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16/10/2006

LIBERTE D'EXPRESSION, INFLATION MEDIATIQUE ET LIBERTE DE PENSER

De « l’affaire Redeker » à une réflexion beaucoup plus générale.

Par ma tribune dans Le Monde (cf la Note : « La liberté d’expression et les chiens de Pavlov ») et mon intervention à « Ce soir ou jamais », j’ai contribué à un débat. Le débat suppose l’absence d’unanimisme, de pensée unique et aussi de pensée dominante qui étouffe ou délégitime toute contestation. Cela on le clame partout et on ajoute que c’est précisément la possibilité d’exercer son esprit critique qui distingue la démocratie du totalitarisme et de l’intégrisme.

Et pourtant, à la première difficulté, les choses fonctionnent tout autrement. J’en ai fait l’expérience, de plusieurs manières, avec la prise de position que j’ai prise :

D’abord, des dizaines et des dizaines de gens sont venus me dire (notamment à Blois, aux Journées de l’Histoire, au hasard de rencontres aussi), m’écrire, m’envoyer des mels pour me dire : « vous avez entièrement raison », etc. Beaucoup de « bravo » que je ne sollicitais pas. Mais significativement, certains ont ajouté : « Vous avez dit tout haut ce que nous sommes nombreux à penser tout bas. »

En général, ce dernier propos émanait de personnes qui s’expriment dans les médias. Pourquoi, sauf exception (une personne avait eu un article refusé ; la Ligue des droits de l’homme a publié un communiqué auquel peu de place a été accordé,…), ces individus se taisent-ils sur un tel sujet ? Quelqu’un a répondu franchement à mon interrogation en me rétorquant : « Tu es naïf ou quoi ? As-tu idée de la puissance médiatique des signataires de la lettre ouverte que tu as critiquée ? ». Et il m’a regardé d’un air un peu triste, comme si je m’étais suicidé en tant qu’auteur qui a, comme les autres, besoin de comptes-rendus pour que les lecteurs potentiels aient connaissance de ses écrits. D’autres  interlocuteurs ont été plus allusifs, mais cela revenait au même.

Non, je n’étais pas tout à fait naïf, je savais bien qu’il était plus confortable de se taire. Mais plusieurs m’ont donné des détails montrant que, dans certains cas, c’était pire que ce que j’imaginais. Comme quoi, on apprend toujours quelque chose… Mais cela ne signifie-t-il pas que, comme l’iceberg, la liberté d’expression a 9/10 de ses aspects qui sont immergés ? Attention donc à ne pas réduire la réalité à l’écume des choses.

Ensuite, bien sûr, j’ai aussi reçu des critiques… et eu des échos de critiques qui s’effectuaient derrière mon dos. Je passe sur les injures, genre un dessin représentant 2 cochons : un musulman et moi.... Je passe aussi, sur les critiques qui, en fait, tordaient complètement la lecture de mon article puisque je m’associais pleinement à la défense de la sécurité de Redeker et je protestais, moi aussi, contre la suppression de son traitement si elle a eu lieu[1]. Je ne réclamais aucune censure, je contestais seulement le fait que la défense de Redeker inclut la sanctuarisation de ses idées (« quel que soit le contenu de l’article »).

Les critiques ‘sérieuses’ tournaient autour de 2 idées forces : « la défense de la liberté d’expression est inconditionnelle » et « il faut hiérarchiser les problèmes et ce n’était vraiment pas le moment de dire ce que vous avez dit ».

Qu’entend-on par « défense inconditionnelle de la liberté d’expression » ? Encore une fois le débat porte sur le fait suivant : doit-on pour soutenir R. R.  vouloir ignorer ce qu’il a dit ou bien : le soutenir peut-il, doit-il, s’accompagner du libre-examen de ses propos ? Si on supprime le droit au libre-examen des propos de quelqu’un, à raison que quelques fous le menacent sur Internet, alors qu’en est-il de la liberté d’expression ? Elle n’est certainement plus inconditionnelle.

Certains de mes interlocuteurs critiques l’ont bien compris, et c’est pourquoi ils ont placé leur argumentation non sur les principes (car là, la liberté d’expression des uns ne va pas sans la liberté d’expression des autres) mais sur l’opportunité : il n’est pas opportun de critiquer quelqu’un quand il est menacé ; ce n’est vraiment pas le moment.

Je reçois tout à fait cette critique. Je m’étais moi-même posé ce genre de question avant d’écrire mon propos. Je ne prétends nullement à l’infaillibilité, mais je voudrais expliquer pourquoi j’ai choisi quand même de m’exprimer dans la mesure où cela conduit à une réflexion qui dépasse de beaucoup l’affaire Redeker.

Un premier aspect est que l’on n’a pas vraiment le choix. Supposons que l’on fasse silence en se disant qu’effectivement, « ce n’est pas le moment ». On se réserve donc pour s’exprimer dés que, l’affaire sera retombée et que Redeker reprendra une vie normale (ce que, bien sûr, j’espère pour très bientôt). Mais là, quel quotidien, ayant une audience équivalente au Figaro va publier une réfutation  de l’article de Redeker? Aucun : car, alors, ce ne sera plus le moment. La réflexion, dans le système de communication de masse n’existe pas en soi et ne se fait pas à froid. Elle n’est effective qu’accrochée à l’événement. L’événement une fois passé, vos dires n’intéressent plus personne. Mille fois, je me suis heurté à ce mur de verre, en voulant laisser décanter les choses et je ne suis certes pas le seul !

L’événement n’est pas seulement roi, il est tyran.  Si ce n’est pas le moment quand les propos de Redeker sont d’actualité (et que la menace qu’il subit contribue à ce qu’ils soient diffusés, connus le plus largement possible), ce ne sera jamais le moment. Le système de communication de masse est très contraignant et, dans les contraintes qu’il génère, la liberté d’expression est très relative. Je me suis exprimé à ce moment là parce que c’était le seul moment où je pouvais le faire et, vraiment, j’aimerais beaucoup qu’il en soit autrement.

Surtout que le système de communication de masse (et dans ce système il y a, à égalité, les producteurs de la consommation de masse, avec leur hiérarchie interne, et les consommateurs de ce système, c'est-à-dire nous tous) privilégie tout ce qui provoque un choc. Que de fois des journalistes m’ont dit (ou on dit à des collègues) : « vos propos sont très intéressants, mais trop subtils (variante : trop nuancés, pas assez émotionnels, etc) pour mon rédac’chef ».

Le type d’article qu’à écrit Redeker est lui typiquement médiatique, car il cogne. Et, actuellement, cogner sur l’islam = audimat garanti ! L’organisation du débat (et, bien sûr, nettement plus encore à la télévision que dans la presse écrite ; mais la télévision donne implicitement la norme) ressemble de plus en plus à un match de catch, du moins pour ce qui concerne des questions dites de « société ». Ceux qui ont regardé « Ce soir ou jamais », et ont vu (oui, il faut employer le verbe « voir » et non pas « entendre ») Romain Goupil m’insulter et m’empêcher de parler, en ont eu là un bon exemple. Mais, pour ne pas quitter le service public pour lequel nous payons une redevance, le magazine de Stéphane Bern « L’arène de France », « incroyablement affligeant » (Télérama, n° du 4 octobre), fait systématiquement ce qui n’a été peut-être (j’espère en tout cas) qu’un accident de parcours de « Ce soir ou jamais ».

De plus en plus, vous avez un double discours : la laïcité, la république française, ce serait l’esprit critique, les Lumières, le débat dans le respect des personnes (versus l’intégrisme religieux et spécialement musulman)… et, en fait, dans la réalité concrète, c’est exactement l’inverse : silence l’esprit critique, place aux propos les plus extrêmes possibles car ils sont « vendeurs » (et là, notre responsabilité de « consommateurs » est engagée) ; silence à la réflexion, place au pur émotionnel, aux petits reportages dont la mise en scène et le montage sont fait exprès pour dramatiser, place aux indignations primaires, etc.

Cela à haute dose, cela chaque jour. N’avons-nous pas, dans cette inflation médiatique, dans ce formatage d’une non-pensée, la menace la plus grande pour la liberté d’expression ? Si on continue, le jour viendra (il n’est peut-être pas loin) où toute pensée tant soit peu rationnelle ne pourra plus s’exprimer publiquement. Trop nuancée, impropre à l’audimat. Avec une pensée rationnelle, les plages publicitaires ne peuvent être vendues au prix que leur donne une bonne émotion, une bonne peur !

Par ailleurs, j’avais quelque chose à dire à propos duquel je n’ai reçu aucune critique. Au contraire, toutes les personnes qui m’ont critiqué ont fait comme si ce passage de mon texte n’existait pas. Il s’agit de la manière dont Redeker a transformé l’article de Maxime Rodinson dans l’Encyclopaedia Universalis en charge haineuse contre l’islam. Rodinson, qui a été un des éminents professeurs de l’établissement que j’ai présidé[2],  est mort récemment. Je suis persuadé que jamais une lecture aussi fallacieuse n’aurait pu être écrite du vivant de Rodinson, sans s’attirer une réplique cinglante de ce dernier. Je suis persuadé que ce n’est pas un hasard si c’est après sa mort que l’on tord ainsi ses propos.

Il existe des règles élémentaires de lecture des textes et ce fut précisément l’objectif de l’école laïque de les enseigner pour instruire à la liberté de penser. Qu’un professeur de philosophie, arguant de son titre, tronque ainsi et la forme et le contenu d’un texte, est-ce admissible ?  A cette question personne ne veut répondre parmi celles et ceux qui critiquent mon texte. Tous jouent à « cacher cette question que je ne saurais entendre ». Cherchez l’erreur !

Car la forme du propos (et le type de contenu) de l’article de Redeker ne sont nullement isolés et c’est la dernière raison qui faisait que je ne pouvais me taire. De plus en plus, il se joue un autre double jeu que je tente d’analyser dans mon ouvrage sur L’intégrisme républicain contre la laïcité[3] : d’un côté on clame que l’on défend une école enseignant le (pur) savoir, on prétend faire de cette école un lieu de résistance à la société globale où règne le libéralisme marchand, bref on prône des choses excellentes à condition de ne pas être proférées de façon unilatérale (dans mon livre j’explique que « l’école doit former à l’exigence intellectuelle en tenant compte de la diversité des élèves : si elle abandonne un des deux objectifs, elle trahit sa mission ») et, à côté de cela, une partie des mêmes jouent le jeu de la dramatisation émotionnelle, du spectaculaire, du propos tranché, quand ce n’est pas du propos purement et simplement faux, notamment quand on invoque l’histoire de la laïcité (nous en reparlerons d’ailleurs). Ce ne sont même plus des intellectuels médiatiques, l’heure est venue des pseudo professeurs show-biz. L’heure est venue du mépris triomphant de la pensée. Et, selon une recette éculée, plus c’est gros, plus cela marche.

Enfin, je voudrais dire à Fabien, internaute roumain qui a écrit plusieurs commentaires critiques que, si je comprends son propos par rapport au totalitarisme que la Roumanie a vécu jusqu’à une date récente, la démocratie est, comme l’indiquait Churchill « le pire des régimes excepté tous les autres » (et le totalitarisme est en très bonne place parmi ces autres !). Et donc, pour être vivante, la démocratie a besoin de critique interne sur son fonctionnement.

Je ne connais pas assez la Roumanie pour en parler, mais je sais qu’en Bulgarie, pays voisin et qui sort lui aussi du communisme, on a tellement voulu protéger les liberté individuelles et les droits des accusés que l’on se retrouve avec un problème grave : des pratiques mafieuses prospèrent sans que l’on arrive à condamner leurs auteurs, trop bien protégés par ces mesures prises dans d’excellentes intentions. Eh bien, voyez vous, cher Fabien, c’est un peu ce qui, à un autre niveau, risquerait arriver en France si l’on n’y prenait pas garde : des personnages douteux qui instrumentaliseraient la liberté d’expression, en imposant une FORME D’EXPRESSION qui est la négation de la liberté de penser.

PS: Merci aux différents commentateurs. Certains sont très argumentés et fort intéressants. Tous, en tout cas, montrent que ce blog peut également servir à une libre discussion, y compris entre ceux et celles qui le fréquentent. Une seule règle: chercher à expliciter sereinement sa position et l'argumenter la plus rationnellement possible. C'est cela la culture laïque. Et il ne s'agit pas d'adorer une Déesse Raison pour autant, c'est pourquoi il s'agit d'une "laîcité inclusive": qui inclut dans le débat la diversité religieuse et culturelle. 

 
    


   


   




[1] Honnêtement, j’aimerais que ce point soit vérifié : ayant été président d’établissement, je sais d’expérience à quel point la machine administrative est lourde et longue à se mettre en route. Une suppression dans d’aussi courts délais m’étonne. Raison de plus pour protester si jamais celle-ci a eu lieu.

[2] L’Ecole Pratique des Hautes Etudes.

[3] L’article de Redeker étant lui-même une illustration presque parfaite du portrait robot que je fais dans cet ouvrage du discours intégriste, et son contenu une illustration également presque parfaite de ce que j’analyse : la montée d’un courant néo-conservateur à la française.