13/09/2008
BENOÎT XVI ET MOI, UN DESACCORD DE "HAUTE TENUE"
Quelle vie trépidante mes amis : j’arrive de Buenos-Aires, où j’ai donné conférence et séminaire pour fêter le 20ème anniversaire de la fondation de la Faculté de sciences sociales
(vous n’allez pas me croire : ils ont des problèmes de locaux et de budget. Ah ce n’est pas comme en France où l’enseignement supérieur a tous les locaux et crédits nécessaires, même plus qu’il n’en faut !), et, arrivant chez moi, surprise, j’entends et je vois Sarko, en direct sur France 2, entonner un nouveau refrain à la gloire de la « laïcité positive ».
Pris par mille choses à faire, je n’ai pas encore pu étudier soigneusement son discours. Je l’ai pris en cours de route et donc je n’ai pas entendu le début ; je serai donc prudent. Il me semble cependant avoir discerné quelques inflexions « positives » (en tout cas plus que la laïcité du même nom).
Non, non, ne montez pas tout de suite sur vos grands chevaux, je n’ai pas dit que j’étais d’accord. Mais, il ne fallait pas s’attendre à un virage à 180 degrés et j’ai noté que le président a parlé « d’assumer » les « racines chrétiennes ». On va revenir sur le terme de « racines », mais au Latran, il avait parlé d’assumer et de « valoriser » les racines « essentiellement » chrétiennes. Valoriser et essentiellement sont passés à la trappe.
J'ai entendu aussi que la démocratie était fille des Lumières et que la religion pouvait être tentée par le fanatisme, accents inconnus au Latran.
De même, mister président a parlé (ce n’est peut-être pas du mot à mot, j’arrivais et mon ordinateur était encore dans mes bagages) des « convictions philosophiques et religieuses » alors qu’à Latran il avait, « ostensiblement » diraient certains, privilégié le christianisme en général (morale du curé et du pasteur) et le catholicisme en particulier.
Mais encore une fois, je n’ai pas entendu le début. Je réserve donc mon jugement final, urbi et orbi, où je décréterai de façon infaillible, ce que tout laïque ‘doit’ en penser. Ah mais, ce n’est pas pour rien, quand même, que la revue Sciences Humaines a écrit que j’étais le « pape de la laïcité ».
En fait, si j’avais raccourci un peu mon séjour argentin, malgré les charmes des habitants de ce pays, c’était notamment parce que j’étais parmi les 700 « représentants du monde de la culture » auxquels le pape avait décidé de s’adresser aux Bernardins.
Et comme nous sommes entre nous, je vais même vous faire une confidence : à l’origine, c’est à moi et à moi seul que le pape voulait s’adresser. Pensez, un dialogue entre le pape des catholiques et le pape de la laïcité, il trouvait, le gars Benoît, que cela ne manquait pas de chien.
Mais, surtout ne le répétez pas, parce que, moi-même personnellement, j’ai refusé tout de go. « Il y en a des qui me trouvent déjà trop ouvert, à la limite lèche soutane, ai-je répliqué. Vous allez définitivement me compromettre… »
Alors là, STS (Sa Très Sainteté) a eu un sourire un peu malicieux. Presque un sourire à la Dalaï-lama, si vous voyez ce que je veux dire. « Et si j’invitais 99 autres personnalités, pour préserver votre incognito. Grâce à ce compromis, vous ne serez pas compromis… » m’a-t-il dit, en latin of course.
Moi, vous me connaissez, je n’ai pas cédé pour autant. Alors il a augmenté la mise : 149, 199, 229, 366, etc, etc. Et je vous avoue (mais que cela reste strictement entre nous. Pensez à ce qui arriverait si un rrrépublicain de mes deux apprenait la nouvelle) que, quand il est arrivé à 699, j’ai lamentablement cédé.
Il faut dire, Jean-Pierre, que c’était sa dernière offre, son "dernier mot", car à 701 personnes, les Bernardins ne correspondent plus aux normes de sécurité.
En tout cas, c’est ce que m’a dit Carla, la sublime[1], à qui, profondément déprimé, l'évêque de Rome avait passé le relais (mais non, ce n’est pas à cause de cela que j’ai cédé. Pour qui me prenez vous ?).[1] Il s’agit, vous l’aurez tous (et toutes) compris de la magnifique et voluptueuse héroïne de mon immortel roman historique : Emile Combes et la princesse carmélite, improbable amour (2ème édit. Aube poche, 2007) ; roman écrit en 2005 et donc, bien avant qu’une imitation (pas trop mal, je le reconnais, mais imitation quand même) entre à l’Elysée.
Bref, Benoît a invité du menu frottin pour assister à notre face à face : des Académiciens en goguette, Bernadette Chirac et son mari, le gars Bertrand, candidat au secrétariat du PS (parce qu’ils reçoivent encore du courrier, les socialos, faudrait pas croire), VGE, l’instit en chef Darcos (tiens, je croyais qu'il y avait encore classe le vendredi aprés'm), des intellos rrrépublicains aussi, et pas des moindre… Pleins d’universitaires de toutes les régions de France. Même des évêques. C’est dire.
(Bon, voilà que je suis interrompu en pleine inspiration, par un travail urgent. Et une bonne partie de l’après midi, je signe mon livre La laïcité expliquée à M. Sarkozy à la Fête de l’Huma : eh oui, j’ai voulu compenser. Même si cela n’a pas du tout plu du tout à Benoît, qui m’a dit d’un air complètement dégoutté : « Pfeu, Marie George, combien de divisions ? »
Mais vous ne perdez rien pour attendre : j’ai même -oh miracle- des choses « sérieuses » à dire sur le discours de Benoît aux Bernardins. Un peu de patience : ce soir, vous saurez EN QUOI, SUR QUOI ET POURQUOI, BENOÎT ET MOI, AVONS UN DESACCORD DE « HAUTE TENUE »)
Donc, de retour de la Fête de l'Huma, je reprends, et très sérieux cette fois, promis.
Benoît XVI a parlé pendant environ trente cinq minutes. Sur le thème « des origines de la culture occidentale et des racines de la culture européenne ». En fait c’était une sorte de cours de théologie historique sur l’œuvre des moines qui (je paraphrase et résume le pape d’après mes notes), puisant dans « les trésors de l’antique culture » ont forgé « une culture nouvelle ».
Mais le but des moines n’était ni de perpétuer la culture antique, ni d’en construire une nouvelle, mais de "rechercher Dieu", d’avoir une visée « eschatologique », non au sens chronologique de la fin du monde, mais à celui, existentiel, de recherche du « définitif », au-delà du « provisoire ».
Cette recherche de Dieu, révélé dans la Bible, engendre donc une « culture de la parole ». En raison même de cette recherche, les « sciences profanes » deviennent importantes : écoles, bibliothèques font partie du monastère, il y a alors formation de la raison, érudition.
Pour le pape, cette « Parole » donne naissance à une « communauté » de ceux qui partagent la même foi, elle engendre une réponse qui est acte corporel autant que spirituel. Et, après avoir parlé des Psaumes et affirmé que là est née la « grande musique occidentale », le pape a insisté sur la Bible comme étant « les Ecritures » et non « l’Ecriture », un recueil de textes écrits pendant plus d’un millénaire, une Parole de Dieu se révélant à travers les paroles humaines, l’histoire et le multiple. La Bible a besoin d’une « interprétation » et d’une « communauté », elle n’est pas présente dans la seule littéralité du texte.
Et la communauté résulte du fait que la Parole trend attentif les uns aux autres. Benoît XVI a insisté sur « la tension entre le lien et la liberté » qui existé dans l’œuvre du monachisme et qui a imprégné la culture occidentale. Cette tension, a-t-il ajouté, va contre « l’arbitraire du subjectivisme » et le « fanatisme du fondamentalisme »Ouf : là on a vu des journalistes, un peu dépassés par les développements de ce discours théologico-historique, retrouver leurs marques (c'est-à-dire, trouver un sens politique aux propos pontificaux) et bien noter : « condamnation par le pape du fanatisme fondamentaliste ».
Selon Benoît XVI, le deuxième élément du monachisme (après la « culture de la Parole ») est la « culture du travail » : dans le monde grec, le travail était l’œuvre des esclaves, et l’homme libre était oisif. Ce n’est le cas ni dans la culture juive, ni dans le monachisme qui valorise le travail manuel. Jésus transgresse même l’obligation du repos du shabbat : le Dieu créateur est le Dieu qui travaille. L’accouchement de l’Histoire par l’homme est une collaboration avec le Créateur.
« Universalité de Dieu et universalité de la raison ouverte à Lui» précise le pape qui conclut qu’une « culture purement positiviste » qui relèguerait dans le subjectif la question de Dieu constituerait un abandon de la raison, autant qu’un abandon de Dieu et que la recherche de Dieu constitue « le fondement de la culture véritable ».
Conclusion lapidaire ! Outre mon désaccord avec cette conclusion, j’ai été surpris que l’exposé s’arrête de cette façon : je m’attendais à une seconde partie sur la manière dont la « culture de la Parole » et « du travail » exposée par le pape pouvait, aujourd’hui, dialoguer, voire interroger, la culture moderne sécularisée. La fin m’a laissé sur ma faim.
Dans le pot qui a suivi, j’ai tenté de discuter avec des universitaires (excusez, ce sont eux que je connais et avec qui je peux m’entretenir le plus facilement) de tous bords. Cela a confirmé mon impression.
Il existait une sorte de consensus pour dire, en même temps : un discours de « haute tenue » (et les quelques rrrépublicains avec qui je me suis entretenu n’étaient pas les moins louangeurs. Une personne insistait même sur la douceur, la bonté présente dans le visage du pape, comme quoi !) et une fin abrupte, alors qu’une seconde partie aurait été bienvenue.
Je vais donc préciser mes désaccords. Certains sont liés au fait que je suis protestants, d’autres au fait que je suis historien, etc d’autres encore au fait que je suis Jean Baubérot, réductible à aucune de mes identités multiples (ceci pour être clair face à ceux qui s’indignent du « communautarisme » mais vous étouffent facilement en vous englobant par une de vos identités).
Sur le discours lui-même j’ai apprécié l’insistance mise sur la Bible comme recueil pluriel de textes, sur l’importance de l’interprétation. Il paraît qu’à une autre occasion, Benoît XVI aurait cité positivement Ricoeur, ce qui est sans doute inhabituel.
J’ai également apprécié l’indication d’une « tension entre le lien et la liberté » : c’est effectivement une préoccupation essentielle de la culture occidentale, y compris de la modernité occidentale.Je vous recommande notamment, pour réfléchir à ce sujet, l’ouvrage de J. Beauchemin : La société des identités (Montréal, éditions Athéna, 2005, 2ème édit 2007) : sa perspective n’est pas la mienne, elle serait plutôt dans la défense du citoyen abstrait et surtout d’un universel que je pense être, en fait, particulier, mais cela de façon beaucoup plus intelligente et donc suggestive que la défense qui en est faite généralement en France. Et l’ouvrage offre matière à réfléchir sur la tension entre lien social et liberté des appartenances.
Mais j’ai, tout de suite une interrogation un peu soupçonneuse : quand le pape parle d’interprétation, il la relie tout de suite à la « communauté ». J’aimerais qu’il précise comment s’effectue la tension entre lien et liberté dans la communauté. L’interprétation de la Bible a été réservée, dans l’Eglise catholique, au magistère et le double refus du « subjectivisme » et du « fondamentalisme » s’est effectué au profit du magistère.
La « liberté », notamment la liberté d’interprétation, l’interprétation hérétique n’est-elle pas nécessaire au « lien » pour que celui-ci ne devienne pas figé, étouffant ?Le texte lui-même, une fois rédigé, possède une vie propre, libre, en ceci qu’aucune communauté n’en est propriétaire, que l’individu solitaire peut aussi se réclamer du texte, contre l’interprétation que la communauté (ou ceux qui y ont le pouvoir) en donne ou impose.
Et cette interrogation ne vaut pas seulement pour la Bible et pour la communauté ecclésiale. Elle est valable pour tous les rapports entre texte et institution. Pour les textes politiques, administratifs, etc. En cela il pourrait avoir un véritable dialogue sur le fondement théologico-politique dans la culture occidentale sécularisée et les ruptures ou non ruptures qui ont eu lieu.Privilégier la culture monastique c’est privilégier une certaine manière de faire communauté. Bien sûr le pape a raison d’insister sur l’importance que les moines ont donné aux textes et au travail, ce qui a contribué à en faire des agents de civilisation. Les moines du haut Moyen-Age renoncent au « monde » et, paradoxalement, par cela même, ils vont le transformer.
Cependant, la « réforme grégorienne » (Grégoire VII, pape mort en 1085) structure la communauté ecclésiale selon le modèle monastique. Le célibat est imposé aux prêtres et les laïcs sont privés de rôle religieux, ce qui va notamment marginaliser les femmes. L’apologie de la chasteté se lie à une éthique de la pureté et le célibat permet au pape de disposer d’un corps clérical dévoué, non soumis aux transmissions d’héritage.
Cette cléricalisation va donc de pair avec une centralisation romaine de l’Eglise. Elle est faite au service de la puissance papale : prééminence sur les évêques, prééminence sur le « pouvoir temporel » : Grégoire VII est le pape qui oblige l’empereur d’aller à Canossa (en 1077).
Donc, que les moines aient joué un rôle très important, et souvent aujourd’hui sous estimé, dans la construction de la culture européenne, et dans la transmission de la culture antique, certes. Mais, privilégiant le lien sur la liberté, ils ont trié dans cette culture ce qui servait à ce lien. Du coup, ils ont privilégié certaines interprétations, et même réorientations de cette culture, et ont laissé dans l’ombre des pans entiers. D’où la revanche de la liberté, d’abord grâce aux transferts interculturels (Averroès, etc) et, plus systématiquement, à partir du XVe siècle et de la Renaissance, l'étude de l'Antiquité à nouveaux frais. Cela pour faire surgir d’autres interprétations et retrouver ce qui avait été abandonné, laissé dans l’impensé.
C’est pourquoi d’ailleurs j’estime que le terme de « racine » est impropre. L’activité des moines ne constitue pas les « racines » de la culture européenne, mais une des étapes essentielles, un moment historique : cette culture a, en effet, un avant et un après. La métaphore des « racines », risque toujours de privilégier une époque, une orientation au détriment des autres.
Elle risque d’être dans une quête jamais assouvie des origines. Et elle n’échappe pas à des conflits interprétatifs qui seront marqués idéologiquement. De quelle culture parle-t-on d’ailleurs ? Il suffirait d’ajouter un adjectif et de parler des racines de la « culture européenne moderne » pour que les dites racines ne soient plus les mêmes.
Son apport à l'émergence de la culture européenne moderne, l’Eglise peut la revendiquer puisque l’université est née à partir des écoles cathédrales, qu’Innocent III a reconnu la distinction entre les fonctions religieuses et enseignantes et que le pape Grégoire IX, par la bulle Parens scientarum (1231) a confirmé les « privilèges » universitaires. Cela coïncide avec l’avènement de la scolastique, méthode qui promeut la légitimité de la disputatio.
Fille de l’Eglise, l’université va s’affranchir de sa mère et devenir le lieu de la « liberté », face aux exigences du lien, qu’il soit politique, social ou religieux. Dés 1277, certaines audaces universitaires, notamment la thèse d’une « double vérité » (celle de la « révélation » et celle de la « raison naturelle »), qui autonomise la connaissance par rapport à la religion, sont condamnées par l’évêque de Paris. Mon collègue, Thomas d’Aquin lui-même sera visé, avant d’être canonisé en 1323.
J’aurais aimé que le pape se confronte à ce problème : s’il est vrai que le christianisme a constitué un agent culturel très important en Europe, à un moment donné par le moyen même de l’institution qu’il a créé (= l'université), la production de la connaissance a pris son autonomie, s'est émancipée. Cette prise d’autonomie et d'émancipation est-elle légitime, comme l’ont affirmé les puritains au XVIIe siècle (cf. les travaux de K. R. Merton) ? On aimerait avoir la position d’un pape universitaire sur cette question.
Dans cette perspective, que signifie la reconnaissance par Jean-Paul II que l’Eglise catholique avait eu tort de condamner Galilée ? N’implique-t-elle pas, implicitement au moins (mais il vaudrait mieux que ce soit explicite), la reconnaissance de cette autonomie de la connaissance ? De la nécessité d'un "agnosticisme méthodologique" quand on est un chercheur (même chrétien)?
La synthèse entre raison et foi, opérée au Moyen-Age, a eu sa grandeur et il n’est pas dans mon intention de la dénigrer. Emile Combes (je rapporte ses propos dans le romans que vous savez) en parlait très positivement. Que l’acte de foi ait lui-même une cohérence interne, une raison intérieure, selon la thèse d’Anselme de Canterbury, sans doute (même si on ne peut plus en rendre compte de la façon dont il le faisait).
Mais il existe une raison commune aux individus d’appartenances multiples. Certes, elle ne doit pas être déifiée (la « déesse Raison » des révolutionnaire était déraison) ; elle a, elle aussi ses conflits interprétatifs. Pour autant, aucune Eglise n’en est ni la gardienne ni la propriétaire.
Et que devient la liberté de conscience dans cette croyance papale en une objectivité culturelle de Dieu ?
Ce continuum mis entre foi et raison, Dieu et culture a comme conséquence que si l’idée d’un ordre politique chrétien est à peu près abandonnée, il en est pas de même d’un ordre moral, où l’Eglise catholique prétend savoir et dire quelle serait la « morale naturelle » valable pour tout être humain.
Et c’est là qu’il existe un dissensus, non entre laïcité et christianisme ou même laïcité et catholicisme, mais entre les laïques de toutes convictions et croyances (y compris de très nombreux catholiques) et ceux qui, dans le catholicisme comme dans d’autres religions et convictions, croient devoir imposer leurs idées morales comme normes sociales.
Le lien doit se construire à partir de la liberté. Telle est, en tout cas, l’option anthropologique fondamentale qui est la raison d’être de ce blog.10:50 Publié dans ACTUALITE | Lien permanent | Commentaires (7)