. Celle qui estimerait que le passé et le présent n’ont aucun rapport. L’historien constate à la fois des situations neuves, inédites, provoquant des interactions qui sont, elles même nouvelles. Il perçoit également la permanence, la récurrence de manières de penser, de raisonner, de se comporter. Et l’étude sérieuse du passé, la démarche historienne, permet donc de prendre quelque distance avec les stéréotypes, les préjugés, les passions du présent, l’idéologie dominante qui tente de s’imposer comme une évidence sociale. Bref, à condition de bien savoir que la connaissance historique ne nous épargne pas la nécessité de faire des analyses sur l’actualité et ses spécificités, cette connaissance est indispensable pour ne pas se laisser piéger par toutes les bêtises qui traînent dans toutes les poubelles sociales, et que certains intellectuels médiatiques colportent allègrement.

Un jour je vous parlerai des doctrines de haine de la fin du XIXe siècle. Aujourd’hui nous allons aborder un élément fondamental de toute société humaine : l’impression d’être menacé. On le voit actuellement : les « mondes musulmans » (l’expression est très schématique et c’est pour cela que je la mets au pluriel ; en même temps il me semble que ce serait fuir les problèmes au lieu de les affronter que de refuser toute schématisation, car il faut bien parler du ressenti) se sentent menacés, humiliés par « l’Occident » (là encore, expression très schématique mais qui fonctionne dans les représentations), lequel se sent, lui, menacé par « l’islam » (toujours un schéma qui fonctionne dans les têtes) ou, au mieux, un certain islam.

En 1905-1906, la menace ressentie était « le péril jaune ». Tout le monde devait se déterminer face au dit « péril jaune » ; prétendre qu’il n’était pas menaçant rendait vos propos  socialement inaudibles (excusez mon jargon sociologique, je traduis en français courant : on ne vous croyait pas, on ne vous prenait au sérieux si vous disiez qu’il n’y avait pas de péril jaune). Ce « péril jaune » semblait d’autant plus menaçant, imminent que, pour la première fois, un pays « non blanc » (un pays « jaune », précisément) le Japon venait de vaincre un pays « blanc » (et allié de la France, de surcroît) la Russie. La guerre russo-japonaise, qui a eu lieu en 1904-1905, est oubliée maintenant. A l’époque, elle a représenté un véritable coup de tonnerre.

Le pire n’est pas toujours sur : nous allons le voir, chez certains, une approche ‘raisonnable’, non passionnelle, prenant ses distances avec le premier degré, du « péril jaune » joua un rôle pour favoriser l’application de la séparation, malgré la volonté du pape de faire échouer la loi (ce dont nous parlerons dans de prochains impensés). Par ailleurs, il existait un clivage plus fort qu’aujourd’hui dans la société française : une tendance révolutionnaire dans le courant laïque était favorable au Japon, justement à cause de son engagement pour la laïcité (et aussi de ses options socialistes). Mais cette vision restait dans la logique du « péril jaune », qu’elle renversait (= tant mieux si des peuples jaunes menacent l’Occident). Nous allons donc examiner trois points :

-pourquoi le « péril jaune » ?

-pourquoi des laïques socialistes révolutionnaire défendaient le Japon

-pourquoi le changement de la situation internationale, du à la victoire du Japon sur la Russie, a pu jouer un certain rôle pour faire accepter par une droite ‘raisonnable’ la séparation des Eglises et de l’Etat.

Le « péril jaune » :

 Il nous faut saisir pourquoi les gens croyaient dur comme fer au « péril jaune ». En quoi consistait un tel « péril » ?

D’abord, voila comment avaient été perçus les protagonistes de la guerre russo-japonaise. Le quotidien à très fort tirage de l’époque, Le Petit parisien, sous un dessin intitulé « Blancs et jaunes » comparait la « mentalité des deux lutteurs » : « d’un côté, la bonne foi, la loyauté, le désir sincère d’éviter l’effusion de sang ; de l’autre la duplicité, le manque de foi, en même temps que la volonté de s’affirmer sur les champs de bataille comme une puissance belliqueuse, avide et conquérante. La Russie représente (…) non seulement la race blanche en lutte avec la race jaune, mais l’âme même de la civilisation combattant l’esprit de la barbarie[1]  (3 avril 1904, au début de la guerre). Significatif, non ?

Le « péril jaune », tel qu’il pouvait se présenter, en 1906, au lendemain du vote de la loi de séparation, présentait trois composantes :

1) Composante économique.

On soulignait le risque d’invasion des marchés européens par des produits japonais et chinois (la Chine devenant en partie sous influence japonaise) bon marché. On dit que les travailleurs asiatiques étant sous payés, la concurrence économique « jaune » est déloyale. Si le Japon organise en Chine « la civilisation industrielle » et le « régime du salariat », les marchés d’Extrême Orient, se fermeront à la production européenne et l’exportation des « pays jaunes » «envahira toutes les contrées dont la clientèle fait actuellement vivre les manufactures de l’Occident. Il va en résulter « un abaissement des salaires », des « perturbations économiques » qui vont retarder « la solution des grandes questions sociales » écrit le publiciste Pinon[2].

Remarquons qu’un tel propos signifie que les grandes puissances occidentales qui, à l’époque, démembrent la Chine doivent se garder de lui apporter « la civilisation industrielle » ! Des francs-tireurs, minoritaires, vont en tirer argument pour dire qu’une hégémonie du Japon est meilleure pour la Chine qu’une hégémonie européenne.

2) Composante démographique :

On a peur de l’ « infiltration » des populations asiatiques en Europe ou en Amérique. Cette peur fera qu’à la Conférence de Paris qui suivra la première guerre mondiale en 1919, le Japon, qui était parmi les vainqueurs, demandera en vain « la reconnaissance de l’égalité de toutes les races ». Cela lui sera refusé : on craignait qu’une semblable déclaration gène les mesures que l’on prenait (ou voulait prendre) pour limiter l’immigration asiatique.

3) Composante militaire :

La défaite russe montrait que les « nations blanches » ne possédaient plus forcément la suprématie militaire. Le retentissement fut considérable sur le plan international. Dans l’Empire ottoman, par exemple, des réformateurs en firent leur profit. La France s’inquiéta de la défaite russe et de la victoire japonaise, non seulement parce qu’elle était une nation européenne, alliée à la Russie, mais aussi parce qu’elle était une nation coloniale : l’Indochine était à 30 jours de bateau de la France et à 8 jours de bateau du Japon. Certains prétendaient même que Madagascar se trouvait menacé et fourmillait d’espions japonais.

A noter que cela signifiait, bien sûr, que le bien fondé de la colonisation ne se trouvait pas mis en cause quand on exprimait ce point de vue. Par ailleurs, Madagascar et l’Indochine avait servi d’escale à la marine russe de la baltique qui avait cherché à porter secours aux armées russes, après des défaites militaires ; cela malgré la neutralité affichée de la France.

L’hostilité au Japon s’accompagne d’une hostilité à l’Amérique et surtout à la Grande-Bretagne (malgré « l’Entente cordiale » officielle), puissances qui sont accusées d’avoir « excité » le Japon et de l’avoir poussé à la guerre.

Des laïques pro japonais :

Cette japonophobie, par peur du « péril jaune » est partagée par une partie de la gauche laïque (malgré l’opposition des régimes politiques, le « Bloc des gauches » a maintenu l’alliance entre la France et la Russie. Jaurès a seulement demandé, sans résultat, après le déclanchement de la guerre, que cette alliance soit « distendue »). Le thème du Japon resté « barbare » malgré sa modernisation, ses emprunts à « l’Europe civilisé », du Japon « peuple-enfant » fait florès.

Cependant, des laïques minoritaires dans leur propre camp, favorables au socialisme révolutionnaire et à l’antimilitarisme se montrent plus favorables au Japon par hostilité au régime féodal et clérical russe. René Pinon décrit ainsi leurs engagements : les Japonais ont « au regard des socialistes l’avantage de ne pas être chrétiens, de passer pour presque complètement détachés de toute conception religieuse, de n’avoir pas à lutter contre les préjugés ataviques des vieilles religions, et de pouvoir construire de toute pièce une société nouvelle d’après les principes de la civilisation moderne et les lois de la science. ». Pour eux, le triomphe du Japon est le « triomphe de la raison éclairé par la science contre l’obscurantisme ».

Effectivement, Gustave Hervé (1871-1944), à l’époque antimilitariste notoire  (il passera d’un extrême à l’autre lors de la guerre 14-18, et son journal La guerre sociale s’appellera désormais La Victoire !) se réjouit des victoires japonaises et en attribue la raison au fait que « le peuple japonais n’est pas seulement un peuple d’artistes (…) il a, comme les meilleurs des Européens, le goût, le respect, le culte de la science. »[3] Ces victoires signifient que la domination occidentale va prendre fin et il s’en réjouit, même si le Japon est, lui aussi, un pays « capitaliste ».

Un autre laïque, Georges Weulersse, estime que le Japon a passé « de la féodalité à la semi-démocratie, de la religion féodale, familiale et patriarcale à la laïcité » et que la seule chose qui manque au Japon est la morale laïque à la française !

Bien sûr cette vision du Japon, si elle prenait en compte les mutations de ce pays depuis ce que l’on appelle les débuts de « l’ère Meiji » (1868), était fausse quant au rapport des Japonais avec leur religion. Ce rapport était différent de celui des Occidentaux, mais il restait fort. Les laïques contestataires faisaient, comme les autres, de l’Occident le centre du monde et ils n’envisageait pas de développement, de modernisation, d’évolution civilisationnelle autre qu’occidentale, même si leur Occident révolutionnaire était différent de celui de la droite et d’une partie de la gauche.

Un autre laïque, l’écrivain Anatole France,le préfacier d’Emile Combes, se moquait avec beaucoup de pertinence de l’idéologie dominante occidentale : « En se battant mieux que les Européens, (les Japonais) n’ont point eu égard aux usages consacrés et ils agissent d’une façon contraire, en quelque sorte, au droit des gens. En vain, des personnes graves, comme M. Edmond Théry, [4] leur démontrèrent qu’ils devaient être vaincus dans l’intérêt supérieur du marché européen, conformément aux lois économiques les mieux établies. (…) En vain, le docteur Charles Richet leur représenta, un squelette à la main, qu’étant prognathes et n’ayant pas les muscles du mollet suffisamment développés, ils se trouvaient dans l’obligation de fuir dans les arbres devant les Russes qui sont brachycéphales et, comme tels, éminemment civilisateurs, ainsi qu’il a paru quand ils ont noyé cinq mille Chinois dans (le fleuve) Amour. (…) Ils ne voulaient rien entendre. » Et Anatole France de conclure : Ce que les Russes expient, « ce ne sont pas seulement leurs crimes, ce sont les crimes de toute la chrétienté militaire et commerciale. »[5]

Des gens de droite pour la fin des querelles religieuses :

Cependant, les événements internationaux de ces années là fournissaient matière à réflexion à certains hommes politiques, publicistes, militaires et aux premiers spécialistes de sciences politiques. Dés avant la guerre russo-japonaise, plusieurs d’entre eux estimaient que le centre du monde était en train de se déplacer de la Méditerranée et de l’Océan Atlantique à l’Océan Pacifique. Des voyages d’études en Amérique du Nord, Japon et Chine ont lieu, des livres sont rédigés, tel celui de Paul Leroy-Beaulieu qui note déjà en 1900 que les mutations de la société japonaise constituent « la plus prodigieuse transformation dont l’humanité ait eu le spectacle.»[6]

Un journaliste, André Chéradame, établit un lien explicite entre la victoire japonaise sur la Russie et l’application de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat. Chéradame était le directeur d’une revue hebdomadaire, L’énergie française, qui voulait donner une « vue panoramique de la vie contemporaine universelle » et publiait aussi bien des traduction d’articles de la presse des pays étrangers que différentes rubriques destinées à des hommes politiques, des militaires, des magistrats, des industriels, etc. Bref une publication plutôt à droite et qui s’adressait à des décideurs. C’est pourquoi sa prise de position est intéressante et peut être considérée comme un point de vue qui va peser en faveur de l’apaisement.

Pour Chéradame[7], la guerre russo-japonaise est « assurément l’événement le plus considérable qui se soit produit dans le monde depuis 1870. » Elle comporte des répercussions européennes de grande ampleur car elles « ont détruit le système de forces qui, depuis trente cinq années assurait la paix du vieux monde. » La France doit donc avoir une grande politique étrangère et une armée solide. Or sous les gouvernements Waldeck-Rousseau et Emile Combes,  les officiers se trouvaient fichés et ils obtenaient ou non de l’avancement en fonction de leurs opinions politiques républicaines et de leur peu de ferveur catholique (le catholicisme étant considéré, suite à l’affaire Dreyfus, comme pouvant représenter une menace pour la république).

Chéradame estime donc que la « situation militaire de la France » est « extrêmement périlleuse » à cause des querelles religieuses et que sa politique étrangère n’est pas vraiment à la hauteur. Pour que cela change, les Français doivent pouvoir envisager leurs « grands intérêts généraux » avec le « calme » nécessaire. Or, poursuit-il, « ce calme dépendra dans une très large mesure des suites qu’aura à l’intérieur de la France la séparation des Eglises et de l’Etat. »

Le raisonnement de Chéradame est le suivant : si le « règlement d’administration publique » en train d’être élaboré pour régler le fonctionnement des cultes, après la séparation[8], est « vexatoire, comme on peut le craindre[9] », les « catholiques devront se défendre et la guerre religieuse se rallumera avec plus d’intensité que jamais sur tous les points de notre malheureux territoire », estime le publiciste. Pour lui, « alors, cette lutte intestine dominera tout » et il sera « impossible aux Français de défendre efficacement leurs intérêts économiques, leurs intérêts extérieurs ». Si, « au contraire, - ce qu’il faut souhaiter au plus au point, - le règlement d’administration publique (est) sincèrement libéral », et si « Pie X, comme il y semble actuellement incliné, conseille aux évêques et aux prêtre de France de ne point faire de politique » mais « de se consacré exclusivement à leur ministère religieux, cette attitude ne pourrait qu’être favorable ».

Alors, conclut Chéradame, « les français pourraient profiter de cette période de calme intérieur pour corriger en eux certains défauts nationaux dont ils souffrent grandement et dont ils n’ont pas suffisamment conscience. » Le « premier de ces défauts consiste dans une ignorance regrettable des questions extérieures » (= des affaires internationales).

Le propos de Chéradame doit être décrypté. Il ne veut pas prendre son public, plutôt à droite et favorable au catholicisme, à rebrousse poil, mais il veut quand même lui faire prendre conscience qu’il ne faut pas jouer les jusque boutistes. En clair : la loi est libérale et s’il s’avère que le règlement est dans l’esprit de la loi, il faudra peser pour que le pape accepte la séparation et que le clergé s’abstienne désormais de faire de la politique. Cela pour la raison suivante : en finir avec les querelles religieuses, pouvoir avoir une grande politique étrangère et réconcilier l’armée et la nation.

Cela signifie qu’il ne faudra pas dire à tout prix que la loi est spoliatrice, le règlement vexatoire, etc mais jouer le jeu de la séparation entre religion et politique si la liberté religieuse est effectivement respectée.

Cet état d’esprit me semble avoir été partagé. Nous verrons que des élites du catholicisme tenteront de peser pour une acceptation de la loi. Certes, avec la crise des inventaires, ce sera le conflit qui, dans un premier temps, triomphera. Mais la lassitude à l’égard des querelles religieuses et l’équilibre qui va exister entre Briand et Buisson, avoir une politique de respect de la liberté religieuse (malgré les complications dues à l’attitude de Pie X) et, en même temps, éviter que le camp laïque soit humilié (aspect de la question très important e, significativement, guère pris en considération et par les historiens du catholicisme, obnubilés par leur objet d’études et par les « républicains » dont les évolutions actuelles ressemblent un peu à celles des néo-conservateurs américains -on en reparlera bien sûr-), fera qu’un certains nombres de catholiques veilleront à concilier leur obéissance au pape (et c’est vraiment ce que l’on peut reprocher au catholicisme : cette culture de l’obéissance) et, malgré tout, refuser la politique du pire.



[1] Cité par P. Beillevaire, « L’opinion publique française et le Japon à l’époque de la guerre russo-japonaise », Cipango, Cahier d’études japonaises, n° 9, automne 2000, 185-232.
[2] R. Pinon, La lutte pour le pacifique, Paris, Belin, 1912 (reprise de textes publiés en 1905-1906)

[3] Cité par P. Beillevaire, article cité

[4] Rédacteur en chef de l’Economiste européen, auteur d’un livre intitulé le péril jaune.

[5] A. France, Sur la pierre blanche, cité par P. Beillevaire, article cité

[6] P. Leroy-Beaulieu, La rénovation de l’Asie, Paris, Armand Colin, 1900 (avant la victoire du japon sur la Russie, mais après la victoire du Japon sur la Chine, en 1895)
[7] A. Chéradame, Le monde et la guerre russo-japonaise, Paris, Plon, 1906 (paru au début de l’année).

[8] La loi est du 9 décembre 1905, le règlement administratif est du 29 décembre et paraît au Journal Officiel le 31. On peut donc supposer que Chéradame écrit entre ces deux dates.

[9] C’est en effet ce que craignaient des catholiques qui estimaient la loi libérale, mais ce libéralisme? ayant déplu à la gauche radicale, pouvait se trouver contrebalancer, selon eux, par une application dure.

Prochain Nouvel Impensé: LA CRISE DES INVENTAIRES, au dela des mémoires.

07/02/2006

LA CRISE DE L'UNIVERSEL REPUBLICAIN

Demain 16 février: une nouvelle Note:

Aprés le centenaire : Les nouveaux Impensés

Sur l'application de la loi de séparation

Et la semaine prochaine: deux Notes dont: un complément INEDIT de mon roman historique

Emile Combes et la princesse carmélite

Improbable amour (éditions de l'Aube).

(Ayant ‘changé ma batterie’ la semaine dernière en vous parlant de la liberté d'expression à propos de la condamnation de la France par la cour européenne et de l'affaire des carricatures (cf. la Note suivant celle-ci), je passe directement au début du nouveau feuilleton  d'histoire-fiction « La douceur totalitaire », d’autant plus que je me suis aperçu que ses deux premiers chapitres de cet écrit historique (de 2106) traitent en gros du sujet que j’avais prévu d’aborder)
La douceur totalitaire

Chapitre I

Le national-universalisme de la « République »
(Nous avons vu, dans la préface de cet ouvrage comment la mission S.AR.K.O (Sciences Avenir Ripoux Kollossale Organisation) avait permis à des tempornautes -dont votre très humble et très dévoué serviteur- d’explorer le temps et d’aller assister, en 2106, à la campagne électorale d’un ministre de l’intérieur. Nous avons vu aussi que le manuscrit d’une historienne (spécialiste de la laïcité), des chapitres prêts à être publiés, ou, ailleurs,  une sorte de brouillon composé de notes, plus ou moins rédigées, écrites juste après le bicentenaire de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, fêté en 2105. Ce manuscrit, intitulé « la douceur totalitaire », a été honteusement volé par le serviteur en question et ramené dans sa valise trans-temporelle. Je livrerai donc, chaque mois, aux internautes qui n’ont pas été du voyage, cette passionnante histoire fiction. Son premier chapitre me semble avoir un  démarrage parfois  un peu laborieux, mais donnant sans doute des indications nécessaires. Puis, tout à coup, des que l’on aborde « l’affaire des foulards », bizarrement,  la prose devient mordante ; alors là, cela mord même  très fort et les esprits sensibles feront bien de s’abstenir. Naturellement, je n’y suis absolument pour rien et dégage toute responsabilité dans de tels propos qui, je l’ai expliqué, proviennent d’une historienne  du futur.  Le tempornaute Jean Baubérot).
En ce temps ancien de 2006 la France était encore un Etat-nation et non une « belle province » des 32 provinces de l’Union européenne. Et, fait absolument incompréhensible aujourd’hui pour le non historien, beaucoup de Français considéraient encore leur pays,  ou plus exactement ce qu’ils appelaient « la République » (on va revenir sur ce que masquait une telle expression), comme le médiateur de l’universel. Ils opposaient volontiers un « universalisme français » à un « particularisme anglo-saxon ».

Ajoutons cependant que l’année 2005, sans qu’ils en aient eu forcément tous conscience, fut cruciale dans la mise en cause de cette idée, aujourd’hui considérée comme fort étrange. En effet, aussi bien l’échec de la tentative parlementaire d’imposer un enseignement « positif » sur la colonisation (la France apportant des valeurs universelles aux peuples qu’elle avait colonisés, ce qui justifiait les violences de la colonisation, vieille idée qui avait été de gauche… au XIXe siècle), qu’à la fin de l’année, les émeutes de « jeunes des banlieues », mettant en lumière les discriminations à l’embauche et pour l’obtention de logements, avaient changé la donne dans la durée.  La plupart des historiens, en effet, voient dans ces événements les prémisses de la crise profonde qui, dans les années 2020-2040, allait décider les citoyens français, par référendum, à une mutation très profonde grâce à (là, deux phrases ont été électroniquement brouillées)

Pourtant, certains qui voulaient  monopoliser pour eux-mêmes le terme de « républicain », adoptaient, à la fin du XXe siècle et au début du XXIe, un comportement analogue à celui des émigrés de la Révolution française : ils ne voulaient « rien apprendre » et « rien oublier ». Pour eux, la pensée s’était arrêtée avec Condorcet, grand philosophe du XVIIIe siècle et, bien sûr, totalement homme de son temps dans sa croyance linéaire au progrès.

On peut appréhender de façon globale l’évolution de la situation française par quelques rappels portant sur trois commémorations : le bicentenaire de la Révolution française en 1989, le centenaire de la séparation des Eglises et de l’Etat en 2005 et le tricentenaire de la Révolution française en 2089. Point n’est besoin de parler du bicentenaire de la séparation. Nous venons de le vivre et de l’analyser en même temps, selon le procédé I.O. « Imminent Objectivation » qui permet d’appréhender scientifiquement et en temps réel, grâce à la puce installée dans votre pouce gauche, ce que l’on peut  vivre avec passion par ailleurs. Dans ce chapitre premier, nous examinerons comment le tournant de 1989 fut une cause essentielle des impasses françaises des deux premières du XXIe siècle. Nous parlerons du tournant de 2005 et de la nouvelle situation de 2089 dans le chapitre 2.

Un sociologue de cette époque lointaine, Jean-Paul Willaime[1], avait analysé le bicentenaire de la Révolution française comme le temps du triomphe d’une « religion civile » catho-laïque. La « religion civile », cette notion provenant de Jean-Jacques Rousseau et revisitée par les sociologues surtout anglophones et germanophones, était un terme qui avait mauvaise presse en France. Très naïvement, les philosophes de cette contrée croyaient qu’il suffisait de ne pas l’utiliser ou d’écrire bien fort qu’ils étaient « contre toute religion civile » pour évacuer le problème.  

Pourtant l’analyse willaimienne s’est avérée juste et 1989  a symbolisé le début du rapprochement entre les dits républicains, qui se voulaient des laïques purs et durs et des catholiques, partisans de « l’héritage chrétien » de l’Europe dans la communion dans un France aux doubles racines républicaines et chrétiennes. On sait que les positions continuèrent de  se rapprocher : le 26 janvier 2006, lors d’une émission  sur France 2, le républicain, Max Gallo,  déclara au catholique vendéen Philippe de Villiers, qu’il poursuivait le « même objectif » que lui, avec des « moyens différents ».

De la Constitution de 1946, qui avait proclamé que la République française est laïque, à 1984, la laïcité s’était pratiquement réduite à la « querelle scolaire », à l’attribution de fonds publics aux écoles privées sous contrat. La loi Debré de 1959, qui donnait de très larges subventions à ces dernières était qualifiée de « pire que les lois de Vichy ». Mais en 1984 des manifestations monstres avaient eu lieu, quand le compromis élaboré pour remplacer le dualisme scolaire par un système pluraliste s’était trouvé gauchi par les amendements d’un certain André Laignel qui n’a pas laissé un souvenir impérissable d’intelligence et de subtilité. Ce fut un véritable séisme où l’idée même de laïcité risquait de sombrer. Des efforts menés par la Ligue de l’enseignement avaient cependant permis de remonter la pente. Jean-Paul Willaime analysait la relative mais réelle réconciliation entre laïcité et catholicisme comme « un œcuménisme des droits de l’homme » permettant une commémoration apaisée de 1789.

Mais, quelques mois plus tard, la situation changeait avec le début des affaires de foulards. Le refus de 3 collégiennes d’enlever leur voile en classe allait marquer le début d’un nouveau conflit, et une nouvelle fois la quasi-réduction de la laïcité à un seul problème, bien différent du précédent.

La réconciliation des « Français de souche » (encore une expression que l’on refusait d’utiliser et qui, pourtant, existait implicitement) induisait de nouvelles expressions comme « laïcité exception française » (jamais rencontrée avant 1990) ou « universalisme républicain ». Et quand il était question de « République », il ne s’agissait pas de la république italienne, encore moins de la république américaine. Non, il était sous entendu que l’on parlait de la seule, l’unique, la vraie République, avec trois R majuscules, les plus majuscules possible, la Française. La république américaine, plus ancienne et plus stable pourtant, était réduite au rang dédaigneux de « démocratie », avec 3 d minuscules, les plus minuscules qui soient.

« En République, chacun se définit comme citoyen (…) En démocratie, chacun se définit par sa communauté. (…) Une République n’a pas de maires noirs, de sénateurs jaunes, de ministres juifs ou de proviseurs athées. C’est une démocratie qui a des gouverneurs noirs, des maires blancs, des sénateurs mormons » écrivait fièrement Régis Debray[2] et, lors du centenaire de la loi de 1905, beaucoup faisaient du sous-Debray, éternisant, figeant de tels propos et faisant de l’opposition République/démocratie l’axe central de leur discours.

Pourtant, dès 1989, certains avaient signalé que le problème était peut-être plus complexe. Car, effectivement, Debray croyait dire qu’en France tous les citoyens étaient égaux qu’ils soient blancs ou noirs. Mais, maintenant, tous les historiens sont d’accord pour penser qu’à son insu, il avait décrit la situation réelle (et discriminatoire) de la république française de la fin du XXe siècle : celle-ci n’avait pas, dans sa métropole (sauf rares exceptions), sur ces 36000 maires, de maire noir, ou ‘ basané’, non plus que de sénateurs jaunes d’ailleurs.
En revanche, comme personne n’est incolore, la république française surabondait  de sénateurs, de députés et de maires « blancs », au moment même où la couleur de la peau de ses habitants apparaissait de plus en plus diversifiée.

Le refus de prendre en compte les caractéristiques concrètes des Français aboutissait donc allégrement à privilégier certains Français au détriment d’autres. Très beaux sur un plan théorique, les propos tenus  cautionnaient implicitement une discrimination pratique Mieux ils la rendaient invisible en lui donnant la justification de son contraire, l’égalité. Les victimes étaient réduites au silence, silence qui n’avait pas le droit de s’expliciter, sous peine de faire de l’horrible « communautarisme anglo-saxon », ce qui disqualifiait immédiatement son auteur.

 Pascal avait pourtant déjà écrit en son temps : « qui veut faire l’ange fait la bête ». Mais certains Français se prenaient pour les ‘archanges’ de la laïcité.

Donc, au nom de la République, non seulement on discriminait, mais on interdisait aux discriminés de se considérer comme des victimes et de se révolter : en effet, ils se révolteraient alors comme « noirs », comme « beurs », etc, subissant les discriminations des « blancs ». Or ils n’en avaient nullement le droit puisqu’en « République » il ne doit y avoir ni noirs, ni beurs, ni blanc. « La République, ce n’est pas la démocratie » claironnait-on fièrement. Effectivement, cette vision de la République n’était en rien démocratique.

Par un grossier tour de passe-passe qui, fait étrange pour nous maintenant, n’était pas perçu, on ne parlait pas, en France, jusqu’au début du XXIe siècle, des discriminations réelles sans être considéré comme un complice du « communautarisme » ; de façon dominante on n’employait le terme de discrimination que dans l’expression de « discrimination positive ».

Ainsi on avait traduit, en en faussant le sens, le terme d’ « affirmative action ». L’affirmative action en Amérique signifiait la réponse politique donnée à des discriminations  institutionnalisées contre lesquelles s’étaient élevées un Martin Luther King. En France on croyait qu’il n’existait pas de discriminations institutionnalisées, et on en déduisait qu’il n’existait pas de discrimination. Et donc dès qu’arrivait une personne non totalement blanche à un poste de direction, et surtout à un poste de responsabilité politique, le soupson existait que l’on faisait alors de la discrimination, de la « discrimination positive ».

Souvent, l’idée même qu’il pourrait y avoir quelqu’un de non totalement blanc, ou d’une origine autre que judéo-chrétienne à un tel poste suffisait à agiter l’épouvantail de la discrimination positive.
Pourquoi écrire qu’en France on « croyait » qu’il n’existait pas de discrimination institutionnalisée ? Certes la France, laïcité merci (Dieu merci avait d’abord été écrit puis supprimé), n’a jamais instauré une discrimination de l’espace comme le Sud est Etats-Unis avec les places réservées aux « blancs » et les places réservées aux « noirs » dans les autobus. Mais  la fameuse « République », des décennies durant, avait allègrement qualifiée (en toute laïcité !) certains de ses membres de « Français musulmans ». Les « Français musulmans » étaient des « sujets », les Français tout court étaient, eux, « citoyens ». Un historien de l’époque (Jacques Le Goff) l’avait noté, une « ignorance volontaire de l’histoire » chez les dits « républicains ».  « L’histoire n’est pas notre guide » affirmaient-ils en bombant le torse, cela permettait de n’en tenir aucun compte et d’opposer une République française idéale à des démocraties anglo-saxonnes réelles.

Encore qu’il s’agissait plus, dans ce dernier cas, de diabolisation que de réalité, car l’impudeur historique dont témoignaient nos réééépublicains  autorisait toute les amnésies possibles, notamment l’oubli que la notion d’individu était née dans un terreau anglo-saxon et que ces derniers pays possédaient une solide culture politique de l’individu, nettement plus forte qu’en France où l’Etat avait précédé la nation et où cette dernière était souvent conçue de façon organique. Cette culture de l’individu équilibrait, beaucoup plus qu’on ne se l’imaginait très naïvement dans la France du tournant du XXe et du XXIe siècle, le poids attribué aux communautés.

En fait il n’y avait théoriquement en République ni blancs, ni noirs, ni jaunes, comme, selon l’apôtre Paul (Epître aux Galates 3/27-28), « en Christ, il n’y a plus ni Juif, ni Grec, il n’y a plus ni esclave, ni homme libre, il n’y plus ni homme, ni femme ». Comme l’Eglise, la République s’est voulu  être les prémices du Royaume de Dieu. Mais, dans les deux cas, cela n’a pas marché et, à la fin du XXe siècle, la république française a reconnu qu’elle n’avait pas réussi à faire qu’il n’y ait « ni homme, ni femme », ou plutôt que le fait qu’on prétendait qu’il n’y ait ni homme ni femme aboutissait à une domination des hommes sur les femmes sans équivalent dans les autres démocraties (car, n’en déplaise à nos républicains, depuis la constitution de 1946 la France était officiellement une république… démocratique).

Ainsi au Sénat, il y avait en 1999, 6% de femmes, à l’Assemblée Nationale 10%. Les maires des 36000 communes françaises étaient des hommes à 92%. L’échec des propos faisant de la République un modèle face à la démocratie était patent. La France étant alors un pays excessif, le pays du tout ou rien, on vota cette année là dans la Constitution l’obligation du principe de parité et l’année suivante on le fixa par la loi.

Des Américains rirent beaucoup et dirent à qui voulurent les entendre (mais bien peu le voulurent en France !) que jamais ils auraient eu l’idée d’aller aussi loin dans une politique de quota.  Mais la France prétendait ne pas faire de politique de quota et, dans ce pays bizarre, on croyait qu’il suffisait de prétendre quelque chose pour que ce soit vrai. Une loi temporaire était peut-être nécessaire, argumentaient ces Américains, mais figer cela dans la Constitution, voila qui éternise un problème peut-être conjoncturel.

En fait, cela ne résolvait même pas le problème, les principaux partis préférant payer une amende que d’appliquer les dispositions de la loi.

Et les noirs, blancs, jaunes, rouges, verts ? Là rien. Pourquoi ? Parce que les statistiques pouvaient être faites quant aux pourcentages d’hommes et de femmes mais, au nom de l’antiracisme, il était strictement interdit de prendre en compte les « origines ethniques ». Par ce merveilleux procédé, la discrimination resta longtemps invisible.

La terminologie ancienne d’ « intégration » était employée, alors que la plupart des personnes subissant les discriminations étaient nées en France. Et parler d’intégration connotait davantage les devoirs que les droits. On refusait le terme de « minorité » comme connotant le « communautarisme ». « Il n’existe pas de minorité en France » prétendait-on avec superbe. Mais les dits minoritaires savaient bien que ce n’était pas vrai. Et, une nouvelle fois, on les privait du droit de pouvoir le dire.

Enfin, 1989 fut aussi l’année de la chute du mur de Berlin. Les espoirs mis dans le Communisme avaient été particulièrement forts en France. A la différence des pays anglo-saxons, il y avait eu un transfert de religieux dans un communisme longtemps stalinien et qui avait du se désenchanter rapidement. En 1989, des ex-communistes se trouvaient en mal de religiosité séculière. Privés de leurs rêves de lendemains qui chantent, ces dévots réinvestirent leur goût de l’absolu, leur religiosité dogmatique, leurs désirs communionnels dans une république idéalisée et une laïcité identitaire qui s’imprégnait de religion civile.

La semaine prochaine : le début d’un nouveau feuilleton : L’application de la séparation de 1905.



[1] J.-P. Willaime, « La religion civile à la française et ses métamorphoses », Social Compass,  40/4, dec. 19993, 571-580.
[2] Le Nouvel Observateur, 30/11/1989.

03/02/2006

LA "LIBERTE D'EXPRESSION" ET SES MULTIPLES FACETTES

Dans la vie, on ne fait pas toujours ce que l’on veut : je vous avais annoncé un dialogue sur l’universalisme républicain, et, depuis avant hier (mercredi), on me demande de divers côtés ma position sur l’affaire des caricatures antimusulmanes. Alors, je repousse d’une semaine mon propos pour tenter de réfléchir au problème de la liberté d’expression, cela d’autant plus que je « rumine » pas mal de choses à ce sujet depuis longtemps et qu’une autre affaire concernant la liberté d’expression en France n’est guère connue (mais c’est précisément le rôle du Blog d’attirer l’attention sur des sujets importants qui ne font pas la une des médias).

1) Quelle est cette autre affaire ? Tout simplement une condamnation de la France, par la Cour européenne des droits de l’homme pour…atteinte à la liberté d’expression. C’est la seconde condamnation pour le même motif en quelques semaines, et la troisième condamnation de la France par la Cour européenne en un peu plus de 6 mois (cf. pour les 2 précédentes, les Notes: "Gambetta guillotiné" du 23 décembre 2005 et "Trève estivale" du 29 juillet 2005; vous les retrouverez facilement grâce à la rubrique "Archives", en bas à droite après la rubrique "Commentaires récents", cela vous permet de cliquer sur le mois que vous voulez). Pour un pays qui se veut « la patrie des droits de l’homme » avouez que ce n’est pas très glorieux et mérite réflexion.

Votre Blog favori vous a déjà parlé des deux premières condamnations. Voyons maintenant la troisième. J’ai trouvé l’information dans Le Monde  (2 février 2006) : Paul Giniewski avait publié une réponse à l’encyclique « Splendeur de la vérité ». Il y écrivait : « De nombreux chrétiens ont reconnu que l’antijudaïsme des Ecritures chrétiennes et la doctrine de l’ « accomplissement » de l’Ancienne Alliance par la Nouvelle conduisent à l’antisémitisme et ont formé le terrain où ont germé l’idée et l’accomplissement d’Auschwitz ». Poursuivi par l’association « Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne » (des gens qui considèrent que l’identité française est avant tout chrétienne) pour « diffamation raciale envers la communauté chrétienne », M. Giniewski s’est vu condamné en première instance, puis en cour d’appel,  la condamnation étant confirmée par la Cour de cassation.

Première source d’étonnement : trois procès qui, chaque fois, se terminent par une condamnation. Vous en avez entendu parlé, vous ? Moi, jamais et les amis que j’ai consultés (et qui sont sensibilisés soit sur les problèmes de liberté d’expression, soit sur les relations judéo-chrétiennes) non plus. Il y a peut-être eu quelques lignes dans les journaux car personne n’a le temps de les lire de A jusqu’à Z, mais si cela avait fait un gros titre on s’en souviendrait sans doute. Dans la hiérarchie de l’information, cette affaire a été considérée comme sans importance. C’est pourtant grave et il est intéressant de constater que Le Monde publie l’info juste après celle sur les « caricaturistes de Mahomet » et que celle dernière se termine par « l’islam est à nouveau face au défi de la liberté de conscience et d’expression. » Et si la France se trouvait face au même défi…

Je ne connais pas M. Giniewski. En revanche, j’ai polémiqué, parfois, contre sa position admirative de la politique israélienne. Je n’ai donc aucun atome crochu avec lui, mais je suis choqué qu’il y ait eu condamnation sans que les medias s’en soient émus. La question de la responsabilité de l’antijudaïsme chrétien dans l’antisémitisme contemporain est une question très importante, en débat parmi les historiens. Mon collègue et ami Gilbert Dahan, spécialiste du Moyen-Age, insiste sur les différences entre les deux. Travaillant sur le XIXe siècle, je suis sensible à l’emboîtement de l’antisémitisme contemporain sur l’antijudaïsme chrétien et la polémique anti-juive de certains socialistes comme Alphonse Toussenel (les internautes que cela intéresse peuvent lire le chapitre que Valentine Zuber et moi avons consacré à ce sujet dans notre livre Une haine oubliée, Albin Michel, 2000, 239-254). Mais peu importe. On peut juger le propos excessif, le critiquer, le combattre si on le juge nécessaire, fort bien. En faire un délit, n’est-ce pas une atteinte à « la liberté d’expression » ?

C’est ce qu’a considéré la Cour européenne des droits de l’homme qui vient donc une nouvelle fois de condamner la France pour violation du droit à la liberté d’expression. La Cour estime que M. Giniewski a apporté une « contribution » à un « très vaste débat d’idées déjà engagé ». Une nouvelle fois, on peut constater qu’il est précieux qu’une telle institution existe et permette de déconnecter les droits de l’homme du cadre de l’Etat-nation. Certes, pas plus qu’une autre instance la Cour européenne n’est infaillible, mais elle donne une garantie supplémentaire et dans les trois condamnations qu’elle a portée contre la France ces derniers mois je suis persuadé qu’elle avait raison.

2) J’ai fait exprès de rapporter d’abord l’info que, sans doute, la majorité des internautes du Blog ne connaissaient pas, avant de parler de la défense de la liberté d’expression à propos des caricatures antimusulmanes. Car il faut s’étonner du fait qu’à ma connaissance personne n’ait publiquement relié les deux affaires. Significatif, non ? En tout cas, n’oublions pas que les atteintes à la liberté d’expression, viennent de plusieurs côtés,  y compris de la France deux fois condamnée par la Cour en quelques mois à ce sujet.

2.1) Mais cela ne doit pas servir non plus de prétexte pour ‘noyer le poisson’. Le droit à la critique de la religion fait partie de la liberté de conscience (de ce j’appelle la pratique sociale de la liberté de conscience) et donc de la laïcité. Là-dessus ma position est claire et permanente. D’ailleurs, la Déclaration internationale sur la laïcité, publiée dans le Blog et que vous pouvez signer, mentionne la possibilité du « blasphème ». Cela a entraîné certains refus de signature (même si, rassurez-vous, des croyants de toute confessions ont signé le texte) mais nous l’avons gardé. Pas d’équivoque donc.

A celles et ceux qui n’ont pas cru devoir s’associer à la Déclaration pour cette raison, aux musulmans choqués par ces dessins, je dirai qu’il doit avoir égalité entre le droit de croire et le droit de ne pas croire, que ces deux droits doivent pouvoir s’exprimer et qu’il ne s’agit pas d’une liberté statique, mais d’une liberté dynamique, en débat où l’on peut tout aussi bien critiquer ceux qui prônent l’athéisme que ceux qui prônent telle ou telle croyance. En particulier, les musulmans ont parfaitement le droit de ne jamais vouloir représenter le Prophète et on doit respecter leur liberté. Mais cet interdit ne saurait s’appliquer à ceux qui ne sont pas musulmans. La laïcité n’est pas le refus du sacré, c’est le refus du sacré social, d’un sacré qui s’imposerait obligatoirement en dehors de l’adhésion personnelle.

A celles et ceux qui auraient des réactions d’indignation au premier degré, je leur demanderai s’ils respectent bien la liberté d’expression de leurs adversaires. Je trouve assez drôle que crient très fort des gens qui parlent d’ « injure » ou de « trahison » faite à la laïcité dès qu’on lui ajoute un adjectif. Pour eux, parler de « laïcité plurielle » (comme l’a fait un temps la Ligue de l’enseignement) relève d’un blasphème impardonnable !

J’avais déjà écrit (où ? je ne sais plus) que, pour moi, le droit de critiquer et de caricaturer le Christ par exemple, devait être égal au droit de critiquer ou de caricaturer Jaurès (qui n’est pas le petit saint qu’en fait la ‘gôche’ française). J’ai exactement le même point de vue quand il s’agit de Mahomet ou de l’islam. Un bon critère d’équité, de la part d’un individu de gauche consiste à se poser la question : aurais-je accepté que l’on tourne ainsi Jaurès (ou tout autre figure emblématique de ses propres idéaux) en dérision ?

2.2) En effet, le droit à la critique ne supprime pas le droit à critiquer la critique mais, au contraire, doit l’inclure. Un dessin qui indique qu’il faut cesser les attentats-suicides parce qu’on manque de vierge au paradis est drôle et attaque une croyance qui peut entraîner du fanatisme. En revanche quand Mahomet est représenté (dans deux dessins) avec un turban qui comporte une bombe en son milieu, cela signifie que l’islam en tant que tel, dans son fondement même, se trouve assimilé au terrorisme. Libération a publié le premier dessin et s’est refusé à publier le second et ceux qui « sont offensants pour toute une communauté » (3 février). Je pense que Libé a eu parfaitement raison de refuser le piège du tout ou rien, de ne pas réagir au quart de tour, de prendre le temps du débat interne et de faire un choix. De même Le Monde me semble avoir réagi astucieusement avec le dessin de Plantu (pour une fois que je peux louer la presse, moi qui la critique souvent…).

2.3) A examiner ce qui se passe, on trouve un paradoxe dangereux : le fait que ces caricatures donnent lieu à des manifestations, à la demande d’excuses voire de mesures répressives est en train de créer une sorte de devoir de les reproduire. Où est la liberté d’expression si l’on est (moralement) obligé de publier des dessins avec lesquels on est en désaccord formel ? La liberté d’expression est tous azimuts : c’est le droit de publier mais de ne pas publier ce qui apparaît comme offensant ou être un appel à la haine, tout comme c’est le droit de croire et de ne pas croire. Battons nous avec autant de vigueur contre un pseudo devoir qu’aurait maintenant tout media de diffuser de telles caricatures antimusulmanes.

2.4) La liberté d’expression n’est pas un absolu (un nouveau sacré social !) qui devrait entraîner des réflexes style chien de Pavlov. Comme toute liberté est peut être limité par d’autres libertés : l’ « ordre public » démocratique (qui selon l’article un de la loi de séparation, est la seule limite légitime à l’exercice public du culte) est, précisément, l’articulation des différentes libertés.
 
2.5) Je l’ai indiqué, la liberté d’expression est réciproque, à charge de revanche. On le dit haut et fort pour les musulmans, mais il faut le dire aussi pour nous. J’aurais souhaité que des caricatures soient également publiées par la presse pour exercer le même droit à la critique, au soupson, à la mise en scène caricaturale à l’encontre des auteurs et de certains diffuseurs empressés des caricatures. Je remarque que personne n’a publié de caricature caricaturant les auteurs des dessins (pourquoi pas ?), ou montrant Serge Faubert se frottant les mains et se disant qu’il allait  avoir, pour  France-Soir, une formidable publicité gratuite alors que les ventes du journal sont au plus bas. Bien sûr, il prétend que cela n’a pas joué et se drape dans les plis du grand défenseur de la laïcité et de la liberté d’expression.  Mais, pourquoi prendrait-on son propos pour argent comptant ? Il n’est guère crédible : il y a dix ans, quand un rapport parlementaire parlait de « religions reconnues » (ce qui est contraire à l’article 2 de la loi de séparation) et accusait sans preuve certains groupements religieux, Faubert applaudissait des 2 mains. Ses grandes phrases vertueuses, son invocation de Voltaire me fait bien rire.

2.5) Il y a une réflexion spécifique à mener sur les photographies, les dessins, les caricatures. Je voudrais donner ici mon expérience d’historiens : une caricature frappe l’imagination beaucoup plus qu’un texte et si on peut signaler dans un écrit ou oralement le fait que la situation est calme, cela ne sera jamais caricaturé. J’ai souvent constaté que les expositions, faites par des profs qui avaient un souci très louable de montrer aux élèves des dessins et des caricatures d’époque, donnait une image tronquée de la réalité (de l’histoire de la laïcité notamment) : l’événement spectaculaire, le conflit se trouvait privilégié, les accommodements devenaient invisibles.

Par ailleurs, les caricatures du XIXe siècle ont grandement contribué par leur représentation du « juif », du « franc-maçon », du « protestant » d’un côté, du « jésuite », du « moine », du « clérical » de l’autre à ce qu’A. Leroy Beaulieu a appelé en son temps « les doctrines de haines »  dont le résultat a été, entre autre, la condamnation injuste de Dreyfus et l’exil de 30000 congréganistes (cf. toujours Une haine oubliée, ouvrage déjà cité). La caricature comporte le risque de réduire l’être humain à une essence fantasmée, elle est moins dans le rationnel que l’écrit, elle repose sur la connivence. Attention donc, pour les caricaturistes, de ne pas renforcer les idées reçues, les stéréotypes

2.6) Des caricaturistes se plaignent, dans Le Monde (3 février) d’une liberté d’expression moindre aujourd’hui qu’il y a 20 ou 30 ans. Je partage globalement leur avis. Encore une fois, la condamnation, à 2 reprises, de la France par la Cour européenne des droits de l’homme en est un indice (inquiétant) parmi d’autres. Pourquoi ce recul de la liberté d’expression ? : vous le saurez bientôt car l’historienne de 2106 qui s’est penchée sur la France de 2006 (cf. la Note « La douceur totalitaire I ») a travaillé la question. Et c’est important de tenter de comprendre ce qui est en train de se passer. Retenons, pour aujourd’hui que « l’islam », « le monde musulman » (pour reprendre les termes employés) est loin d’être seul en cause. Il constitue un miroir grossissant de problèmes beaucoup plus globaux. Cela fait qu’encore une fois c’est à son propos que se déclanche une « affaire », que se déchaînent les affects. Nous sommes (en Occident) scandalisés par les demandes de sanctions, beaucoup de musulmans se sentent, une nouvelle fois, blessés et humiliés. Pour toutes celles et tous ceux qui ne veulent pas d’un  choc des civilisations, cela est très inquiétant.

C’est pourquoi j’ai tenté de prendre en compte la complexité de cette affaire  et je me suis dit que cela valait la peine d’en parler un peu longuement.

PS: pour Clicillic: effectivement, je n'ai pas reçu le dit commentaire... et donc je ne l'ai pas supprimé. Ceci dit votre question sur la liberté d'expression pour les commentaires du Blog tombe à pile par rapport à cette Note: je n'ai supprimé qu'une seule fois des commentaires, il y avait un ensemble de gens qui, au moyen du Blog, s'envoyaient des remarques à forte connotation sexuelle, remarques qui n'avaient absolument rien à voir avec les Notes. Le Blog était, en quelque sorte, pris en otage. J'ai laissé faire au début, espérant que cela se calmerait tout seul. Comme cela n'a pas été le cas, j'ai prévenu, dans une Note, que je considérais que cela suffisait et j'ai enlevé tous les commentaires de ce type, sans rapport avec aucune des Notes.

Pour le moment, ce fut le seul cas où j'ai eu à intervenir. Mais je me réserve le droit d'intervenir également en cas d'injures, de propos à caractère raciste ou diffamatoire. Par contre toutes les critiques sont les bienvenues (et les éloges aussi!!!). Je ne peux malheureusment pas répondre à tout le monde: c'est déjà très acrobatique d'insérer le temps d'actualisation du Blog dans mon emploi du temps, mais je lis tous les commentaires. Merci à leurs auteurs: ils contribuent à l'intéret du Blog; qu'ils sachent que je leur en sais grè. Donc j'attends votre commentaire.

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