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28/10/2006

L'OBSCURANTISME FONCTIONNEL DU RAPPORT OBIN (suite)

Tout d’abord, quelques ouvrages qui me semblent fort intéressants.

Ensuite, la suite (cf la Note : « Les carences du Rapport Obin », que vous trouverez ci-après si vous ne l’avez pas déjà lue) de l’analyse du Rapport Obin et de l’ouvrage (L’école face à l’obscurantisme religieux) qui le publie.

Enfin, la réponse à quelques questions et commentaires d’Internautes sur le Blog et sur mon propre ouvrage : L’intégrisme républicain face à la laïcité.

I Quelques ouvrages intéressants

(publicité gratuite !)

Déjà signalé par une Internaute du Blog : une somme de 1200 pages en courts chapitres très lisibles : Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen Age à nos jours, chez Albin Michel : 72 spécialistes se sont livrés à ce que l’on appelle de la « haute vulgarisation », sous la direction de Mohammed Arkoun. Le prix de lancement est de 49 € : ce n’est pas cher, étant donné la taille de l’ouvrage et ses nombreuses illustrations en noir et en couleur (ce qui fait qu’en plus c’est un beau cadeau pour les fêtes de fin d’années qui arriveront très vite !). De la dite « bataille de Poitiers » à l’actualité d’aujourd’hui, l’islam est présent en France sous diverses formes et on y apprend pleins de choses passionnantes. Je n’en dis pas plus car vous trouverez facilement de substantiels comptes-rendus de presse.

Un complément plus qu’utile pour celles et ceux qui veulent réfléchir à l’attitude de la République française face aux musulmans : Sadek Sellam : La France et ses musulmans. Un siècle de politique musulmane 1895-2005 chez Fayard (en fait l’auteur remonte jusqu’en 1830, date de la conquête de l’Algérie). On y constate une certaine continuité entre la politique religieuse française à l’égard des « département français d’Algérie » et celle qui touche les musulmans vivant dans l’hexagone. L’auteur, très justement, montre notamment comment le refus d’appliquer la loi de 1905 à l’Algérie a eu des conséquences dans la longue durée puis comment le problème de la « citoyenneté », posé depuis 1947 s’est trouvé lié à une gestion policière de l’islam et des musulmans. Bref une indispensable mise en perspective pour toutes celles et ceux qui ne veulent pas se contenter du déversement d’informations (sélectionnées par les médias) sur l’islam et les musulmans en France, mais veulent comprendre ce qui se passe (nous verrons plus loin que ce n’est pas tout à fait le cas des auteurs du Rapport Obin !)

Enfin, puisque nous allons revenir au Rapport Obin, je recommande aussi l’ouvrage collectif très documenté sous la direction de D. Denis et P. Kahn : L’Ecole de la Troisième République en questions. Débats et controverses dans le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, Peter Lang,  2006. Voila une démarche de connaissance sur les fondements intellectuels de l’école publique laïque (Le Dictionnaire de Pédagogie de Buisson a été le livre de chevet des instituteurs, institutrices, voire professeurs des années 1880 (laïcisation de l’école publique) à l’entre-deux guerres. Pierre Nora l’a qualifié de « cathédrale de l’école primaire ». Toutes les contributions sont fort intéressantes. Concernent très spécialement notre sujet la partie sur « Laïcité, spiritualité et religion dans le Dictionnaire et celle sur ses « enjeux politiques et sociaux ». Ce dernière partie comporte un chapitre conclusif de Daniel Denis et Pierre Kahn qui montre très bien la pluralité des conceptions républicaines de l’école, notamment sur les rapports entre instruction et éducation, et la façon dont les « néo-républicains » prennent une de ces traditions pour en faire (démarche typique de l’orthodoxie religieuse), LA conception républicaine de l’école.

II Les carences du Rapport Obin et la mystification opérée par l’ouvrage qui le publie :

Nous avons vu, dans la Note de la semaine dernière comment le rapport Obin prétend suivre une démarche « ethnologique » sur la présence de « signes et de manifestations d’appartenance religieuse dans »… des établissements scolaires de quartiers dits ‘sensibles’ (c’est ce qu’on l’apprend au début du dit Rapport qui multiplie les phrases indiquant que l’ « enquête » effectuée n’a observée les phénomènes qu’elle décrit que dans « un petit nombre d’établissements » et donc qu’elle ne prétend en rien être représentative). Mais pourquoi, alors, le titre du Rapport n’est pas celui que je viens d’indiquer mais parle des « signes et manifestations d’appartenance religieuses dans LES établissements scolaires ». Double discours… où le Rapport lui-même montre qu’il a envie d’être récupéré par des gens peu scrupuleux qui vont effectuer la généralisation que le Rapport, en pseudo innocence virginale, affirme qu’elle ne doit pas être faite.

Nous avons vu également comment ce Rapport préfère (mis à part quelques considérations qui répètent de l’archi-connu sur le contexte socio-économique), de loin, les références à la police politique des RG, au journalisme à la Charlie-Hebdo et aux médias comme pseudo « écho » de la réalité (+ d’autres rapports administratifs : on voit bien à les lire que leur culture est en partie bureaucratique et, de plus, fort influencée implicitement par les médias) à la mise en œuvre et les références à une démarche scientifique du type de celle que tente les sciences humaines. Max Weber définissait la démarche des sciences humaines par la compréhension de l’objet d’études (ici les élèves d’établissements scolaires de quartiers dits ‘difficiles’) et par l’analyse des interactions entre les différents acteurs. Prétendant s’en tenir à de pseudos « constats », le Rapport n’effectue ni une démarche compréhensive ni une démarche d’analyse.

Et je vous avais laissé (exprès : ma perversité bien connue consiste à vous empêcher de dormir !) sur un insoutenable suspens : il y a, à la fin du Rapport, une sorte de « déclaration de guerre au savoir ».

Maintenant je dois concrétiser cette affirmation: ce que je vise se trouve p. 368 (du livre). Nos distingués inspecteurs estiment que les « formations portant sur le thème de la laïcité {qui} se sont développées ces dernières années dans les IUFM » constituent des « apports de connaissances {…} inutiles ». Et pourquoi donc, s’il vous plait ? Parce que, nous disent-ils « elles prennent en général la forme d’un apport de connaissances historiques et/ou philosophiques et sont souvent abstraites ». Et ils commentent en affirmant que les « jeunes professeurs » « ne voient pas en quoi savoir comment se sont conclus il y a un siècle les conflits qui ont opposé la République à l’Eglise catholique peut les aider à traiter les problèmes provoqués par les Frères musulmans, le Tabligh ou le Bétar[1] dans leur classe ».

Alors là, pincez-moi, je rêve, non je cauchemarde….

Hélas, je ne rêve pas. Alors, je sens que je vais devenir méchant car de tels propos sont absolument inacceptables. CE N’EST PAS « L’ECOLE FACE A L’OBSCURANTISME RELIGIEUX », C’EST L’OBSCURANTISME INSPECTORAL FACE A LA LAÏCITE.

Si l’Inspection générale, qui devrait aider et éclairer les dits « jeunes professeurs », ne se rend même pas compte de l’intérêt d’un savoir historique et philosophique sur la laïcité (et  précisément sur l’exemple donné) l’Education Nationale ne va jamais arriver à progresser dans la solution des difficultés rencontrées.

D’abord, que signifie ce mépris des connaissances abstraites, cette équivalence mise entre connaissances abstraites et connaissances inutiles, s’agissant, en plus de la formation d’adultes (des étudiants, de presque professeurs) ?

Une des missions principales de la formation des professeurs ne consisterait-elle pas à montrer que des « connaissances abstraites » (et/ou dites telles), se révèlent ensuite des cadres de pensée non seulement « utiles » mais indispensables. Et ne serait-ce pas un des premiers rôles des Inspecteurs généraux d’expliquer cela, de le promouvoir, de défendre l’école comme toutes les tentatives d’en faire un clone de  la télévision, de la (non) pensée-télé,… ?

On voit là un lien étroit entre la façon dont ces Inspecteurs ont mené leur travail (ne pas prendre véritablement connaissance des études déjà disponibles, de « l’état des lieux » ; s’en tenir à de pseudos « constat » sans comprendre ni vraiment analyser) et leur pensée profonde : la connaissance abstraite, la connaissance historique et philosophique ne valent pas un rapport des RG ou une information médiatique. Bien sûr, on va crier et me dire que ce que ce n’est pas ce qu’ils pensent. OK, je veux bien, mais c’est pourtant ainsi qu’ils fonctionnent : « Et pourtant, elle tourne »… comme dirait quelqu’un qui était (lui) passionné de connaissances (alors) on ne peut plus abstraite !

Ensuite, quand je lis l’exemple qui est donné, j’ai le cul qui tombe par terre ! Je vois, en effet, mes pires appréhensions confirmées. Nos Inspecteurs généraux considèrent comme de la « connaissance abstraite » et « inutile », la façon (très concrète) dont la laïcité a résolu les conflits (très concrets) qui l’a opposée à l’Eglise catholique ! Donc en fait, pour eux, semblet-il, tout ce qui ne traite pas de l’immédiat, devient « connaissance abstraite ». Inouï !

On me permettra  d’abord quelques lignes d’auto publicité : dans mon Que sais-je ? Histoire de la laïcité en France (3ème édit., 2005, mais c’est déjà dans la 1ère  parue en 2000)  j’ai un passage (p. 50-53) qui s’intitule : « Pourquoi et comment l’école laïque a-t-elle gagnée ? » où je montre comment l’école laïque a su articuler fermeté et conciliation, a su aussi inscrire sa démarche dans un processus, une durée. Non seulement cela n’a rien d’abstrait, mais cela s’avère fort intéressant pour l’aujourd’hui, à condition de ne pas en faire une recette et du prêt à penser, mais de raisonner par analogie.

La Commission Stasi, a aussi estimé que la connaissance historique n’est ni abstraite ni inutile ; elle  se réfère aux « accommodements raisonnables » effectués, notamment, par Jules Ferry pour concilier neutralité de l’Etat et exercice de la liberté religieuse[2]. Son propos va tout à fait dans le même sens. Tout le débat (démocratique et fort intéressant) consiste à trouver les limites les plus justes (au double sens de justesse et de justice) entre l’accommodement raisonnable et l’accommodement déraisonnable (soit parce qu’il empêcherait l’école, ou toute autre institution de fonctionner, soit parce qu’il mettrait en cause un principe essentiel en démocratie).

 

Pourquoi donc ce refus de savoir comment les conflits mettant en cause la laïcité  scolaire ont été résolus ? Je fais le crédit aux Inspecteurs généraux qu’il ne s’agit pas de défendre l’obscurantisme pour l’obscurantisme (je suis vraiment très très gentils). Non, il s’agit d’un OBSCURANTISME FONCTIONNEL : ils ne veulent pas savoir comment la laïcité est devenue à la fois hégémonique et pacificatrice car cela perturberait trop LEUR laïcité, leurs croyances propres (qui sont donc du type d’une orthodoxie religieuse !). En effet, ils ne veulent pas aller véritablement dans le sens des accommodements raisonnables et, refusant (avec raison, du point de vue de l’accommodement raisonnable) la « stratégie de la paix et du silence à tout prix » (p ; 371), ils ne donnent pas pour autant de piste concrète qui permettrait d’allier fermeté ET conciliation. En demandant, de façon unilatérale de « piloter plus fermement à tous les niveaux » (idem),  ils refusent, en fait, de s’inscrire dans la filiation de la laïcité ferryste. LEUR laïcité est bien davantage proche de la « laïcité intégrale »[3] qui a fleuri juste avant la séparation et à laquelle  la loi de 1905 a tourné le dos. Mais, chut !, il ne faut surtout pas que cela se sache et donc, selon nos Inspecteurs chéris, pas de savoir sur la laïcité, son histoire, la philosophie de la loi de 1905,… dispensé aux futurs professeurs.

Les Inspecteurs prônent de « centrer les apports de connaissances, qui ne sont pas inutiles, sur les religions et les groupes qui influencent aujourd’hui les élèves, et d’organiser une formation pratique centrée sur les études de cas précis » (p. 368). Que signifie cette proposition, à partir du moment où elle s’inscrit CONTRE les « connaissances historiques et/ou philosophiques » sur la laïcité, et non en lien étroit avec elles ? Implicitement mais clairement que ne sera mené aucune réflexion d’ensemble, qu’on n’examinera pas les interactions entre la façon dont on concrétise aujourd’hui la laïcité en France (en la transformant, de façon dominante, en religion civile républicaine) et les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires. Non, on mettra simplement sur la sellette religions et groupes, et finalement on sera incliné à les considérer comme des empêcheurs de tourner en rond[4].

Car derrière cela, il y a l’idée que finalement il n’existait pas de perturbations de la vie scolaire dues à des raisons religieuses, avant que des groupes musulmans ou d’autres minorités religieuses ne s’y mettent. Je suggère à nos bien aimés Inspecteurs de lire, non pas de lire, excusez-moi (ce serait beaucoup trop abstrait, bien sûr), de (re)voir le film La guerre des boutons : les deux bandes d’élèves qui se font la guerre sont issus de l’école laïque d’une part, de l’école catholique de l’autre. Les historiens de l’histoire française contemporaine, ces abstractions faites humains !, savent que les bagarres à coups de poings et à jet de pierres, les mots d’oiseaux et les insultes, liées à la laïcité scolaire furent fréquents.

Ne me faites pas dire qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Je dis seulement que le refus inspectoral de la mise en perspective historique (et philosophique : mais là ils n’ont pas donné d’exemple) non seulement contribue à renforcer la méconnaissance sociale induite par la société du scoop, de l’actualité permanente, du toujours nouveau, non  seulement contribue à la dévalorisation du savoir, mais rend incapable de trouver des solutions. Bienvenue, dans 5 ou 10 ans, au Rapport ‘Obin II, le Retour’, qui affirmera doctement que la situation s’est aggravée !

Mais les « Républicains », celles et ceux qui veulent une école de « pur savoir », comment réagissent-ils à un rapport qui va contre le savoir ? C’est ce que nous verrons dans une semaine, avec la suite et la fin de ce (j’espère passionnant) feuilleton.

A plus, les ami(e)s.

 


[1] Deux groupements musulmans et un juif (d’extrême droite) sont donc cités. Je note qu’alors que le Rapport de l’International Crisis Group (organisme international subventionné notamment par la France pour étudier les situations de crise et examiner comment les résoudre) sur La France et ses musulmans met les organisations proches des Frères musulmans du ‘bon’ côté de la frontière démocratique et au contraire le salafisme jihadiste du ‘mauvais’, le Rapport cite les premiers et pas les seconds. Etrange.

[2] Laïcité et République, Commission présidée par B. Stasi, La Documentation française, 2004,  53-54. Le terme québécois/canadien d’accommodements raisonnables est utilisé à 4 reprises dans le rapport de cette Commission. Il s’agit d’une méthode qui permet de sortir de la logique (désastreuse) du tout ou rien. Beaucoup d’enseignants pratiquent en fait l’accommodement raisonnable intuitivement, mais pour en savoir plus, je vous renvoie à mon ouvrage, Laïcité 1905-2005 entre passion et raison (Seuil, 2004), pages 236-240.

[3] Là encore, je suis (délicieusement) obligé à renvoyer à mes œuvres immortelles : « la laïcité intégrale » je raconte ce que c’est soit de façon romancée (dans Emile Combes et la princesse carmélite : improbable amour, Aube, 2005) soit de  façon plus classique (dans L’intégrisme républicain contre la laïcité, Aube, 2006, la seconde partie : « Les impensées du centenaire de la loi de 1905 et leurs conséquences pour aujourd’hui »). Mais, bon, je ne suis pas le premier (et, j’espère, pas le dernier !) à en parler.

[4] Le fait qu’aucune des allusions à des disfonctionnements de l’institution (notamment le fait que ce sont de jeunes professeurs, professionnellement non expérimentés, qui doivent faire face aux situations les plus difficiles)

ne donne lieu à des propositions de changement corrobore, bien sûr, le fait qu’on ne veut pas prendre en compte une situation globale et les interactions qu’elle comporte dans la recherche des solutions.