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22/09/2008

POUR RAISON GARDER

L’attentat qui vient de coûter la vie à une soixantaine de personnes au Pakistan illustre une nouvelle fois la situation actuelle, sept ans après les attentats du 11 septembre. D’un côté, Al-Qaïda et les autres groupes similaires, malgré quelques attentats spectaculaires et meurtriers (Madrid, Londres,…) dont celui-là prend la suite, n’ont pas réussi dans leur tentative de déstabiliser les démocraties (occidentales et non occidentales) ; de l’autre ces dernières n’ont pas éradiqué le terrorisme.

L’attentat d’Islamabad, et le débat de l’Assemblée Nationale sur l’Afghanistan me conduisent à préciser quelques points. D’abord il doit être clair que, quand le blog annonce des Notes sur « la laïcité portant un regard critique sur la société », ce regard critique s’effectue de l’intérieur d’une société démocratique et laïque.

La perspective est churchillienne : la « démocratique est le pire système excepté tous les autres », la laïcité idem : autrement dit il s’agit de systèmes qui, dans leur réalité concrète, peuvent être profondément imparfaits ; de systèmes à ne pas sacraliser. Mais ils possèdent une supériorité structurelle sur tous les autres, qui est justement d’intégrer dans leur fonctionnement même le droit au débat,  à la critique, sans qu’il s’agisse de blasphème ou que l’on puisse être accusé de menées antidémocratiques et antilaïques.

Du moins, c’est ce qui se passe à un niveau public, car il ne manque pas de gens pour me soupçonner d’être un ‘traître’ à la laïcité, voire pour écrire des propos qui vont dans ce sens, quitte à s’étonner quand mes positions ne correspondent pas à l’image qui se font de moi, tout en continuant de m’accuser des pires turpitudes (cf. le n° de juillet-août du Monde des religions) Mais, vivant en démocratie, on ne me met pas en prison ou on ne me torture pas pour autant.

Cela va sans dire, mais encore mieux en le disant car on pourrait parfois l’oublier. Ceci indiqué, c’est justement parce que la grande supériorité (non seulement « morale » mais aussi et surtout « intellectuelle » : une société où ce droit est respecté est plus intelligente face aux problèmes qu’elle rencontre) est la possibilité d’une critique libre qu’il faut exercer ce droit concrètement.

Comme dirait une célèbre pub, le droit à la critique ne s’use que si l’on ne s’en sert pas.

Ce droit s’exerce de diverses manières : le blog annonce des « Notes amusantes et savantes ».

-« Savantes » parfois parce que je ne traite pas de tout et de rien, mais principalement d’un sujet, la laïcité, où je pense avoir acquis quelques compétences.

-« Amusantes » aussi, à certains moments, et cela déroute certains/certaines internautes, mais un blog n’est pas un cours en Sorbonne (et même, ceux qui me connaissent, savent que…) et il me semble que l’humour peut contribuer à une certaine désacralisation, à une prise de distance, y compris à l’égard de soi-même.

Mais je pourrais multiplier les qualificatifs. Les Notes sont aussi, parfois, « hypothétiques », notamment quand j’ai envie de dire quelque chose de sérieux, mais qui ne correspond pas directement à des recherches. C’est le cas de cette présente Note.

 

D’abord quelques idées peu originales sans doute mais qui ne me semblent pas négligeables :

 

-Ce n’est pas innocenter les auteurs des attentats que de rappeler les aspects désastreux de la politique américaine : non seulement la guerre d’Irak et ses suites, mais pour ce qui concerne plus particulièrement l’objet d’étude de ce blog : les représentations (du monde, de la vie, etc), la transformation d’un type particulier de démocratie en « Bien » luttant contre le Mal.

La formulation de Churchill indique que la démocratie est le moins mauvais système, que (pour le moment du moins) l’être humain n’a pas trouvé mieux pour organiser un vivre-ensemble. En faire la figure du « Bien », c’est la dénaturer, la transformer en entité sacrée, entrer dans un processus où, précisément, elle risque de perdre ce qui en fait, structurellement, le moins mauvais système : c'est-à-dire le fait qu’elle comporte, dans son être même, le droit à la critique.

 

C’est cela aussi la « religion civile » et l’instrumentalisation politique de Dieu. Heureusement il existe également un républicanisme laïque aux USA, qui fait que cette sorte de sacralisation, qui avait également été faite au moment de la guerre froide, ne va pas jusqu’au bout. Mais quand même.

C’est pour cela que quand j’ai perçu que notre président commençait à emprunter cette voie de la religion civile à l’américaine, j’ai tout de suite tiré la sonnette d’alarme, avec une conviction et une ardeur qui a parfois surpris. Je viens de recevoir un dossier de presse d’Albin Michel et je trouve très significatif du malaise de certains auteurs d’article de presse concernant ma Laïcité expliquée à Nicolas Sarkozy, comme si, de la part de laïques intransigeants comme de partisans de la « laïcité ouverte », on voulait me cantonner à un rôle précis, avec interdiction d’être dialectique ou mobile. Triste !

-D’autre part, Jospin a eu raison de rappeler (sur France Inter, vendredi dernier je crois) que la décision qu’il a prise avec J. Chirac d’envoyer des soldats en Afghanistan correspondait à un autre contexte. Mais il ne faut pas sous estimer les risques d’une décision de ce type. Les soldats avancent en territoire inconnu, géographiquement mais aussi socialement, culturellement. Ils ne veulent pas être abattus, se voir tirer comme des lapins. Cela est tout à fait compréhensible mais induit au bout du compte que tout le monde devient un adversaire potentiel.

Et quand on considère, quand on regarde des gens comme des adversaires potentiels, non seulement on tue des personnes qui n’avaient rien à voir dans le conflit, mais, plus généralement, on met la population en situation où elle va, en retour, vous considérer, vous aussi, comme un adversaire.

Si on ne prend pas en compte cet aspect contreproductif, il vous revient dans la figure, tel un boomerang.

Ensuite, je voudrais parler un peu de l’ouvrage, court mais important, de Youssef Courbage et Emmanuel Todd : Le rendez-vous des civilisations, paru il y a juste un an au Seuil (« La république des idées »). La thèse de cet ouvrage est que « l’examen d’indicateurs sociaux et historiques profonds impose l’idée d’un rendez-vous des civilisations », et non celle d’un « choc des civilisations », d’un « antagonisme essentiel entre islam et occident. »

Par une synthèse brillante de nombreuses études, les auteurs montrent que « le monde musulman est entré dans la révolution démographique, culturelle et mentale qui permit autrefois le développement des régions aujourd’hui les plus avancées ».

A partir de là, ils rappèlent que les périodes de transition, en occident, « furent émaillées, elles aussi de troubles et de violences nombreuses ». Et ils ajoutent : « les convulsions que nous voyons se produire aujourd’hui dans le monde musulman peuvent être comprises, non comme les manifestations d’une altérité radicale, mais au contraire les symptômes classiques d’une désorientation propre aux périodes de transition. »

Les auteurs rappellent que la sécularisation ne signifie nullement la disparition de la religion mais son individualisation, le déclin d’un régime d’hétéronomie sociale. Cette sécularisation n’est pas incompatible avec « une importante résurgence des pratiques religieuses. »

Dans cette perspective, l’islamisme radical serait bien davantage un combat de dernière heure qu’une menace de déstabilisation du monde. Rien de ce qui se passe n’est minimisé, mais cela est mis dans un contexte qui permet de l’envisager de façon froide et distanciée.

Les deux auteurs ne concluent pas sur l’émergence d’un monde homogène, mais beaucoup plus sur des « trajectoires de convergence ». Ils restent relativement prudents, ne voulant sans doute pas dériver vers une analyse déterministe, ce qui est toujours le risque quand on étudie l’interaction de certains fondamentaux sociétaux. Mais cette analyse présente l’intérêt de ne pas être dans un littéralisme de l’actualité. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’E. Todd se trouve dans une telle situation.

Il avait, par exemple, pronostiqué que la mondialisation engendrerait un certain déclin de « l’empire américain » et je me rappelle des journalistes le harcelant après la victoire des USA à Bagdad, qui (pour eux) aurait prouvé l’incongruité d’une telle hypothèse. Il avait répondu : attendez la suite.

 Cela ne le rend certes pas infaillible, mais montre que l’on doit le lire avec attention. Je dirai que l’hypothèse développée par Todd et Courbage constitue un pari plausible, et que, ne serait-ce que stratégiquement, il nous faut faire ce pari.

En effet, il me semble que ce que les 2 auteurs montrent signifie que virtuellement des conditions sont réunies pour une telle « trajectoire de convergence ». Mais, plus qu’eux peut-être, il me semble que le rôle des différents acteurs, leurs interactions, peuvent modifier le cours des événements. C’est la tâche d’un historien sociologue que d’insister sur ce point.

C’est pourquoi, il est capital de rappeler, de manière aussi bien théorique, intellectuelle, que par des comportements pratiques que ni la sécularisation ni la laïcité ne signifient une disparition de la religion. La laïcité, notamment, ne signifie pas l’obligation d’adopter une religion light, théologiquement libérale, mais simplement de respecter les règles du vivre-ensemble, la tolérance civile, pour le droit à la liberté de conscience de tous soit effectif.

La laïcité demande aux musulmans de bien tirer les conséquences de la sourate du Coran qui énonce qu’il ne doit pas y avoir de contrainte en matière de religion. C’est d’ailleurs seulement ainsi que la foi peut être authentique.

Une telle attitude laïque, qu’il faut non seulement prôner mais concrétiser dans la pratique, non seulement permet à la laïcité de juguler ses propres dangers (se transformer en religion civile, en contre religion, en antireligion) mais elle me semble aussi stratégiquement la meilleure. Elle permet d’isoler les véritables extrémistes, de les rendre non attractifs auprès de celles et de ceux qui veulent essentiellement pouvoir pratiquer leur religion telle qu’ils la comprennent.

Et quand des personnes ont un pied dedans, un pied dehors, effectuer un tel pari donne l’élan pour agir de manière œuvrer pour, qu’au bout du compte, les deux pieds soient dedans, pas dehors…

Les militants et militantes laïques qui sont essentiellement dans la dénonciation, et non dans une réflexion positive (pas au sens de Sarko, naturellement, mais on va dans le mur si on lui accorde une propriété exclusive sur ce terme !) sur la laïcité, qui confondent « orthodoxie » et «intégrisme » et qui pensent que toute autre attitude n’est que naïveté, non seulement ont, à mon sens, tort sur le fond, mais ils adoptent également une stratégie très dangereuse.

Ils font ainsi le jeu de leurs adversaires. Les extrêmes se touchent souvent et s’alimentent les uns les autres. C’est ce qu’avait compris Jaurès quand il fait, en 1905, le pari d’une acclimatation des catholiques à la laïcité pour contribuer à élaborer une loi laïque, la loi de 1905, qui favorise cette acclimatation.

Ce pari est un pari à moyen et long terme. Mais là aussi une vision courte des choses, un horizon trop étroit, trop borné par une actualité immédiate s’avère incapable d’une véritable vision.