31/01/2009
UNE LAÏCITE QUI SE NOURRIT D'"AFFAIRES"
Ce qu’est –ce que n’est pas la laïcité V
L’ « affaire » québécoise dite des « Vitres givrées »
Je terminais ma précédente Note en posant plusieurs questions, histoire de créer (si possible !) un petit suspens ! La première était « Comment en est-on arrivé là ? »
On peut expliciter cette question ainsi : pourquoi depuis 1989, la laïcité en France est invoquée, convoquée, etc à partir d’ « affaires », style les « affaires de foulard », mais aussi les affaires de piscine, ou l’affaire de la juge qui avait cassé un mariage parce que l’épouse avait menti sur sa virginité. Etc, etc.
Je rappelle (première Note du 29 décembre 2008), qu’avant 1989, la laïcité française ne fonctionnait pas à partir d’affaires.
On s’affrontait, depuis la seconde guerre mondiale, autour de la question des subventions publiques aux écoles privées (pour plus de 90% alors catholiques) et des lois qui permettait ces subventions : loi Marie, loi Barangé, et surtout loi Debré que certains laïques affirmaient « pire que les lois de Vichy » (jean Cornec).
Comment se construit socialement une « affaire » ? Telle est la question fondamentale d’une démarche de connaissance, d’une sociologie de la laïcité.
Pour y voir plus clair, je vous propose un petit détour par le Québec. Bien sûr, c’est une façon de rappeler à votre bon souvenir mon ouvrage Une laïcité interculturelle, le Québec avenir de la France (édit. de l’Aube).
Mais c’est aussi une manière concrète de redire que la laïcité n’est pas que française et qu’il y a des « conflits de laïcité » dans d’autres pays. Entre le Québec et la France il existe des analogies (l’analogie conjugue ressemblances et différences).
Je vais vous expliquer comment s’est construite l’affaire dite « des vitres givrées ». J’en parle assez longuement dans mon livre (p. 41 à 56). Mais rassurez-vous, je ne vais pas le recopier : il y a des choses indiquées dans le livre (notamment une fameuse interview dont, parait-il, on cause beaucoup dans certaines chaumières) dont je ne parlerai pas ici et inversement.
Ma Note sera un peu longue : j’avais d’abord pensé la couper en deux. Mais avec un écart d’une semaine vous risquiez perdre le fil de l’histoire. Et je crois que cette histoire est vraiment intéressante pour comprendre ce qui se passe depuis maintenant 20 ans.
Alors on y va ? Allons y.
L’affaire dite des « vitres givrées » a marqué le début d’une série d’affaires à la fin de 2006 au Québec. Victor Armony (professeur de sociologie à l’Université du Québec à Montréal) indique à leur sujet :
« Quelques « cas » ciblé par les médias – pas plus d’une vingtaine au total durant les deux derniers mois de l’année [médiatiquement c’est beaucoup : un tous les 3 jours] – ne concernaient, dans leur ensemble, qu’une proportion infime des millions de relations interculturelles qui ont lieu chaque jour à Montréal»[1]
En sociologie les interactions quotidiennes sont classiquement vues comme des formes de socialisation : Par exemple, un des pères fondateurs Georg Simmel parle de « toutes ces mille relations qui se jouent de personne à personne, brèves ou durables, conscientes ou inconscientes, fugaces ou lourdes de conséquences. (…) qui produisent la cohésion de l’unité sociale. (…) la prodigieuse solidité du tissu social »[2]
Que se passe-t-il alors quand, parmi ces innombrables interactions, quelques unes sont sélectionnées et deviennent socialement très visibles non plus comme élément de cohésion sociale mais en apparaissant porteuses de conflit de valeurs?
Comment une interaction devient-elle une « affaire » ?
Le point de départ de « l’affaire » dite des « vitres givrées » peut être résumé ainsi : des adolescents de la communauté juive hassidique de Montréal regardent ostensiblement des femmes en tenues légères qui font du sport dans un Centre de gymnastique qui se situe en face de la synagogue.
Le rabbin s’inquiète demande au directeur (qui accepte) de mettre des vitres givrées (du genre de celles que l’on trouve dans les salles de bain) payées par la communauté hassidique.
L’hassidisme est un mouvement religieux juif considéré comme très orthodoxe. Ses membres insistent sur la joie d’être en communion avec Dieu. Ils dansent et chantent beaucoup.
Très pudiques, ils s’habillent toujours de façon très couverte. Les femmes mettent des jupes qui cachent totalement leurs jambes et portent des perruques.
La pose de vitres givrées a fait scandale. Elle a été majoritairement considérée comme un « choc de valeurs » où se trouve mis en cause l’égalité homme-femme, « l’intégrité physique ou vestimentaire » des femmes (La Presse, 9 nov. 2006). Certains intellectuels ont affirmé, en revanche, qu’il s’agissait d’un simple « accord de bon voisinage ».
Pour comprendre ce qui s’est passé, j’ai analysé le déroulement temporel de la dite « affaire » en m’aidant des travaux d’Ervin Goffman[3] , un sociologue qui s’est beaucoup intéressé aux interactions dans la vie sociale quotidienne.
En mars 2006 il y a donc eu la plainte du rabbin et le remplacement des stores par des vitres givrées, alors sans incidence perceptible sur la vie de ce Centre de gym : c’est à l’époque un non événement où le principe « ne pas faire d’histoire » l’emporte sur d’autres considérations.
Mais il ne s’agit pas d’une situation où existe un minimum d’échanges entre voisins. Plutôt d’une situation de « coprésence » entre ce que Goffman appelle deux « équipes » qui se côtoient et s’ignorent autant que faire se peut.
La situation de co-présence c’est, par exemple, la relation que l’on a avec des personnes que l’on rencontre régulièrement dans des transports en commun, vis-à-vis desquelles on met en œuvre un « travail d’évitement », car le contact n’est pas souhaité.
Or si les adultes hassidiques font semblant de ne pas voir (Goffman parle «de discipline du regard»), les adolescents introduisent une « fausse note » : ils regardent.
Chez Goffman, le « regard qui s’insinue »[4] produit une intrusion qui est ressentie comme une menace, mais par ceux qui en sont l’objet (c'est-à-dire, là, les femmes)
Or, en fait, les femmes qui faisaient de la gym ont eu une réaction amusée, elles ont désexualisé le regard porté sur elles : « les petits garçons sont intéressés à savoir comment est fait le corps des femmes ». C’est de la « curiosité naturelle » m’a-t-on dit.
En fait ce sont des ados car, selon les mêmes personnes, ils fument.
Contrairement aux situations ordinaires, c’est chez les hassidiques qu’une intrusion est ressentie: des femmes en petite tenue sont devenues visibles (par le regard adolescent) sur leur « territoire » : le lieu de circulation autour de la synagogue.
. Dans un 1er temps il se produit un « travail de figuration » (face work) du directeur du Centre, c'est à dire une activité où un acteur pare à tout risque que l’autre acteur de l’interaction « perde la face » (la face est une notion très importante chez Goffman = c’est la valeur sociale positive qu’une personne revendique [5]).
La transaction du directeur du Centre a comme objectif de préserver la face des hassidim (référée au système de valeurs par lequel ils codent la réalité), alors que pour lui, et pendant plusieurs mois il a eu raison, la face des utilisatrices du Centre n’est pas en jeu (des vitres givrées : c’est indifférent par rapport au système de valeur de leur codage).
Juillet 06 : Une artiste Renée Lavaillante, absente en mars, revient au Centre, découvre les vitres givrées, est choquée : dans cette coprésence il y a ce que Goffman appelle 2 « territoires du soi » (self) : celui du Centre ; celui de la synagogue .
Ce que ressent R. Lavaillante, c’est que désormais, les vitres du Centre font partie du territoire symbolique hassidique(c’est d’ailleurs eux qui les ont payées !), et elles sont régies par leur code de valeur, code qu’elle tolérait déjà mal (« il y a longtemps que ces choses m’enragent » va-t-elle déclarer quand cela deviendra une « affaire ») car il lui semble illégitime (chez les hassidim l’égalité homme-femme n’est pas considéré comme une valeur).
Cette captation de territoire est ressentie comme une « offense territoriale »[6]. Mais, dans les cas décrits par Goffman, la réalité est référée au même code de valeur par tous les acteurs qui interagissent, il s’agit alors d’offenses personnelles qui comportent une possibilité de réparation (verbale ou non).
Là, l’offense est référée par Lavaillante à l’imposition d’un codage de la réalité moralement insupportable et donc qui ne peut pas recevoir d’ « échanges réparateurs ».
Le codage de la réalité des utilisatrices du Centre est en jeu or il doit rester le codage commun (dans les autres centres de Montréal des vitres transparentes ne posent pas problème).
Une autre utilisatrice partage ce point de vue, et elles décident de faire une pétition.
En revanche, le rabbin dira, quand cela deviendra une « affaire » : pourquoi n’est-elle pas venue nous en parler ? et il affirmera la légitimité de son codage : « Notre façon d’éduquer nos enfants les dérangent, Mais vous savez, nous ne vivons aucun problème de drogue, de viol, ni d’ennuis conjugaux ».
L’impossibilité d’un ajustement et d’une réparation transforme l’interaction en incident. Cette notion est pratiquement absente chez Goffman car, chez lui, les interactions restent des non-événements. Il faut donc prolonger ses analyses.
Je définis l’incident comme une interaction ressentie comme suffisamment problématique par un acteur pour qu’il refuse un ajustement. L’interaction ne s’oriente plus alors vers la cohésion du social mais vers un conflit entre les acteurs qui interagissent.
Septembre octobre 2006: la pétition des 2 personnes est un échec : elles recueillent environ 100 signatures alors que plusieurs centaines de femmes fréquentent le Centre. Ce n’est pas assez pour espérer obtenir un nouveau changement de vitres.
On peut alors penser que « l’incident » est clos.
Il ne l’est nullement car Lavaillante alerte les médias le 6 novembre et le quotidien La Presse publie le lendemain à sa Une un article titré : « Cachez ce short que l’on ne saurait voir » et au ton indigné
Un autre quotidien (Le Journal de Montréal, 8/11) publie des déclarations de R. L. : « On veut nous cacher à des membres de cette communauté comme si ce que l’on faisait et ce que nous sommes représente le mal ».
C’est ce qu’il est possible d’appeler le « principe de la pire interprétation » où il y a attribution d’intentions les plus mauvaises possibles (dans son propre code de valeurs) envers l’acteur dit « offenseur » par l’acteur dit « offensé »[7]. A mon sens on retrouve ce principe de la « pire interprétation » dans les affaires de foulard et d’autres affaires.
Lavaillante relie d’ailleurs vitres givrées et foulard : « C’est comme le principe du voile. Si nous représentons une tentation, nous devons être voilées » (L’agence Presse canadienne le 7)
Goffman dans l’introduction de son livre La mise en scène de la vie quotidienne dit qu’il adopte, pour décrire la réalité sociale, la perspective de la « représentation théâtrale ». Mais, selon lui, il existe une différence entre le théâtre et la réalité:
Dans le théâtre, écrit-il, « le public constitue le troisième partenaire de l’interaction. (…) dans la vie réelle, les trois partenaires se ramènent à deux ; une personne adapte le rôle qu’elle joue aux rôles que jouent les autres personnes présentes qui constituent aussi le public. »[8]
Autrement dit : l’interaction se produit entre un « moi » et un « toi » collectif qui est considéré comme le public : dans un métro bondé, vous évitez, autant que faire se peut, de vous frotter aux autres : ces autres constituent le public chez Goffman. Je crois que là, il se trompe.
A mon avis, il faut percevoir les interactions entre acteurs dans le cadre de chaînes d’interrelations sociale beaucoup plus vastes. Pour moi le théâtre de la vie sociale se joue à 3 :
Un « je » et un « tu » (individuel ou collectif) qui sont les 2 acteurs qui interagissent et, en arrière fond, un « il », un troisième acteur : le public potentiel.
Dans des interactions ordinaires, le public ne porte pas attention à la pièce qui se joue dans l’interaction : il y a des millions d’interactions et il est occupé ailleurs. C’est pourquoi d’innombrables interactions sont ce que j’appelle des « non-événements ».
Goffman n’utilise pas cette notion de non-événement, mais à lire ses travaux, on perçoit quelque chose de fondamental : le non-événement (c'est-à-dire l’absence d’incidents conflictuels qui peuvent toujours devenir plus ou moins dramatiques) n’est pas un fait naturel de la vie de chacun. C’est un construit social.
Notamment dans les périodes dites de « crise » où le contexte global (local, national, international) pourrait induire des interactions conflictuelles, le non-événement (le non-conflit, le fait que « rien ne se passe » comme on dit ) n’a rien de passif. C’est au contraire du à des activités de personnes, d’acteurs qui effectuent un travail de médiation, de conciliation, d’arbitrage et de canalisation des conflits potentiels.
Donc en général, il y a non-événement. Mais si les médias s’emparent de l’interaction, en font leur « Une » et en parlent « en boucle », ils peuvent, en quelque sorte, faire que le public assiste au spectacle et le public peut applaudir ou siffler les acteurs suivant que la manière dont ils remplissent leur rôle lui plait ou non [9]
Avec les vitres givrées, il se produit, huit mois après leur pose, ce qu’on peut appeler une médiatisation en boucle : au total 41 articles (dont 9 éditoriaux) seront consacrés à ce qui devient une « affaire » par les 4 quotidiens de Montréal et le Soleil, quotidien de Québec.
Il y a également des émissions de radio et de télé sur ce sujet. Presque tous les articles et émissions sont défavorables aux hassidiques.
C’est dans ce contexte que certains tentent de ramener ce qui est devenu l’affaire des vitres givrées à un «accord de bon voisinage ». C’est une façon de dire qu’il fallait en rester à un non-événement et, en acceptant le franchissement de la frontière symbolique par les hassidiques, transformer les rapports de coprésence en rapports de bon voisinage.
Ce propos sera un discours d’intellectuels après coup pour tenter de contrer l’interprétation de Renée Lavaillante quand elle se sera socialement imposée grâce aux médias.
Dernier acte : le politique s’en mêle : le 1er ministre du Québec Jean Charest déclare qu’il considère les vitres givrées comme un « arrangement contraire aux valeurs de notre nation »[10]
Ma thèse est la suivante (et je fais l’hypothèse qu’elle est schématiquement valable pour d’autres « affaires » qui mettent en jeu la laïcité) :
L’incident devient une « affaire » par l’intervention performante d’un des acteurs qui en appel au jugement du public : Une affaire se caractérise par l’extension du champ conflictuel de l’incident des acteurs à l’ensemble du « public » d’une société donnée.
Par rapport à l’incident, le public devient spectateur-acteur de la pièce par la « médiatisation » (et, en conséquence, il se produit un débat social et l’intervention du politique).
En définitive, pour un sociologue (et j’en parle donc de « manière objectivée », c'est-à-dire froide, sans m’occuper des jugements de valeur que l’on peut porter, à bon droit, sur cette « affaire » comme sur d’autres)
L’appel au public peut être plus ou moins performant selon divers paramètres. J’en dégage cinq qui ont construit socialement l’« affaire des vitres givrées» et que l’on peut (plus ou moins) retrouver dans d’autres « affaires »:
1) Une interaction est transformée en incident : s’il y a des millions d’interactions dans le temps X d’un espace donné (cf V. Armony), il se produit, mettons, quelques dizaines d’incidents dans le même temps et le même espace. La très grande majorité des interactions vont dans le sens de la cohésion sociale (sinon la société ne se reproduirait pas), mais toute réalité sociale comporte aussi des interactions conflictuelles.
2) Un acteur possède une intention et une ressource suffisantes pour que l’incident ne se limite pas aux acteurs en interaction directe mais s’élargisse, en obtenant l’attention de l’acteur déterminant pour attirer le public (= les médias), dans une situation très concurrentielle Tous les incidents ne peuvent être relatés par les médias, surtout à la « Une » et en y revenant en « boucle » ! R. Lavaillante, artiste connue, est performante à ce niveau : elle a un accès facile auprès des médias.
3) L’interprétation de l’incident le présente comme forcément revêtu d’une signification d’offense à un niveau sociétal (la mise en cause d’un principe du code commun) et provoque un effet de surprise qui paralyse ceux qui pourraient défendre un autre point de vue : dans ce cas précis, le directeur du Centre est dans l’étonnement complet devant l’ampleur que prend « l’affaire » : il ne contre attaque pas en indiquant les mois de non-événement et l’échec de la pétition. L’acteur qui a fait appel a l’avantage de l’offensive. La partie du public en désaccord devra prendre le temps d’acquérir l’information et construire une autre interprétation et comme le temps médiatique est pratiquement instantané, l’acteur qui a eu l’initiative est, entre temps, devenu hégémonique. Cela suppose aussi qu’une connivence s’explicite autour d’un code commun entre l’acteur qui fait appel, l’acteur médiatique et la majorité du public.
4) Une situation de « stigmatisé » virtuel[11] de l’acteur (individu ou équipe) qui va être hué (l’occasion faisant le larron !) : les juifs hassidiques mettent en avant des valeurs religieuses rejetées depuis la Révolution tranquille québécoise des années 1960 ; ils sont anglophones ce qui est problématique dans le contexte québécois; ils ont un mode de vie contresociétal (ils me semblent constituer l’objet d’une agressivité latente un peu analogue à celle des sectes en France, alors que, par exemple, les Témoins de Jéhovah sont mis au Québec dans la catégorie des « chrétiens »). Bien sûr cet aspect de « stigmatisation virtuelle » sera nié par ceux qui ont socialement construit l’affaire. Mais il suffit de penser à d’autres « incidents » (au sens défini) qui en restent aux « faits divers » et ne deviennent pas des « affaires » alors que l’on pourrait, au moins autant, les relier à un principe sociétal : par exemple, il y a, au Québec comme en France, des violences conjugales récurrentes qui ne deviennent pas des « affaires ».
5) Enfin, R.Lavaillante a relié le problème des vitres au problème du voile : l’extension maximale de l’incident devenu « affaire », sa mise en relation avec d’autres incidents ou « affaires » (considérées comme) analogues contribue à augmenter la performance de l’acteur. L’incident devient affaire aussi parce qu’il permet de lever un blocage (exprimer son agressivité sans être considéré comme intolérant, raciste, etc).
La pétition passe, avec la médiatisation, de 100 à 250 signataires, ce qui montre que la réaction globale du troisième groupe d’acteurs interagit et change le rôle du groupe d’acteurs directement présent dans l’interaction..
Il s’est produit une fascinante propagation en cercles concentriques du ressenti de l’offense de 1-2 personnes à 100 puis 250 quand l’interaction devient incident puis affaire : il y a construction d’un conformisme social (dans un sens neutre de l’expression)
Goffman en parle d’ailleurs :
« Quand un acteur se trouve en présence d’un public, sa représentation tend à s’incorporer et à illustrer les valeurs sociales officiellement reconnues bien plus, en fait, que n’y tend d’ordinaire l’ensemble de son comportement. Il s’agit là (…) d’une cérémonie, d’une expression revivifiée et d’une réaffirmation des valeurs morales de la communauté »[12]
Pour en finir avec le récit de « l’affaire des vitres givrées » sachez qu’au début de 2007 : la direction du centre confie à un organisme le soin de réaliser un sondage par téléphone : échantillon de 302 personnes : 72% des sondés se prononcent pour des vitres transparentes avec des stores dont les utilisatrices décident l’usage (un compromis reste possible, mais dépend de façon récurrente du ‘libre choix’ de l’acteur : les utilisatrices doivent rester maîtres de leur territoire symbolique)
Le 19 mars 07 : remplacement des vitres par la direction du centre, à ses frais.
J’ai tenté de décrypter pourquoi structurellement on est passé de l’interaction à l’affaire. Mais des éléments conjoncturels ont aussi joué un facteur déterminant :
Max Weber (à propos d’événements historiques) indique que pour connaître l’importance d’une variable, il faut imaginer sa modification ou sa suppression : cela entraîne-t-il une modification structurelle ?
Dans ce cas précis :
- si R. Lavaillante n’était pas revenue au YMCA : l’accord ne serait jamais devenu une « affaire ». Il serait resté une interaction invisible.
- si sa pétition avait tout de suite réussi, elle n’aurait pas alerté les médias ; les vitres auraient été remplacées : incident sans visibilité sociale
- inversement si elle avait été là lors de la pose des vitres et, en urgence, décidé d’alerter les médias : instantanéité que l’on trouve dans beaucoup d’autres « affaires » et qui rend plus difficile le décryptage.
Donc des raisons conjoncturelles peuvent également induirent ou bloquer le passage d’une interaction en incident et d’un incident en affaire. Il ne faut pas oublier cette variable qui intervient dans le processus de sélection des incidents en affaires.
Une fois de plus ce processus est extrêmement sélectif : il se produit chaque jour plusieurs incidents qui ne deviennent pas des « affaires ».
Dans mon livre, j’en analyse un : celui du « décolleté profond » de Madame Julie Couillard ; incident qui, pourtant, est très révélateur d’un traitement différencié des hommes et des femmes, au mépris de leur égalité, et de « l’intégrité physique et vestimentaire » des femmes.
Mais ceux qui auraient mis en cause si cet « incident » était devenu « affaire » ne sont pas du tout des « stigmatisés » virtuels !
Voilà le schmilblick. Encore une fois, il me semble essentiel si on veut effectuer une démarche de connaissance en matière de laïcité.
Chao et bisoux aux dames[13].
[1] V. Armony, Le Québec expliqué aux immigrants, Montréal, VLB éditeur, 2007, 131 s.
[2] G. Simmel, Etudes sur les formes de la socialisation, Pairs, PUF, 1999 (1908), 56.
[3] Cf. not. E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, 1 La présentation de soi ; 2 Les relations en public, éd. fçaise, éd. de Minuit, 1973 et Les rites d’interaction, éd. fçaise, éd. de Minuit, 1974.
[4] EG, La mise en scène…, II, 59s.
[5] EG, Les rites d’interaction, 9.
[6] E. G, La mise en scène…, II, 62-72.
[7] I. Joseph, Erving Goffman et la microsociologie, PUF, 1998, 40.
[8] EG, La mise en scène…, I, 9s.
[9] Chez EG, l’ordre normatif des règles et des rites fait que le public reste passif, en arrière plan. Il parle d’ailleurs, pour la sphère privée de comportement face à un « public invisible » EG, idem, 83.
[10] K. Dougherty, The Gazette, 8 fév. 2007.
[11] E. G, Stigmate…, éd. fçaise, éd. de Minuit, 1975, 14 distingue les « stigmatisés discrédités » : Noirs par la couleur de leur peau, juifs qui portent l’étoile jaune, etc et les « discréditables » dont la différence n’est pas immédiatement perceptible. A priori les juifs hassidiques, minorité visible (par leurs vêtements) seraient plutôt du côté des « discrédités » mais comme le codage dominant ou commun met la stigmatisation dans le ‘mal’ et qu’habituellement (en conséquence) c’est plutôt un travail d’évitement qui se produit, je pense qu’il est pertinent de parler de « stigmatisés virtuels ».
[12] EG, La mise en scène…, I, 41.
[13] Petite provocation, vu le thème de la Note !
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