21/10/2006
LES CARENCES DU RAPPORT OBIN
J’aimerais parler de choses plus agréables. J’aimerais pouvoir faire mon travail d’historien et de sociologue de la laïcité dans la sérénité. C’est impossible car il faudrait ignorer ce qui occupe le devant de la scène médiatique. Entre autres, le « rapport choc » (sic, la couverture) dit « Rapport Obin » concernant « les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires » (titre officiel), publié sous le titre significatif « L’école face à l’obscurantisme religieux ». Pas besoin de vous faire un dessin je suppose….
Ce Rapport est le résultat d’une « enquête » (on le verra, le terme n’est pas vraiment approprié) menée d’octobre 2003 à mai 2004 par 9 inspecteurs généraux ou chargés de mission de l’Education Nationale.
Me taire est d’autant plus impossible que je suis mis en cause, mis en scène dans ce livre d’une façon vraiment significative du type de manipulations opéré ; cela m’autorise à dire que ce qui est « inquiétant » (qualificatif de la 4ème de couverture) c’est d’abord le rapport obscurantiste au savoir qui se manifeste à diverses reprises, avec une parfaite bonne conscience.
L’ouvrage est construit de façon très significative : on vous livre ce que pensent « vingt personnalités » du Rapport AVANT le Rapport lui-même, afin que vous sachiez ce qu’il faut en penser, afin de vous imprégner d’une interprétation alarmiste. Bref, la cause est entendue avant les propos relativement prudents donnés au début du Rapport lui-même.
Comparons : Jean-Pierre Obin écrit au début de son Rapport : « Le panel d’établissements visités ne constitue en aucun cas un échantillon représentatif des établissements français, ni sur le plan de l’étude ni d’ailleurs sur aucun autre ». Et un peu plus loin : « Cette étude ne peut prêter à généralisation et à dramatisation excessive : les phénomènes observés l’ont été dans un petit nombre d’établissements.»
Cette citation…. pages 299-300 du livre après les 20 commentaires (dont la grande majorité penche, devinez où…) ; le premier, du à Alain Seksig, coordinateur de l’ouvrage, commence ainsi : « Ces dernières années, au nom de la ‘liberté religieuse’, on a assisté, au sein même des établissements scolaires, à une véritable surenchère de passages à l’acte et de revendications » et suit une accumulation d’exemples (je vais revenir sur cette ‘méthode’) qui ont pour but, précisément, de générer généralisation et dramatisation. Véritable opération de transsubstantiation (opération religieuse s’il en est…et qui devrait être absolument interdite à un inspecteur de l’éducation nationale) !
Nous nous trouvons donc avec une fusée à deux étages.
Premier étage : le Rapport Obin lui-même, avec ses carences, son rapport parfois obscurantiste au savoir, rapport « inquiétant » en ceci que, déjà, à la lecture, on se dit que si des inspecteurs généraux de l’éducation nationale en sont là, l’école en France ne pourra jamais s’en sortir. Cela est vraiment déprimant !
Second étage : l’ouvrage qui publie le Rapport et qui, selon l’astuce mille fois utilisée prétend défendre une école dispensant du savoir, une école refusant d’être le reflet de la société, tout en se moulant dans les procédés médiatiques de dramatisation émotionnelle, de mise en spectacle, de combat des bons contre les méchants,… en n’effectuant pas une démarche de savoir. C'est encore plus "inquiétant"!
Bref, l’arroseur prétend être arrosé. Et, naturellement, certains médias, reconnaissant là leurs frères et sœurs en société du spectacle, frétillent d’aise, en rajoutent encore une louche : à une émission de télévision, les anecdotes devenaient de l'inflation idéologique. J’ai du imposer presque physiquement mon propos à l’animateur (qui voulait tout le temps m’interrompre) pour pouvoir indiquer quelques éléments basiques. La situation médiatique est telle, qu’on se demande toujours s’il faut aller ou pas dans ce genre d’émissions : ne pas y aller signifie laisser prospérer la pensée unique ; y aller implique souvent de faire face à des traquenards.
Voyons d’un peu plus prés les choses. Pour ne pas sombrer dans la dépression, je vais faire preuve d’un peu d’humour (avant de redevenir sérieux, vous me connaissez quand même !). Il faut dire que l’on me tend (involontairement) la perche : les inspecteurs généraux du Rapport ont, selon son auteur, suivi une démarche « ethnologique » p. 305). Ont-ils reçu une formation d’ethnologues ? Que nenni. Mais si aujourd’hui, on ne s’improvise pas ethnologue, on reçoit des années durant une formation appropriée, il n’en était pas de même au XIXe siècle, lors des débuts de l’ethnologie quand de courageux explorateurs allaient, à leurs risques et périls, dans des contrées lointaines peuplées d’être humains inconnus et étranges.
Reprenant cette démarche, nos courageux inspecteurs, ont visité des établissements, qui (à défaut d’être représentatif de l’ensemble) « constituent, sans doute, un panel assez représentatif (…. de ceux) des quartiers dont la ‘ghettoïsation’ est largement entamée, voire achevée » (p. 300). Comme les premiers ethnologues, ils ne sont guère entrés directement en contact avec la population qu’ils voulaient ethnologiser (trop dangereux peut-être) mais ont choisi des informateurs, et en premier lieu des « chefs d’établissement » dont, précise une note, la connaissance en matière de géographie religieuse du quartier provient « le plus souvent » des « renseignements généraux » (pour les internautes canadiens, belges, japonais[2] et autres qui n’ont pas la chance de vivre en République, et doivent se contenter d’une piteuse démocratie, voila comment l’Encyclopaedia Universalis, ouvrage très subversif je le reconnais, commence son paragraphe sur les RG : « Très curieusement la police politique, après avoir été clouée au pilori sous le règne de son théoricien, Napoléon III s’exerce aujourd’hui au grand jour, sans que la plupart des Français s’en aperçoivent vraiment. »[3] ).
Après un long processus, l’Etat a mis en place un Conseil national et des Conseils Régionaux du Culte Musulman qui, contrairement à l'encadrement de certains autres cultes, sont issus d’élections. L’idée est de pouvoir plus facilement se concerter. Comme la majorité des cas visés par le Rapport sont référés à l’islam, il eut été peut-être plus utile de s’adresser à des représentants élus qu’à des membres de la police politique. Qu’en pensez-vous chers internautes ? Je ne fais que suggérer timidement : devant d’aussi distingués ethnologues, on est forcément très prudent….
J’aurais pu bien sur pousser le bouchon de ma comparaison plus loin et dire, en clair, que cela manifeste une mentalité néo-coloniale inconsciente. Je n’irai pas jusque là, ce serait tourner au procès d’intention.
Pour moi, se manifeste surtout une naïveté épistémologique (excusez le gros mot) que l’on retrouve dans d’autres passages. Si les inspecteurs se sont prétendus ethnologues et non sociologues c’est peut-être parce qu’ils sont au courant que des études sociologiques concernent d’assez prés leur sujet ( ne pouvant tout citer je donnerai quelques noms : Nacira Guérif-Souilamas, Farhard Khosrokhavar, Françoise Lorcerie, Bérengère Massignon -exactement sur le même sujet ![4]- Nancy Venel, etc ; pour ne pas parler des sociologues de la religion[5])… et que ces Messieurs-dames ne voulaient pas en tenir compte. Or, la première chose à faire quand on veut traiter une question sérieusement consiste à dresser un « état des lieux »: ce qui a été déjà fait et sur lequel on peut s’appuyer. Or le Rapport se contente au tout début (p. 296) de citer quelques ouvrages très généraux (un seul sur la laïcité) sans en tirer d’analyses[6].
Ensuite, quand il s’agit de traiter des « évolutions religieuses », le Rapport a une fâcheuse tendance à confondre journalistes de Charlie-Hebdo et directeurs de recherche au CNRS (cf. p. 312). Sans doute veulent-ils participer à cette « culture jeune » qu’ils dénoncent par ailleurs (p. 341)! En fait, les références à la sociologie ne sont pas complètement évitées (cf. p. 310, où les politiques publiques sont critiquées), elles restent très marginales et se cantonnent au contexte socio-économique.
Car le principal défaut du Rapport consiste à énoncer des faits déjà connus (ils « ne m’ont rien appris de nouveau » écrit B. Lefebvre p. 65), avec toujours la même erreur de méthode (présente en pire dès le 1er commentaire d’A. Seksig) : outre qu’on juxtapose des faits rares et d’autres qui le sont moins, outre que l’on ne hiérarchise pas la gravité de ces faits (on ne distingue pas les formes « licites » des formes « illicites » ! p. 304), on n’effectue pas d’analyse, de mise en perspective qui permettrait de comprendre et de saisir à partir de quelles interactions ces faits prennent sens. Je nuance tout de suite mon propos : ce qui distingue quand même le Rapport du texte de Seksig et de la littérature de dénonciation dont on nous abreuve, c’est une attention à la ghettoïsation socio-économique (« quartiers de souffrance et en souffrance » et les propos des pages 308-310), des notations qui ne manquent pas d’intérêt (on va y revenir) et un ton relativement serein.
Donc acte. Mais je suis très loin d’être satisfait pour autant. Cela pour deux raisons. D’abord parce qu’à des problèmes de l’ordre du symbolique, il est totalement insuffisant de se contenter d’une mise en perspective socio-économique. Il faut donner des pistes d’analyse de ce qui se passe actuellement au niveau du symbolique. Et là,… pratiquement rien à se mettre sous la dent. Ensuite, les notations intéressantes sont oubliées quand le Rapport passe aux propositions. Là apparaît un choix idéologique conscient, puisque le Rapport énonce une sorte de déclaration de guerre au savoir.
Première raison : l’absence de mise en perspective du symbolique, de l’expression par le symbolique, l’absence de décryptage de ces fameux « faits » qu’on nous répète à satiété. Pour faire vite, un seul exemple mais caractéristique : les « prescriptions rigoureuses » que, pour le Rapport (ce n’est pas faux, mais il faudrait complexifier : c’est parfois aussi un choix des jeunes filles elles même et, là, c’est plus perturbant), les « frères » imposent aux élèves filles : « comme le maquillage, la jupe et la robe sont interdites, le pantalon est sombre, ample style « jogging », la tunique doit descendre suffisamment bas pour masquer toute rondeur » (p. 315). Et le Rapport complète ceci par une remarque plus générale : « l’obsession de la pureté est sans limite » (p. 318).
Franchement, peut-on faire comme si cela se passait dans un vide socio-symbolique ? Comme s’il ne s’agissait pas d’une imprégnation, d’une dépendance et d’une réaction (extrême) à une société d’exposition marchande des corps, une société de construction médiatique d’une ‘culture porno’, et plus largement d’une sexualité marchande. Je renvoie, notamment, aux ouvrages de Michèle Marzano (du CNRS et non de Charlie Hebdo, elle, il est vrai)[7] qui montre comment s’impose socialement un imaginaire pornographique. On peut compléter cela par l’ouvrage d’Anne Steiger, La vie sexuelle des magazines (Michalon, 2006) qui montre de façon très précise comment se construit socialement une libido formatée, pour le plus grand profit (dans tous les sens du terme !) de certains. Ne serait-il pas possible de se poser ne serait-ce qu’une fois la question : et si la société dominante avait la contestation qu’elle mérite ?Car, naturellement, ceux qui n’ont pas vécu avant le développement social de cet imaginaire, ceux qui ont comme culture dominante les input d’un univers médiatisé sont d’autant plus imprégnés, dépendants, et parfois réactifs (et bien sûr les 3 peuvent être liées). Ne pas replacer les faits cités dans les transformations de l’intimité, des représentations sociales de la sexualité, de l’amour et de l’érotisme dans les sociétés de la modernité tardive, c’est je l’écris tout net, extrêmement inquiétant. Arrêtons de faire comme si la sexualité était « libre » dans notre société et que seulement « l’islam » (ou les religions) avait des problèmes de ce côté-là. C’est franchement débile !
Puisque le Rapport tire des constats du « simple fait de déambuler aux abords d’une école ou d’un collège » (p. 314), les inspecteurs généraux pourraient faire un pas de plus : feuilleter chez les marchands de journaux Choc, Entrevue, Guts, Newlook (qui vise de + en + une clientèle d’ados), etc, etc. Ils ne parleraient plus alors de « culture jeune » mais d’une culture médiatiquement imposée. A lire cette presse, à regarder et écouter des émissions de radios et de télé, ils s’étonneraient moins de la banalisation de la grossièreté et des injures dans les établissements scolaires et ils poseraient peut-être des questions à la société globale. En fait, dans le Rapport, « les médias » constituent une référence (plus que le CNRS !) et sont considérées comme un « écho » de la réalité (p. 341), et non comme un paramètre important de la construction sociale de cette réalité. La démarche des sciences sociales n’est pas prise en compte.
Et je pourrais continuer longtemps en prenant d’autres exemples. Mais, vous l’avez compris, mon propos c’est en substance : « arrêtez de nous abreuver de faits bruts et chercher à comprendre, à analyser, occupez-vous de la signification de vos pseudos ‘constats’ »
Seconde raison : plus ou moins allusivement, le Rapport est parsemé de notations qui pourraient, si elles étaient structurées, décrire une partie du contexte. Par exemple :
- l’existence pour le catholicisme d’aumôneries et d’écoles privées (p. 303),
- la moyenne d’ancienneté des professeurs inférieure à 3 ans dans des collèges particulièrement difficiles (p. 319), les « jeunes professeurs » y sont nombreux (p. 353), « mal préparés à affronter ces situations, laissés sans directive ni soutien » (p. 362)
- le calendrier scolaire « qui intègre les principales fêtes catholiques et ne laisse aucune place aux fêtes et jours fériés d’autres religions » (c’est «le 1er objet de contestation ») (p. 333),
- les chapelles catholiques « sises le plus souvent à l’intérieur de lycées prestigieux, et où se dit régulièrement la messe » (p. 335),
- Ben Laden comme « figure emblématique d’un Islam conquérant, assurant la revanche symbolique des laissés-pour-compte du développement » (p. 345). Ben Laden = nouveau Staline : s’il avait été jusque là, le Rapport aurait du se poser d’épineuses questions : une partie du corps enseignant a été plus ou moins stalinienne, et la France n’en est pas morte !
- Les chefs d’établissements, recteurs, inspecteurs d’académie sont « mal » ou « très inégalement informés» de ce qui se passe dans les classes (p. 363)
Etc.
Pourtant ces diverses observations ne conduisent pas à des « propositions » qui remettraient si peu que ce soit en cause l’inégalité entre les cultes (que B. Massignon montre encore plus clairement dans son article) – bien au contraire[8]. Elles ne conduisent pas davantage à réformer cette école dite républicaine, en fait largement encore napoléonienne, sa hiérarchie figée, le système désastreux qui conduit à mettre de jeunes nouveaux profs dans les endroits les plus difficiles, système pourtant largement responsable des difficultés actuelles. Non, les propositions faites ne sont en rien une prise en compte de la situation globale et de ses interactions, elles visent à « régénérer chez ces jeunes le sentiment d’une appartenance à un ensemble politique capable de transcender leurs autres appartenances » (p. 366). L’emploi de 2 termes très religieux (« régénérer » et « transcender ») est-il conscient ? En tout cas, il ne doit rien au hasard : le Rapport prétend « défendre la laïcité », en fait il prône une religion civile républicaine, comme cela se fait depuis 16 ans avec le succès que l’on sait.
Et cette religion civile ne fait pas bon ménage avec une démarche de connaissance. Il y a, à la fin du Rapport, une déclaration de guerre au savoir. (A SUIVRE)
[1] A. Seksig, instituteur puis directeur d’école à Paris 20e, fut conseiller du Ministre Jack Lang (2000-2002) et est maintenant inspecteur de l’Education Nationale.
[2] Si, si, il y en a et je les salue.
[3] Encyclopaedia Universalis, Police et société, par M. Le Clère, tome 18, p. 539, édit de 1992 (si vous vouliez une édition plus récente, chers internautes, il fallait me l’offrir !)
[4] B. Massignon, « Laïcité et gestion de la diversité religieuse à l’école publique en France », Social Compass, n° 47/3, 2000, p. 353-366 ; cet article se fonde sur un DEA plus développé : Laïcité et gestion de la diversité religieuse : la prise en compte des demandes d’expressions des appartenances religieuses dans les établissements secondaires publics, EPHE, 1999 (bien sûr, personne ne sait tout… mais l’auteur du Rapport me connaît et il aurait suffit qu’il me demande ce qui existait sur le sujet). B. Massignon a également fait, fin 2003, (cad au moment même du début de l’enquête) un rapport pour le Ministère des affaires étrangères donnant une comparaison internationale sur le port des signes religieux dans les écoles publiques.
[5] J’y reviens presque tout de suite
[6] Ainsi le rapport cite L’Islam mondialisé d’O. Roy (Le Seuil) sans s’en servir ensuite.
[7] Penser le corps (PUF, 2002), La pornographie ou l’épuisement du désir (Buchet Chastel, 2003), Malaise dans la sexualité (JC Lattès, 2006)
[8] Comme le Rapport propose de durcir la laïcité à l’égard d’adeptes de religions minoritaires sans corriger en rien les inégalités signalées au passage (ainsi la proposition de la Commission Stasi sur la modulation des jours fériés n’est pas reprise alors même qu’il est dit que le calendrier scolaire est le 1er problème), en fait adopter ces propositions aboutirait à aggraver les injustices : comme on le constate, il s’agit donc de solutions morales et réalistes !
20:05 Publié dans Laïcité et crise de l'identité française | Lien permanent | Commentaires (5)