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29/06/2005

SUR L'OUVRAGE: LAÏCITE 1905-2005

IMPORTANTE REUNION ETUDIANTE SUR LA LAÏCITE:
100 PERSONNES SELON LES SYNDICATS
23,5 SELON LA POLICE

Trêve de plaisanterie, nous étions une bonne soixantaine, entassés dans la salle de réunion du Groupe de Sociologie des religions et de la Laïcité à l’Iresco pour la présentation de mon ouvrage Laïcité 1905-2005 (Seuil) et, malgré la chaleur, ce fut fort convivial.
La rencontre s’est déroulée en 3 temps : présentation du livre, réponse aux questions, pot.Pour la clarté du compte rendu, j’intègre certaines réponses aux questions dans la présentation.

Pour cette présentation de l’ouvrage, j’ai indiqué que j’avais d’abord élaboré le schéma qui se trouve page 251, puis l’architecture du livre. L’idée de base consistait
1) à mener une approche académique, universitaire de la laïcité, sujet souvent traiter de façon idéologique et passionnelle.
2) A rendre cette approche accessible à un public, certes cultivé, mais dépassant le cercle des spécialistes, dans l’optique de la commémoration de 1905.

Puisque j’avais dégagé 4 éléments structurant de la « laïcité empirique » (cad la laïcité concrète, telle qu’elle peut être observée en un temps et un lieu précis par le sociologue et l’historien), le plan de mon livre fut d’abord le suivant : trois chapitres par élément structurant : un pour indiquer comment s’est construit la laïcité de 1905 ; un pour indiquer comment s’est construit celle de 2005 et un troisième pour mettre, à chaque fois, la laïcité en relation avec une autre notion, qui permette d’évaluer d’autres réalité sociales en interaction avec la laïcité empirique, concrète.
En fait, dans le souci de toucher un assez large public, j’ai effectué 2 dérogations à ce plan (je vais y revenir).

Ce plan signifie que la laïcité est envisagée comme une construction historique, et non de façon essentialiste comme le font certains philosophe. L’ouvrage n’est pas une histoire de la laïcité au sens classique du terme (comme peut l’être mon « Que sais je ? ») mais il tente de donner l’épaisseur historique de la laïcité à un moment donné (1905, 2005).

Reprenons les 4 éléments :

1) On parle souvent de laïcité scolaire, j’ai élargi le champ aux institutions de socialisation et m’intéresse également à la médecine qui donne, au moins implicitement certaines directives de conduites. Cela me permet de montrer que le processus de laïcisation se trouve en interaction avec un autre processus, celui de la sécularisation. J’en ai parlé à plusieurs reprises sur ce blog. Pour ne pas me répéter, je vais citer Olivier Roy dans son dernier (et excellent) ouvrage : La laïcité face à l’islam (Stock, 2005) : « La sécularisation est un phénomène de société qui ne requiert aucune mise en œuvre politique : c’est lorsque le religieux cesse d’être au centre de la vie des hommes même s’ils se disent toujours croyants » (p19) ; « Si la laïcité française fut instaurée par des choix politiques, la sécularisation est par contre issue de processus culturels QUI NE SONT PAS DECRETES » (p114) (il manque cependant à Roy, la notion de laïcisation, c'est-à-dire, comme pour la sécularisation, d’envisager les choses comme processus, ce qui permet de se dégager d’une optique centrée sur la France). Pour prendre un exemple concret : quand l’Etat élabore une loi instituant l’exercice illegal de la médecine, cela relève de la laïcisation ; quand les gens cessent de considérer la mort avant tout comme le passage dans l’au-delà pour la voir comme la fin de la vie (que l’on peut retarder grâce à la médecine) cela relève de la sécularisation.
Je vous mâche le travail, non ?
Diverses mutations sociales et, du côté de la religion, le Concile de Vatican II (1962-1965) et sa reconnaissance de la liberté religieuse (et plus seulement la liberté de l’Eglise catholique avec l’idée de droits différents entre la « vérité » et l’erreur ») favorise la prédominance du processus désormais plus sécularisateur que laïque à l’échelle de l’Europe (cf Espagne, Italie ces dernières décennies).

2) Pour les relations Eglises-Etat, j’ai un peu bousculé mon plan en effectuant un zoom sur la période clef de la séparation 1901-1908. Ce qui fait que j’ai abordé la notion de « régalisme » dans le chapitre où j’ai parlé de la construction de 2005. Le régalisme est le droit d'emprise de l’Etat, c’est l’Etat vu non comme dispensateur de ressources ou simple régulateur de la vie sociale mais comme producteur de normes et c’est le pouvoir (considéré comme) légitime de l’Etat sur les individus, les groupes, les srutures sociales (cette précision répond j'espère à la demande d'Emma: quand on explique une notion, on dit des choses qui sont presque équivalentes, mais pas tout à fait: le fait de dispenser des normes pour moi est un aspect de l'Etat régalien). Le couple Concordat-Articles Organiques, au XIXe siècle, permet un certain régalisme à l’égard des « religions reconnues », régalisme qui s’accentue sous la Troisième république. Mais la loi de 1905 marque un tournant et diminue fortement le pouvoir régalien de l’Etat à l’égard des religions (refus de favoriser un « catholicisme républicain » ; les religions ne sont pas obligées d’être en connivence avec les valeurs dominantes ; elles doivent seulement respecter l’ordre publique : vous pouvez prêcher contre l’avortement ; vous ne devez pas organiser un commando contre les lieux hospitaliers où il est pratiqué). La comparaison de la loi scolaire de 1882 et de la loi de 1975 libéralisant l’avortement permet de comparer un Etat producteur de normes (1882) et un Etat d’abord régulateur des changement qui se situent avant tout dans la société civile (p 114-120 du livre).

3) Le lien entre laïcité et identité nationale est moins familier, pourtant j’estime qu’il est aussi fondamental. Le conflit des 2 France au XIX siècle a mis aux prises deux minorités actives : les partisans de la France « fille aînée de l’Eglise » catholique et les partisans de la France modelée par les « valeurs de 1789 ». Seconde dérogation à mon plan, au lieu de retracer ce conflit des 2 France, dont je parle déjà largement dans mon « Que sais-je ? », j’ai effectué un second zoom en me focalisant sur l’ouvrage « Le tour de la France par deux enfants » qui a réussi le tour de force d’être l’ouvrage de chevet des écoliers des « deux France » ; En effet, en mettant l’accent sur l’existence de dépassement du conflit des deux France, je donne un facteur explicatif du fait que la loi de 1905, enracinée dans ce conflit (et instaurant la victoire du camp laïque : désormais, la France n’a pas de dimension religieuse dans son identité nationale) crée en même temps les conditions de son dépassement (en étant libérale et en ayant une conception inclusive de la laïcité). La notion de « religion civile », issue de Rousseau et revisitée par les sociologues, pointe les tentatives récurrentes du politique d’imposer un fondement transcendant du lien social, des valeurs qui échappent au débat, qu’il s’agissent d’une évocation politique de Dieu (Bush) où de valeurs sacralisées (« les valeurs de la République » en France).

4) Finalement la laïcité concerne chaque individu qui n’est pas appréhendé comme englobé par son appartenance religieuse (ou une autre appartenance collective). Théoriquement réalisée depuis la Révolution, cette représentation de l’individu se heurte en fait à d’autres qui perdurent (fin XIXe-début XXe : le « juif », le « protestant », le « maçon », d’un côté ; le « congréganiste », le «jésuite » de l’autre. La notion en interaction ici et le découpage en sphère privée et sphère publique. Les institutions comme l’école dans un premier temps favorisent l’autonomie de l’individu et l’augmentation de la sphère privée, qui devient le lieu de la liberté de choix (et c’est dans ce mouvement de dynamisme et d’espace de liberté de la sphère privée qu’il y a en 1905, privatisation des institutions religieuses). Mais ces dernières décennies il y a une perte de confiance dans ces institutions. Reprenant les pages 112 et suivantes du livre, 3 pertes de confiance ont été notées à partir de l’exemple de la médecine (mais pour l’école, c’est analogue).
- perte de confiance dans l’objectif poursuivi par l’institution : la prolongation de l’espérance de vie n’est plus un bien forcément désirable, on s’inquiète de la QUALITE de la fin de vie et on accuse parfois la médecine de prolonger des vie qui ne disposent plus de cette qualité de vie (« je ne veux pas finir ma vie comme une légume, avec de très lourds handicaps, voire des tuyaux partout »)
- perte de confiance dans l’institution comme seul moyen de parvenir à l’objectif souhaité (santé, guérison) : recours aux médecines dites parallèles, à des moyens de guérison démédicalisés, grève du zèle par surconsommation médicale,…)
- perte de confiance dans l’agent institutionnel : les médecins sont des êtres humains comme les autres : ni leur compétences, ni leur conscience professionnelle et morale n’est absolue (affaire du sang contaminée, notamment).
D’où la revendication de choix de l’individu y compris face aux institutions séculières et comme la religion peut faire partie de l’identité individuelle, progression de nouvelles revendications qui peuvent être d’ordre religieux. La laïcité n’a pas impliqué que la religion soit réduite à la sphère privée mais qu’elle devienne facultative, libre (non institutionnalisée) dans la sphère publique..

Voila. J’espère avoir été clair.
Ah non, j'oubliais: à côté de la "laïcité empirique", concrète mélangée à d'autres choses (qu'évaluent les notion de régalisme, religion civile, etc), il y a la réfrérence à une laïcité idéale (cf p 249) qui fait aussi partie de cette laïcité concrète, en tant qu'idéal justement et c'est le triangle non domination de la religion, liberté de conscience, de religion, de conviction, égalité des religions et des convictions (cf p 248).


Comme promis, voici une dernière note, dans la perspective du 2 juillet. ATTENTION, cette Note n'est pas destinée à rester pour le moment dans le Blog. C'est une version provisoire (à ne pas publier) qui disparaitra donc dans quelques jours.

LAÏCITE ET MUTATION DU PUBLIC ET DU PRIVE.
(à partir de l’exemple français)

Jean Baubérot (Groupe de Sociologie des Religions et de la Laïcité, CNRS-EPHE)



Sur la terrasse d’un café un homme d’environ soixante ans et une femme qui semble avoir la moitié de son âge devisent agréablement, rient, passent un bon moment ensemble. S’agit-il d’un père et de sa fille, d’un professeur et de son étudiante, d’un mari et de sa femme, d’un homme marié et d’une femme qui n’est pas la sienne… ? Non seulement le serveur et les autres clients du café l’ignorent, mais il ne leur vient pas à l’idée de se poser la question ; personne, d’ailleurs, ne prête vraiment attention à eux.
Dans un village de mon Limousin natal d’il y a un ou deux siècles, pareille situation est impensable : soit on sait très bien quelle relation ont les deux partenaires, soit on veut absolument le savoir et, dans tous les cas, il existe un jugement social de la situation. S’il s’agit d’un homme mur et de sa future jeune femme, organiser un charivari s’impose car l’ordre social est troublé.
Le charivari est ambivalent : il stigmatise ceux qui ont transgressé des règles implicites, en même temps il indique que la situation sera tolérée, et de fait j’ai rencontré plusieurs cas de ce type. Mais je n’ai pas pris l’exemple d’une femme de soixante ans et d’un homme de trente ans car, un tel cas ne s’est jamais produit alors dans les villages du Limousin que j’ai étudiés. Et si cela n’est pas arrivé, c’est sans doute parce ce type de relations ne pouvait être socialement admis. Le renversement des règles aurait été trop global. Mais, en m’en tenant à l’aujourd’hui, j’aurais pu, à la limite, inverser les âges de mes deux personnages.

Quelle est la raison de cette petite anecdote ? Simplement d’attirer l’attention sur le fait que si, comme l’ont souligné les problématiques sociologiques de la sécularisation, il s’est produit un processus de privatisation de la religion, ce processus se trouve en étroite interaction avec un autre processus où l’on passe d’une dominante de lieux clos (villages, quartiers de bourgs et de villes,…) où le domaine privé a peu d’espace, la vie quotidienne se déroule sous le regard surveillant d’autrui et en référence à des normes de vie bien précises, à une dominante de lieux ouverts où l’anonymat de chacun les affranchit de ce regard surveillant et où la diversité des conduites est admise.
Autrement dit si la sécularisation, comme l’affirme Bryan Wilson (1982, 153), « se produit en association avec le processus par lequel l’organisation sociale elle-même passe d’un système à base communautaire à un système à base sociétale », ce dernier système est celui où la sphère privée s’élargit et où les actes qui s’y rapportent peuvent se déployer de façon « libre » dans l’espace public. Cette liberté, naturellement, ayant elle-même ses contraintes.

Cette remarque me semble importante. A lire les principaux sociologues de la sécularisation, on se convainc facilement que ce serait leur faire un mauvais procès (même si certains se le font rétrospectivement à eux-mêmes) que d’affirmer que leurs propos impliquaient la croyance dans le déclin de la religion. Par contre, on peut se demander si, chez certains en tout cas, la privatisation n’engendrait pas une place plus restreinte de la religion dans le système culturel et social. En prenant le terme de « religion » dans un sens qui ne la réduit pas à sa dimension institutionnelle mais l’envisage en tant que système structure symbolique, je voudrais défendre l’idée qu’il s’agit essentiellement d’un déplacement. Et ce déplacement s’effectue aujourd’hui dans de nouvelles conditions structurelles.

Je vais développer mon propos à partir de l’exemple français. La France ne me paraît pas constituer un mauvais analyseur d’une situation occidentale plus générale. Rappelons que David Martin, dans sa typification de différents modèles de sécularisation, parle d’un « modèle français », « latin » (1978, 7), modèle monopolistique typique de nations à majorité catholique, distinct de modèles duopoles, de modèles pluralistes protestants. Martin constate, dans ce modèle franco-latin, une opposition profonde entre catholicisme et sécularisation et un conflit ouvertement politico-religieux.
De fait, ce que l’on appelle la « laïcité française » peut être perçue comme une volonté explicite de privatisation de la religion (même si elle n’est pas que cela). Par contre, dans le modèle du pluralisme protestant, par exemple, on ne rencontre guère cette opposition car « l’universalisation de la dissidence permet à la religion de revêtir autant d’images qu’il existe de figures sociales » (1978, 30). Mais, pour autant, il n’existe pas d’ hétérogénéité complète entre modèles et on peut émettre l’hypothèse que la sécularisation comportant, dans tous les cas de figure, des enjeux sociaux conflictuels, les cas de conflit frontal accentuent des traits que l’on peut retrouver ailleurs.

En France donc, la privatisation de la religion est un enjeu politique explicite. Le principe en a été énoncé par la Révolution, notamment par l’article 10 de la Déclaration de droits de 1789 qui proclame la liberté des « opinions même religieuses », envisageant la religion à partir du registre de l’opinion personnelle et privée. Et pourtant les différentes politiques religieuses révolutionnaires ne tendent pas vers l’objectif de la privatisation : d’abord une nationalisation du catholicisme est effectuée (Constitution Civile du clergé en 1790) ; ensuite une éradication des religions au profits de l’effervescence des cultes révolutionnaires qui avaient tant impressionné Durkheim (1912), puis une religion civile rousseauiste, (Robespierre et le culte de l’Etre Suprême), enfin la proclamation de la séparation de la religion et de l’Etat (1795), rapidement mise en échec par la reprise de la répression politico-religieuse.

La privatisation est-elle alors impulsée par Napoléon Bonaparte ? En partie. Il laïcise en partie la sphère publique en établissant un système juridico-politique autonome à l’égard du religieux (le Code civil élabore une juridiction sans aucune normes religieuses ; la citoyenneté, les droits politiques sont complètement déconnectés de l’appartenance religieuse, ce qui contraste avec le Royaume Uni d’alors) et il officialise une pluralisation religieuse par un système de « cultes reconnus » formellement égaux, malgré la disparité numérique entre religions. En fait, produit par le politique, le pluralisme religieux sert à légitimer l’affranchissement d’une sphère publique et politique à l’égard de la « vérité » catholique, encore en situation de monopole religieux en 1789. Mais, parallèlement, la religion, considérée comme un « service public » subordonné à l’Etat, reçoit de lui une mission de socialisation morale.
La religion garde donc un rôle institutionnel. Si la loi est laïque, la morale sociale doit rester fondée sur la religion. Et celle-ci garde un certain rôle de suppléance dans des activités considérées comme liées aux idéaux de cette morale sociale (éducation, philanthropie, …).

La religion est ainsi mise dans un statut ambigu de semi privatisation. L’aborder dans une perspective de genre (gender) permet de le percevoir. Dans un premier temps, il est pertinent d’indiquer qu’il existe une séparation sexuée des sphères : à l’homme la sphère publique et politique (il sera électeur dès 1848), à la femme le rôle d’éducatrice religieuse et morale dans la sphère privée et domestique (F. Rochefort, 2005). Mais il faut ajouter, dans un second temps, que les congrégations religieuses féminines, qui se développent tout au long du XIXe siècle, permettent à des femmes de jouer un rôle, d’avoir des ‘responsabilités’ dans la sphère publique (Cl. Langlois, 1984). Par contre, la laïcisation de cette sphère publique (notamment l’existence du mariage civil) favorise la prise de distance, dans la sphère privée, d’individus des deux sexes par rapport aux normes de l’Eglise catholique (extension, dès le début du XIXe siècle, de la pratique -condamnée- de « l’amour à semence perdue » entraînant une natalité assez faible). D’une manière générale, on constate une stratégie familiale mêlant prise de distance et maintien d’une proximité à l’égard de la religion (J. Baubérot, 2003). Une stratégie d’ autonomisation des acteurs interfère donc avec la privatisation de la religion, ceux-ci jouent tantôt sur le maintien de la religion dans la sphère publique, tantôt sur sa (relative) privatisation.

Cette interférence se constate aussi au tournant du XIXe et du XXe siècle, quand la privatisation devient plus systématique : la substitution d’une morale laïque à la morale religieuse dans l’enseignement de l’école publique, la séparation des Eglises et de l’Etat réalisée en 1905, enlevant à la religion sa mission de « service publique » et son rôle institutionnel, parachève cette privatisation politique qui semble le résultat d’un volontarisme plus que de la dynamique sociale. Mais, elle se trouve régulièrement légitimée par le suffrage dit « universel » (en fait masculin), peut-être parce que cette privatisation intervient au moment où l’extension de la sphère privée devient un gain pour les acteurs.

Le tournant du XIXe et du XXe siècle marque la fin de la société villageoise et de quartiers, que l’historien Eugen Weber appelle « la France des terroirs » (1978). L’extension des chemins de fer, le développement d’une presse de masse, la libéralisation de la législation en matière d’imprimés, les résultats de l’obligation scolaire constituent des mutations sociales qui favorisent cette extension. Les derniers restes d’imposition de la religion sont supprimés, la religion devient considérée comme étant avant tout un choix privé au moment même où, par exemple, l’imposition du même métier de père en fils diminue fortement, où émerge la possibilité d’un choix privé du métier. De même, une étude des rédactions scolaires (J. Baubérot, 1997) montre que les écoliers considèrent le fait d’apprendre à lire et à écrire comme une conquête d’autonomie d’une sphère privée : on peut, par des lettres, s’échanger des « secrets » sans que les voisins n’en sachent rien. On peut également lire des ouvrages quelque peu licencieux ou subversifs.

Quand Benjamin Constant estime que la poursuite du bonheur s’effectue dans la sphère privée, il pense à la bourgeoisie de son époque. Près d’un siècle plus tard, son propos peut s’appliquer à des couches moyennes voire populaires. Il se produit une démocratisation de la distinction entre sphère publique et sphère privée et un déplacement de la régulation du pouvoir (ce qui ne signifie nullement un relâchement !) d’une surveillance à priori vers un contrôle a posteriori. La privatisation de la religion (encore relative au niveau de la pression sociale), diminue l’emprise de la religion sur l’individu, mais elle donne un nouveau rôle à la religion : constituer une dimension de l’autonomie individuelle au moment même où cette autonomie apparaît conquérir de nouveaux espaces.

La situation française cumule différents éléments. Des processus de modernisation, de rationalisation existent, comme dans d’autres pays (mais peut-être de façon moindre qu’en Angleterre, par exemple). Par contre l’élément politique, ce que l’on a appelé le « conflit des deux France », constitue un facteur essentiel de privatisation que l’on ne trouve pas forcément ailleurs de façon aussi forte. Et les acteurs jouent d’autant plus sur cette privatisation que l’impulsion politique du pluralisme n’a pas eu les résultats escomptés : ailleurs la pluralisation (ou une combinaison entre pluralisation et privatisation) peut jouer un rôle analogue favorable à l’autonomisation des acteurs. L’important est de constater que ces derniers modifient la situation à leur profit. En effet, le « conflit des deux France » réduisait, en apparence, le jeu des acteurs à l’alternative suivante : soit intérioriser le système d’emprise religieux catholique (proposition « cléricale »), soit sortir (« s’émanciper ») de la religion (proposition « anticléricale »). Certains acteurs ont adopté l’un ou l’autre de ces deux solutions, mais d’autres acteurs ont trouvé une troisième voie : celle de l’individualisation de la religion, individualisation que l’on retrouve dans d’autres contextes avec d’autres formes.
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Il faut, d’autre part, envisager ce processus de privatisation de la religion dans le cadre plus vaste de l’ensemble du champ institutionnel de socialisation. Avant 1789, il existe, en France, à la fois un devoir de l’Etat (combattre l’ « hérésie ») et des obligations religieuses. Au XIXe siècle, un devoir d’Etat subsiste partiellement (assurer un « service public » de la religion), les obligations religieuses stricto sensu ont été remplacées par une certaine emprise morale.
Après 1905, l’Etat n’a plus que le devoir d’assurer une libre concurrence entre différents opérateurs religieux privés (Article I de la loi de séparation : « La République assure la liberté de conscience et garantit le livre exercice des cultes »). La forme juridique de la religion est privatisée, mais l’Etat garantie l’exercice public de cultes devenus services privés. Principale institution de socialisation sous l’Ancien Régime, la religion se trouve, au XXe siècle, socialement désinstitutionnalisée.

Pendant la même période, un mouvement inverse s’est produit en ce qui concerne l’école et la médecine, institutions donnant des normes de conduite explicites et implicites et gérant, elles aussi du symbolique: ni devoir d’Etat ni obligation individuelle en 1789. L’Etat (et la puissance publique) s’est créé progressivement des devoirs envers l’école ( assurer un dispositif scolaire dont la fréquentation restait facultative), puis l’obligation scolaire est instaurée en 1882 (avec emprise d’une morale laïque).
De même l’Etat se crée, au cours du XIXe siècle, des devoirs envers la médecine (devoir juridique de punir « l’exercice illégal » de la médecine en 1803, avant même le décollage scientifique et technique médical ; devoirs financiers à partir de 1893) sans imposer d’obligations médicale. En 1902, par contre, une loi sur la vaccination antivariolique impose la première obligation médicale légale, aboutissement, nous dit Claude Nicolet (1982, 310s.) de « l’obligation morale » du recours à la médecine, imposition politique du régime républicain qui, rompant avec la socialisation morale fondée sur la religion promeut une socialisation morale fondée sur la science.

Le chassé-croisé institutionnel entre religion et institutions séculières de socialisation est donc particulièrement net en France. La progressive mise en application du projet des Lumière développe un « programme institutionnel » où « le sens vient (toujours) d’en haut » de par des « combinaisons stables et cohérentes d’orientations normatives » (F. Dubet, 2002, 24, 49). Le développement de nouvelles hétéronomies institutionnelles va de pair avec une certaine localisation spatio-temporelle de la domination : l’école s’arrète à l’age « adulte » et la domination médicale, plus prégnante que ne le pensent généralement les acteurs, doit composer avec l’impossibilité d’une surveillance régulière de la vie privée.
Par ailleurs, l’hétéronomie institutionnelle est censée permettre empiriquement un développement de l’autonomie de l’individu grâce à plus d’instruction et une meilleure santé. Avec l’exemple des rédactions d’écoliers, nous avons vu que cette synergie était, pour une part, intériorisée. Il en est de même pour la médecine : au XXe siècle l’Etat donne des incitations financières qui rendent presque obligatoires les visites prénatales. Peu à peu les consignes des médecins, des « hommes de l’art » remplacent les conseils de grands-mères (le passage du privé au public s’accompagne significativement d’un transfert de pouvoir d’un genre à l’autre), au milieu du XXe siècle, l’accouchement à domicile disparaît, « la naissance a cessé d’être un événement familial appartenant à la vie privée, pour devenir un acte essentiellement médical et chirurgical » (Y. Knibiehler-C. Fouquet, 1983, 249). La mortalité infantile baisse de façon significative. Le séjour à l’hôpital donne à la jeune mère un sentiment de sécurité et lui permet un peu de repos. Le développement de l’hétéronomie, qui arrache au privé certains actes de la vie, semble bien favoriser le développement de l’autonomie de l’individu.

On peut alors masquer l’hétéronomie institutionnelle et insister unilatéralement sur l’autonomie. Cela suppose la plausibilité de la croyance en la conjonction des progrès : le progrès technique et scientifique engendre du progrès social, du progrès individuel, voire du progrès moral qui rend (nous dit la morale laïque) « la société plus douce ». « Ouvrez une école, vous fermez une prison » affirmait Victor Hugo et le « docteur Pascal » d’Emile Zola affirme : « Je crois que l’avenir de l’humanité est dans le progrès de la raison par la science. Je crois que la poursuite de la vérité est l’idéal divin que l’homme doit se proposer. (…) Je crois que la somme de ces vérités, augmentées toujours, finira par donner à l’homme un pouvoir incalculable ». La scientisation, corollaire de la rationalisation sécularisatrice (O. Tschannen, 1992, 67), implique que l’individu estime pouvoir en tirer bénéfice, dans un système ou constat empirique et « espérance » se trouvent étroitement liés (on parle d’ailleurs, significativement, de l’augmentation de « l’espérance de vie » comme conséquence du progrès médical).

Dans la phase ascendante puis hégémonique de la modernité, les institutions séculières possèdent de fortes capacités symboliques à donner normes, sens et espérances. Il s’en suit, notamment, une prédominance de l’institution médicale sur l’institution religieuse dans le rapport à la santé (les guérisons miraculeuses de Lourdes, pour être considérées comme authentiques doivent être médicalement validées), et même dans le rapport à la mort : la transformation, en 1972, du sacrement catholique de l’ « extrême-onction » en « onction des malades » apparaît révélatrice de cette mutation. Avant, il s’agissait de pouvoir remettre, in extremis, ses péchés au malade pour lui éviter la damnation éternelle de l’enfer. Désormais, le sens du sacrement est tourné vers la guérison toujours possible (grâce à la médecine !) même si le malade est gravement atteint. La préparation à la « bonne mort » cède le pas à l’aide « toute psychologique » aux soins curatifs (F.-A. Isambert, 1992, 270).

Or cette acculturation de l’après Vatican II se produit peu après la contestation de Mai 1968 contre les institutions désormais perçues comme trop sures d’elles-mêmes, représentant une entrave à l’autonomie de l’être humain. Le déclin de cette structure de plausibilité des institutions séculières de socialisation constitue un indicateur de l’émergence la modernité tardive.
Cette nouvelle donne se manifeste, en France, dès le début des années 1970, avec le problème de la libéralisation de l’avortement. Le processus de laïcisation-sécularisation s’accentue dans le domaine des mœurs. Mais une mutation profonde s’est produite. Nous ne retrouvons plus le conflit des « deux France » avec, d’un côté, l’Etat laïcisateur et les forces sociales qui le soutiennent, de l’autre les partisans d’une France imprégnée de valeurs catholiques. Si la position officielle de l’Eglise catholique est contre cette libéralisation, l’autonomie conquise par des catholiques leur permet une militance favorable à une loi libérale. Elle s’exprime dans des associations comme le Centre catholique des médecins français. Leur position est relayée par les medias, au même titre que celle de leur hiérarchie, montrant une pluralisation interne et la vitalité d’une expression religieuse de type associatif dans l’espace public. Un médecin catholique, le professeur Paul Milliez, peut s’affirmer personnellement opposé à l’avortement et pourtant favorable à sa possibilité juridique, attitude type d’une sécularisation interne où les normes religieuses sont devenues exclusivement des choix privés.
Le mouvement des femmes, en première ligne du combat, se divise entre « réformistes » et « révolutionnaires », les secondes reprochant aux premières leur alliance avec le professeur Milliez. Mais ce dernier n’est pas récusé comme catholique mais comme homme et comme médecin : pour les « révolutionnaires », la maîtrise par les femmes de leur propre corps suppose la lutte contre la domination masculine et la domination médicale. Or hommes et médecins constituaient autant de forces vives de l’Etat laïcisateur du tournant du XIXe et du XXe siècle, alors que les femmes étaient considérées comme des soutiens de l’influence catholique.

La loi libéralisant l’avortement est votée au début de 1975 ; significativement elle donne la décision finale à la femme et non au médecin mais, par ailleurs, reconnaît à ce dernier le droit de faire objection de conscience et de ne pas pratiquer d’avortement. La question, très nouvelle alors, du respect de droits fondamentaux à l’intérieur même de l’institution se trouve ainsi posée. Certes, elle est d’abord posée au profit des agents institutionnels mais cela montre que ces agents demeurent, au sein même de leur pratique institutionnelle, des personnes privées pouvant effectuer des choix privés.
Par ailleurs, remettre la décision finale à la femme donne le dernier mot à l’individu et fait de l’institution un instrument au service de cet individu. Or, nous l’avons vu, la stratégie laïcisatrice du régime républicain a fait qu’en France, plus que dans certains autres pays, les institutions séculières comme l’école et la médecine ont joué un rôle particulièrement important de socialisation morale. Et ce travail de socialisation implique que ces institutions disposent d’un certain pouvoir, historiquement construit par des obligations légales mais possèdent également une autorité qui signifie que leur obéir est un devoir qui fait sens.

« La confiance est une notion fondamentale des institutions de la modernité » écrit Antony Giddens (1994, 34) et cela s’avère particulièrement nécessaire pour les institutions de socialisation. Cette confiance implique trois croyances : d’abord, il faut croire en la validité, en l’aspect « désirable » de l’objectif poursuivi ; ensuite il faut croire que l’institution constitue une voie unique (ou quasi unique) pour atteindre cet objectif ; enfin, il faut croire que les agents institutionnels sont techniquement et humainement sans faille : anthropologiquement, par exemple, la vision moderne du médecin ressemble à la vision traditionnelle du chaman, « un homme qui n’est pas un homme tout en étant un homme » (J.-P. Valabréga, 1962, 146).

Ces trois croyances s’effondrent dans le dernier quart du vingtième siècle :

- déstabilisation de la croyance en l’objectif institutionnel : l’instruction est moins désirable quand il y a pléthore de diplômés à bac + 5 qui cherchent du travail alors que des animateurs de télévision qui parlent un français incorrect apparaissent fort riches ; le « combat pour la vie » devient ambivalent quand on est techniquement capable soit de « faire vivre » des grands prématurés de 400-500 grammes porteurs de très lourds handicaps, soit de prolonger une existence, considérée comme « végétative » et dénuée de sens : la revendication, face à la médecine, du « droit de mourir dans la dignité », repose publiquement le problème : quelle est la « signification ultime » du fait d’être un être humain ?.

- déstabilisation de la croyance au monopole de l’institution pour atteindre l’objectif visé: dans la mesure où l’instruction et la santé restent désirables, se développe un double marché concurrentiel. Significativement, on peut l’appréhender avec un type d’analyse analogue à celui que Peter Berger effectuait en 1967 pour la religion : développement de la concurrence interne (par exemple : les médias vont publier des listes des établissements scolaires et des hôpitaux les plus performants) ; développement de la concurrence externe (montée en puissance d’entreprises privées de soutien scolaire ou de médecines dites « alternatives »).


- déstabilisation, enfin, de la croyance en des agents institutionnels sans faille : développement d’un droit de regard des « parents d’élèves », banalisation des procès intentés aux médecins après l’affaire du « sang contaminé » et idée que, face aux dilemmes médicaux, les choix à effectuer relèvent du « projet de vie » (F.-A. Isambert, 1992, 328), échappent à la compétence médicale.

A tous les niveaux, les institutions séculières sont devenues incertaines et le pouvoir, mais aussi et surtout le poids, de la décision se déplace de l’institution à l’individu. Or, en même temps, la réalisation personnelle tend à être socialement présentée comme une performance obligatoire. Etre soi, n’est plus seulement une conquête (difficile mais souvent exaltante) d’autonomie individuelle, comme au temps de la modernité ascendante ou hégémonique, cela est également devenu un devoir social : « l’individu est placé institutionnellement dans la nécessité d’agir à tout prix en s’appuyant sur ses ressorts internes » (A. Ehrenberg, 1998, 234).

Si on adopte la perspective de James Beckford (1996) pour qui la religion n’est plus « une institution sociale », mais est devenue « une ressource culturelle », on perçoit que l’individualisation de la religion favorise son utilisation dans des entreprises très diverses de façonnement du sens.
Autrement dit, au moment ou Thomas Luckmann (1967) proposait une conception de la religion qui privilégiait la « privatisation » et la « subjectivisation » du religieux, la situation socio-symbolique d’alors incitait à insister sur le fait que la construction de « significations ultimes » était, désormais, dépendantes des choix de l’individu. Maintenant, les mutations de la modernité tardive, le développement des incertitudes séculières et le transfert social de responsabilités tout azimut vers l’individu, conduisent à insister sur le fait que les religions -des religions historiques aux nouvelles religiosités- permettent à des individus de disposer de « significations ultimes », de significations permettant de se projeter au-delà d’eux-mêmes, de remédier à l’éclatement du sens.
Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une nouveauté absolue. Luckmann insiste sur le fait que la fragmentation institutionnelle induit une nouvelle relation entre l’individu et le social. L’individu doit quotidiennement naviguer entre différentes sphères institutionnelles et s’impliquer dans « une série de jeux de rôles sociaux anonymes et spécialisés » (1967, 95) où « l’identité personnelle devient, pour l’essentiel, un phénomène privé » (idem, 97).
Quarante ans plus tard, l’adjonction d’une incertitude généralisée (dont témoignent, entre autre, les débats sur le « principe de précaution »), la difficulté de se projeter vers l’avenir, la perte d’emprise de l’idée que ce sont les conduites sociales qui changent (de façon positive) les conditions de la vie,… radicalisent les enjeux et induisent le déplacement d’attention de l’individualisation vers la possibilité, pour les divers acteurs, de disposer d’éléments de « signification ultime » ou pouvant être considérés comme tels.

Ce nouveau contexte est profondément ambivalent car l’individu ne se meut pas dans un vide social. Il se produit un transfert d’une domination institutionnelle à une domination de type mimétique. Ce sont les moyens de communication de masse -presse, radio, télévision, cassette vidéo, DVD, Internet,…- qui assurent, de façon dominante, la socialisation, y compris la socialisation morale (J.-J. Wunenburger, 2000).
Un seul exemple : quand 45 des plus grands footballeurs du monde enregistrent le clip LoveUnited (composé par une vedette du « show biz », Pascal Obisco) au profit de l’association Ensemble contre le Sida, ils se comportent, avec succès, en nouveaux maîtres de morale. Cette morale, qui ne se présente naturellement pas comme telle, n’est pas produite par des institutions religieuse ou séculières, elle est liée à une extension du marché, au message publicitaire comme injonction sociale dominante, aux nécessités d’une consommation de masse.

Grace Davie (2004, 80) insiste sur le passage, dans le champ religieux des sociétés modernes « de l’obligation à la consommation ». C’est l’ensemble du des significations symboliques qui sont, désormais, dépendantes d’une consommation standardisée. D’une toute autre manière, on retrouve en partie l’aspect global de la domination dans la société traditionnelle (la dénonciation récurrente du « politiquement correct » en est d’ailleurs un indice détourné). D’abord, parce que les instruments de la communication de masse, qui véhiculent cette domination, sont présents dans l’espace privé.
Ensuite, parce que le marché et ses règles s’est étendu à des domaine de la sphère privée qui y échappait largement jusqu’alors comme la sexualité avec l’émergence de ce que Patrick Baudry (1997) appelle le « sexe industriel » qui ne se réduit pas au marché pornographique mais concerne tout ce qui relève de l’adage : « le sexe fait vendre » (un philosophe comme Steiner (1999, 106), se fait l’écho de cette extension marchande en dénonçant radicalement la transformations des « rêves en produits manufacturés »).
Enfin, parce qu’il se produit une euphémisation de la distinction public-privé au niveau même de la régulation sociale ordinaire, qu’il s’agisse de formes nouvelles de surveillance, corollaire de nouvelles perceptions sociales du risque et de la recherche du « risque zéro » (U. Beck, 2001) ou de nouvelles représentations des droits fondamentaux qui rendent l’opinion publique plus sensible (notamment avec la médiatisation de l’information) à leur non-respect dans la sphère privée : le droit intervenait peu, il y a encore quelques décennies, dans les violences conjugales et/ou parentales, les affaires d’incestes, de pédophilie,…Il existait ce que Jean-François Lae (2001) nomme, de façon suggestive, une « intimité-impunité » qui n’a disparu que ces dernières décennies.

Des mutations identitaires sont liées à ces processus. Longtemps, de façon dominante, l’identité était octroyée par des codes de comportements communément reconnus et transmis par tradition. « Le sentiment de l’identité individuelle s’accentue et se diffuse lentement tout au long du XIXe siècle » (A. Corbin, 1987, 419) c'est-à-dire lors de la modernité ascendante. La modernité hégémonique permet une participation personnelle à la construction de l’identité mais, la mobilité s’effectue encore sur des chemins bien balisés. Avec l’aide et sous le contrôle de l’Etat, les institutions maintiennent quelque chose qui ressemble encore à un « destin » (filière scolaire différente pour la bourgeoisie et le peuple, façonnement d’une identité biologique féminine par la médecine,…).
L’Etat, aujourd’hui, est devenu principalement gestionnaire, l’unification scolaire en école démocratique de masse a engendré une crise récurrente de cette institution (J. Baubérot, 2004), la médecine n’a plus de vision unifiée, alors il est demandé à l’individu de construire lui-même son identité, de trouver l’unité et la singularité de son « soi », au-delà des conduites pragmatiques multiples qui lui sont imposées dans mille situations éclatées et plus ou moins contraintes. Il lui faut maintenant, idéalement, construire sa route au moment même où il se déplace dans un paysage où les acquis sont remis en cause, les certitudes brisées. Non pas que la socialisation n’existe plus mais elle devient dépendante de l’identité alors qu’auparavant l’identité était reliée à la socialisation.

Différentes stratégies sont mises en place par les acteurs. L’identité par le look est sans doute le mode identitaire le plus prégnant, et pas seulement pour les jeunes. On aurait tort de le considérer comme superficiel, n’affectant pas l’individu dans son ensemble. Il apparaît ainsi cependant et ce n’est pas sa moindre séduction. Ses atouts : sa versatilité, sa réversibilité. L’individu n’est socialisé que pour une durée réduite. Mais cette brièveté temporelle peut apparaître insuffisante et la recherche d’une identité communautaire s’effectue de multiples manières, où la difficulté de se projeter dans un avenir sociétal induit la mobilisation de ressources diachroniques, notamment de ressources de type religieux permettant de croire à l’existence d’un ordre symbolique échappant à l’historicité et à sa relativisation. L’individu « éprouve (là) la sensation de se ‘découvrir’(…) Comme si l’identité était non à construire mais à trouver, telle une essence secrète, un objet vital qui aurait été perdu » (J.-Cl. Kaufman, 2004, 83).

Une telle démarche se marque parfois surtout par ses effets réactifs. Il y a peu de temps, il était fait souvent mention en France du fait que la France et la Turquie sont deux nations dont la laïcité est une caractéristique constitutionnelle. Aujourd’hui, le refus de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne progresse, la Turquie devient très majoritairement considérée comme un pays « musulman », ce qui signifie implicitement que l’on considère l’identité de l’Europe comme fondamentalement chrétienne.
Mais il est de nombreux cas où des processus identitaires induisent des revendications dans des institutions comme l’école ou la médecine puisque le rapport de l’individu à ces institutions s’est profondément modifié. On n’accepte beaucoup moins qu’à d’autres étapes de la modernité que ces institutions désubjectivisent l’individu puisqu’il s’est produit une perte de confiance et un déplacement de la responsabilité. Or, nous l’avons signalé, école et médecine, dans le cadre du conflit politico-religieux des « deux France » qui a structuré la sécularisation de la société française, ont joué un rôle essentiel, non seulement de socialisation morale mais de légitimation symbolique, quasi sacrale du régime républicain, de ce que l’on appelle « la laïcité républicaine ».

La France possède actuellement la communauté musulmane la plus importante de l’Union européenne (on l’évalue à cinq millions de personnes, 8% de la population globale). La question des rapports entre islam et laïcité apparaît centrale, voir parfois obsessionnelle et, selon le rapport de la « Commission Stasi » (nommée en 2003 par le Président de la République pour « mener une réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République ») (2004), l’école et l’hôpital seraient particulièrement ‘menacés’. Si on reconnaît une certaine validité à notre argumentation, on comprend facilement pourquoi ces institutions séculières de socialisations sont réinvesties de nouvelles demandes « religieuses ». Et ce sont les revendications identitaires dites « musulmanes » qui apparaissent comme les plus manifestes, peuvent être perçues comme « agressives ». La mise en avant de l’islam (d’un certain islam), cumule, en effet, nombre de facteurs de différenciation à l’égard des structures dominantes de la société française : hétérogénéité culturelle, passé conflictuel de colonisation et de décolonisation, handicaps sociaux, économiques, ethniques,...

Le rapport de la Commission Stasi (2004, 91ss.) est significatif des peurs ressenties. Il vaut la peine d’en citer des extraits.
Sur l’école, il est indiqué ceci : « le cours normal de la scolarité est altéré par des demandes d’absences systématiques un jour de la semaine, ou d’interruption de cours et d’examens pour un motif de prière ou de jeûne. Des comportements contestant l’enseignement de pans entiers du programme d’histoire, ou de sciences et vie de la terre, désorganisent l’apprentissage de ces disciplines (…) Des épreuves d’examen sont troublées par le refus d’élèves de sexe féminin de se soumettre aux contrôles d’identité ou d’être entendues par un examinateur masculin »
Pour l’hôpital, le rapport indique « se sont multipliés les refus, par des maris ou des pères, pour des motifs religieux, de voir leurs épouses ou leurs filles soignées ou accouchées par des médecins de sexe masculin. (…) Plus généralement, certains préoccupations religieuses peuvent perturber le fonctionnement de l’hôpital : des couloir sont transformés en lieux privatifs de prières ; des cantines parallèles aux cantines hospitalières sont organisées pour servir une nourriture traditionnelle au mépris des règles sanitaires. ». Aucune estimation quantitative n’est faite, mais l’important pour nous est que le rapport exprime l’impression que la « neutralité (religieuse) qui structure le service public » est « gravement » menacée (idem, 95).
C’est dans un tel contexte qu’il faut analyser la loi française du 15 mars 2004 interdisant le port de « signes religieux ostensible » (et notamment du foulard) à l’école publique. Cette loi manifeste la volonté politique de fixer un seuil (dont, naturellement, on peut discuter la pertinence) aux revendications identitaires à l’intérieur des institutions.

Cependant, ces revendications identitaires ne sont sans doute que le miroir grossissant de mutations sociales beaucoup plus générales où les revendications d’expression de l’identité religieuse dans la sphère publique correspond aux multiples intrusions d’éléments de cette sphère publique dans ce qui était considéré comme privé. L’euphémisation de la représentation sociale d’une séparation du public et du privé se trouve lié à la désutopisation d’une sécularisation devenue établie dans les sociétés moderne, et que la globalisation étend comme une onde de choc à l’ensemble de la planète :
Ainsi Sebastian Poulder (1998) rattache l’intensité des conflits concernant le statut de la femme et le droit de la famille (questions qui, dit-il, se situent à la frontière du public et du privé) dans les pays où l’islam est majoritaire au fait que, même dans ces pays, beaucoup d’aspects publics de la vie des individus -notamment ceux qui se trouvent liés aux échanges commerciaux ou à l’administration- se trouvent gérés aujourd’hui selon des normes occidentales alors qu’ils étaient auparavant du ressort de la loi islamique.
Et les travaux d’Olivier Roy (1995, 2002) sur les courants néo-fondamentalisme musulman montrent que ceux-ci sont souvent, à leur insu, des agents de sécularisation alors même qu’ils tentent de résister aux avancées mondiales d’un processus sécularisateur complexe et ambigu. C’est pourquoi la notion de sécularisation n’est sans doute pas devenue scientifiquement moins pertinente, par contre elle est sans doute devenue idéologiquement moins attractive.

Commentaires

Merci beaucoup!!!
C'est parfait!
Votre livre, votre réunion et votre résumé ont été d'une grande clarté!
Merci
Et contrairement aux idées reçues, un titulaire à l'EPHE peut même être drôle !
Merci encore!

Écrit par : antoine | 30/06/2005

merci pour le compte rendu et la réponse (régalien/normatif) ! je vais lire tout cela très attentivement...

Écrit par : emma | 30/06/2005

Je prépare également le concours des IEP du sud-est, à Lyon. Je voulais vous remercier pour toutes ces notes sur la laicité, et pour le compte rendu de votre réunion, à laquelle je n'ai malheuresement pas pu me rendre, n'habitant pas à Paris. Votre blog m'est d'une grande utilité pour mes révisions !

Merci encore et bonne continuation.

Bon courage à tous les étudiants pour samedi.

Écrit par : Alicia | 30/06/2005

Monsieur , j'ai lu l'ensemble des séquences de votre blog qui éclairent déja certaines notions de la laïcité et je vous remercie de l'aide précieuse que vous apportez aux étudiants préparant le fameux concours.
Cependant, une question me tracasse. Pourriez-vous,s'il vous plait m'éclairer sur la phrase suivante : " la laïcité n'est pas une exception française" ? Par "exception" entendez-vous le fait qu'elle ne soit point la seule? ( Etats-Unis,Mexique..) ou que la France ne peut se targuer d'etre "la meilleure", d'être "exceptionnelle" dans ce domaine? Ou bien tout simplement les deux...?
En vous remerciant à l'avance ! :)

Écrit par : scpo | 30/06/2005

Je voudrais juste vous remercier de votre compte rendu à propos de la réunion et de votre livre. Sortant de Terminale scientifique, je dois dire que votre clarté et votre simplicité me sont très utiles pour préparer ce concours, pour lequel j'avais peur de ne pouvoir comprendre ce que l'on attendait de moi.
Merci beaucoup

Écrit par : violette | 30/06/2005

ouech Bob, c dlà balle ton site. sur la tête de ma mère merci. j'arrive à Aix demain et jvé tous vous tué!!!! lol, dédicace au minos de Marseille qui viennent à Aix samedi...

Écrit par : Gui | 30/06/2005

Une relecture de plus de votre ouvrage qui depuis quelques mois est mon nouveau livre de chevet. Merci pour l'éclairage que celui-ci m'a apporté sur nombres de sujets, de concepts, merci pour les positions critiques qu'il m'a permis d'adopter en cours de philo (on étudiait la religion quand le titre de l'ouvrage nous a été communiqué) et merci surtout pour ce blog qui reprend les idées-clefs du livre.
J'espère que tout cela me sera utile samedi!
Bonne chance à tous!!!

Écrit par : Julie | 30/06/2005

Histoire de ne pas continuer à vous brosser dans le sens du poil, je me demande quel aurait été notre avenir pour le concours de samedi si votre livre n'avait pas spiralisé de manière traumatisante en presque 300 pages une pensée sans nul doute éclairée mais aussi loin d'être aboutie ... Alors qu'un petit livre de 30 pages sur les migrations de flamands roses aurait par ailleurs si bien fait l'affaire ...!

Écrit par : antoine | 30/06/2005

Salut Jeannot, faites attention, votre livre s'adresse au grd public mais même un prof d'univsersité a réussi à s'endormir là-dessus non pas par désintérêt mais bien par inaccessibilité...alors entre régalisme et sécularisation, explicitez davantage et proposez des titres cohérents avec le contenu. Malgré tout je maintiens un certains respect du à votre biographie et parce que "tout le monde a une dignité humaine" (dixit vos propos). A bn entendeur...

Écrit par : Nico | 30/06/2005

C'était juste pour souhaiter une bonne réussite à Hayet ;-) (cf commentaire aux étudiants) et à tout le monde qui passe ce concours ! Si vous pouviez juste me laisse une place entre la 509ème et la 511ème ce serait super sympa à vous ! lol :-p
MER... à tous ! Et merci à M. Baubérot pr le blog !

Écrit par : Thomas | 30/06/2005

merci pour le ton cynique tout particulièrement dans le chapitre Individu et universalisme à la "belle époque"... surtout au niveau du passage concernant l'infériorité féminine. J'en avais déjà beaucoup entendu sur le sujet, mais apparement il me restait d'autres théories masculines à découvrir... heureusement que la taille de notre fémur ne nous empêche pas de comprendre votre livre...

Écrit par : un ancien embryon en "arrêt de developpement" | 01/07/2005

Vous dites "La religion est (...) mise dans un statut ambigu de semi privatisation." Pourquoi ne pas envisager l'idée d'une troisième sphère, en plus des sphères publique et privée : la sphère communautaire, englobant communautarismes et cultes ? Cette sphère communautaire serait rendue apparente par la structure d'une démocratie où le pouvoir revient au peuple, et donc à l'individu, qui a besoin pour se faire entendre de se grouper par convictions ou par revendications. Dire qu'il y a glissement de la religion du public vers le privé serait donc inexact ; il s'agirait d'un glissement du public vers le communautaire, à mi-chemin entre le public et le privé. Ainsi on pourrait envisager sainement la position d'un islam qui a des "revendications envers la société" (p.162) bien marquées comme le port du voile. L'Etat pourrait se permettre -en théorie du moins- de ne pas avoir à considérer de chose religieuse, et n'aurait plus à traiter qu'avec des personnes privées ou des groupes communautaires dont l'éventuelle qualité religieuse serait inexistante aux yeux de l'Etat. La création d'une nouvelle sphère "communautaire" permettrait également d'étudier les relations entre individu privé et communauté ; ce qui permettrait de distinguer par exemple le cas d'une fille qui souhaite porter le voile par recherche de sa propre personnalité d'une autre fille à qui la sphère communautaire à laquelle elle appartient lui impose des règles concernant sa sphère privée. Il faudrait donc une seconde laïcisation, non plus de l'Etat, mais de l'individu contre les interventions des communautés dans sa sphère privée. Quel est votre avis ?...

Écrit par : Guillaume | 01/07/2005

Pauvre de moi... je découvre seulement maintenant votre blog alors que je dois aller me coucher pour être en forme pour le concours aixois demain... Quel dommage!! Oserai-je parler de "Mektoub"? ;)

Je trouve ça fort sympatique et convivial que vous fassiez un blog. Je garde précieusement l'adresse... (car même le concours passé, votre thèse garde bien sur pour moi tout son interet!!)

A bientôt donc.

Écrit par : zaynab | 01/07/2005

J'ai passé le concours à Aix-En-Provence avant-hier.

Peut-être pour me rassurer, je fais appel à vos réaction à la vue des sujets propsés.
Comment avez-vous trouvé la compo d'histoire? Vos sentiments par rapport au concours en général?

Merci!!

Écrit par : Joël | 03/07/2005

je découvre a l'instant votre blog et je vois que plusieurs etudiants ont profité de vos notes pour mieux comprendre le bouquin
certes je n'en ai pas profité mais je pense qu'elle m'aurait ete d'aucune utilité étant donné les questions précises que le jury nous a proposé ...
cependant votre livre a sans aucun doute etait choisi car sa difficulté de lecture etait evidente pour des eleves de terminales
pourtant vous cherchiez a vous degager de ses critiques dans votre premier chapitre
le constat est que vous n'avez pas réussi a faire quelque chose de simple, comprehensible par tous mais je ne doute pas de votre connaissance du sujet (cf bibliographie) malheuresement vous avez parfois du mal a nous faire comprendre le fond de votre pensé

pour repondre a joel les questions sur l'ouvrage etait tres precises la dissertation etait plutot classique mais le sujet avait deja ete abordé l'an passé enfin l'actualité etait completement destabilisante etant donne la forme completement differente des annees precedentes

Écrit par : germain | 03/07/2005

Réactions aux sujets :
*actu : forme encore différente. sur le fond, le sujet sur la charte a surpris
*anglais : assez abordable, compréhension pas trop difficill
*ouvrage : surprenant, car questions générales alors que je m'attendais à plus de questions et que celles-ci soient axées plus directement sur la laïcité et la thèse générale du livre. Sinon, ce sont des thèmes très présent dans le livre donc ce n'était pas non plus inabordable.
histoire : assez classique et d'après les échos que j'ai eu, certains (beaucoup ?) ont fait l'impasse, le sujet étant tombé l'année dernière et au bac...

Écrit par : Thomas | 05/07/2005

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