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01/11/2007

"MINORITES VISIBLES", FIN MEDECINE ET MORT

 Il y a quelques semaines, je vous ai renvoyé à deux articles du Monde, celui de Michel Wieviorka et celui de Didier Fassin à propos des statistiques dites « ethniques » : en effet, ils correspondent à ce que je pense : ces statistiques sont nécessaires, mais elles doivent être maniées avec rigueur. Elles ne servent pas, en effet, à cataloguer les gens, mais à mieux connaître les discriminations que certains d’entre eux peuvent subir.

 Malgré cette précision, une internaute m’a indiqué son désaccord, m’affirmant notamment qu’elle trouvait atroce le terme de « minorité visible », que, d’ailleurs, « la couleur de la peau n’a pas plus d’importance que la couleur des cheveux ». Je lui ai alors raconté une petite histoire que je vous livre également.

 

Il y a, disons, un certain nombre d’années, quand mes enfants étaient tout petits, nous prenions chez nous, ma femme et moi, une jeune fille au pair pour nous aider à les garder. Sans doute sur la recommandation d’amis, nous nous étions inscrit à une association qui recrutait des jeunes filles scandinaves, désireuses de venir à Paris et d’apprendre le français, tout en gagnant un peu d’argent. Nous téléphonions début septembre et prenions une jeune fille pour l’année scolaire.

 Une année, nous nous y sommes pris un peu tard, et toutes les jeunes filles avaient déjà trouvé une place. Nous étions bien embêtés. La dame que nous avions au bout du fil nous déclara alors : « j’aurais bien quelqu’un, mais il n’est pas sûre qu’elle fasse l’affaire. » On lui demanda pourquoi et elle répondit en nous proposant que cette personne se présente chez nous. « Vous verrez bien, alors, si vous souhaitez l’engager ». Impossible de savoir quel était « le problème » qui amenait un propos aussi dubitatif.

 Nous avons accepté de recevoir la personne en question, mais le jour précédant sa venue, nous n’en menions pas large. Cette personne avait-elle été renvoyée, au bout de quelques jours, d’une précédente place ? Etait-elle imprudente avec les jeunes enfants ? Voleuse ? Etc. Nous échafaudions de multiples hypothèses. Mais comment voir au premier abord si quelqu’un sera ben avec les enfants, et si on peut lui laisser l’appartement en confiance ?

 Le jour dit, sonne à notre porte, une jeune fille noire.

 Nous avons été très soulagés et très furieux. Soulagés, puisque le « problème » n’en n’était pas un et que, hourrah !, nous avions notre jeune fille au pair. Furieux, absolument furieux, que l’on ait pu nous faire croire qu’il y avait un problème. Et que l’énigmatique « vous verrez bien » se rapporta à cela.

 Et oui, la couleur de la peau n’a pas d’importance,… sauf dans la tête des autres. Car si je raconte ce petit souvenir, c’est qu’il est certainement pas isolé, mais malheureusement représentatif de ce qui se passe dans beaucoup de têtes.

 

Au début de mon livre L’intégrisme républicain contre la laïcité, j’indique le tragique court circuit du propos de Régis Debray, quand il a élaboré son opposition République/démocratie, en indiquant qu’en République, il n’y a pas de maire noir ni de sénateur jaune. Il voulait dire qu’en République, on ne se souciait pas de la couleur de la peau pour choisir ses élus. Mais, à son insu, il décrivait la situation concrète de la République française, qui n’avait que des maires et des sénateurs blancs, aucun noir ou jaune.

 Ainsi « qui veut faire l’ange fait la bête », comme l’affirmait déjà un certain Blaise Pascal. Il existe bien SOCIALEMENT des « minorités visibles, et l’absence de statistiques a longtemps masqué, en France, l’ampleur des discriminations. Mais la possibilité de dites statistiques, l’utilisation de l’expression « minorités visibles » doit s’accompagner d’un travail d’élucidation sur la médiation des représentations sociale. Langage et statistiques ne décrivent pas la réalité toute nue, la « réalité vraie » (comme me disait, un jour, un étudiant). Il y a toujours entre la réalité et nous même, de la représentation sociale.

 Comment faire prendre conscience, aux autres et à nous-mêmes, que cette « réalité première » ? L’école, bien sûr, devrait contribuer à cet apprentissage indispensable pour avoir un minimum de lucidité. Mais nous vivons toute notre vie en situation de formation permanente et les médias de toutes sortes, mais aussi des remarques faites au cours de conversations informelles, ont leur rôle à jouer pour ne pas coller à un sommaire premier degré.

L’expression « minorité visible » crée un malaise en France. Ce malais a conduit à de l’aveuglement. Mais il peut être utile, et créateur de lucidité.

Et maintenant, enfin !, la fin du feuilleton de l’été. Il est bien temps me direz vous, puisque nous sommes passés à l’heure d’hiver. En France peut-être, mais pas encore en Floride. Soyez reconnaissant à votre Blog favori : grâce à lui, vous pouvez imaginer que vous êtes un milliardaire, vous prélassant au soleil sur une plage de Miami Beach. Le Blog, vous offre un séjour paradisiaque à l’œil. Alors, heureux ? Ah non, vous n’allez pas réclamer en plus un tube gratuit de crème solaire.

Nous nous étions quittés, le 20 octobre, au début de la dernière partie sur L'ambivalence de la médécine aujourd'hui. Si vous voulez opérer un bref rappel, c'est facile: la Note du 20 octobre suit immédiatement celle là dans le déroulé du Blog.

Je reprends donc: 

Dans les années 1970, Ivan Illich, se fait le théoricien de la critique politique des institutions. Apres avoir proposé Une société sans école, il dénonce « l’expropriation de la santé » par la médecine. Selon Illich, le système médical moderne fonctionne comme une domination religieuse et s’exerce au moyen de rites médicaux obligatoires et de mythes culturellement imposés. L’individu gravement malade ne peut plus aller progressivement (et dans la perspective d’Illich, presque pacifiquement) vers la mort.  Le système médical décide « quand et après quelles mutilations il mourra ». « La médicalisation de la société, ajoute-t-il, a mis fin à l’ère de la mort naturelle. L’homme occidental a perdu le droit de présider à l’acte de mourir. La santé ou le pouvoir d’affronter les événements a été expropriée jusqu’au dernier soupir. La mort technique est victorieuse du trépas. La mort mécanique a conquis et annihilé toutes les autres morts » (I. Illich, Némésis médicale, Le Seuil, 1975, 201). Illich prône la séparation de la médecine et de l’Etat (sur le modèle de la séparation de la religion et de l’Etat). Il souhaite que l’Etat donne un statut égal à la médecine officielle et aux médecines alternatives. Selon lui, cela favorisera la « démédicalisation de la société » qu’il appelle de ses vœux ; de même la reconnaissance par l’Etat de doctrines religieuses concurrentes a contribué à une laïcisation de la vie sociale.

 Victorieuse socialement de la religion, sa concurrente institutionnelle dans la régulation de la mort, la médecine se voit donc attaquée comme nouvelle religion imposée. Fait significatif : Illich est qualifié de « prophète » par ses partisans comme par ses adversaires (J. Baubérot, « Ivan Illich, l’éthique médicale et l’esprit de la société industrielle », Esprit 1976, 292). Certes, ce contestataire est lui-même contesté. Ainsi des médecins répliquent en affirmant que le « progrès médical » constitue la « plus belle conquête de la civilisation occidentale, celle obtenue par la science et elle seule sur l’inégalité devant la souffrance et la mort » (Dr Escofier-Lambiotte, Le Monde, 4/6/1975).

 Mais il est intéressant de constater que, si les journaux parisiens nationaux se montrent, en général, très critiques, plusieurs quotidiens de province publient des articles assez favorables aux thèses d’Illich (idem, 308). Enfin selon Igor Barrère, alors auteur et producteur d’émissions médicales télévisuelles à succès, « Illich donne l’assaut au moment où les médecins sont atteints, comme le furent les prêtres, d’une crise d’identité » (Le Point, 16/6/1975).

Les événements se précipitent. En effet, des malades ou des proches de malades se mettent à écrire des ouvrages plus subjectifs que celui d’Illich, mais également accusateurs. Celui de la mère d’un jeune cancéreux décédé comporte un titre significatif : Messieurs les médecins, rendez-nous notre mort (S. Fabien, 1976).

  En 1980, se crée l’Association pour le droit de mourir dans la dignité, qui diffuse des « testaments de vie » à l’instar du système américain. Un de ses membres revendique  le droit de « mourir dignement, dans la lucidité, la tendresse, sans autres affres que celles inhérentes à la séparation (d’avec les vivants) ». Ce droit, ajoute-t-il, « devient un impératif évident, dès lors que la vie peut être prolongée (par la médecine) jusqu’au dernier délabrement –et même au-delà » (cité par A. Carol, ouvrage cité, 300s.). La gloire de la médecine consistait à savoir de plus en plus prolonger la vie ; la voici maintenant accusée de servir aussi (et peut-être surtout) à prolonger la mort. 

 Bien sûr, on demande toujours à la médecine d’assurer la santé et la vie : si quelqu’un meurt à 50 ou 60 ans, on ne trouve pas cela normal. Mais, il se produit 2 nouveautés :

-         implicitement, on fixe un âge « normal » pour mourir. Faites une petite enquête autour de vous, et vous vous apercevrez que c’est (en gros, il peut y avoir des variations suivant les individus) entre 80 ans et 90 ans environ. Autrement dit : d’une part si quelqu’un meurt à 74 ou même 76 ans, on a tendance à penser qu’il aurait pu vivre un peu plus longtemps. S’il meurt à 84, 86, on ne dira plus : « c’est dommage, il aurait pu vivre plus âgé ». En revanche, on demandera : « comment était-il à la fin de sa vie ? », « est-ce qu’il a souffert pendant longtemps ? » et d’autres questions de ce genre : le souci de la prolongation de la vie fait place au souci des conditions de la fin de vie.

-         Si on apprend que quelqu’un est toujours vivant à 94, 96, 100 ans, ce souci de qualité de fin de vie devient tout à fait prédominant. Vous n’entendez pas dire : « j’espère qu’il va vivre encore de nombreuses années » mais plein de questions sur son état de conscience et son état de validité. S’il « a toujours sa tête » mais n’est plus du tout valide, on le plaint. S’il « n’a plus sa tête », on plaint ses proches. On peut d’ailleurs, dans tous les cas de figure, plaindre ses proches qui, souvent à plus de 60 ans et en étant eux-mêmes grands parents, doivent « encore » consacrer du temps et de l’énergie à s’occuper d’un vieillard.

(eh puis, on n’ose pas trop le dire, car ce n’est vraiment pas politiquement correct, mais on ne peut s’empêcher de penser que tout cela coûte cher en soins médicalisés et en système de retraites qui explose. Une blague que j’ai entendue dernièrement : « Les gens coûtent un prix fou à la sécurité sociale pendant les 3 dernières semaines de leur vie. Raccourcissons la vie de chacun de 3 semaines et le trou de la sécu sera résolu ! »

 Tout cela montre que les mentalités changent en profondeur. On est alors sorti (même si l’intégrisme républicain ne s’en rend pas compte) du temps où la médecine était l’objet de vénération comme prolongeant l’espérance de vie.

 Il ne s’agit pas d’un « retour en arrière » comme le disent facilement… les nostalgiques du passé (puisque l’époque de la modernité établie qu’ils voudraient éternelle est finie) mais d’un nouveau moment historique. A l’angoisse de l’au-delà et de la damnation de la prémodernité se substitue, dans la modernité tardive, l’angoisse de la déchéance physique et mentale. La crainte et l’espérance s’étaient transférées du clerc religieux au clerc médical, lors de la modernité triomphante, elles se retournent maintenant en partie contre ce dernier clerc avec la crainte d’un prolongement médicalisé abusif de la vie et l’espérance d’une mort douce, sans médicalisation excessive.

 

Dés 1980, Le Nouvel Observateur titre en 1ère page (n° du 7 au 13 avril 1980) : « La ruée des Français sur les médecines douces » L’introduction et la conclusion montrent de façon significative la mutation culturelle en train de s’opérer. En l’introduction, la rédaction précise :  Ces médecines (homéopathie, acupuncture, phytothérapie) « impliquent un autre rapport à soi et à la société que l’hospitalo-centrisme qui caractérise la médecine industrialisée moderne ».

 Le long article de Michel Bosquet (alias l’économiste de gauche André Gortz) (6 pages bien remplies, à partir d’une enquête de Marie-Geneviève Blanchard) « Plaidoyer pour les médecines douces » conclut que « essentiellement artisanales, les médecines douces vont à contre-courant de l’idéologie dominante héroique et prométhéenne, pour laquelle les progrès du bien être se forgent par un grand déploiement d’énergie, de machines superpuissantes, de capitaux et de recherches hyperspécialisées ». Elles plongent leurs racines dans les civilisations préindustrielles  et, à cause de cela, « attirent et dérangent à la fois ».

 Elles répondent, cependant, à « une nouvelle conception, post-industrielle de la modernité, mettant en question la place et le pouvoir de la science, ses finalité et son contrôle, les limites à assigner à son envahissement. » 

 Et Bosquet termine (après avoir constaté que certes « on continue souvent de qualifier les médecines douces de « non scientifiques »), par cette question qu’un hebdomadaire de gauche n’aurait jamais posé 15, 20 ans auparavant : « Et si la santé, elle non plus n’était pas « scientifique », ni la vie codifiable ? ». Certes, la semaine suivante, le « docteur » Norbert Bensaid rétorque que « l’humanisation indispensable d’une médecine de plus en plus technicienne » ne peut pas être recherchée « dans un retour aux empirismes ancestraux ». Il n’empêche, le ver est dans le fruit.

 Cela d’autant plus qu’une nouvelle mondialisation surgit avec la décolonisation et la chute du Mur qui n’est plus une simple occidentalisation (comme celle impulsée par les « grandes découvertes » et la colonisation subséquente, puis celle de la constitution de nouveaux empires coloniaux au XIXe) mais une rencontre-confrontation des cultures.

 Sous la conduite d’un ancien chef de laboratoire des Instituts Pasteurs d’outre-mer, Jean Benoist, l’Association d’Anthropologie médicale appliquée au développement et à la santé (ADAMES), tente de « défricher les représentations culturelles (on revient toujours à ce problème des représentations !) à l’intérieur desquelles s’inscrivent les modèles psychologiques et biophysiques de la maladie ». L’ADAMES estime que « l’analyse des pratiques médicales dans les sociétés « traditionnelles » et modernes doit contribuer à réviser certains préjugés » (des médecins ?). Est distingué, à la suite des Britanniques (toujours eux !), : illness (ce que ressent le malade), disease (la maladie selon le médecin) et sickness (la prise en charge socio-culturelle de la maladie). Trois approches différentes, et non celle du seul médecin comme cela a été le cas pendant longtemps.

 En 1983, est créé, par la France, le premier Comité consultatif national d’éthique (CCNE), tournant important voulu par un président de la République socialiste, François Mitterrand. Il semble significatif que la France qui, la première, a institué l’exercice illégal de la médecine en 1803, instaure la première, à un niveau national, un tel Comité qui manifeste que la médecine n’est plus seule créatrice de son propre sens. Elle doit partager la construction de ce sens, et les interrogations que sa réussite même provoque, avec le reste de la société.

 Dans le CCNE, à côté de médecins, de chercheurs, de juristes, d’anthropologues, de sociologues et de personnalités politiques et civiques, on trouve des représentants des « principales familles philosophiques et spirituelles ».

 Cela est intéressant à 2 titres : d’abord, cela montre que Mitterrand a compris que les religions, si elle ne doivent pas surplomber la société civile (cléricalisme) font partie de cette société et peuvent participer à la réflexion de cette société. Certes, c’était déjà le cas (cf. les nombreuses prises de position des Eglises). Mais cela représente une clarification très nette de cette situation.

 Ensuite, les religions ne sont pas seules : il est fait mention de « familles philosophiques » : on peut réfléchir aux questions de l’ordre du symbolique en dehors des traditions religieuses. Là encore, c’est une clarification (faite plus nettement en Belgique qu’en France : en Belgique, il existe des conseillers humanistes séculiers, à côté des aumôniers dans les hôpitaux, les prisons, etc).

 

 Bien sûr, il ne faudrait pas, pour autant, avoir une vue idyllique du CCNE : c’est un nouveau pouvoir : je renvoie sur ce point à l’ouvrage de Dominique Memmi : Les gardiens du corps, paru aux éditions de l’EHESS en 1996. Pour ma part, j’ai dit ce qui est important dans l’optique où nous nous plaçons ici et je remarque que dans le livre de D. Memmi, on trouve plein d’indications qui vont dans le même sens. Ainsi, le discours de clôture de B. Kouchner, alors ministre de la santé, pour les 10 ans du CCNE. Kouchner distingue 3 âges dans la représentation de la médecine : l’âge de la « pré-éthique » : « c’était l’époque de la science et de la médecine conquérante (…) Médecin, je fut de ceux qui réclamaient des coudées franches pour la médecine » reconnaît-il ; l’âge de « l’éthique » « où l’homo scientificus découvre ses pouvoirs et ses responsabilités », puis un « 3ème âge, notre âge » où « la confiance aveugle bascule en une méfiance systématique ».

  Petit commentaire : le 1er âge a duré longtemps, le second a en partie coïncidé, à mon sens, avec le 1er. Le 3ème n’abolit pas les 2 premiers, il s’y superpose. Il n’est d’ailleurs pas l’âge de la « méfiance systématique », mais plutôt un âge ambivalent où les individus réclament toujours des succès médicaux, tout en ayant une relative méfiance. Celle-ci n’a rien de « systématique », mais il est intéressant que le médecin Kouchner (et il n’est pas le seul dans ce cas, loin de là) ait cette perception dramatisée. On constate en effet que, souvent, pour des médecins, dès que l’on ne se trouve plus dans la « confiance aveugle », cela signifie pour eux que l’on est dans la « méfiance systématique » ! Cela montre bien qu’alors ils n’arrivent que très difficilement à quitter le 1er âge, et que beaucoup d’entre eux réclament toujours, en fait, une « confiance aveugle ». Les gens veulent bien faire confiance, mais pas « aveuglément », à condition de ne pas être dépossédés de leur jugement et de leurs droits, de ne pas être livrés passivement à un médecin pseudo tout puissant.

 Le débat sur l’euthanasie, qui a toujours plus ou moins existé, rencontre un impact social beaucoup plus important à partir des années 1980. Il se double d’un débat sur les soins palliatifs, dont la première unité est créée, en France, en 1987 et la première équipe mobile deux ans plus tard (il y en a respectivement 78 et 225 en 2002, prenant en charge 50000 malades). Se situant en réaction contre ce qui est qualifié d’ « excès de certains traitements curatifs », les soins palliatifs bénéficient des acquis de la médecine scientifique et technologique -de la recherche médicale en matière d’antalgiques et d’opiacées notamment- mais estiment que la « qualité de la survie a plus d’importance que la durée de la survie ». L’insistance est mise sur la globalité de la personne humaine,  l’existence de besoins globaux, la nécessité aussi d’une présence auprès des grands malades.

 Vous pouvez facilement trouver des études sur ce nouveau type de soins. Aussi je me borne à indiquer que développement des soins palliatifs apparaît comme une tentative de double réponse, une réponse aux problèmes posés par l’ « acharnement thérapeutique », une réponse aux problèmes posés par la sécularisation de la mort, par le « recul des pratiques religieuses » qui « donnaient formes aux conduites à tenir face aux mourants et permettaient l’expression des émotions » (M. Castra, Bien mourir, sociologie des soins palliatifs, Paris, PUF, 2003, 29). Mais, parfois accompagnés d’une idéologie holiste, les soins palliatifs peuvent aboutir, selon l’expression très juste d’Anne Carol (2004, 307), à une sorte « d’acharnement affectif ».

 Eh oui, toujours de l’esprit critique dans ce Blog. Jamais content le baubérot diront certains. Rassurez vous, je ne crache pas dans la soupe. Mais je rappelle (et comptez sur moi pour le faire inlassablement) que notre terre n’est pas un paradis peuplé de saints. Que voulez vous, les chevaliers du bien de tous poils, je peux les apprécier, à condition qu’ils soient un chouïa critiques sur eux même et ce qu’ils font.

 Par ailleurs, 85% des enterrements restent des enterrements religieux et la période d’accommodation de la religion aux valeurs dominantes de la société se termine dans les années 1980, avec l’émergence du troisième seuil de laïcisation. Selon la loi de séparation des Eglises et de l’Etat elle-même (1905), la présence d’aumôniers de diverses confessions est non seulement possible à l’hôpital, mais peut être rétribuée sur fonds publics (article 2).  Cependant, la crise du clergé limite leur présence ou induit des tensions intéressantes : ainsi il existe des femmes catholiques qui sont aumônières dans des hôpitaux, ce sont naturellement (puisque femmes) des laïques, mais sur leur fiche de paye de l’hôpital il est marqué comme profession : « ministre du culte » !

 Cependant, longtemps, les aumôniers sont plus ou moins considérés comme pouvant éventuellement perturber l’efficacité technique du travail. En effet, un certain nombre de soignants connaissent la religion principalement par ce qu’en disent et montrent les médias. Et la logique médiatique du spectaculaire entraîne la surmédiatisation de phénomènes religieux perçus comme « intégristes » au détriment de toutes les autres réalités religieuses. La représentation, vous dis-je, la représentation !

 D’où, dans certains cas qui restent minoritaires, des atteintes partielles à la liberté de religion, spécialement quand il s’agit de l’islam et des religions minoritaires en France. Parfois  même c’est une sorte de religion civile catholique que l’on cherche à imposer : témoin cet hôpital public ou chapelet et crucifix font partie du « kit décès ». « Tous les patients (…) en sont affublés. Quand les familles découvrent la méprise (judaïsme, protestantisme, islam, etc), les soignants ne peuvent échapper à de vives remontrances. Ce n’est pas pour autant que leur pratique s’est modifiée » (I. Lévy, La religion à l’hôpital, Paris, Presses de la renaissance, 2004, 263). Cas limite peut-être mais révélateur d’une difficulté à intégrer le pluralisme des croyances dans une France qui confond parfois laïcité et uniformité.

 Plus fondamentalement, si la critique des institutions séculières s’est désutopisée par rapport à Mai 1968 et aux écrits d’Ivan Illich, elle s’est également généralisée. Etant donné le rôle politique de légitimation symbolique du régime républicain joué par l’école et la médecine en France, la crise de ces institutions y est plus vivement ressentie que dans d’autres pays modernes. Or, de mon point de vue, il n’est pas étonnant que la réussite même de la médecine conduise à sa crise[1].

 En effet, des Lumières aux mutations des années 1960-1970, a existé la croyance en la corrélation des progrès : le progrès scientifique et technique devait être transformé, grâce à des réformes politiques, en progrès social et moral. Cette croyance, je l’ai montré dans les 1èrs épisode de ce feuilleton, a été très forte en France : la République, « régime du progrès » pouvait rassembler des personnes de convictions différentes autour d’objectifs communs. Chacun gardait sa propre conception de l’ « être », tous se retrouvaient pour un « faire » collectif, le plus efficace possible. Le nazisme ou le stalinisme ont montré que le progrès scientifique et technique pouvait être dévoyé. Mais il ne s’agit plus de cela aujourd’hui.

 La médecine fœtale et néonatale se montre techniquement capable de mettre au monde de très grands prématurés de 400-500 grammes. Faut-il alors « faire vivre » ? La frontière entre la vie et la mort s’est estompée : la mort par arrêt du cœur reposait sur un constat empirique. La mort cérébrale, les différents stades de coma font émerger un « espace-tampon » entre vie et mort, une sorte de « purgatoire laïque » selon l’expression de Bernard-Marie Dupont (« Quand la vie s’arrête-t-elle ? », in J.-Cl. Ameisen et alii, Qu’est-ce que mourir ?, Paris, éditions Le Pommier, 1997, 65). On peut faire durer pendant des mois ou des années des comas dépassés. Quand faut-il alors « faire mourir » ?

 

 Nous l’avons vu, en parlant des réactions liées à l’âge des gens, le progrès scientifique et technique peut être jugé indésirable, même manié par des personnes dont la « conscience »,  la « conscience professionnelle » comme la « conscience morale », n’a pas à être suspectée. Le schéma « une  conscience et une confiance » sur lequel était fondé le développement institutionnel de la médecine vacille.

 Le « droit au refus de traitement » devient une question juridique importante. Il se produit un passage de la primauté du « faire » (où l’acte moral consistait en un « faire » consciencieux et performant) à un renouveau (et non à un retour, vu la mutation du contexte) des questions autour de « l’être », à ce que l’on appelle tout à coup le « mourir authentiquement humain », différent de l’efficacité thérapeutique maximale. La réussite même de la modernité, et le fait que cette réussite ait été obtenue par la domination généralisée d’une logique marchande, contribue à un tel changement.

 Après le fait de mourir dans l’espérance d’un au-delà meilleur, après le combat pour l’allongement de « l’espérance de vie », nous sommes donc parvenus à la période historique ou le problème central devient celui de « mourir dans la dignité ». Et le contenu de la représentation de ce qu’est la « dignité humaine est forcément l’enjeu d’un débat convictionnel.

  En fait, on l’a vu également, ces trois niveaux s’emboîtent plus qu’ils ne se succèdent. Et attention, comme nous avons tenté de décrypter les rapports dominants à la mort dans le passé, il faut prendre de la distance avec le rapport dominant d’aujourd’hui. Le désir de « mourir dans la dignité » peut être marqué d’ambivalence. Il comporte, certes, l’insistance sur la qualité de vie, sur le refus d’une « vie végétative », mais il peut aussi intérioriser des normes implicites de la société globale selon lesquelles un ‘véritable’ être humain est jeune, beau, utile, séduisant et performant. Nous ne sommes pas à l’abri d’un double discours où le « dit » sera le droit de mourir dans la dignité et le « non-dit » sera que vieillir est… indigne. Aujourd’hui comme hier, la vigilance s’impose donc…

Votre jean Baubérot


[1] J’ai développé les propos qui suivent dans mon livre Laïcité 1905-2005, entre passion et raison (Le Seuil).

Commentaires

merci, encore, pour toutes ces notes...
je me permets de signaler sur le site de la LDH ( actualité) un compte-rendu de séminaire tenu en juillet sur les "statistiques ethniques"...Contribution à un débat qui reste ouvert et difficile!
Car,tout simplement il y a une espèce de court-circuit entre des positions "théoriques"...renvoyant à toutes sortes de notions "politiques" , "philosophiques" et "sociologiques" et tous les usages faits, escomptés, médiatisés des dites statistiques dans la "réalité"...!
Je ne prendrai qu'un exemple : dans l'ENationale pour des raisons difficilement contestables et même bonnes tout un appareil statistique s'est mis en place depuis x années pour mesurer les "populations scolaires" dans chaque établissement sur des critères tels que l'âge, le "retard", les redoublements, la catégorie socio-professionnelle, le sexe..., la situation des élèves ( dans société où se multiplient les différentes situations "familiales" )l'obtention de bourses...puis x "évaluations" plus ou moins fines des "niveaux" scolaires en x disciplines...
Problèmes: Qui fournissait les données pour les dites statistiques, censées être "anonymes", "protégeant" les élèves...et les établissements ? Comment étaient et par qui traitées ces données ? qui constituait les "fiches", .."dossiers" censés rester "confidentiels"...?
Questions non anodines puisque ces bases statistiques permettaient l'attribution des "moyens" en heures, postes, budgets mais aussi bien des classements au hit-parade d'établissements, sections, classes...voués au consumérisme, à la concurrence...et x "réformes"...
Pratiquement les bonnes ou mauvaises réputations, les "choix" des parents, élèves, personnels se faisaient sur des "critères" non-dits ou presque-dits: des rumeurs, des infos de "réseaux"...et disons-le: les "couleurs", les "comportements" vite, à tort ou raison, attribués à des "ethnies", "communautés"...religions...ou sectes..alors qu'en termes purement scolaires les réussites et échecs étaient liés à de multiples facteurs et types de pédagogies..., politiques d'établissements...
Je me rappelle avoir posé une question "naîve" à des collègues , "débarquant" dans un lycée de marseille ( sud!):comment se fait-il qu'il n'y ait quasi aucun élève d'origines africaines, maghrébines ici alors que...Les collègues me répondent que...certes c'était une bonne question à laquelle n'avaient jamais pensé...Finalement c'était tout simple: même dans ces quartiers Sud il ne manquait pas de populations de toutes les couleurs et noms, origines...mais va savoir pourquoi ces élèves étaient dans des LP, lycées techniques,CFA...ou en x apprentissages ou à la recherche de petits boulots...Et les deux seuls lycéens "noirs" que j'avais ont un jour "disparu".Aucun camarade de classe ne savait ce qu'étaient devenus ; ça me semblait normal de demander des nouvelles des "absent(e)s"mais leurs camarades ignoraient même où habitaient, ne les retrouvaient jamais hors du lycée pour x loisirs .Dans les perceptions des uns et des autres...malgré bon accueil de ce lycée fort de toutes les traditions publiques et laîques, cosmopolites , plutôt ouvertes aux "étrangers" ces jeunes avaient de plus en plus "décroché", ne se sentant pas du même monde que celui de la sociologie très majoritaire du lycée et avaient préféré retrouver leur monde dans des lycées "connus "pour les élèves de leurs origines...et choisir de prendre une autre section que la voie "royale" "S"...sans aucun soutien de leur milieu...
Restent donc , à mon avis, à l'ODJ les plus grandes prudences à avoir sur les risques rééls d'utilisation des statistiques "ethniques" vu certains propos, certaines lois ou projets de loi...Et bien des "arrangements" à bricoler pour dépasser cette opposition de points de vue asez caricaturale , parfois, entre partisans ou non de ces statistiques dites ethniques qui ne font guère avancer les choses dans un sens démocratique et pragmatique! Opposition entre "universalisme" "républicain" et prises en compte effectives des altérités réelles ...et fantasmées qui loin de calmer les tensions mettent de l'huile sur le feu.
Restent incontournables, à mon avis, les analyses subtiles des "aliénations" faites par ex. par Sartre ( je pense à La P.Respectueuse...de Sartre qui passionnait les lycéen(ne)s de toutes les couleurs, origines, sociologies...!)...
Ce ne sont que quelques remarques fort mal formulées mais les enjeux sont trop graves actuellement pour ne pas essayer de penser aux diverses implications sociales et humaines de discours parfois trop coupés des réalités vécues...

Écrit par : anne-marie lepagnol | 10/11/2007

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