06/12/2008
PS: CE QUE SIFFLER JAURES VEUT DIRE
Donc voici ma 1ère leçon de laïcité au PS, pour l’aider à se rénover (au passage, je répondrai à la question de Mulot cf. le 5ème commentaire de la Note du 27/11). Oui, je sais que je suis un indécrottable professeur. Mais mon métier est justement d’être prof de laïcité et à mon âge (20 ans + un certain nombre de mois) on ne se refait pas.
Je suis donc un vilain récidiviste et après avoir expliqué la laïcité au Petit Nicolas, V’la que je me mets à vouloir l’expliquer au PS. Indécrottable, vous dis-je ! Oui, mais pour tout savoir sur la laïcité, Sarko, il a du débourser 16 € de son petit Smic (soit 0,0000000001 % de sa montre bling-bling, quand même !). Alors que pour le PS, c’est gratis pro Jaurès.
C’est que je suis de gauche depuis moult générations (mes ancêtres étaient Montagnards, en plus c’est même pas faux) et que le PS, je l’aime bien. Enfin, plutôt j’aimerais bien pouvoir l’aimer bien. Qu’il soit politiquement aimable. Et intellectuellement un peu aussi (j’en ai de ces exigences !). Et c’est pour cela que je me décarcasse, et mets en œuvre le proverbe préféré de ma grand-mère : « Qui aime bien, châtie bien ».
Je vais partir d’un incident du Congrès de Reims, que les médias ont rapporté sans l’analyser ni changer d’un iota les stéréotypes dans lesquels ils moulent l’actualité et qui, pourtant, sont très révélateurs de l’absence de réflexion sur la laïcité.
Ségolène Royal a conclu son intervention en déclarant : « Nous sommes le socialisme, levons nous, vertu et courage, car nous rallumerons tous les soleils, toutes les étoiles du ciel. » Sifflets abondants. « Bronca » précise même le Nouvel Obs.
Commentaire de militants (à votre très honoré serviteur) : « Nous ne supportons pas ces envolées de télé-évangélistes qui heurtent notre culture laïque. »
J’ai entendu à la radio d’autres commentaires du même style. Un journaliste de France Inter a dit : « C’est du Barbelivien » (pour les analphabêtes de la belle culture Star’Ac, il s’agit de l’immortel chanteur de « Toutes les filles que j’ai aimées avant ». Cela vous dit quelque chose, quand même !).
En fait d’envolée de télé-évangéliste ou d’un chanteur pipole, il s’agissait d’une citation de Jean Jaurès. C’est lui qui a été copieusement sifflé.
Normalement, en l’apprenant, ils auraient du prendre conscience que Ségo leur avait mis le nez in the caca, comme disait Heidegger dans sa célèbre Disputatio avec Thomas d’Aquin. Pensez vous : sitôt appris, sitôt oublié. Cela entre par une oreille et sort par l’autre sans pénétrer en rien dans un hypothétique cerveau.[1] Ils vont continuer à nous bassiner avec leur pseudo « culture laïque », celle qui les conduit à ne pas supporter Jaurès.
5% qu’il fera le candidat PS en 2012, s’ils continuent de la sorte !
Donc, Réflexion N°1 de la 1ère leçon : pourquoi cette citation a paru insupportable, a conduit à la réaction primaire de la bronca ? (entre nous Ségo, tu aurais du les laisser siffler tout leur saoul, et reprendre : « Oui, comme l’a si bien dit jean Jaurès, Nous sommes le socialisme, levons nous… ». Là, cela aurait été vraiment drôle !).
Oui, pourquoi Jaurès est pris pour un télé-évangéliste ou un chanteur de variétés de masse ?
Pour le savoir, relisons la phrase : elle a du souffle, la garce : c’est une belle envolée utopique. Et v’la le problème : l’utopie ça eut payé, ma bonne dame, mais ça ne paye plus semble-t-il, auprès des militants classiques du PS. Pourquoi ? Parce que l’utopie nécessite d’être capable d’une projection au delà de la réalité empirique.
Redis-le me-le, me susurre une princesse internaute. OK. Je vous le redis d’une autre manière : le discours utopique, plus généralement le discours symbolique, dont le discours religieux fait partie mais pas seulement lui, c’est un discours qui a la capacité de permettre à ceux qui y adhèrent de dépasser la vision habituelle des réalités concrètes, matérielles, tangible pour permettre d’apercevoir des réalités d’un autre ordre, des réalités symboliques précisément.
Durkheim en a fort bien parlé par son opposition sociologique entre ce qu’il appellait « profane » et « sacré », « réalité expérimentale » et « réalité supra expérimentale ». Et dans le sacré, il mettait les effervescences révolutionnaires, et pas seulement des phénomènes explicitement religieux.
Il s’agit, écrit-il, « de se hausser au-dessus du monde de l’expérience » et d’avoir « les moyens d’en concevoir un autre » et il commentait : « la société idéale n’est pas en dehors de la société réelle, elle en fait partie. Bien que nous soyons partagés entre elles comme entre deux pôles qui se repoussent, on ne peut pas tenir à l’une sans tenir à l’autre. »
Le rapport à ce que pour ma part, je préfère appeler « structures symboliques » est, selon Durkheim, ce qui « pousse la pensée en avant, par delà ce que la science nous permet d’affirmer », ce qui fait qu’un homme « peut davantage. Il sent en lui plus de force soit pour supporter les difficultés de l’existence, soit pour les vaincre » : l’individu est en fait « élevé au dessus de sa condition d’homme. »
(Toutes ces citations sont extraites des Formes élémentaires de la vie religieuse, que vient de republier les PUF avec une préface de J-P. Willaime).
Alors libre à chacun de croire ou non au contenu de ces réalités symboliques. C’est un tout autre débat. Durkheim lui-même n’y croyait nullement et se voulait un « rationaliste », ce qui ne l’empêchait pas d’analyser leur fonctionnement et leur impact.
Mon propos consiste simplement à montrer qu’en ignorant ce type d’analyse ou d’autres, multiformes, qui approchent et décryptent aussi à leur manière les réalités symboliques (J.-P. Vernant, Lévi-Strauss dont on vient de fêter le 100ème anniversaire et qui, un peu de publicité pour ma maison, déclarait, à propos de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes : « C’est là que mes idées essentielles ont pris forme », Libération, 22 septembre 1986 ; Luc de Heusch, Camille Tarot, etc, etc) on ignore une partie importante de la réalité sociale et on se condamne soi-même quand on veut être un parti de changement social.
Ceci indiqué, un des problèmes majeurs des politiques en général et de la gauche en particulier est la difficulté d’avoir un discours utopique qui projette dans un avenir autre un tant soit peu crédible quand on prétend par ailleurs être un parti de gouvernement. Les lendemains qui chantent, sont devenus des hiers désenchantés (« Comme c’est beau » me susurre ma princesse internaute, « tu causes aussi bien qu’ San Antonio, quand tu t’en donnes la peine »).
Jaurès en parlant de rallumer tous les soleils, toutes les étoiles du ciel, réutilise un matériau symbolique d’origine religieuse au profit d’une espérance socialiste. C’était avant la Première guerre mondiale, l’URSS et son goulag, etc. C’était aussi quand le terme de « réforme » signifiait un mieux-être (cf. les congés pays du Front Populaire).
Maintenant la « réforme », c’est l’adaptation à de nouvelles conditions qui nécessitent de se serrer un peu plus la ceinture (cf. la « réforme des retraites ». Jospin n’a pas osé la faire quand il était 1er ministre, car il savait que cela le desservirait dans sa campagne présidentielle. Il n’y aurait pas échappé s’il avait été élu président).
On comprend très bien que, dans cette conjoncture, les gens se crispent sur leurs (souvent maigres) « avantages acquis », devenant conservateurs et souvent corporatistes.
Et les envolées utopiques, à d’autres…. On pourrait penser que ce réalisme là est un progrès, qu’il désacralise, déreligiosise (laïcise ?) le politique. Oui, mais….
Oui, mais Weber, lui-même, le grand désenchanteur par sa sociologie pratiquant la « neutralité axiologique » (= au niveau des convictions), a écrit : « il faut croire en l’impossible pour réaliser le possible ». L’utopie est mobilisatrice et sans elle, alors on ne réalise même pas les changements qui auraient pu être possibles.
C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, je trouve lamentable la façon dont la gauche se positionne sur la suppression de la pub sur la télé publique : bien sûr Sarko réalise cette réforme à la manière d’un homme de droite (cela vous étonne ?).
Mais au lieu de se limiter à le dénoncer, de faire de l’obstruction à la tribune parlementaire, en lisant du Montesquieu,[2] c’était le moment de proposer une télé utopique (cad intelligente et ludique à la fois).
Prenez Obama, s’il a (à la surprise générale) battu Hilary Clinton, puis gagné la présidentielle américaine, c’est en bonne part par sa capacité à crédibiliser un discours comportant des aspects utopiques (« yes, we can »).
Alors, les ceus qui ont sifflé Jaurès en croyant siffler Ségolène, les socialistes qui sont contre elle (voyez mon abnégation, je leur donne de « bons » conseils !) s’ils veulent ne pas enfoncer encore plus leur parti mais remonter un chouya, feraient bien de dépasser leur énervement primaire, pour
- comprendre se qui se passe,
-comprendre pourquoi elle obtient, à chaque fois, des scores plus importants que prévu.
D’abord, elle a annoncé la couleur : « Désirs d’avenir », avec « Touche pas à mon pote » sera parmi les slogans inventifs de ces dernières décennies. Ce titre seul affronte déjà le problème clef : l’impression d’un manque d’avenir, d’un avenir bouché, d’un avenir retour en arrière.
Dans son livre dialogue avec Alain Touraine[3], Ségolène raconte qu’un jeune lui a dit : « Je n’ai pas peur de l’avenir, j’ai peur de ne plus en avoir. »
Mais il ne suffit pas de parler de "désirs d'avenir", encore faut-il apparaître capable d'en tracer le chemin.
Car diront les z’opposants, tout ça, c’est du marketing, indigne de notre beau parti. C’est d’ailleurs (si on enlève l’indignité) la thèse défendue par un ouvrage récent Ségolène la femme marque, par François Belley (Editions Peau de Com).
Cet ouvrage, que m’a offert une charmante journaliste de Canal + (eh oui, la vie présente des côtés agréables parfois) est très intéressant, non seulement sur Ségolène mais plus généralement sur le politique aujourd’hui et sa proximité avec « l’univers des marques ».
Pourtant, je pense que l’ouvrage rate quelque chose : cette proximité ne signifie pas qu’il s’agisse de deux univers identiques, et un leader politique qui se serait qu’une marque ne s’imposerait pas. Et Ségolène, dans sa campagne, s'est montré capable de proposer de l'avenir; même si certains ne veulent pas s'en rendre compte.
Si Ségolène, qu’Alain Duhamel n’avait même pas inclus, dans son ouvrage de 2006 présentant les portraits des candidats possibles à la présidence de la République, a fait le parcours qu’elle a accompli, c’est parce qu’elle ne se réduit nullement à être une femme marque, même si elle a intégré dans sa stratégie cet aspect des choses.
Quel rapport à l'avenir a-t-il été proposé?
Je dois retourner à mon travail normal, mais un peu de patience, je vais vous expliquer cela dans quelques jours et aussi l’intérêt du livre cité, et ses limites. Et je vais vous faire des confidences inédites à partir de mes souvenirs du temps où j'étais dans le Cabinet de la ministre. Car c'est l'avantage que j'ai sur François Belley, je l'ai vue travailler de près, et je connais d'elle la face qui n'est pas médiatique.
Je vous expliquer aussi pourquoi, moi que cela devrait hérisser profondément (la lutte contre la marchandisation sans limite est un de mes dada), j’assume intellectuellement cette démarche et je pense que le PS ferait bien de s’en inspirer, du moins s’il en est capable.
Paradoxal le Baubérot ? Faux cul même? « Je le crois cohérent. » affirme très aimablement la princesse. Vous verrez bien ce que vous en pensez vous-même en lisant la prochaine Note.
(à suivre donc)
2 PS (sans jeux de mots !)
Un PS pour mes amis Bruxellois. Ils sont nombreux et, je le sais, certains surfent sur ce blog. Donc une information : mardi prochain 9 décembre (jour anniversaire de la loi de séparation), à 16H45 à l’Université de Bruxelles (renseignez vous sur le lieu exact), on me remet un doctorat honoris causa. Ce serait vraiment sympa de vous retrouver à cette occasion.
L’autre PS pour Mulot : ben oui, j’avais annoncé une explication. C’était quand je pensais rédiger ma Note en entier. Ce sera donc pour la prochaine Note. En attendant, bravo d’avoir mis à jour une possible contradiction en lisant aussi attentivement le Blog. Le jour où il y aura une interro écrite, sûr que vous aurez la mention « très bien ». Et très cordial salut aux gens d’Evreux.
[1] A défaut de Barbélivien, cela me rappelle Brassens : « Par bonheur ils n’en avaient pas ». Il s’agissait, là, des « choses » et non de cervelle.
[2]« C’est vrai, ça, affirme la princesse : ils pourraient au moins lire du Baubérot »
[3] Entre parenthèse, pierre dans le jardin de celles et ceux qui prétendent que son discours manque de contenu, je trouve qu’elle s’en tire très bien face à Touraine, assez souvent même ses propos sont plus intéressants que ceux du sociologue.
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