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24/06/2008

LAÏCITE, SCIENCE ET CROYANCE

Ma Note du 13 avril (« Agnostique et croyant ») qui, entre autres, commentait l’ouvrage d’H. Hatzfeld, Naissance des Dieux, devenir de l’homme, une autre lecture de la religion (Presses Universitaires de Strasbourg) avait suscité une lettre réponse de l’auteur, publiée avec mon commentaire dans une nouvelle Note (même titre) du 31 mai. J’ai donné la suite de mon commentaire dans la Note du 8 juin (« Rationaliste et protestant, grand Dieu est-ce possible ? »). Je publie ici une nouvelle lettre d’H. Hatzfeld accompagné d’une nouvelle réponse de ma part. J’espère ainsi clarifier le débat, sans réduire la divergence (légitime) de nos positions.

16 juin 2008 

« Mon cher Jean, Je te remercie (…) pour les propos que tu as mis sur ton blog et dont certains me concernent.Je ne voudrais pas abuser de ton hospitalité mais, si tu le permets, préciser encore trois points.

Brièvement, je n’aime pas le mot athée parce qu’il désigne une « option philosophique » (comme tu dis) en n’évoquant que ce qu’elle exclut. En fait, il y a beaucoup d’athéismes. Savoir du reste de quel dieu il s’agit …

Sur l’humanisme, je sais que nombre de modernes utilisent ce terme comme désignant je ne sais quelle foi en l’homme. Je fais de ce mot un usage plus modeste en pensant à ces hommes des 15e  et 16e siècles qui trouvaient dans les lettres anciennes réconfort, plaisir, instruction : et ceci concernant non seulement les Saintes Lettres [= la Bible] mais aussi les Lettres humaines qu’ils voulaient lire dans de bonnes éditions et traduire dans les langues modernes.

Ils savaient que ces trésors peuvent aider à vivre mieux – à défaut d’une « foi dans l’homme » qui me semble-t-il, ne se gonflera que plus tard. Ne suffit-il pas de penser comme le sage chinois que j’ai cité, que l’homme est perfectible, qu’il peut progresser ? Il peut progresser

Le troisième point te concerne autant que moi. Je n’ai jamais pensé que l’homme puisse se contenter de la pensée rationnelle, scientifique dont il est capable (j’ai même dit explicitement le contraire). L’homme défié parce qu’il ignore, notamment par l’avenir dont il s’approche, doit inventer, imaginer, et de ce fait s’exposer au-delà de ce monde qu’il connaît. Il y a donc deux pensées ou plutôt deux moments de la pensée.

Il y a la pensée qui usant d’instruments solides parvient à se donner des certitudes durables. Et il y a la pensée qui doit nous donner un imaginaire « pour vivre » notamment des valeurs. Encore faut-il qu’il y ait compatibilité entre ces deux moments de la pensée, ce qui n’est pas le cas lorsqu’on s’imagine un avenir avec une société sans classes alors que tout ce que nous savons sur les sociétés exclut que cela puisse exister.

Je me demande aussi comment tu peux juger compatibles une explication théologique de la religion et une explication anthropologique telle que celle que j’ai proposée. Il me semble pour ma part que la mort et la résurrection du Christ donnent à choisir entre deux versions incompatibles.

Soit il s’agit d’un acte de Dieu et d’un miracle, révélateurs de l’Amour dont Il nous aime. Soit il s’agit d’un mythe sotériologique né de la réaction « conforme aux Ecritures » d’un groupe de disciples accablés et provoqués par l’assassinat légal de leur maître. Et quel assassinat !

Je ne vois pas très bien comment tu prends ce problème, mais je ne suis pas de ceux qui pensent que le mythe, en tant que tel, n’ont rien à nous dire ….

Crois mon cher Jean à mon cordial souvenir.

            Henri Hatzfeld »

Réponse de Jean Baubérot :

Dont acte sur les deux premiers points. Je ferai juste remarquer à propos du second que déclarer : « l’homme peut progresser » est un pari, pas forcément « compatible » avec ce que l’on peut connaître à partir des démarches des sciences humaines.

Reste le 3ème point où Henri et moi pensons de façon différente. Il affirmait déjà dans sa lettre précédente la nécessité de « concilier ». Je répondais : il s’agit « de sphères différentes qui n’ont pas à se concilier ». Cela « peut se concilier ou ne pas se concilier qu’importe », ce n’est pas le problème.

Et j’ajoutais : « sur un point fondamental, cela s’articule bien. » Et ce point d’articulation était précisément l’objet de ma Note du 8 juin sur « Rationaliste et protestant. » Je pensais avoir été clair. Sans doute ne l’ai-je pas été assez. Donc, brièvement, voici une nouvelle explication :

Pour moi, je n’ai pas (et personne n’a) à rechercher de compatibilité de contenu entre une démarche scientifique et une démarche théologique. Chacune de ces démarches s’applique à un ordre différent : celui du « connaissable », celui de « l’inconnaissable ». Reprenant Durkheim, Hatzfeld parle, avec justesse, de se projeter en avant du connaissable. Mais si on se projette en avant, on est dans un autre paysage.

On a traditionnellement recherché cette compatibilité de contenu. Et classiquement cela s’appelle le concordisme.

Le concordisme peut être recherché soit en voulant qu’une démarche théologique impose sa logique à une démarche scientifique (et c’est pour l’erreur de départ des théories de l’intelligent design, qui –je le sais- est plus compliqué que ce que l’on appelle en France le « créationnisme », mais cette approche partage avec lui ce vice fondamental du concordisme), soit en voulant que la théologie s’accorde avec les « données de la science », et comme ces données changent, la théologie n’a plus eu sa logique propre.

Bref, la recherche de concordisme induit une domination d’une démarche sur l’autre ; ce qui est réducteur. C’est la double erreur du fondamentalisme et du libéralisme théologique.

Quand je parle d’articulation, il ne s’agit donc pas d’une conciliation de contenu, d’une « compatibilité » de contenu, mais plutôt d’une gymnastique intellectuelle, d’une interpellation réciproque qui empêche toute démarche de devenir totalisante, de sombrer soit dans le théologisme, soit dans le scientisme.

Il s’agit de ne pas réduire l’être humain a une démarche unique, à une unicité de discours, de paroles.

Toute ma Note du 8 juin  tentait de montrer comment des approches théologiques, en désacralisant toute réalité qui n’est pas de l’ordre de ce paradoxe (la transcendance de Dieu révélée par son contraire : la croix ou un être humain meurt abandonné de Dieu), rend libre de suivre totalement les démarches des sciences humaines, y compris quand celles-ci étudient la religion en général et le christianisme en particulier.

Bien sûr que ce n'est pas "compatible", mais pas seulement avec une démarche de connaissance moderne: si les récits des évangiles insistent autant sur la crucifixion, c'est parce que pour leurs lecteurs, cela était difficilement crédible. Paul parle en ce sens, de la "folie de la croix."

On peu être "fou" dans la croyance, "sage" dans la connaissance: c'est même particulièrement intéressant comme gymnastique intellectuelle.

Et plus que le "devoir de réserve" ou la "neutralité", la gym intellectuelle (celle là ou beaucoup d'autres, bien sûr), la prise de distance avec soi même constituent, selon moi, des caractéristiques fortes de la laïcité.

 

Un jour une revue préparait un numéro sur les « Interdits religieux » et m’a demandé quels étaient les interdits du protestantisme. J’ai répondu : à mon sens un seul : l’interdit de l’idolâtrie.

Pour moi, refuser d’entreprendre une démarche de sciences humaines, récuser tel ou tel de ses résultats autrement qu’en proposant un autre résultat qui puisse être reconnu comme ayant une scientificité plus grande, serait précisément de l’idolâtrie.

La laïcité est liée à la consistance propre et à la validité sociale des démarches de connaissance.

Je ne suis pas le premier ni le seul, loin de là à me situer dans un tel point de vue. Dans l’entre-deux guerre, de jeunes pasteurs de la revue protestante Hic et Nunc usent des savoirs sécularisés les plus modernes (d’alors).

Ses jeunes rédacteurs reprennent à leur compte la critique marxiste de la religion : la conscience morale et religieuse est, en fait, une conscience de classe : «un « homme bien » est un « homme qui a des biens » (n°1, 33). D’autre part, Durkheim est loué pour avoir montré que la « conscience de Dieu » provenait de la « conscience du groupe » (n°1, 32). Enfin la critique psychanalytique est adoptée : Freud a établi, affirme-t-on, l’identité entre sexualité et mystique (n°5, 32, cf. n°2, 47, n°8, 98,…)

Et Hic et Nunc cite, avec un malin plaisir, des phrases mystiques à connotations érotiques….

Je recherche la même liberté de penser, de critique même ravageuse. Mais, et je pense d’H. Hatzfeld en sera d’accord, cela n’induit en rien à une conception substantialiste de la démarche scientifique. L’objectif des sciences est de parvenir, chacune dans leur domaine, au savoir le plus élaboré possible d’un temps, ce qui est (déjà) magnifique.

Je ne parlerai donc de la démarche scientifique en terme de cheminement du savoir et  d’ « agnosticisme méthodologique », selon l’expression consacrée. Cet agnosticisme ne se prononce pas sur l’essence des choses. Il laisse cela au philosophe, au théologien, et aussi d’ailleurs à l’écrivain, à l’artiste,...

L’approche laïque de la connaissance ne cherche pas un savoir total et englobant, une certitude définitive qui voudrait que toute parole soit soumise à ses critères propres.

D’ailleurs, j’ai utilisé le terme de sciences au pluriel et ce n’est pas pour rien que l’on parle toujours des « sciences humaines » : il existe différentes disciplines, qui on chacune leurs champs, leurs méthodes, leurs instruments, etc. La science, au sens global du terme, n’est pas une réalité empirique.

Et même quand on pratique l’interdisciplinarité (je tente de le faire en adoptant une démarche de sociologie historique), on se situe à l’intersection de sciences différentes (pas de toutes), ce qui est toujours un lieu particulier.

Je respecte beaucoup la position d’Hatzfeld, qui raisonne en terme de « compatibilité » et estime qu’il n’y a pas compatibilité. Je récuse pour ma part le dilemme, l’alternative de la compatibilité ou de l’incompatibilité, le « soit...soit », qui me parait réducteur. Je préfère la circulation des points de vue, au sens quasi spatial de ce terme. Husserl expliquait que, quelque soit l’endroit où l’on se place, on ne peut pas voir un cube dans son entier.

La meilleure solution consiste alors à être mobile, à se situer à différents points de vue, y compris des point de vue hétérogènes. C’est cela la gymnastique intellectuelle

A mon sens, il n’y a pas que dans les relations entre sciences et croyances religieuses que cela joue. Cette gymnastique est importante dans toute relation sciences-croyances.

Et là, je ne peux que me répéter : toutes les précisions que donne Hatzfeld sur son « humanisme » sont fort intéressantes.

Il n’en reste pas moins qu’elles sont de l’ordre de la croyance, d’une vision de l’homme qui est extra-scientifique, qui a sa valeur propre, mais (même ramené à des prétentions modestes) n’est pas forcément « compatible »….

Et ce n’est pas parce qu’il s’agit d’une vision de l’homme et non d’une vision de Dieu, que l’on est moins dans la croyance.

 

 

Dans les 2 cas, on est précisément dans ce qu’indique Hatzfeld : l’homme « s’expose au-delà du monde qu’il connaît. » Et quand il s’expose ainsi, lui demander que sa parole soit compatible avec ce qu’il peut connaître, n’est-ce pas le réduire ?

Le ramener dans un en deça qu’il a précisément dépassé ?

C’est pour cela, également, que je ne suis pas d’accord non plus avec le fait de poser une exigence de compatibilité avec une démarche de connaissance, à l’utopie d’une société sans classe.

Pour moi, le problème n’a nullement été cette utopie en tant que telle, mais le fait d’avoir pensé que la société sans classe était de l’ordre du savoir scientifique, de l’avoir intégré à un système qui se prétendait scientifique. D’avoir fait, là encore, du concordisme.

Ah, mes amis : on ne fait pas toujours ce que l’on veut dans la vie. J’envisageais une brève réponse à Henri Hatzfeld. Et voilà le résultat : il est tout sauf bref !

Mais, avec les différentes Notes, depuis le 16 avril, provoquées d’abord par la lecture du livre d’Hatzfeld, ensuite par ses 2 lettres, j’espère avoir répondu à l’injonction d’un ami (et à des attentes de certains des internautes qui consultent le blog).

Cet ami me déclarait : « je ne comprends pas. Tu laisses des gens écrire des commentaires désobligeants sur ton protestantisme, t’insulter parfois même. Tu ne réponds pas. Explique, une fois, ton rapport au protestantisme. Je suis sûr que cela intéresserait» (espérons qu’il n’a pas tort sur le dernier point !)

Eh bien voilà, c’est fait. Comme dirait Monsieur Michu[1] : « tout vient à point à qui sait attendre », « l’occasion fait le larron », etc, etc.

Et cela, en le reliant à la laïcité, à une approche laïque, ce qui est (quand même) l'objet central de ce blog.

 

Mais tout à un prix, chers internautes. Je reviens de Lima (Pérou) où j’ai participé à une session de formation sur la laïcité. Je voulais vous parler un peu de la laïcité en Amérique latine. Mais, là, il faut vraiment que je retourne à mon travail « normal».

Ce sera pour une prochaine fois. Il y a plein d’autres Notes en préparation, notamment des Notes sur 2 livres : Les filles voilées parlent (éditions La Fabrique, 64 rue Rébeval, 75019 Paris, lafabrique@lafabrique.fr) et Sécularisation et laïcité de J.-Cl. Monod (PUF).

Etc

Nous avons tout l’été devant nous !

A bientôt.



[1] C’est vrai, ça, pourquoi parle-t-on toujours de Madame Michu et jamais de Monsieur ?