07/02/2009
INTERCULTURALISME ET LAÏCITE
Chers Internautes,
Vous trouverez ci-joint le texte d’une présentation de mon livre Une laïcité interculturelle, Le Québec avenir de la France (L’Aube), faite au Sénat devant le 3 février dernier, devant les membres des deux groupes du Sénat : France-Canada et France-Québec.
Je vous la livre telle quelle. Il me semble intéressant de vous donner une tentative de résumer en quelques pages les (hypo)thèses de l’ouvrage. Bien sûr cela donne lieu à des raccourcis : c’est la vie !
Ensuite, j’ai toujours très mal au dos (cf. depuis de la Note du 18 janvier) et, du coup, j’économise le plus possible le temps passé à l’ordinateur. Mais ne vous inquiétez pas, je vous reviens en pleine forme, dans une semaine, pour une nouvelle Note !
M. le Président, Mmes MM les sénateurs ? Mesdames, Messieurs
Permettez-moi, tout d’abord, de vous remercier très chaleureusement, Monsieur Cléach, pour votre très aimable présentation. Je remercie également les Groupes France-Canada et France-Québec du Sénat et, avec vous, M. le premier Ministre Jean-Pierre Raffarin, pour m’avoir fait l’honneur d’organiser ce dîner-débat. Le dialogue entre des représentants du peuple, des responsables politiques et des universitaires, des chercheurs me semble particulièrement important et le Sénat constitue un lieu privilégié pour l’entreprendre.
Je voudrais rappeler d’ailleurs que, le 9 décembre 2005, cent ans jour pour jour après la promulgation de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, était présentée, ici, au Sénat, une Déclaration universelle sur la laïcité au XXIe siècle, signée par 250 universitaires d’une trentaine de pays.
Cette Déclaration définissait la laïcité comme l’harmonisation de trois principes :
Premièrement, le respect de la liberté de conscience, incluant la liberté de religion et de conviction.
Deuxièmement, l’autonomie du politique et de la société civile à l’égard des normes religieuses et philosophiques particulières, ce qui induit la séparation des sphères.
Troisièmement l’égalité de tous dans l’exercice de leurs droits, ce qui implique le refus de toute discrimination.
La laïcité, ainsi conçue, affirmait la Déclaration, constitue « un élément clef de la vie démocratique » et elle « peut exister dans des conjonctures où le terme n’a pas été traditionnellement utilisé. »
« Elle peut exister dans des conjonctures où le terme n’a pas été utilisé » : c’est exactement ce que pensait Aristide Briand, en présentant, en 1905, la loi de séparation devant l’Assemblée Nationale.
S’il considérait la France de son temps, avec son régime de « cultes reconnus » comme un pays de « demi laïcité », il mentionnait, en revanche, le Canada parmi les pays où la laïcité était établie car aucune Eglise n’y possédait de caractère officiel.
L’affirmation, il y a un siècle, d’une laïcité canadienne peut surprendre. Cet étonnement provient, en fait, d’une confusion fréquente entre laïcisation et sécularisation.
Cette dernière notion -la sécularisation- indique l’éloignement de la culture commune d’une société, d’un groupe par rapport à la religion.
Bien sûr, laïcisation et sécularisation ne sont pas sans liens. Il importe cependant de les distinguer : il existe une religion officielle au Danemark, pays pourtant très sécularisé. Inversement la Turquie est constitutionnellement laïque, mais moins sécularisée que le Danemark.
Au Canada, une séparation de fait a existé de façon précoce, dans une société où la culture commune était imprégnée par la religion.
Au Québec, notamment, le catholicisme est resté culturellement hégémonique jusqu’à la Révolution Tranquille ; il constituait un élément essentiel de l’identité canadienne française, un facteur clef de ce qui était appelé « la Survivance ».
D’ailleurs si le droit canadien était, pour l’essentiel, laïque, certaines institutions ne l’étaient pas. Ainsi l’école publique québécoise est restée longtemps confessionnelle.
Dans les années 1960 et 1970, il s’est produit un effondrement très rapide de cette culture catholique et la « survivance » fut remplacée par un projet politique de modernisation de la société québécoise puis par l’espoir d’un établissement d’une souveraineté nationale.
Ce rejet de l’hégémonie catholique s’est effectué avec une virulence comparable à celle de l’anticléricalisme français du XIXe siècle, mais dans des conditions très différentes car, dans le sillage de Vatican II, des élites issues du catholicisme ont participé à cette nouvelle identité québécoise.
Il ne s’est donc pas produit un conflit de deux Québec, analogue au long conflit des deux France. Ainsi le processus de laïcisation de l’école québécoise s’est opéré seulement de 1997 à 2008.
Au Québec, la sécularisation a donc été plus manifeste que la laïcisation et il s’agit déjà d’un aspect très intéressant pour nous Français car, chez nous, les conflits liés à la laïcité cachent les mutations en cours de la sécularisation qui constituent alors un véritable point aveugle.
Si la sécularisation est devenue une réalité massive dans le Québec de ces dernières décennies, elle subit aujourd’hui un triple désenchantement.
Le premier désenchantement est produit par la panne du projet souverainiste après les deux referendums perdus.
Certes, il y a eu des acquis dans la défense du français et la reconnaissance d’une nation québécoise. Mais ces acquis, effectués dans le cadre du Canada, contribuent à rendre la culture politique souverainiste moins attractive.
Désenchantement spécifique au Québec pourrions nous penser. Je n’en suis pas sûr. Une certaine analogie peut être faite avec les déconvenues de la construction de l’Europe, le referendum perdu en 2005, sans que, pourtant, le fameux « plan B » invoqué alors relance cette construction européenne. D’un côté comme de l’autre, le politique se trouve en manque d’utopie dynamique et mobilisatrice.
Les deux autres désenchantements sont communs à nos deux nations, même si le contexte est fort différent.
D’abord la croyance dans la conjonction du progrès technique et du progrès du bien être s’effondre.
Les interrogations sur le réchauffement climatique, la raréfaction de l’énergie fossile, les atteintes à la biodiversité, les maladies nosocomiales, les problèmes de la biotechnologie,… montrent les aspects plurivoques, voire contreproductifs de la puissance technique.
Au même moment, la globalisation des échanges, la montée rapide de pays émergents rendent beaucoup plus difficiles la progression du bien être dans les pays occidentaux.
Or la sécularisation a constitué, en partie, en un transfert de croyances sociales de la possibilité d’un bonheur dans l’au-delà (le paradis) à un bonheur dans l’ici bas : les Lumières, les Révolutions américaine et française se sont fondées sur la légitimité de la poursuite du bonheur.
Ensuite, troisième désenchantement, si la laïcité signifie que la société n’impose plus des croyances aux individus qui la composent, mais remet à la liberté de chacun la responsabilité du choix de ses convictions personnelles, la sécularisation, elle, a propagé, chez les individus eux mêmes, une certaine indifférence en matière de croyances personnelles. Même la plupart des croyants ont intériorisé un certain degré de sécularisation.
Or, l’aspect de plus en plus pluriculturel de nos sociétés, les flux migratoires importants notamment -au Québec plus de 40000 nouveaux venus chaque année sur une population d’environ 7 700000 habitants- produit un mélange entre des personnes ayant des rapports très différents avec la sécularisation.
Cela induit des frottements entre cultures. La crise des accommodements raisonnables que le Québec a vécu de 2006 à 2008 en est un exemple manifeste. Pour le moment constatons que la France n’échappe pas non plus à ces frottements culturels. Comment y faire face ?
Au Québec une Commission présidée par deux intellectuels, l’historien-sociologue Gérard Bouchard et le philosophe Charles Taylor, a rédigé un rapport d’une haute tenue. Je voudrais indiquer, en les prolongeant parfois, quelques pistes contenues dans ce document.
La première piste consiste à récuser trois attitudes qui conduiraient à des impasses.
D’abord une attitude moraliste et culpabilisante qui exigerait une sorte de sainteté de la part de la société d’accueil face aux migrants.
Il est normal que des frottements culturels se produisent, il est normal que la recherche de solutions donne lieu à des tâtonnements, qu’il ne faut pas confondre avec les inacceptables manifestations racistes ou discriminatoires. Il est normal aussi que le court terme ne puisse pas tout résoudre.
Il faut du temps pour arriver à une acclimatation réciproque. Face à l’instantanéité médiatique, il faut donc réhabiliter une temporalité politique et sociale.
La seconde attitude contreproductive consisterait en une politique essentiellement fondée sur la peur, l’idée d’une menace voire d’un complot contre nos sociétés. Une sorte de court-circuit se produirait entre les craintes que nous pouvons avoir quant à la situation internationale et notre regard sur les nouveaux membres de nos sociétés.
Sur 21 « affaires » qui avaient souvent fait la « Une » des médias, les enquêtes diligentées par Bouchard et Taylor ont montré que 15 avaient été gravement déformées.
Les Commissaires ont également conclu que la situation était maîtrisée.
J’ajouterai, concernant le contexte international, que, pour ma part, j’accorde un certain crédit aux analyses d’Emmanuel Todd et Youssef Courbage montrant qu’un processus de sécularisation est en cours dans les sociétés musulmanes et que l’extrémisme islamiste est une réaction d’arrière garde face à ce processus.
Enfin Bouchard et Taylor, en proposant l’appellation « Québécois d’origine canadienne française », insistent sur le fait que ceux qui forment un ensemble, certes majoritaire, ne peuvent plus faire comme s’ils constituaient la totalité de la société.
Ils doivent veiller à distinguer leurs propres attaches culturelles des principes communs de la société politique, cela pour ne pas imposer une sorte de communautarisme majoritaire.
C’est pourquoi, autre piste, Bouchard et Taylor proposent de développer deux perspectives où le Québec se trouve déjà engagé : l’interculturalisme et la laïcité. Il me semble possible de lier étroitement ces deux voies en parlant d’une « laïcité interculturelle ».
Il existe déjà, au Québec, une nombreuse littérature sur l’approche interculturelle, littérature méconnue en France et qui aurait beaucoup à nous apprendre.
Dans le court temps qui me reste je retiendrais seulement quelques aspects.
D’abord le terme d’interculturalisme même met en garde contre une absorption du culturel dans le religieux.
La façon de considérer les rapports entre êtres humains, la conception de la vie et du bonheur, le rapport au temps et à l’espace peuvent diverger sans forcément être toujours liés à des références religieuses. En France, on a tendance aujourd’hui à l’oublier.
Ensuite, sans récuser l’identité spécifique des cultures, l’interculturalisme insiste sur leur interpénétration, sur l’interaction dynamique entre les cultures minoritaires, qui ne sont pas seulement les cultures des migrants, et la culture majoritaire.
Cela s’effectue grâce à des formations appropriées, par un ensemble de pratique de médiation mises en œuvre pour répondre à des problèmes de terrain, par une vision de la différence non comme une donnée naturelle de caractère statique, mais comme un rapport dynamique entre des entités qui se donnent mutuellement un sens et participent ainsi à un projet collectif commun.
L’interculturalisme, indiquent enfin les Commissaires, se construit sur « une tension entre le souci de respecter la diversité et la nécessité de perpétuer le lien social et les références symboliques qui le soutiennent ». C’est dans cette tension que prend sens l’accommodement raisonnable qui permet de dépasser l’alternative ruineuse du « tout ou rien » dans l’accueil des revendications de minorités.
La perspective de l’accommodement raisonnable provient de la prise de conscience que, dans une société pluriculturelle, une loi, un règlement, en étant les mêmes pour tous peuvent, de fait, créer des discriminations indirectes.
Les mesures raisonnables d’accommodement pour corriger ces effets discriminatoires ne doivent pas créer une contrainte excessive pour l’institution, l’entreprise ou l’Etat qui accommode, ou nuire au maintien de l’ordre public et à la protection des droits d’autrui.
Elles sont toujours accordées à un individu, sans jamais devenir un droit collectif.
La laïcité prônée par les Commissaires est définie comme « la combinaison d’une stricte neutralité des institutions et de la plus grande liberté possible des individus ». Elle ne doit pas être « rigide » précisent-ils et c’est pour cette raison que l’interculturalisme apparaît un garde fou contre ses dérives possibles, notamment la dérive d’une sécularisation obligatoire, indûment imposée au nom de la laïcité.
Intégrant l’interculturalisme, la laïcité québécoise a fait preuve d’inventivité en mettant en place, depuis septembre 2008, un enseignement de culture religieuse dont la France parle depuis plus de 20 ans sans jamais vraiment parvenir à le réaliser.
Mais si l’interculturalisme enrichit la laïcité, celle-ci s’avère également nécessaire à l’interculturalisme et elle constitue un grade fou face à une possible instrumentalisation communautariste ou intégriste de l’ouverture interculturelle.
La nécessité de clarifier les « balises » existantes a été un des enseignements de la crise de 2006 62008.
Un individu ne se réduit pas à une identité unique, il est porteur d’un ensemble pluriel d’identités en mouvement, riches d’une multitude de variables liées à sa trajectoire personnelle.
La laïcité doit veiller à ce qu’aucune identité ne puisse prétendre englober l’individu et l’empêcher de se construire une individualité, c'est-à-dire une résultante personnelle de ses diverses identités.
L’individualité peut se trouver étouffée de deux manières : soit par une uniformisation massifiée, soit par une emprise cléricale d’un groupe.
C’est pourquoi la construction de balises, valables d’ailleurs pour toutes les composantes de la société, loin de nuire à la pratique d’accommodement contribue à ce qu’elle atteigne son objectif. Les Québécois ne sont pas les seuls concernés !
Voie difficile, la laïcité interculturelle peut assumer le frottement des cultures en évitant le choc des civilisations. Laïcité roseau, laïcité passerelle, elle est, comme la démocratie, la plus mauvaise solution, exceptée toutes les autres.
13:09 Publié dans Laïcité et diversité culturelle | Lien permanent | Commentaires (2)