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30/05/2009

DECONSTRUIRE LES NOTIONS DE DECOLONISATION ET DE LAÏCITE

Vent debout le Blog : malgré l’actualité et les tempêtes, il ne dévie pas de son cap. Même si certains détours le retardent. Je vous avais promis la fin du compte rendu du livre passionnant de Tod Shepard. La voici.

 

D’abord j’indique pourquoi j’accorde autant d’importance à ce livre. Il me semble représenter, d’une certaine manière, à propos de la guerre d’Algérie, le même regard nouveau que celui qu’avait porté un autre historien américain, Robert O. Paxton, quand il a avait écrit La France de Vichy 1940-1944 (paru en France au Seuil en 1973).

Ce livre de Paxton, en avait fait hurler plus d’un à l’époque car il montrait (notamment) l’ampleur de la collaboration. Mais peu à peu, on a du reconnaître sa véracité et maintenant il s’agit d’un ouvrage qui fait référence.

Pour le livre de Tod Shepard, la tactique suivie me semble un peu différente. Au lieu de le contester, ce qui engage le débat, le risque est de feindre l’indifférence.

 

 

C’est pourquoi, il est important d’en parler. Et je sais que ce blog est lu par des journalistes. Ne pourraient-ils pas s’y intéresser (si ce n’est déjà fait) et aider à ce qu’il ait un véritable débat sur le livre et ce qu’il montre ?

Car comme il était d’actualité, alors, d’affronter ce qui s’était passé sous Vichy et continue à faire partie de l’historicité de la France actuelle, il est urgent d’affronter ce qui a eu lieu lors de la guerre d’Algérie et qui pèse toujours sur l’état présent de notre pays.

L’actualité, ce n’est pas seulement les événements actuels, ce sont aussi les structures historiques qui imprègnent ces événements.

 

Je vous avais laissé, dans la Note du début du mois, sur le retournement de 1962 : la fin de la politique d’intégration suivie de 1958 à 1962 et la façon dont on a abandonné certains principes républicains, en ethnicisant la conception de l’identité nationale.

Comment le renversement de la « menace terroriste » (désormais incarnée par l’OAS) avait permis une temporaire et équivoque alliance entre de Gaulle et la gauche.

Et comment les « pieds noirs (= Européens d’Algérie) avaient d’abord été stigmatisés comme déviants virtuellement homosexuels, puis, pour les accueillir, replacés dans un cadre familial rassurant. Ils devenaient « nos compatriotes et nos frères ».

 

A l’inverse, l’opinion métropolitaine estimait, désormais, que les « musulmans » n’étaient plus des Français. Or, selon ce qui avait été dit lors des accords d'Evian et du référendum sur l’indépendance de l'Algérie, la République française devait maintenir la nationalité française a tous les habitants de l’Algérie qui ne voudraient pas y renoncer.

Cela était d’autant plus important que la France avait enrôlé dans ses forces armées plus de 20000 citoyens français musulmans d’Algérie et qu’elle leur devait, ainsi qu’à leur famille, la garantie que leurs intérêts « de soldats et de citoyens » seraient sauvegardés.

Cela n’a pas été le cas, au contraire.

D’autres avaient pris son parti lors de la guerre et elle avait le devoir moral de les protéger.

 

Shepard étudie « le refoulement des musulmans » à partir de mai 62. 

Il y a eu un changement significatif de vocabulaire. D’abord on a distingué les « rapatriés de souche européenne » et les « rapatriés de souche musulmane » (significative ethnicisation d’une qualification religieuse !)

Ensuite, ces derniers ont été dénommés « harkis » ou « réfugiés », ce qui leur a dénié, de fait, les droits de « rapatriés » et de citoyens ». De Gaulle a cautionné ce glissement, contraire aux accords d’Evian avec le FLN.

Le secrétariat d’Etat aux rapatriés prétendait que « Ces musulmans n’étaient pas adaptés  à la vie européenne ». De même, l’affirmation que les « juifs n’étaient pas assimilables » avait été une des causes de l’antisémitisme de Vichy (cf l’ouvrage de Paxton et Marrus, Vichy et les Juifs, Calmann-Lévy, 1981).

Là, au contraire, les juifs d’Algérie ont été considérés comme européens et donc rapatriés et citoyens.

 

Shepard rapporte 2 fait significatifs à ce sujet.

D’une part l’action des agents sionistes qui poussaient les juifs d’Algérie à émigrer en Israël. La France a du contrecarrer ces visées. Mais (c’est moi qui l’ajoute), cela explique peut-être la phrase de de Gaulle en 1967 sur « ce peuple sûr de lui et dominateur ». Il n’a pas du apprécier du tout l’action de ces agents !

D’autre part ont été reconnus comme Français des juifs qui n’avaient bénéficié du décret Crémieux en 1870, les juifs du M’Zab. Ils étaient toujours de « statut mosaïque », pouvaient être polygames, répudier leurs femmes. Et les femmes se trouvaient exclues de toute forme d’héritage.

Cela montre bien les zig-zags et l’aspect idéologique de la représentation de l’autre comme « assimilable » (c'est-à-dire semblable, en fait) ou non.

Nombre d’officiers ont, en vain, souligné, « les qualités personnelles des ‘Français musulmans’ », leur « capacité à s’assimiler dans la société métropolitaine et, en particulier, leur aptitude physique au travail ». certains ont mentionnés la capacité des femmes à être « chef de famille »,  le fait que les enfants parlaient français, etc

 

Des membres du gouvernement et de l’administration sont intervenus pour contrecarrer les efforts de nombreux officiers français qui voulaient sauver leurs soldats « musulmans » des représailles qui les menaçaient en Algérie.

Beaucoup de ces "musulmans" furent torturés, tués : les estimation des morts varient entre 10000 et 100000, c’est dire que cette histoire restent en partie à écrire. Mais ni la France ni l’Algérie officielles n’ont intérêt à cela, à une époque pourtant où l’on nous bassine avec le « devoir de mémoire ».

Les dits harkis qui ont pu atteindre la métropole ont été des « réfugiés » dans leur propre pays ! Au lieu de leur reconnaître leurs droits, on a prétendu leur donner une aide humanitaire (fort limitée au demeurant).

Ils ont été considérés comme une entité collective et non comme des individus : cela montre bien que le dit « communautarisme » est avant tout un regard porté sur l’autre.

 

A partir de l’ordonnance du 21 juillet 1962, « pratiquement toutes les politiques et pratiques liées à l’intégration ont disparu » et il n’a plus été question du droit pour tous les habitants de l’Algérie qui le souhaitaient, de garder la nationalité française.

Les Français de statut civil de droit local ont du « déposer une déclaration de nationalité  (qu’ils possédaient déjà) » et qui pouvait être rejeter.

Pour les « musulmans » résidant en métropole (et main d’œuvre très utile !)  les autorités souhaitaient qu’ils restent…mais comme étrangers.

 

Au niveau des médias, notamment à gauche, on a eu peur que « les harkis ne fussent le cheval de Troie de l’OAS, qui menaçait maintenant la métropole".

Il en a été de même de partis et de syndicats de gauche comme le PC, le PSU et la CGT. Cela explique que personne n’ait vraiment défendu les dits harkis.

Par ailleurs, « le gouvernement gaulliste a racialisé l’exclusion qu’il a instituée » Il s’est efforcé de convaincre l’opinion publique que les pieds-noirs étaient des Français et certes pas tous des « facistes ». Mais a « parallèlement dénié aux citoyens français musulmans d’Algérie le droit de revendiquer une identité française »

On a aussi fait une distinction par genre : les harkis de sexe masculin étant une force de travail potentielle.

 

Tod Shepard termine son livre par un chapitre sur le changement du mode d’élection à la présidence de la République, d’un collège de grands électeurs au suffrage universel. Cela s’est effectué d’une façon qui « faisait fi de la Constitution, du droit, de la tradition républicaine et de ses principes ».

Ainsi, tous les conseillers d’Etat, sauf un, avaient considéré que le recours au référendum sur cette question était illégal. Il en a été de même du Conseil constitutionnel par 7 voix contre 3.

Shepard montre comment cette nouvelle violation de la Constitution a été justifiée au nom de la menace que faisait peser l’OAS.

Et on a accentué l’amalgame, estimant notamment que les femmes, en raison de leur « extrême sensibilité »  seraient particulièrement réceptives.

Ces événements ont aussi entraîné la marginalisation de Gaston Monnerville, le seul homme politique de couleur qui exerçait une fonction politique importante (il était président du Sénat et avait parlé de « forfaiture »).

 

D’une manière générale l’indépendance algérienne et la disparition de l’Union française « a mis fin aux essais de reconfiguration de la citoyenneté et de la République tentés par la France entre 1944 et 1962, destinés à intégrer, d’une manière ou d’aune autre, ses sujets coloniaux. »

Et c’est en 1962 « que le Parlement, ainsi que la nation, ont été « européanisés » par l’exclusion de l’Algérie de la République.»

L’auteur ajoute : « La « race » et « l’origine ethnique » ont servi à délimiter les frontières de la nation et la réaffirmation de présomptions rassurantes quant aux rapports sociaux de sexe a promis que serait assuré la stabilité de l’Etat. »

 

Au final, son livre montre

-         « comment la Révolution algérienne a fait mûrir les très ancienne contradictions sises au cœur du projet républicain. »

-         comment on a voulu oublier le « fait que la république a su se montrer capable d’imaginer des politiques publiques novatrices afin de surmonter les discriminations et les inégalités affectant des catégories de citoyens en raison de différences attribuées »

Bref « la révolution algérienne n’a pas seulement mis fin à l’Empire, elle a mis au jour les liens inextricables entre l’universalisme et l’impérialisme ». « Le consensus formé autour du « courant de l’histoire » a permis de confondre les choix politiques les choix politiques des autorités françaises avec les ‘valeurs républicaines’ ».

***

 

J’avais dit que je ferai des commentaires à la fin de ces Notes.

En fait j’en ai fait quelques uns en cours de route et sur beaucoup de points, il m’a suffi de citer l’ouvrage pour montrer à quel point celui-ci livre une clef essentielle pour comprendre le sous sol historique de la situation actuelle en France.

On peut être choqué, voire scandalisé, comme citoyen par beaucoup de faits que l’ouvrage rappelle ou indique.

Mais au-delà de cette réaction, l’ouvrage donne une clef notamment sur ce qu’est la laïcité dominante en France depuis 1989 et la 1ère affaire de foulard

(il a rappelé d’ailleurs que, lors des événements du 13 mai 1958, des Européennes avaient fait enlever leurs foulards à certaines Algériennes)

L’historicité de cette laïcité là, n’est pas le « conflit des deux France » mais la colonisation et la décolonisation. Il est absolument capital de le comprendre.

De même, les difficultés de la France à ne plus être une nation « blanche », à accepter son aspect  pluriculturel et multiethnique est profondément enraciné non seulement dans la colonisation, mais dans la manière dont les gens ont vécu la décolonisation.

 

C’est dernier point qui est l’aspect le plus provoquant de l’ouvrage de Shepard.

J’ai moi-même eu du mal avec ce livre au début de ma lecture. Son point de départ indiquant que l’indépendance de l’Algérie n’était pas inéluctable choquait les convictions qui avaient été les miennes quand lycéen, puis étudiant, la guerre d’Algérie (avec la loi Debré) avait donné lieu a mes 1ers engagements politiques.

Shepard m’irritait en mettant cela en doute: un des grands arguments, à l’époque, pour crédibiliser son discours consistait, précisément à affirmer que l’indépendance de l’Algérie était inéluctable ; que la décolonisation était en marche et que rien ne l’arrêterait.

Et peut-être était-ce une croyance qui nous animait : nous étions dans un sens de l’histoire à la fois quasi inéluctable et moral !

Ensuite, l’indépendance de 1962 constituait la preuve que nous avions eu raison.

Bref, sur la guerre d’Algérie, j’étais plus dans les souvenirs d’un vécu d’acteur que dans la distance de l’historien. Vécu d’acteurs que des livres, au demeurant excellents, sur l’histoire de cette guerre, n’avait guère entamé.

L’ouvrage de Shepard, à un certain niveau, me heurtait donc de front. Mais, dés le début, je l’ai trouvé solide. Ce double aspect m’a passionné.

Certes, je suis (depuis longtemps) d’accord pour penser, avec Shepard, qu’il n’y a pas de sens préétabli de l’histoire et que si le FLN a lutté, c’est justement parce que l’histoire n’est pas écrite à l’avance. Par ailleurs, le travail de l’historien doit prendre ses distances avec toute vision substantialiste, toute philosophie de l’histoire.

Je pense toujours cependant (là Shepard ne m’a pas complètement convaincu) qu’il existe des « moments historiques » où les choses sont potentiellement plus possibles qu’a d’autres moments.

Il s’agit d’une tendance et non d’un déterminisme. Et cela me semble été une des raisons de l’engagement de R. Aron pour l’indépendance algérienne.

Mais j’ai compris, au fil des pages de ce livre, tout l’intérêt de déconstruire la notion  de « décolonisation » pour fouiller tout ce qui a été mis sous ce vocable, tout ce qui a été représenté et vécu.

Finalement Shepard effectue, avec cette notion de décolonisation, une démarche tout a fait analogue à celle que je tente de faire avec la notion de laïcité.

Examiner tout ce qui se joue, explicitement, mais aussi et surtout implicitement, de façon masquée, et ensuite amnésique, dans la mise en avant d’un mot global, que ce soit décolonisation ou laïcité, pour légitimer un ensemble de choses très complexe.

Décolonisation et laïcité peuvent être des termes, des représentations utilisés comme des alibis.

Des mots incontestables qui masquent des choses très contestables

Des boucliers qui permettent de légitimer des politiques publiques, des préjugés partagés; de refuser de se poser des questions désagréables.

Cela, d’ailleurs, m’a aussi permis de mieux comprendre à quel point je pouvais dérouter, voire choquer, des militants de la laïcité, atteints dans leurs croyances.

Mais, eux aussi, doivent engager une démarche de connaissance, prendre de la distance avec leur vécu et leurs souvenirs.

 

C’est parce qu’il se livre à la déconstruction d’une notion tabou, parce que ni le général de Gaulle (dont on fait maintenant une sorte de monstre sacré) et sa politique, ni la gauche anticolonialiste elle-même, n'en sortent indemnes, que je compare le travail de Shepard à celui de Paxton, ce qui, sous ma plume, est un beau compliment.

 

PS: pour l'internaute qui a demandé des pécision sur la Halde, le mieux est d'aller consulter son site Internet.

 

 

Commentaires

Voila que Jean baubérot nous entretiens d'historiens américains concernant la guerre d'Algérie pour mieux nous préparer à la révélation du vraiment très secret, qui fût ensuite fort bricolé par De Gaulle, plan Marshall signé par Truman le 3 avril 1948, qui s'avéra d'un montant total de 100 milliards de dollards actuels pour le rétablissement de 16 pays européens avec décolonisations exigées....

Écrit par : casaque bleue, toque rose | 30/05/2009

Ce week-end à Toulouse, entendu Philippe Martel parler au Forum des langues, de la France comme étant "le pays de l'universalisme dans un seul pays"... même pas complètement si j'en juge par votre lecture de Tod Shepard.

Écrit par : hugues | 02/06/2009

Salutations après quelques années depuis Guadalajara, je viens de lire Todd Shepard et pense que c'est un grand livre, donc bientôt je vais y aller de mon commentaire avec un complément: 1963 a été la fin (pour les jeunes "bourgeois" français") du service militaire comme rite de passage au statut d'adulte; ils ont pu devenir objo ou coopérants dans ce monde nouveau de la décolonisation. La France est la dernière puissance moderne européenne à accepter de ne plus être un projet impérial pour devenir un morceau d'Europe

Écrit par : claude Bataillon | 28/10/2012

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