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24/09/2007

TUER POUR EXISTER. Allègre et Lionel les "tontons flingueurs" boomerang.

Le meilleur du quotidien Le Monde, ce sont souvent les dessins de Plantu. Une de ses astuces pour nous offrir un dessin corrosif consiste à court-circuiter 2 événements de l’actualité. C’est ce qu’il a fait dans un numéro récent, celui du 20 septembre, où il télescope les déclarations de Kouchner sur l’Iran et le bras de fer entre Sarko et les syndicats sur les régimes spéciaux de retraite.

Or, en lisant ce numéro, moi aussi j’ai télescopé deux enquêtes : celle de la page 3 sur les « violences urbaines », à l’occasion du passage devant le tribunal des auteurs de l’incendie du bus de Marseille, et celle de Raphaëlle Bacqué sur Claude Allègre « tonton flingueur » (c’est l’expression employée par le titre) de la gauche en général et de Ségolène Royal (après Lionel Jospin et d’autres,…) en particulier. Cela occupait toute la page 17. Selon Le Monde, dans l’ouvrage qu’il vient de publier, Allègre « traite (Ségolène Royal) à longueur de pages de « Mme Michu », « égotique, impatiente, inconstante et incompétente ».

Les deux reportages m’ont fait également penser à une affaire datant d’il y a quelques années. Un homme avait fait irruption dans la salle où se tenait une séance du Conseil municipal de Nanterre, et il avait tué et blessé plusieurs conseillers municipaux. Quand on lui avait demandé ses raisons, il avait répondu (je cite approximativement de mémoire) que sa vie n’avait pas d’intérêt ni de saveur, qu’il s’emmerdait à cent sous de l’heure et donc qu’il avait tué pour se sentir exister.

Dans le cas d’Allègre et de Jospin, bien sûr, je ne fais pas de compaison personnelle avec la folie du tueur de Nanterre, il ne s’agit de tout autre chose: 'tuer' politiquement, métaphoriquement. Dans celui des incendieurs du bus, si une jeune femme a failli y passer et restera défigurée à vie, il n’y avait pas l’intention de tuer. Il n’empêche, le risque en était pris et la justification donnée par un d’entre eux est la suivante : « à Paris ils brûlent (des voitures) et ils passent à la télé. Ici on brûle (des voitures) et on ne passe pas à la télé ». Il faut donc en faire plus et se mettre à brûler un bus. L’objectif a d’ailleurs été atteint : « ils » sont passés à la télé, ce qui semble devenu pour beaucoup un critère d’existence.

En rapprochant la mise à mort politique et métaphorique de Ségolène et l’affaire du bus, en les comparant analogiquement  (au niveau du fonctionnement social, pas à celui des individus) à l’affaire de Nanterre, je ne me place nullement sur un plan moral. Je dis qu’il existe une analogie, et même un point commun. Chacun use des armes qu’il a (ou croit avoir) pour exister, en estimant que la meilleure façon d’exister consiste à frapper l’autre. D’ailleurs un propos d’Allègre lui-même corrobore mon intuition. Il déclare au Monde pour expliquer son attitude : « Si vous tenez un discours nuancé et subtil, vous ne pesez rien. Je suis donc entier. » CQFD !

Violence de langage, violence de comportement. La première ne tue donc que métaphoriquement, symboliquement, voire (si elle atteint son objectif) détruit le rôle social de la personne visée. Pour Claude, Lionel et quelques autres, le but explicite est clair : éviter que le ‘cauchemar’ de la candidature, pour eux illégitime, de Ségolène Royal en 2007 ne se reproduise en 2012.

Pour cela il faut la ‘flinguer’ sans « discours nuancé et subtil », c'est-à-dire sans discours qui vise à la véracité, à rendre compte de la réalité dans sa diversité, à tenter de cerner la complexité d’une personne. Il s’agit, encore une fois, métaphoriquement, de tuer (et « qui veut noyer son chien l’accuse de la rage » me rappelait ma grand-mère paysanne, qui était pleine de bon sens). Et c’est en tuant qu’on existe (médiatiquement s’entend), qu’on « pèse » quelque chose : Allègre a droit à une page ; Jospin, qualifié de « procureur » fait la une du Monde 2 du 22 septembre. Avec un « discours nuancé et subtil », l’un et l’autre n’aurait eu droit à « rien », cela aurait été, en effet, un non événement médiatique. Or quand on a été sous les sunlight, il est intolérable de vivre dans l’ombre.

Puisqu’on reste dans la métaphore, la personne visée (tuée) restera physiquement indemne. Ses blessures ne seront « que » morales (au sens, encore utilisé, de ‘personne morale’ opposée à ‘personne physique’). Il n’y a donc rien là qui s’apparente, de prés ou de loin à un délit, au contraire de l’action de brûler un bus où de tuer des conseillers municipaux. On est dans l’action socialement légitime. Elle n’est pourtant pas sans conséquences, qui dépassent de loin la personne visée car elle contribue à un modèle de société.

En effet, on est dans la violence, dans la violence qui rapporte et Allègre reconnaît lui-même volontiers cette violence, car après avoir déclaré « je suis donc entier », il ajoute « d’ailleurs le jour où j’écrirai mon autobiographie, je serai très violent à mon égard ». Bien sûr, on a envie de lui rétorquer : « chiche ». Et même de lui dire « j’te crois, menteur ». En tout cas de constater que jusqu’à présent, il n’a été que violent envers les autres, et dans l’auto-satisfaction de lui-même. Mais encore une fois, je ne me place pas du tout au niveau de l’indignation morale. Et, j’indiquerai pourquoi plus loin, Allègre, je l’aimais bien quand j’étais au ministère, dans le Cabinet de Ségolène. Cependant, in fine, je vais aussi lui donner quelques idées pour tenir sa promesse.

Non, il ne s’agit pas de morale, mais de décrypter des points aveugle de la société.

A ce niveau, je ferai quelques remarques

La première est que la maîtrise du langage, celle qui permet notamment de se montrer violent au niveau du discours, d’avoir (comme on dit) des « formules assassines » n’est pas donnée à tout le monde. C’est une violence de privilégiés (et par la culture et par leur accès aux médias), qui peuvent la déployer en toute impunité (ils savent en plus très bien où est la frontière du diffamatoire et, courageux mais pas téméraires, ne s’aventurent pas à franchir cette limite). Mais la parole est, elle aussi, acte.

Peut-être la violence des comportements (punissable, elle) est-elle souvent une violence par défaut. Une violence de ceux dont l’accès à la brillance langagière (et à la parole publique) est bloquée. Encore une fois les deux violences comportent des aspects analogues.

 Seconde remarque, maîtriser le langage ne conduit pas ipso facto à se montrer violent, à vouloir tuer métaphoriquement l’autre. Il peut conduire à créer, à écrire des poèmes, une thèse, etc.

Si vous êtes poète, je vous conseille très vivement d’avoir un autre métier pour ne pas crever de faim. Si vous rédigez une thèse, cela va vous prendre (en sciences humaines en tout cas) de 4 à 6 ans, souvent sans soutien financier (ou pendant 2 ans seulement). Il faudra publier des articles, participer (parfois à vos frais) à des colloques, pour avoir un CV. Ensuite, il faudra tirer des exemplaires de votre thèse (à vos frais), soutenir, obtenir la meilleure mention si possible. Le parcours du combattant continue, puisqu’une thèse donne droit…. à candidater à l’inscription, par le CNU, sur la liste d’aptitude au poste de Maître de conférences.

Accepté, il vous faudra candidater à des postes mis au concours. Cela signifie, chaque fois, constituer un dossier, se déplacer, à vos frais (si vous avez la chance d’être auditionné : quelques personnes sur 50 à plus de 100 candidats). Ne pas vous décourager surtout, si vous arrivez en 2ème ou 3ème position à un poste (s’il y a eu 103 candidats, c’est un beau résultat, mais qui ne vous donne rien !). Et si jamais l’excellence de votre travail + de la chance, vous permet de devenir (enfin) Maître de conf., alors là, c’est la gloire : pensez, vous allez gagner 1300 € par mois. Byzance !

Mais tout cela est bien de votre faute : une thèse est un « discours nuancé et subtil » !

Ah non, j’oubliais, il existe de très mauvaises thèses, qui n’ont rien de « subtil », croyez moi. Celle du révisionniste Faurisson, par exemple. Et là, les médias s’en emparent. Bien sûr, ils dénoncent, mais chacun le sait : quand on est attaqué, on existe. Quand c’est le silence, « on ne pèse rien ».

 

 

Alors, troisième remarque, les « tonton flingueurs » pullulent, des hommes politiques aux animateurs de la télé. Et ils n’ont pas besoin d’avoir du talent pour gagner beaucoup plus en cachet ou droits d’auteurs qu’un maître de conf. après des années de galère. Dénoncer l’école comme « fabrique du crétin » induit une certaine gloire médiatique. Ecrire un ouvrage « nuancé et subtil » sur les maux de l’école et les pistes pour y trouver des remèdes, plusieurs le font, mais ils ne sont pas connus et le débat social ne s’organise pas autour d’eux.

Il en est de même de la laïcité : pour faire de l’audimat, inutile de se décarcasser pour chercher comment répondre aux défis du XXIe siècle, il suffit de fustiger l’intégrisme, le communautarisme, l’obscurantisme,… A tous les coups les gogos applaudissent, en redemandent.

 

 

L’époque est donc, quatrième remarque, aux tueurs, aux « tontons flingueurs », et autres « procureurs », pas à celles et ceux qui tentent de construire du sens. Quitte à ce que l’on se désole de la « perte des repères », de la montée de la délinquance, des violences. Mais ces réalités ne sont elles pas construites par ceux là même qui s’en désolent ?

La gauche rattache les violences aux injustices sociales. Certes. Mais une telle analyse est un peu courte. Ce n’est pas seulement à un niveau socio-économique, c’est aussi (c’est « surtout » dirait Durkheim) à un niveau socio-symbolique que la société française actuelle (et d’autres aussi bien sûr) produit de la violence. Elle produit de la violence en produisant massivement, à la chaîne, de l’insignifiance, en la mettant en spectacle, « sous vos applaudissement » aurait dit Jacques Martin ; en faisant croire que cette insignifiance violente est le cœur même de la réalité sociale, celle qui mérite qu’on en parle.

Et encore, elle a bien de la chance cette société, elle a bien de la chance que des jeunes gens continuent à se crever pour écrire des thèses, malgré tout; bien de la chance que certains rédigent des manuscrits « nuancés et subtils », quitte à galérer pour trouver un éditeur. Que beaucoup de personnes, de mille façons, acceptent de ne « rien peser » socialement et construisent encore du sens. Tout cela font que les choses vont moins mal qu’elles ne devraient aller étant donné la logique sociale dominante.

 

Mais jusqu’à quand en sera-t-il ainsi ?

En 15, 20 ans, le seuil de rentabilité d’un livre a pratiquement doublé tandis que sa durée d’exposition dans les librairies a bien diminué de moitié. D’où des livres vite écrits, vite consommés, vite mis au tri sélectif. D’où des livres qui se recopient les uns les autres (cf. beaucoup des ouvrages parus lors de la campagne électorale). Et dans cette inflation d’ouvrage véhiculant de la non pensée, ce sont (bien sûr) les ouvrages flingueurs qui gagnent.

Jusqu’à quand, alors, on ne sera pas tous pris dans l’engrenage des tueurs et de ceux qui les flattent ? Dans l’engrenage de ceux qui flinguent, parce qu’ils n’arrivent pas à exister autrement. Jusqu’à quand pourrons nous résister à ce terrible engrenage ? Jusqu’à quand pourra-t-on peser quand même un tout petit quelque chose, faire entendre une toute petite voix signifiante, au milieu de tant de bruits et de fureurs ?

Allègre, Jospin, « tontons flingueurs de la gauche », oui et bien plus que l’auteur de la manchette ne le croit : tontons flingueurs de toutes les espérances que la gauche a porté : une société un peu plus humaine.

1er PS : Maintenant, pour montrer que la réalité n’est pas univoque, j’indique (comme je l’ai annoncé) pourquoi j’ai bien apprécié Allègre quand j’était au Cabinet de Ségolène Royal.

D’abord, il faut dire qu’Allègre, je le connaissais un peu. Il avait été conseiller de Jospin quand ce dernier était ministre de l’éducation nationale. Et comme j’avais des responsabilités universitaires, j’avais fait partie de délégations qui « négociaient » (si l’on peut dire, car ses propos étaient surtout des dictats) avec lui. Et, Allègre, je lui avais donné un surnom : « Kollossalle finesse » (expression de Francis Blanche dans le film Babette s’en va en guerre).

Bon, je le retrouve comme ministre (S. Royal était « ministre déléguée » du même ministère ; ce qui est virtuellement conflictuel[1]) et je l’observe, lui parle de façon plus régulière et dans un tout autre contexte.

D'abord, dans cette nouvelle situation, les rapports sont moins institutionnels et plus personnels. Ensuite, je m’aperçois qu’Allègre est capable du meilleur comme du pire. Le meilleur est, outre la capacité d’analyse globale, notamment, une vision à long terme. Allègre, vous pouviez lui dire (cela m’est arrivé) : il faut tenter une inflexion dans tel domaine, car ce domaine deviendra essentiel dans la seconde moitié du XXIe siècle, vous l’intéressiez beaucoup.

Dans son Cabinet, était composé (en gros) de 2 catégories de personnes : des jeunes femmes, que j’appellais les « superwomen » et ses amis-collègue que j’appelais sa « meute » Parfois, les réunion de Cabinet ressemblaient un peu à un happening. Dans la 1ère partie de la réunion, les superwomen lançaient mille idées, qui fusaient en tout sens. A un moment donné, le chef de meute (Vincent Courtillot) sifflait la fin de la récréation, et les membres de la meute triaient ce qu’il ‘fallait’ retenir du bouillonnement précédent.

En définitive, Allègre m’a fait pensé à ce que j’ai pu lire du déséquilibre des surdoués. Surdoué, donc en partie  visionnaire incompris, sur certains points ; mais obtus, fermé sur d’autres.

Bref, il était toujours « Kollossale finesse », mais j’avais découvert la finesse, sous la carapace du « Kollossale ». Et j’ai appris à l’apprécier. Au total, je l’aimais bien.

 

 

2ème PS. Allègre affirme souhaiter écrire son autobiographie en se montrant « très violent » avec lui-même. OK, de façon bénévole et complètement désintéressée, je vais l’aider un peu. Cela s’appelle « rafraîchir la mémoire ».

Claude rappelle toi : Ségolène Royal et son Cabinet passaient une bonne partie de leur temps et de leur énergie à tenter de rattraper tes bourdes. Ségolène Royal s’est usée à rattraper les choses, maintenir le contact avec les enseignants, avancer (malgré tout) avec eux. Et quand elle a fait cela (Lionel, tu devrais aussi lui en avoir une certaine reconnaissance, sinon la coupure entre les enseignants et la gauche en aurait été encore plus forte), elle ne s'est certes pas montrée « égotique, impatiente, inconstante et incompétente. » Beaucoup moins en tout cas que Monsieur Claude... Michu, qui avait provoqué moult dégâts.

Mais étaient-ce des bourdes ? Non et oui. Non car, semble-t-il, ces propos faisaient partie (déjà) de la stratégie du « tonton flingueur » : selon Le Monde, Allègre affirmait alors, à propos des profs : « J’les engueule et j’prends 25 points dans les sondages ». Bref, nuance et subtilité n'ont jamais été son fort.

Oui, car de kolossales bourdes, il lui arrivait d’en faire qui ne le rendaient même pas forcément populaire. Je me souviens d’un discours particulièrement à côté de la plaque. La plaisanterie qui circulait ensuite dans le Cabinet, c’était : « Quel est le con qui a écrit le discours du ministre ? Réponse: Il arrive que Monsieur le ministre fasse ses discours tout seul ». Cette vanne là, « Monsieur Michu », la citeras tu dans tes Mémoires ?


[1] Dans le Cabinet Raffarin, Luc Ferry et Xavier Darcos ont été dans la même situation. Et je me rappelle un article de Libération parlant des tensions entre eux deux. Vous remplaciez Ferry par Allègre, Darcos par Royal, et vous aviez une très bonne description de ce qui s’était passé sous Jospin ; à la fois (sans doute) à cause des ambiguïtés de ce double rôle de ministre et de ministre délégué, sans que le champ des compétences soit nettement défini, et parce qu’il y a une analogie entre le profil d’Allègre et de Ferry d’une part, de Royal et de Darcos de l’autre.

10:10 Publié dans ACTUALITE | Lien permanent | Commentaires (2)

Commentaires

Merci de ce point de repère qui encourage à continuer à travailler un discours "nuancé et subtil", malgré tout !

Écrit par : Kodiak | 25/09/2007

cher Jean, merci beaucoup pour votre analyse sur cette violence sociale "symbolique" et votre manière de faire vivre le débat d'idées sur ce blog. (Si ce n'est pas de la morale, ça peut peut-être quand même faire du bien au sens moral et politique des "moralistes" comme des "tontons flingueurs", non?)
Le très mauvais livre "Grande langue" de Jean Ansaldi (Ed. du Moulin, 2006 : Pan ! Ca y est....j'existe, moi aussi!!!!) traite du sujet, pour ceux qui veulent prolonger la réflexion sur les causes et effets symboliques et sociaux de la médisance.
Merci encore aux Jean (Baubérot et Ansaldi)

Écrit par : David Gonzalez | 25/09/2007

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