Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

16/02/2008

LA RECTIFICATION DE SARKOZY AU CRIF, C'EST PIPEAU

   Bon, comme l’écrit Le Monde, on n’a pas élu un président, mais un sujet de conversation ! Au dîner du CRIF, il a voulu rectifier le tir, il a voulu soigner le mal par le mal, en lançant une autre énorme bêtise : faire porter à des enfants de 10-12 ans le fardeau de la Shoah. Et Hollande, en train de lire, comme d’hab’, L’Histoire de France pour les Nuls, a approuvé !

   Sur ce sujet, heureusement, beaucoup de gens ont réagi très vite, et ont dit des choses très justes, ce qui me dispense de long propos.

   J’indiquerai simplement mon espoir que les absurdités auxquelles conduisent l’invocation du « devoir de mémoire » entraînent une réflexion sur cette expression elle-même. Elle n’a jamais été intellectuellement travaillée par ceux qui la prônent. Elle permet de dire tout et n’importe quoi. Elle est le cache-sexe de redoutables amnésies.

   Bref s’il existe un « devoir » en matière de passé, c’est d’abord un devoir d’histoire. Un devoir de reconstituer ce passé le plus scientifiquement possible, et sans tricherie. C’est ensuite, d’affronter son passé récent, celui que l’on veut oublier. Pour la France, ce serait de se confronter enfin, à la guerre d’Algérie. C’est, enfin, de construire un avenir qui, autant que faire ce peut tienne compte des erreurs, des fautes du passé pour ne pas infliger, dans un siècle, un autre pseudo devoir de mémoires, par rapport à nos conneries d’aujourd’hui !

 

   Revenons aux propos sur la laïcité, le sujet de ce blog. Au CRIF, le président a d’abord utilisé  la stratégie qui consiste à prétendre ne pas avoir dit ce que l’on a dit. D’après lui, il aurait dit « tout simplement que l’expérience religieuse reste une question importante pour l’humanité ». Si cela avait été son seul propos, seuls quelques dinosaures auraient protesté, bien sûr.

   Puis, il a tenté de rectifier le tir sans véritablement y parvenir.

   En effet, Sarkozy met toujours en scène deux personnages, celui qui enseigne une morale laïque et celui qui enseigne une morale religieuse.

   A Latran, il a effectué la dépréciation du premier et  l’exaltation de l’autre. Peut-être inspiratrice du propos,  Madame Mignon (la dir’cab’), a reconnu, a posteriori, qu’il était « limite »[1] (j’ajouterai : comportait un petit air de revanche du curé sur l’instituteur). Au CRIF, le président a voulu mettre sur le même plan les deux morales : « Quand il est difficile de discerner le bien et le mal, a-t-il précisé, il est bon de s’inspirer de l’une comme de l’autre. »

   Or cette association étroite est précisément celle qui se trouvait réalisée avant 1882, et l’instauration de la morale laïque, quand le cours de morale religieuse faisait partie du programme de l’école publique.

   A l’époque, tous les enseignements se trouvaient imprégnés par une tonalité morale. Les exemples de grammaire, les dictées, même parfois les problèmes de mathématique.

L’instituteur était donc déjà maître de morale. Mais son enseignement avait besoin du complément d’une morale (à prétention) « transcendante ». Et celle là, c’était « le curé » qui la donnait,  à quelques endroits aussi le « pasteur ». Je reprends les mots du discours du Latran.

   C’est d’ailleurs vraiment drôle : alors que partout ailleurs, le discours chanoinesque confond complètement christianisme et catholicisme, là, le « pasteur » est mentionné, comme si la source était un livre d’histoire décrivant l’école publique avant sa laïcisation.

   Donc il fallait « adosser » alors la morale à une morale transcendante. Cela, pour des raisons proches de celles énoncées au Latran : si on ne met pas une « transcendance » au bout du système, il reste quelque chose d’inachevé, une non réponse à « l’aspiration profonde des femmes et des hommes à une dimension qui les dépassent », à quelque chose qui « comble l’aspiration à l’infini ». Il faut « expliquer ce qui se passe avant la vie et ce qui se passe après la mort » pour boucler la boucle, que le système moral proposé soit bien fermé, clôt sur lui-même.

   Président moderne, Sarko Ier utilise des mots, qui connotent l’existentiel, et même une angoisse existentielle, qui est peut être sienne, blottie derrière son côté ‘super actif’.

   Il vaut la peine de citer assez longuement ses propos : « fonder une famille, contribuer à la recherche scientifique, enseigner, se battre pour des idées, en particulier si ce sont celles de la dignité humaine, diriger un pays, cela peut donner du sens à une vie. Ce sont ces petites et ces grandes espérances « qui, au jour le jour, nous maintiennent en chemin » pour reprendre les termes même de l’encyclique du Saint Père. Mais elles ne répondent pas pour autant aux questions fondamentales de l’être humain sur le sens de la vie et sur le mystère de la mort. Elles ne savent pas expliquer ce qui se passe avant la vie et ce qui se passe après la mort. »

 

   Au XIXe siècle on racontait cela de façon plus moraliste, on s’aventurait davantage dans l’au-delà. Ce qui se passait après la mort, je l’ai trouvé raconté dans un cahier d’écolier de l’année 1878-1879, juste avant la laïcisation de l’école publique donc.

   Une âme « parfaitement pure », est-il écrit dans ce cahier, peut aller goûter des félicités paradisiaques. Une âme encore « souillée de quelques fautes », la voilà au purgatoire (mais, rassurez-vous elle finira, elle aussi, au paradis). Une âme surprise « en état de péché mortel » et c’est l’enfer assuré, avec des supplices proportionnels au mal qu’elle a pu commettre : elle souffrira d’« autant de tourments et d’angoisses qu’elle a trouvé de délices dans son iniquité. »

   Bigre ! Et il n’est pas impossible que certains « tourments », comme des brûlures des doigts de pied par d’hideux diablotins, ou des morsures sadiques de belles diablesses, soient réservés aux deux fois divorcés.

Mais je taquine mon Président bien aimé, en truquant un peu les cartes. Car, ce même cahier spiritualise les croyances populaires en précisant que le ciel et l’enfer ne sont pas « deux endroits », mais « deux situations de l’âme » ; le ciel indique « la communion de l’âme avec Dieu », l’enfer «les souffrances et les remords de la séparation avec Dieu ». Quant au purgatoire, il a disparu dans le cours du raisonnement.

    Tout cela peut faire sourire, mais avait un sens.

   Un penseur spiritualiste de l’époque, Henri Marion, l’expose en affirmant : « Notre raison exige que l’accomplissement du devoir trouve sa récompense, que la violation de la loi morale soit châtiée. » Or, « cela n’est pas de ce monde » : « l’insuffisance manifeste des châtiments et récompenses de la vie présente est, au contraire, choquante ». Il faut donc que, « dans une vie ultérieure et par la volonté toute puissante d’un juge infaillible, chacun de nous obtienne enfin le sort qu’il mérite. »

Raisonnement redoutable car, partant de la raison, Marion reconnaît qu’il mène aux « croyances dogmatiques ». C’est pourquoi certains pédagogues républicains tel Gabriel Compayré, atténuent la chose. Ce dernier estime que «face aux injustices de la vie présente, il faut en appeler « à l’espoir d’une autre vie ».[2]. Tiens, nous retrouvons « l’espérance » qui est au cœur du propos présidentiel au Latran.

   Tout cela fleure bon nos « racines chrétiennes » : il s’agit de la perspective séculaire de ce que l’on appelait, en théologie, la ‘théodicée’, à la fois justification de Dieu (l’après vie comme réponse au triomphe apparent du mal sur la terre) et justification par Dieu (fondement ultime d’un ordre moral juste).

   Mais précisément, Jules Ferry a demandé de larguer de telles amarres, a voulu couper le cordon ombilical avec ces fameuses « racines », sans les nier pour autant. Cela au profit, non de l’athéisme, mais d’un agnosticisme arbitral, laissant chaque acteur jouer ses propres options métaphysiques.

A tort ou à raison (peu importe) il projette cette coupure dans la pensée de Bouddha : « Dans le bouddhisme, il n’y a pas de peines ni de récompenses. C’est une moralité qui se tient debout toute seule. »[3]. La morale laïque va donc progressivement devenir une morale trouée, structurellement trouée. C’est comme le gruyère, cela fait partie de son être propre.

   Le postulat, qui est au cœur de l’option démocratique, c’est que l’être humain doit être libre et responsable. Il doit opérer lui-même la clôture, la boucle du cercle. Trouver son propre chemin. Il doit faire profession personnelle de foi ou d’athéisme. Si l’Etat, si l’institution école ferme le système moral à sa place, alors on se situe dans un engrenage au bout duquel le risque de totalitarisme n’est pas absent.

***

   Et c’est cela, la véritable séparation, Roger Williams (un pasteur baptiste, le premier qui a réalisé durablement la séparation des Eglises et de l’Etat sur un territoire : c’était le Rhodes Island, futur Etat fédéré américain, au milieu du XVIIe siècle) utilisait une métaphore : celle d’un vaisseau où des voyageurs qui prendront des directions différentes, quand ils arriveront au port, sont embarqués ensemble et doivent accomplir des tâches communes, vivre en bonne intelligence pendant le temps de la traversée.

   Il me faudrait pouvoir raconter cela au moyen d’un petit croquis à trois dimensions. A l’école publique du XIXe siècle, où deux dimensions suffisent et où l’instituteur et le curé (quelquefois le pasteur) se serrent les coudes (le curé bénéficiant, cependant, d’un piédestal), succède l’école publique laïcisée où les trois dimensions s’avèrent nécessaires.

   En effet, et c’est là que l’affaire se corse, le trou de la morale laïque, l’espace que l’instituteur laisse vide, n’est pas rempli sur le même plan. Il faut un autre plan, à distance du précédent.

 

Et là, dans cet autre plan, nous rencontrons tous les personnages qui sont, de façon heureuse cette fois, introduits dans le discours de Riyad : « juif, catholique, protestant, musulman, athée, franc-maçon ou rationaliste ». La liste déborde bien la religion cette fois. Et c’est obligatoire.

   Un plan le public, un plan le privé. Non que par ‘privé’, il faille entendre quelque chose qui n’aurait pas le droit de sortir de la maison. Non, privé cela signifie socialement facultatif, volontaire, libre. Cela veut dire : livré au choix personnel.

***

 

   Toute cette affaire renvoie au problème de la religion civile, concept façonné par Jean-Marie Bigard (qui était au Latran), non par Jean-Jacques Rousseau. Et, significativement, un des « dogmes » de la religion civile rousseauiste est « la vie à venir, le bonheur des justes et le châtiment des méchants ».

   Que dit ce cher Jean-Jacques à la fin du Contrat social ?[4] Que la religion est nécessaire au bon fonctionnement d’une société, à la morale publique, à la paix civile, tout en réfutant le christianisme comme religion d’Etat. Pour Rousseau, et c’est cela la religion civile, « il importe à l’Etat que chaque Citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs », et il précise : « les devoirs que [chacun] est tenu de remplir envers autrui. »

   Nous ne sommes pas très loin des déclarations chanoinesques : « un homme qui croit, c’est un homme qui espère. Et l’intérêt de la République, c’est qu’il y ait beaucoup d’hommes et de femmes qui espèrent. La désaffection progressive des paroisses rurales, le désert spirituel des banlieues, la disparition des patronages, la pénurie de prêtres, n’ont pas rendu les Français plus heureux. C’est une évidence. » Et, tout de suite après, cet ajout « s’il existe incontestablement une morale humaine indépendante de la morale religieuse, la République a intérêt à ce qu’il existe aussi une réflexion morale inspirée de convictions religieuses. »

   Et ensuite, une citation laudative des propos pontificaux : « Il paraît évident que l’homme a besoin d’une espérance qui va au-delà. Il paraît évident que seul peut lui suffire quelque chose d’infini, quelque chose qui sera toujours ce qu’il ne peut jamais atteindre » puis« Comme l’écrivait Joseph Ratzinger [= le futur Benoît XVI] dans son ouvrage sur l‘Europe, « le principe qui a cours maintenant est que la capacité de l’homme soit la mesure de son action. Ce que l’on sait faire, on peut également le faire ». A terme, le danger est que le critère de l’éthique ne soit plus d’essayer de faire ce que l’on doit faire, mais de faire ce que l’on peut faire. »

   Certes, le président-chanoine ne va pas jusqu’à chasser de la République les hommes qui espèrent peu et les ménagères désespérées[5] , alors que Jean-Jacques, lui, proposait, carrément, de « bannir de l’Etat quiconque ne croit pas [aux dogmes de la religion civile], non comme impie, mais comme insociable. »

   Mais il établit un continuum entre l’intérêt de la République, donc la ‘sociabilité’, et la croyance. Il fait de l’homme « qui croit (…et) qui espère » en une transcendance, un citoyen plus intéressant pour la République qu’un autre. Etant protestant, je suis inclus dans ceux qui croient et espèrent. Pourtant, si les douteurs sont des citoyens de seconde zone, je refuse ce qui devient un privilège indu.

 

    A Riyad, entraîné par Maître Guaino, son conseiller spécial, le président est allé encore plus loin. Après avoir décrété que « Musulmans, Juifs et Chrétiens (…) C’est bien le même besoin de croire et d’espérer qui leur fait tourner leurs regards et leurs mains vers le Ciel pour implorer la miséricorde de Dieu, le Dieu de la Bible, des Evangiles et du Coran. », il a conclu : « Dieu transcendant qui est dans la pensée et le cœur de chaque homme ».

   Non seulement personne ne l’a élu pour trancher entre un Dieu exclusif d’une religion et un Dieu syncrétique des religions du Livre, mais ce Dieu est bien transformé en un Dieu de religion civile, qui doit se trouver « dans la pensée et le cœur » de chaque citoyen normalement constitué.

   Comment concilier cela avec l’existence d’athées ou de personnes totalement indifférentes en matière de religion, aussi citoyens que les autres dans une République laïque ? (je rougis de honte d’avoir à le rappeler !).

   Le discours du Latran répond : « Même celui qui affirme ne pas croire ne peut soutenir en même temps qu’il ne s’interroge pas sur l’essentiel. Le fait spirituel, c’est la tendance naturelle de tous les hommes à rechercher une transcendance. Le fait religieux, c’est la réponse des religions à cette aspiration fondamentale. »

Notre président Lucky Luke, tire plus vite que son ombre : trois idées en trois phrases. On ne lui en demande pas tant. Mais il faudrait mettre un peu d’ordre dans ces idées là.

   Mentionner que celui qui n’a pas d’appartenance religieuse (comme on dit) s’interroge à sa manière sur l’essentiel, fort bien. Mais pourquoi le dire de façon aussi dépréciative ? Comme si cette personne ne le faisait que malgré lui, en dépit de son non croire religieux ? Et d’un.

   La définition du fait spirituel, je veux bien (quoique le « naturel » me gène). Mais à la condition de comprendre la transcendance de façon beaucoup plus large que l’approche guaino-restrictive. Il faut intégrer ce que les amis que Sarko compte dans le show biz’ appellent la ‘transcendance intériorisée’ ou la ‘transcendance horizontale’, et… ‘le dépassement de l’opposition immanence – transcendance’. La star’Ac est finie. Nicos a donc du temps pour affranchir notre président bien aimé là-dessus.

   Enfin le « fait religieux » comme réponse à l’ « aspiration fondamentale du fait spirituel », peut-être mais à condition de préciser que ce n’est pas la seule et unique réponse. Et c’est parce que cela est loupé (déjà dans La République, les religions, l’espérance) que se trouve emprunté le chemin de la religion civile, qu’elle soit catho-laïque, oecuménico-laïque ou syncrético-laïque, peu importe.

 

   Il faut donc vite faire marche arrière pour pouvoir laïquement redémarrer. La morale publique, dans une démocratie laïque, met à égalité «celui croit au ciel et celui qui n’y croit pas ». Tiens, c’est un poème écrit à propos de la Résistance. Décidément la mémoire de Sarkozy lui joue de sacrés tours !

Moralité : la rectification du CRIF, c’est pipeau !

 

PS: la fréquentation du Blog continue de croître, quand les sondages sur la popularité de notre sublime président continuent de baisser. Je viens de recevoir un SMS, malheureusement non signé, et indiquant: "Dommage que tu sois déjà marié. Cela m'aurait bien plus de devenir la Première dame du Blog" Mes oeuvres complètes à celle ou celui qui trouvera l'auteure.


[1] Propos rapporté par H. Tincq, Le Monde, 15 février 2008.

[2] Les extraits du cahier et le propos des philosophes-pédagogues proviennent de mon ouvrage : La Morale laïque contre l’ordre moral, Le Seuil, 1997

[3] Cité par J. Chevallier, La séparation de l’Eglise et de l’Ecole, Paris, Fayard, 1981, 438.

[4] Chapitre VIII, « De la religion civile » (à des pages différentes selon les éditions du Contrat social !)

[5] Fine et subtile allusion aux Desperate Housewives, célèbre série télévisée américaine. Je me ferai un plaisir de vous offrir les cd, si jamais il vous en manquait.

10:26 Publié dans ACTUALITE | Lien permanent | Commentaires (4)