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09/02/2008

LE LIVRE QUE SARKOSY DOIT LIRE ABSOLUMENT POUR EN FINIR AVEC LES "RACINES CHRETIENNES"

Chers Amis,

Je reviens de Montréal où je vais périodiquement, actuellement, pour réaliser de passionnantes interviews sur des débats qui mettent en jeu différentes conceptions de la laïcité.

Et notamment la question de ce que l’on appelle au Canada les « accommodements raisonnables »[1].

Eh bien, vous allez être très surpris, j’avais de la peine à faire parler de ces beaux sujets mes interlocuteurs, des gens très bien au demeurant (magistrats, universitaires, etc). C’est eux qui me questionnaient. D’abord : « Alors Carla et Nicolas, c’est quand le mariage ? » Et à peine le mariage fut-il (mariage futile ?) prononcé que la grande question fut : « Alors, c’est quand le divorce ? »

J’ai répondu : « si vous voulez parler de la France, il y a moult problèmes, celui du pouvoir d’achat par exemple,… » Mais nib de sib, le pouvoir d’achat des Français les laissait encore plus froids encore que la température ambiante. En revanche Nicocarla,… Pourtant, ce n’était même pas encore la Saint Valentin[2]

Et là j’ai eu une révélation : le pouvoir d’achat, c’est particulariste, voire même sans doute « communautariste ». Les Zamours nicoliens-carlatantinesques, c’est universel. Voilà le nouvel universalisme républicain. Et pas complètement abstrait, en plus.

D’accord je suis Le Grand spécialiste du sujet, mais à la fin j’avais l’overdose. Alors je me suis promis, juré à moi-même personnellement, de ne plus parler du couple infernal pendant au moins 3 Notes. Et vlan, à peine rentré à Paris, un colis m’attendait avec un livre qui, immédiatement, m’a obligé à penser de nouveau à Nicolas.

En effet c’est THE livre qu’il doit lire de toute urgence pour ne pas raconter n’importe quoi la prochaine fois qu’il ira chanoiniser. Le moment est d’ailleurs favorable : à un mois des municipales, s’il veut éviter le naufrage, qu’il s’enferme dans son petit 450 pièces-cuisine élyséen, s’adonne à cette admirable lecture et, surtout, ne dise plus rien.

En prenant des notes, il en aura bien pour 8 jours. Il a tellement à désapprendre et à apprendre sur le sujet. Il faut dire que cette somme fait exactement 95 pages, en comptant les annexes toutefois.

Le livre est extraordinaire, prodigieux, c’est la huitième merveille du monde, qu’écris-je la première, la seule ! Pipi de chat que les z’autres !

Pourtant, jusqu’alors je me suis extrêmement méfié de l’auteur, un certain Jean baubérot. Ma grande amie, Caroline F., m’a en effet amicalement mise en garde : « l’humour est sa cup of tea, cela prouve bien son penchant pour la laïcité à l’anglo-saxonne. »

J’ai donc failli ne pas le lire. Et, en fait, il n’y a pas la moindre blague dans le texte. Donc, on peut, à la rigueur et par grande indulgence, penser que le dit auteur n’est pas complètement antirépublicain.

Pourquoi ce livre doit devenir l’ouvrage de chevet du petit Nicolas ? Parce qu’il s’agit d’une Petite histoire du christianisme (Librio)… et que l’on y trouve pas l’expression de « racines chrétiennes ».

En revanche, en 150000 signes (c’est dire que l’auteur a passé plus de temps à sélectionner, modifier pour pouvoir raccourcir tout en étant clair, etc), vous avez vingt siècles (et quelques années en supplément gratuit) pour 3 €. C’est donné, et si votre supermarché n’en a pas au moins 20 exemplaires en rayon, changez immédiatement de crémerie.

Non ce n’est pas la perspective essentialiste des « racines », mais celle, historique, des périodes. S’il est exact d’une société est pétri d’historicité, toutes les périodes de son histoire sont sédimentées dans son présent, et pas seulement ses « racines ».

L’héritage chrétien de la France -qui est un de ses héritages, pas le seul- est façonné par différentes périodes.

Du premier au IIIème siècle, nous trouvons la 1ère période, celle du christianisme persécuté et pourtant de plus en plus présent dans la société romaine, à tel point qu’au IV et Vème siècles (seconde période), il devient affaire d’Empire. L’Empire s’écroule et le christianisme se fait (IIIème période) civilisateur de nations.

Des croisades à la Reconquista (qui ne se termine qu’en 1578), un christianisme sur de lui et dominateur, est à la fois bâtisseur de cathédrales, créateur d’universités et de culture savante, persécuteur de juifs, de musulmans et des multiples hérétiques qu’il produit en son sein (IVème période). Il s’agit du christianisme latin, le christianisme oriental a pris le large.

 

Arrivent, pratiquement simultanément, une Vème période marquée par l’extension mondiale plus ou moins réussie (échec des rites chinois) du christianisme, en même temps que la division du christianisme latin engendre le pluralisme et favorise le début du double processus de sécularisation et de laïcisation.

La modernité est en marche, et rien ne va l’arrêter (VIème période). Elle se produit à la fois dans et contre le christianisme et celles et ceux qui oublient une des deux données du problème, se plantent royalement. La volonté des institutions chrétiennes de rester dominantes engendre un anticléricalisme d’Etat, plus ou moins fort suivant le rapport des Eglises à la modernité. Au même moment, le christianisme participe, par les missions, à la nouvelle vague d’expansion européenne.

La VIIème période se marque par les totalitarismes séculiers qui persécutent chrétiens (communisme) ou entretiennent avec les Eglises des rapports ambiguës (fascisme, nazisme). L’œcuménisme apparaît comme une nouvelle marque de vitalité chrétienne face aux défis de la modernité triomphante. L’individualisation de la religion favorise cependant de nouvelles formes de christianisme. Et de nouveaux défis apparaissent : progression de la rationalité instrumentale, de l’émotionnel médiatique,…

 

Voilà en gros la perspective générale. C’est aussi la justification du livre (outre son aspect vulgarisateur pour un grand public, lié à la collection dans laquelle il paraît). Honnêtement, il me semble qu’une telle perspective, ou du moins l’attention à la modernité, à la sécularisation et à la laïcisation qu’elle suppose, n’existe de façon systématique dans aucun autre ouvrage d’histoire du christianisme en français[3].

Pour la petite histoire, j’ai eu très peur quand a paru, alors que je rédigeais mon propre ouvrage, l’Histoire du christianisme au Seuil dirigé par Alain Corbin. D’abord parce que Corbin est un très grand historien, qui a beaucoup renouvelé l’historiographie, même s’il n’a pas tellement fait école (c’est un ami, en plus). Ensuite, parce que cet ouvrage fait 500 pages et que le mien devait en faire 75 + les annexes. Enfin, parce qu’ils se sont mis à… 57 historiens pour le rédiger.

J’ai trouvé cette Histoire du christianisme excellente, innovante sur bien des points (de très bons chercheurs y résument les résultats de leurs recherches) et, curieusement, d’architecture assez classique. Je dois avoir des chevilles beaucoup trop enflées, cela ne m’a semblé nullement disqualifier ma petite entreprise.

La perspective est autre. Les deux sont donc complémentaires.

Reste aussi que les 2 ne courent pas dans la même catégorie : le mien est fondamentalement un ouvrage de vulgarisation ;

Au sein de la perspective adoptée, l’objectif de cet ouvrage de vulgarisation est triple :

-         présenter clairement les principaux événements, faits de divers ordres, grandes orientations et querelles théologiques, en simplifiant sans déformer, en racontant l’histoire des vaincus comme celle des vainqueurs, en rectifiant au passage, sans avoir l’air, nombre d’idées reçues et d’erreurs communes

 

-         rendre compte de toutes les facettes du christianisme qui est culte et culture, foi et civilisation et qui a été, des siècles durant, religion et politique. D’où une approche du christianisme comme fait de civilisation, allant de l’horrible à l’admirable, et en laissant d’ailleurs le lecteur faire ses jugements de valeur. Ce livre parle non seulement d’histoire de la religion, mais aussi d’histoire de la politique, d’histoire des arts, d’histoire des guerres et des paix, d’histoire des femmes, d’histoire de la colonisation, d’histoire de la modernité (et de la laïcité, naturellement),...

 

-         porter donc un regard d’historien, qui ne soit ni polémique ni apologétique. Pratiquer l’ « agnosticisme méthodologique ». Dans l’exercice de son métier, l’historien n’a pas à se demander si le christianisme est « vrai » ou « faux », de la même façon qu’un médecin examinera les organes d’un accidenté de la route sans se demander s’il s’agit de l’auteur de l’accident ou de la victime d’un chauffard.

Alors, je vous assure, avoir de tels objectifs donne pas mal de sueurs froides. Vous travaillez tard le soir. Vous avez écrit le nombre de pages que vous vous étiez fixé, et (en plus) vous êtes content du résultat!

Et patatras, la nuit les faits que vous n’avez pas sélectionnés, les personnages que vous avez décidé de ne pas mettre vous tirent les oreilles et vous gratouillent les pieds. Alors vous les rajoutez.

Mais du coup, alors que vous aviez passé la journée précédente à réduire votre propos de 20000 à 5000 signes (encore un peu au dessus de la prévision !), au lieu d’avancer et de commencer un nouveau chapitre, vous vous retrouvez avec 8000 signes, le double de ce que vous accorde votre plan ! Il va encore vous falloir travailler pour réduire. Et, au total, nous n’aurez encore pas attaquer le fameux chapitre suivant…

C’est frustrant, mais c’est le passage au réel des merveilleuses idées qui vous trottent dans la tête. Et pour vous donner une petite idée de ce que cela donne, une fois réalisé, je vous livre le début de l’ouvrage (exprès, il ne comporte pas de « vie de Jésus », le problème : Jésus de la foi et Jésus de l’histoire est un autre livre).

Chapitre 1

L’émergence du christianisme

Chrétiens avant d’être citoyens.

  Dans l’Empire romain, où le sacrifice aux divinités protectrices constitue un acte de loyauté politique, des individus bizarres refusent de participer à ce culte. Ils se rendent ainsi coupables d’un crime de lèse majesté et attirent la colère de la foule quand épidémies, mauvaises récoltes et défaites militaires apparaissent la conséquence de leur conduite « impie ». Lorsque le magistrat les interroge, ils affirment s’appeler « chrétiens » et annoncer un « évangile ». Ce terme est familier du monde gréco-romain. Lors de l’accession au trône d’un empereur on proclame son évangile, c'est-à-dire « la bonne nouvelle » qu’il va amener prospérité, paix et justice. Mais ces chrétiens prétendent qu’il n’existe qu’un seul « évangile » incarné par l’enseignement, la mort et la résurrection d’un certain Jésus qu’ils qualifient de Christ. Par extension, ils désignent aussi par ce terme des récits de sa vie destinés à susciter la foi dans ce Christ et le Dieu qu’il révèlerait.

  Le terme de Christ correspond, en grec, à l’hébreu Messie et signifie «envoyé de Dieu ». Les juifs, qui forment des communautés dynamiques en divers endroits de l’Empire, attendent la venue d’un Messie. Les chrétiens affirment qu’il est déjà venu, puisqu’il s’agit de Jésus, et pensent qu’il va bientôt revenir. En soi, cela ne dérange pas l’ordre impérial ouvert à la multiplicité des cultes et les chrétiens, de leur côté, se déclarent soumis aux autorités. Mais ils désobéissent en refusant d’adorer toute autre divinité que leur Christ et son Dieu. Cela met ceux qui sont baptisés à l’écart d’une part de la vie publique : certains métiers ou manières de vivre sont liées aux cultes traditionnels et à la divination. Ceux qui n’ont pas différé leur baptême sont chrétiens avant d’être citoyens. Ils font donc preuve de « haine du genre humain » (Tacite) et forment une « secte » dangereuse qui adore un criminel condamné par le magistrat au supplice infâmant de la croix. Pourtant l’Empire, accommodant, ferme souvent les yeux. En cas de crise, il doit néanmoins sévir.

  Longtemps tolérance et répression alternent ou coexistent suivant les lieux. Commencées à Rome sous Néron en 64 (l’apôtre Pierre en est une des victimes), les persécutions tendent à se généraliser au milieu du III° siècle, à cause du nombre grandissant de chrétiens. On délivre alors un certificat (libellus) à ceux qui participent aux cérémonies sacrificielles. Cela permet d’arrêter facilement les contrevenants. Ils sont emprisonnés, torturés, mis à mort par milliers. En fait, tous les chrétiens ne résistent pas jusqu’au martyre. Certains, les sacrificati, obéissent à l’ordre impérial ou transigent et font brûler quelques grains d’encens devant une divinité (les thurificati). D’autres réussissent à acheter un certificat de complaisance (les libellatici). Ceux qui n’ont pas cédé les considèrent comme des lapsi (ceux qui sont tombés) et se disputent pour savoir si l’on doit ou non réintégrer les repentis.

La suite dans votre grande surface !

Est paru en même temps, une Petite histoire du bouddhisme (Librio) par un immense savant, Jean-Noël Robert, qui a vraiment joué le jeu de la vulgarisation.

Avec la Petite histoire du judaïsme de J.-C. Attias et E. Benbassa et la Petite histoire de l’islam de M. A. Amir-Moezzi et P. Lory (livres Librio dont j’ai déjà parlé), vous n’avez plus aucune excuse d’être ignorants en histoire des religions.



[1] Je crois vous en avoir déjà parlé, mais vous y aurez encore droit.

[2] Dois-je rompre ce mauvais humour en indiquant que les seules personnes qui étaient totalement indifférentes à Carla-Nicolas étaient les femmes musulmanes que j’ai interviewées.

[3] Je suis preneur, bien sûr, de démentis cinglants ! Les 2 ouvrages de synthèse qui me semblent le plus se rapprocher de « ma » perspective sont 2 histoires du catholicisme (ce qui fait qu’ils ne peuvent explorer les rapports différents à la modernité des différentes confessions chrétiennes) F. Cluzel, l’Eglise catholique des origines à nos jours (Privat, 2005) et surtout J.-P. Moisset, Histoire du catholicisme (Flammarion 2006).

Commentaires

Bon, j'ai capitulé à la moitié du billet et j'ai commandé votre petit dernier sur Alapage (disponible sous huitaine seulement, ouch). Mais attention, je compte bien recycler la substantifique moelle de cette superproduction lors de mes partiels ("Histoire religieuse aux XIXe et XXe en France") : gare à vous si le correcteur me reproche mes saines lectures !

Écrit par : Wilfried | 09/02/2008

Cher Jean Baubérot
Quelques commentaires sur cette première page de votre « Petite histoire du christianisme » :
1) A la lecture des développements des Evangiles sur le procès de Jésus, ainsi que des tribulations judiciaires de Paul (derniers chapitres des Actes des apôtres), l’Etat romain m’apparaît largement laïque. Roger Williams (blog JB du 16/02/07 : « un pasteur baptiste, le premier qui a réalisé durablement la séparation des Eglises et de l’Etat sur un territoire : c’était le Rhodes Island, futur Etat fédéré américain, au milieu du XVIIe siècle ») a certainement été saisi (comme moi) par la fascination des évangélistes devant les principes de tolérance de Pilate et des juges romains, qui les protègent contre l’intolérance de leur religion mère (le judaïsme). Paul Veyne, ¬ dans « Quand notre monde est devenu chrétien », évoque le paganisme, cette religion sans livre et sans église, «assez légère pour être une sorte de laïcité avant la lettre».
2) Il ne faut pas idéaliser les problèmes d’intégration des chrétiens sous l’Empire. Distinguons des périodes, d’abord celle du christianisme « premier ». Pour Gibbon (« Décadence et chute de l’Empire romain ») : « Nous avons déjà observé que l'harmonie religieuse de l'ancien monde était principalement soutenu par la déférence implicite et mutuelle que conservaient les nations de l'antiquité pour leurs cérémonies et pour leurs traditions respectives ; on devait donc s'attendre qu'elles s'uniraient avec indignation contre une secte ou un peuple qui se séparerait de la communion du genre humain, et qui, prétendant posséder seul la science divine, traiterait orgueilleusement d'idolâtre et d'impie toute forme de culte différente du sien ». Gustave Bloch ajoute (« L’Empire romain ») : « Le chrétien n'est pas un révolutionnaire, du moins en politique. On pourrait le qualifier plutôt d'anarchiste, en ce sens qu'il entend se soustraire à la plupart des obligations qui incombent à tous les membres du corps social. Il ne se révolte pas, il ne conspire pas. Il accepte l'autorité impériale... Mais cette acceptation est faite d'indifférence, et cette obéissance s'arrête aux limites où commence la transgression de la loi divine... Il décline le service militaire, parce qu'il est écrit : "tu ne tueras point"… Il s'écarte des fonctions publiques parce qu'elles commandent, elles aussi, le contact avec l'idolâtrie, et encore parce qu'il doit se refuser à toute activité mondaine… ».
3) Au fil du temps, le christianisme s’installe dans la succession des générations, devient la tradition d’un peuple. Bloch : « Tant que d'un jour à l'autre on s'était attendu à la catastrophe prochaine du jugement dernier, il avait semblé inutile de se prêter aux exigences du siècle...Le rapprochement se fit par la force des choses, spontanément, au sein des masses. Il ne faut pas s'en tenir aux déclarations des docteurs. Il est trop clair que les fidèles ne s'élevaient pas tous à la hauteur de ce rigorisme ; ils ne couraient pas au devant du martyr ; ils ne se prêtaient pas tous aux renonciations exigées par la foi des premiers jours ; ils se pliaient aux nécessités de la vie commune... »
4) Les dignitaires ne sont pas en reste. Continuons avec Bloch : « Les docteurs, dès le deuxième siècle, polémistes, apologistes, donnèrent l'exemple... Un Aristide, un Justin, un Minucius Felix s'ingéniaient à présenter le christianisme comme une philosophie, une sorte de monothéisme parfaitement compatible avec les conclusions des penseurs grecs. C'est à peine s'ils insistent sur le dogme, sur le fond théologique. L'évêque de Sardes Méliton va plus loin. Le christianisme, à l'entendre, est le plus ferme appui de l'Empire... puisque d'autre part il est la vérité, pourquoi l'empereur, dont le devoir est de délivrer ses peuples de l'erreur, ne mettrait-il pas son pouvoir au service de cette vérité ? C'est un véritable traité d'alliance proposé par l'Eglise à l'Etat ». Avec ces évolutions, les nouveautés du christianisme par rapport aux religions traditionnelles apparaissaient bien plus attractives, il devient « une religion « à la mode », une religion de grand standing, une religion moderne, la religion des élites » (Veyne). Bloch : « Quand Tertullien écrit, au temps de Septime Sévère (193-211) : "Nous remplissons les municipes, les camps, les décuries, le palais du prince, le Sénat, le forum", il exagère évidemment... ». Mais l’émergence de cette nouvelle face de l’Eglise ne veut pas dire que l’ancienne a disparu. Entre les deux, l’écart s’élargit, prémices des déchirements à venir
5) On ne peut dire que les Chrétiens « désobéissent en refusant d’adorer toute autre divinité que leur Christ et son Dieu ». On ne leur demande pas d’adorer - car, nous dit Paul Veyne, pour le paganisme, « les dieux sont de ce monde et quand quelqu'un avait déplu on en caillassait le temple » - mais tout au plus (en cas de crise) de montrer du respect, de la déférence à des symboles de l’Etat. L’offrande est une preuve de civisme, pas d’adoration.
6) On ne peut dire que « tolérance et répression alternent ou coexistent suivant les lieux ». La tolérance est la règle, il faut y insister, car c’est une distinction fondamentale entre monde romain (d’avant Constantin) et monde chrétien (à partir de Constantin, mais surtout de Théodose, avec l’interdiction du paganisme). Gibbon : « Si on se rappelle la tolérance universelle du polythéisme, invariablement soutenu par la croyance du peuple, par l'incrédulité des philosophes et par la politique du sénat et des empereurs romains… ». Les Romains savaient en outre pratiquer « l’accommodement raisonnable ». Ainsi, suite aux révoltes juives, (Gibbon) « Malgré tant d'insultes réitérées, le ressentiment des princes romains ne s'étendit point au-delà de leurs victoires… L'indulgence générale du polythéisme, et la douceur naturelle d'Antonin le Pieux, rendit aux juifs leurs anciens privilèges… Un traitement si doux modéra par degrés l'obstination des juifs... ils se conduisirent en sujets paisibles et industrieux... ».
7) Jusqu’au milieu du IIIe siècle, une seule persécution (injuste) est avérée, celle consécutive à l’incendie de Rome, en 64. Néron frappe brièvement une communauté très réduite, et est très vite désavouée (Tacite : « … on ne pouvait s'empêcher de les plaindre, parce qu'ils n'étaient pas immolés à l'utilité publique, mais à la cruauté d'un seul. »). Il y a des épisodes de répression, toujours locaux et ponctuels, dont les éléments disponibles amènent à penser qu’ils étaient surtout une réaction, légitime, des autorités face à des actes d’incivisme induits par une foi trop « enthousiaste ». En particulier la correspondance entre Trajan (98-117) et Pline le Jeune, gouverneur de la Bithynie et du Pont, montre bien qu’on vise avant tout à calmer des excités (« une mauvaise superstition portée à l’excès ») : on ne punit un chrétien que si son délit est prouvé (la croyance en elle-même n’est pas un délit) et, en cas de repentir, on pardonne.
8) On ne peut dire que l’apôtre Pierre est une des victimes de la persécution de Néron : ce n’est pas de l’histoire, c’est une tradition catholique postérieure à l’établissement du Nouveau Testament (qui sait bien des choses sur les voyages de Pierre, mais pas qu’il s’est rendu à Rome)
9) On ne peut dire que « les persécutions tendent à se généraliser au milieu du III° siècle, à cause du nombre grandissant de chrétiens ». Ce n’est pas le nombre qui inquiète les empereurs, mais l’immixtion croissante, et parfois menaçante, de l’Eglise dans le pouvoir temporel. Ainsi Dèce (249-251) réagit quand il s’avère qu’un clan chrétien du palais soutient un usurpateur chrétien qui, allié avec les Goths, menace de marcher sur Rome. Puis il s’attaque aux dignitaires. Gibbon : « Les évêques des villes les plus considérables furent enlevés à leurs troupeaux par l'exil ou par la mort. La vigilance des magistrats empêcha, pendant seize mois, le clergé de Rome de procéder à une nouvelle élection. ». Il vise les symboles d’une organisation centralisée, rivale de l’administration impériale. Valérien (253-260) et Dioclétien (284-305) ont les mêmes soucis : d’abord amicaux avec les chrétiens, les évènements (guerres perses) les persuadent que l’Eglise est prête à trahir l’Empire pour le triomphe de ses croyances. La persécution de Valérien (258-260) fait quelques victimes, celle engagée par Dioclétien après plus de 40 ans de paix (303 – jusqu’en 308 en Occident, 313 en Orient) est beaucoup plus dure : Gibbon en estime le nombre de victimes à deux mille, au maximum, en extrapolant des chiffres de l’historien de l'Église Eusèbe de Césarée (neuf évêques pour l’ensemble de l’Empire, 72 victimes pour la Palestine). C’est beaucoup, mais on est loin des « mis à mort par milliers ». En considérant que les chrétiens ont parfois résisté en usant de la force, un tel nombre signifie simple volonté de mise au pas. Je rapprocherais ces « persécutions » des poussées de l’anticléricalisme français, de la Révolution à la loi de 1905.
10) « Tous les chrétiens ne résistent pas jusqu’au martyre », mais beaucoup résistent et ne sont pas martyrisés (mais déchus, exilés, emprisonnés…) et le peuple est rarement inquiété. Sinon, il n’y aurait pas eu le problème des lapsi ! En fait, le pouvoir s’est surtout intéressé à ceux qui représentaient un risque, c'est-à-dire aux dignitaires de l’Eglise et aux chrétiens des sphères du pouvoir, et beaucoup de ceux-ci ont cédé, pour ne pas perdre leurs privilèges. La persécution passé, qui allait diriger l’Eglise ? Les lapsi, qui prétendaient conserver leurs postes, où ceux qui avaient souffert, vénérés par le petit peuple ? Privés de l’amour de celui-ci, les lapsi vont utiliser la force, celle de Constantin (voir la crise donatiste, et d’autres), et, en « sévissant impitoyablement contre les hérétiques de sa propre confession », sauront conduire l’Eglise comme « une puissante machine d'encadrement des populations » (Paul Veyne), associée au trône. Réalisant à l’occasion un de ses destins possibles, inscrit, nous dit Veyne, dans ce « petit détail : seul au monde le christianisme est une religion qui est aussi une Eglise, c'est-à-dire une sorte de parti totalitaire, comme montrera la suite ».
11) J’en ai terminé avec cette première page. Quinze siècles plus tard, l’Histoire devait repasser par le même chemin, mais en sens inverse. Pour cette période, Baubérot est ma source préférée : j’aurai probablement moins de remarques !
Bien cordialement
Pierre Delmas

Écrit par : Pierre DELMAS | 20/02/2008

Mr Baubérot, parlez-nous vite de la "question des sectes" qui semble prendre actuellement, en plus des polémiques nées des discours sur la religion de Nicolas Sarkozy, des proportions incommensurables. A partir d'une préoccupation légitime, ramener la "question des sectes" à sa juste proportion et cesser l'hypocrisie d'un Etat qui se dit farouchement laïque mais qui n'en continue pas moins de jouer avec des notions qu'il ne peut et qu'il ne lui appartient pas de définir (en opposant "religion" et "secte"; je ne parle pas du statut juridique d'association cultuelle, que l'administration a bien sûr le droit et le devoir de réserver aux mouvements qui satisfont aux critères qui lui sont liés), on en arrive à tout un bazar où, je le crains, le résultat sera un redoublement d'anti-sectarisme primaire tel que orchestré par l'unadfi et les fameux "parlementaires anti-sectes" qui, selon un article du Monde, passent aujourd'hui "à l'offensive". Ne serait-il pas bienvenu que le monde universitaire et scientifique fasse à son tour entendre sa voix dans ce débat sur "les sectes" ("les sectes"! "les sectes"! "les sectes"! ne cesse-t-on de crier sans même être capable de dire ce qu'est une "secte"). Quand je lis les commentaires des internautes sur le site du Monde sur la polémique née des propos de Mme Mignon, certains disant que le gouvernement Sarkozy voulait "autoriser les sectes", comme si "les sectes" étaient interdites!, je commence à avoir peur...

Écrit par : pascal | 21/02/2008

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