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24/01/2009

CE QU'EST UNE SOCIETE (véritablement) LAÏQUE

Ce qu'est - Ce que n'est pas la laïcité, IV.

(cf. les Notes du 29 décembre, 6 janvier et 18 janvier)

 

 

Que vous arrive-t-il ? Vous semblez être devenus sages comme des images : d’un côté peu de commentaires sur les dernières Notes ; de l’autre une fréquentation en hausse : déjà plus de 5000 visites depuis le début du mois (par comparaison : il y en a eu 5795 en décembre, soit 186 par jour contre 220 en janvier).

Pas de critique, mais de l’écoute. Mon pote Xavier D. en est vraiment très très jaloux : il a l’impression qu’à son égard, c’est plutôt l’inverse. Mais je le laisse à ses problèmes. A chacun ses misères ! Et je reprends derechef mon propos.

Ah, avant permettez-moi de vous recommander chaleureusement deux sites d’amis talentueux :

-         celui de Laurent Bloch (http://laurent.bloch.1.free.fr avec notamment ses commentaires de 2 ouvrages : Palestine d’H. Haddad et Le racisme, une haine identitaire de D. Sibony) ;

-         celui de Sébastien Fath où vous trouverez plusieurs Notes sur les aspects religieux de la cérémonie d’investiture d’Obama : ce que les médias français ne savent pas décrypter[1]

 

Bon, revenons à nos moutons :

Petit rappel : à la suite de Durkheim on avait distingué « intégration » et « régulation ».

Et on avait vu que, pour Durkheim l’étude de l’intégration se focalisait d’abord sur la société et sa capacité à intégrer les individus (de toutes origines, âge, sexes, croyances, etc).

Pour la régulation au contraire, le papa of the French sociology partait de l’individu, de ses « désirs illimités », de sa quête d’objectifs infinis et de la frustration qui pouvait en résulter (impression de faire du sur-place puisque, par définition, on a beau avancer, on ne se rapproche pas de l’infini.

J’avais d’ailleurs cogité là-dessus, dans ma jeunesse folle, et un de mes premiers bouquins (le 3ème je crois) s’intitulait : La marche et l’horizon.

C’était, lors des années 1970, l’époque du désenchantement face au marxisme. L’idée émise : il faut continuer à marche, même si on a pris conscience que l’horizon s’éloigne au fur et à mesure que l’on avance. Mais savoir cela, conduit à marcher autrement (ni à marche forcée, ni au pas cadencé).

 

Cet infini inatteignable peut être dévorant pour celui qui le cherche : ne le trouvant jamais mais croyant pouvoir l’atteindre, il augmentera sans cesse ses efforts, sacrifiera de plus en plus d’autres aspects de sa vie.

Et comme personne ne vit en solitaire, comme tout individu est engagé dans de multiples interactions, d’autres aussi en subiront peu ou prou les conséquences.

Une passion ainsi dévorante n’est pas forcément d’ordre religieux. Inversement toutes celles, tous ceux qui se réfèrent à une religion ne le font pas de façon aussi passionnelle. Mais il suffit que, tendanciellement, cela puisse exister pour que se pose le problème de la régulation.

Chez Durkheim, la régulation (qui est moins étudiée et de façon plus allusive que l’intégration, c’est peut-être pour cela que l’on a confondu les deux) provient d’une nécessité sociale :

Pour qu’un vivre-ensemble puisse exister (et chez lui, c’est la vie en société qui humanise l’individu) il faut que « les passions soient limitées. Il faut une « puissance régulatrice (…) extérieure à l’individu. »[2]

On va aborder les précisions que donne Durkheim sur le fonctionnement de cette « puissance régulatrice ». Mais je donne tout de suite mon hypothèse :

Toute régulation sociale en matière de conviction n’est pas laïque mais la laïcité est d’abord de l’ordre de la régulation sociale.

Et à mon humble avis, en la matière la laïcité, c’est comme la démocratie : la plus mauvaise solution (se modérer implique toujours un certain deuil) exceptée toutes les autres.

 

J’insiste sur le fait que, contrairement à l’intégration et de manière inhabituelle pour un sociologue qui accorde une importance primordiale à la morphologie sociale, Durkheim est parti là de l’individu.

Nous avons vu que l’intégration suppose des croyances et des pratiques partagées, une conscience collective commune. Et logiquement pour Durkheim c’est la « société religieuse », et plus particulièrement vu l’époque, la société catholique qui est le plus fortement intégratrice :

Durkheim affirme qu’une société catholique produit moins de suicides qu’une société protestante car elle « attache » tous ses membres à un « credo collectif », à un « corps de doctrines plus vaste et plus solidement constitué ».

« Plus il y a de manière d’agir et de penser, marquées d’un caractère religieux, soustraites par conséquent au libre examen, plus aussi l’idée de Dieu fait converger vers un seul et même but les volontés individuelles ». Et « inversement » (cf. p. 159).

Cela montre d’ailleurs que les « sociétés religieuses » ne sont ni folles ni gratuitement fanatiques mais des sociétés qui ont avant tout un souci d’intégration.

On comprend aussi cependant que cela a conduit à des persécutions de mal croyants, hérétiques, athées et qu’il ait fallu trouver une autre solution.

 

Ceci dit, continuons nos citations.

De même, pour Durkheim, excusez le Mesdames, « la femme se suicide beaucoup moins que l’homme » car elle est « beaucoup moins instruite. Essentiellement traditionaliste, elle règle sa conduite d’après les croyances établies et n’a pas de grands besoins intellectuels » (sic) (idem).

 

Cette dernière citation est triplement extrêmement  intéressante, d’abord hors du propos de cette Note, mais cela vaut vraiment le coup de faire une petite digression, ensuite pour notre propos lui-même.

Primo, elle montre que, même un sociologue n’échappe pas à la tendance à ce que l’on appelle essentialiser une situation, un contexte social, etc. Qu’à la fin du XIXe siècle, les femmes, en France comme dans d’autres pays, aient été moins instruites que les hommes, est un fait facilement vérifiable.

Et pour cause : le système éducatif et d’accès au savoir organisait socialement cette inégalité.

Dans des Notes de l’été 2007, je vous ai raconté la forte difficulté qu’avaient eu les femmes en France à pouvoir faire des études de médecine. La première femme médecin avait été autorisée à entrer à la Fac d’Alger, car les médecins hommes rencontraient des problèmes pour pouvoir examiner des femmes algériennes.

(cela a donc eu des conséquences féministes)

Donc un constat empirique : le déficit d’instruction des femmes. Mais Durkheim ne l’analyse pas; il ne le rattache pas à un fonctionnement social. Il se vautre dans un éternel féminin où la femme, par nature, « n’a pas de grands besoins intellectuels »

C’est Marie Curie qui a du être contente !

 

Secondo, en revenant au sujet de cette Note : pour Durkheim la prise de distance à l’égard de la tradition, le degré d’instruction et de mise en cause des croyances établies (cf. le libre examen de l’autre citation) constituent des facteurs de moins forte intégration.

Et j’ai pris cette citation sur « la » femme pour son aspect emblématique, mais beaucoup d’autres vont dans le même sens. L’instruction, la science sont chez Durkheim des facteurs qui génèrent une moindre intégration sociale.

Tertio : l’instruction, la science, la distance à l’égard de la tradition, etc bref tout ce qui peut développer l’individualité propre de chacun (le fait que nous ne nous ressemblons pas comme les gouttes d’eau), n’apporte pas le paradis sur terre. L’augmentation du taux de suicides liée à cela montre que la liberté à un prix.

Et la recherche sociologique actuelle (les travaux d’Alain Erhenberg et d’autres) confirme cela, mais également la façon dont les individus recréent du lien (cf. les travaux de François de Singli).

 

Cela dit : qu’est-ce qu’une « société laïque » sinon une société qui n’est pas « religieuse » et donc qui a abandonné le projet d’imposer à ses membres un « credo collectif », d’organiser le social autour de l’idée de Dieu et de faire converger ainsi les volontés individuelles ?

 

Mais si une société laïque est l’inverse d’une société religieuse, la laïcité, pour autant, n’est pas de l’antireligion. Elle ne peut l’être sans se contredire. En effet, une société qui imposerait à ses membres le refus de croyances religieuses leur imposerait par là même un credo collectif athée.

Et ce n’est d’ailleurs pas une figure de style : la Révolution française, pendant un temps très court a tenté de le faire. Au XXe siècle des pays communistes aussi.

Mais ce n’était pas du tout ainsi que la laïcité a été définie et concrétisée lors de sa création.

Ferdinand Buisson, un philosophe (Directeur de l’enseignement primaire lors de la laïcisation de l’école publique) qui, le premier, a donné une définition dans l’article « Laïcité » de son Grand Dictionnaire de Pédagogie.

« L’Etat laïque, l’Etat neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique » permet « l’égalité de tous les Français devant la loi, la liberté de tous les cultes, (…) et, en général, l’exercice de tous les droits civils désormais assurés en dehors de toute condition religieuse. »

Et la loi de séparation des Eglises et de l’Etat commence par indiquer : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci après dans l’intérêt de l’ordre public ».

C’est l’article 1 qui induit logiquement l’article 2 : il n’y a pas de « cultes reconnus » et d’autres qui ne le sont pas. La liberté de religion va de pair avec le caractère non officiel des religions.

 

Autrement dit :

-         primo la société nationale souveraine, l’Etat qui en est l’organe exécutif renonce à imposer un corps de doctrines en matière de religions. C’est à l’individu d’être libre et responsable de ses choix religieux (c’est cela la privatisation de la religion ; ce n’est pas raser les murs quand on est croyant !). La société renonce à être intégratrice en matière de religion.

-         Si la liberté de conscience est quasi absolue, le « libre exercice des cultes », c'est-à-dire la manifestation individuelle et collective de cette liberté de conscience en matière religieuse, peut être soumise à des restrictions clairement énoncées, et dans l’intérêt d’un ordre public démocratique. La société remplace l’intégration par la régulation.

 

Là, on retrouve le vieux Durkheim, Emile pour les dames (qu’il jugeait si mal) et sa régulation sociale.

Voilà ce qu’il indique : « Il faut qu’une puissance régulatrice joue, pour les besoins moraux le même rôle que l’organisme pour les besoins physiques» et joue « un rôle modérateur ».

Cette « puissance régulatrice, c’est « la société, soit directement et dans son ensemble, soit par l’intermédiaire d’un de ses organes ».

Ph. Steiner dans La sociologie de Durkheim (PUF, p. 44s.) résume bien ce qui est indiqué dans Le Suicide : comme l’intégration, la régulation sociale possède trois caractéristiques :

-         « les interactions entre les membres du groupe (JB : dans le cas que l’on examine : de la société) s’organisent autour d’une hiérarchie sociale ». Il s’agit, au niveau de la puissance publique, des pouvoirs : législatif, exécutif, judiciaire. Il peut s'agir aussi d'éléments de la société civile qui jouent un rôle de responsables, de médiateurs, etc. Il faut noter que Durkheim estime que la société peut "directement" réguler

-         Il doit y avoir « modération des passions ». On peut donner facilement des exemples de cette modération nécessaire : un chrétien très convaincu ne doit pas aller dans une mairie, une salle d’attente de médecin, une école pour proclamer sa foi et faire du prosélytisme. En revanche, il peut fort bien distribuer des tracts dans la rue. Pourquoi : parce que la religion relève du droit commun : on ne fera pas du prosélytisme dans des lieux où la propagande politique est interdite (dans le même souci de régulation), on pourra en faire là où elle est permise.

-         « elle signifie, enfin, justice et légitimité de l’ordre social » : Durkheim parle de la nécessité que le « pouvoir soit obéi par respect et non par crainte » ; qu’il y ait « autorité morale » plus que « contrainte physique » (pages 279 et 276). Et c’est là que la règle d’égalité d’une part entre les religions, d’autre part entre les convictions religieuses et les convictions non religieuses est absolument essentielle. L’injustice entraîne le non respect et, du coup, la contrainte physique.  C'est à ce propos que j'ai indiqué que toute régulation sociale de la religion n'est pas forcément laïque: la laïcité d'une société est proportionnelle à la double égalité (entre religions; entre convictions religieuses et irreligieuses).   De même, en ce sens, les discriminations sont contraires à la laïcité.

 

Pour ce qui concerne le port de signes religieux à l’école publique, l’arrêt de 1989 du Conseil d’Etat distinguant un port discret et un « port ostentatoire » était dans la régulation ; la loi de mars 2004 en interdisant le port de signes considérés comme « ostensibles » est dans une certaine conception de l’intégration.

La régulation du Conseil d’Etat était laïque, la loi de mars 2004 amalgame laïcité et religion civile. Elle impose implicitement, en effet, une sorte de credo collectif sur la signification du port de signes ostensibles et, ne soyons pas hypocrites, essentiellement du « foulard » qui est le signe visé.

C’est pour cela que j’ai précisé : « une certaine conception de l’intégration » :

Nous avons vu que, pour Durkheim, l’intégration était d’abord la capacité d’une société à intégrer, à assurer la cohésion de l’ensemble de TOUS SES MEMBRES. Là, il est demandé à une partie de la société « de s’intégrer » ; les autres sont considérés comme intégrés par essence (ethnique ?)

Et cette signification donnée au dit foulard obéit au principe que deux sociologues nomment « le principe de la pire interprétation »[3].

 

Pourquoi en est-on arrivé là ?

Comment articuler régulation laïque et intégration sociale (nous avons vu qu’un certain degré d’intégration est nécessaire) ?

Dans toute société n'existe-t-il pas (au moins implicitement) une "religion civile"?

N'est-ce pas de "l'angélisme" de faire comme si les migrants n'avaient pas à s'intégrer daventage que les autres?

 

C’est ce que vous saurez grâce à la suite de cette passionnante série :

« Desesperate Laicity » !



[1] J’ai oublié l’adresse, mais comme moi vous le trouverez facilement en tapant Sébastien Fath sur Google et en allant à la page 2 où il y a un renvoi à son blog.

[2] Je rappelle que toutes mes citations de Durkheim (sauf indication contraire) proviennent de l’ouvrage Le suicide ; dans la réédit. de 2007 des PUF, la régulation est traitée p. 272ss.

[3] P. Brown et S. Levinson, Politeness, Cambridge University Press, 1988.