07/11/2005
HUITIEME IMPENSE: L'INFLUENCE DE L'ORIENT
Avec ce huitième impensé, je m’aventure un peu. J’ose poser la question : la laïcité, cette soi-disant exception française n’aurait-elle pas bénéficié d’une certaine influence orientale qui aurait favorisé la mutation culturelle que représente la loi de 1905 ?
A moment de l’élaboration de la morale laïque, Jules Ferry trouve dans l’exemple du bouddhisme la possibilité de dissocier morale et christianisme : « Cette religion encore si vivace, affirme-t-il, a une morale, des principes, un idéal véritablement pour le moins aussi pur, aussi exquis que l’idéal chrétien le plus exigeant et le plus raffiné. (…) Dans la morale bouddhiste, on étend la charité jusqu’aux animaux et aux plantes. Cela prouve qu’une morale fondée sur la pratique la plus exigeante, la morale du dévouement par excellence, peut exister avec des dogmes qui ne ressemblent en rien aux dogmes chrétiens. Dans le bouddhisme il n’y a ni peines ni récompenses. »
Ce dernier point est à référer à l’opposition de Jules Ferry aux « dogmes » de la « religion civile » selon Jean-Jacques Rousseau où la récompense des justes et la punition des méchants dans l’au-delà permet de réconcilier morale et justice, puisque l’on constate que, sur terre, des méchants prospèrent et des justes ne sont guère socialement récompensés de leurs ‘bonnes actions’.
A noter que dans les leçons de la morale laïque, les « devoirs envers les animaux » seront enseignés à une époque où l’on y était moins sensibles qu’aujourd’hui (la Société protectrice des animaux venait de se fonder)
« Dans le bouddhisme il n’y a ni peines ni récompenses ». Des spécialistes du bouddhisme m’ont indiqué leur désaccord avec cette affirmation. Mais peu importe : l’important pour moi est l’intérêt de Ferry pour le bouddhisme, la légitimité qu’il lui donne à une époque où, certes, il y avait un attrait pour l’Orient chez des artistes et quelques intellectuels, mais où prédominaient des discours sur la « supériorité de la race blanche sur les autres races ».
Or Ferry lui pensait que l’on pouvait apprendre quelque chose de l’Orient ; preuve en est qu’avant de rendre l’instruction obligatoire il avait demandé à son ministère d’enquêter sur les pays où l’obligation était déjà réalisée dont le Japon qui venait de l’instaurer.
La volonté de prendre ses distance avec la morale chrétienne et sa « charité », ainsi que de la manière dont morale et justice se réconciliait dans l’au-delà pour la religion civile amena les inventeurs de la morale laïque à élaborer ce que l’on appela alors la « doctrine de la solidarité ». Une de ses références en fut Confucius.
La morale laïque insiste sur les « biens » que nous trouvons à notre naissance : maisons, outils, nourriture, livres, etc, bref un ensemble de « richesses » dues à un travail séculaire. Il s’agit des « bienfaits des morts », car la plupart des personnes qui ont œuvré pour obtenir un tel degré de civilisation sont décédés.
La morale laïque affectionne cette maxime : « les morts sont morts mais le bien qu’ils ont fait ne meurt pas ».
Après de semblables leçons, quand l’instituteur demande : « à qui devons nous de la reconnaissance ? » l’élèves parle de diverses catégories d’adultes (parents ; maîtres d’école, …) puis il cite les « ancêtres » : grâce à leurs « bienfaits », les morts acquièrent ce statut. Référence peut être alors faite à Confucius : on parle de « vénération des ancêtres » ; il est même parfois dit que « le culte des ancêtres » est un « culte légitime ». Dans cette optique le passé, loin de représenter quelque chose d’archaïque dont il faudrait se détourner, est le temps de l’amélioration progressive de la société, grâce au travail de ces « ancêtres » qui ont amené la société française à l’état de civilisation où elle se trouve. Les ancêtres ont été les agents du progrès.
Une citation de Confucius est mise pour clore le très populaire Manuel d’éducation morale civique et sociale signé « E. Primaire ». Un autre manuel très utilisé , celui de Dès, insiste sur le fait que la morale confucéenne estime que la règle d’or de la morale est la réciprocité et se caractérise par l’absence d’invocation d’une rétribution dans l’au-delà. La conscience du rôle joué par les ancêtres, la dette que l’on a contracté à leur égard, la considération de l’éducation comme facteur d’amélioration constante, les nécessités de la vie sociale doivent suffire à fonder la morale.
Dans la vision de l’histoire de la morale laïque on trouve une sorte de ‘confucianisme républicain’. C’est une façon d’indiquer que si morale et justice ne réconcilient pas toujours au niveau de chaque individu, cela s’effectue au niveau de la société comme ensemble collectif d’individus solidaires. Le « bien » effectué par chacun contribue à l’amélioration de la société (dont tous bénéficient) ; le « mal » contribue à sa détérioration et, au bout du compte, tous en pâtissent.
Le ‘confucianisme républicain’ cherche donc un équilibre entre la valorisation du passé et la projection dans l’avenir ; et également entre l’individu et la société.
Il faut savoir que cette « doctrine de la solidarité » n’est pas seulement enseignée aux écoliers, c’est une morale d’adultes qui est diffusée à haute dose pendant les premières années du XXe siècle. Dés lors, on ne peut que constater une affinité entre cette morale et la manière dont (comme nous l’avons vu dans ce précédents Impensés du centenaire) les débats de la séparation valorisent les « traditions respectables » et se situent dans une perspective où la liberté collective est une dimension de la liberté individuelle et non son simple prolongement ; perspective qui, nous l’avons vu, rompt avec l’universalisme abstrait républicain.
Sans vouloir majorer la chose (en faire une cause unique), il est donc possible de dire
1) qu’il y a eu une nette référence à l’Orient dans la morale laïque
2) que cette référence a contribuer à créer un climat culturel favorable aux originalités de la loi de 1905 par rapport aux lois précédentes.
Dernière précision : comment les pères fondateurs de la morale laïque connaissaient-ils Confucius ? Via les Lumières, par les écrits du jésuite italien Matteo Ricci (1552-1610) qui, le premier a attiré l’attention de l’Occident sur ce savant chinois. N’est-ce pas paradoxal que cette référence confucéenne puise aux écrits d’un jésuite, alors que les jésuites ont été les bêtes noires des laïcisateurs et que l’antijésuitisme a été leur tasse de thé!
Double leçon : la laïcité française s’est construite en partie grâce à ce que les historiens appellent les transferts culturels ; parmi les passeurs de culture on trouve ceux que l’on considérait alors aussi mal que les « intégristes » et autres « membres des sectes » aujourd’hui !
Sur la morale laïque et ses sources : J. Baubérot, La morale laïque contre l’ordre moral, Le Seuil, 1997
Sur l’antijésuitisme : (notamment) M. Leroy, Le mythe jésuite de Béranger à Michelet, PUF, 1992PS : un mot sur ce qui est en train de se passer dans certaines banlieues. Le rapport de la Commission Stasi contenait quelques excellentes pages sur les « discriminations rampantes » (p106-108) et exprimait le souhait « que la politique de lutte contre les discriminations urbaines soit une priorité nationale » (p. 116). Que n’a-t-on écouté cela !
2ème PS : petit rappel : la présentation du roman Emile Combes et la princesse carmélite, improbable amour le vendredi 11 novembre à 18H15 sur FR3 dans l’émission « Un livre, un jour ».
15:35 Publié dans LES QUINZE IMPENSES DE 2005 | Lien permanent | Commentaires (0)
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