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08/03/2006

De la laïcité au Caucase à la "discrimination positive" en France

De l’Azerbaïdjan à la France, la laïcité et ses défis.

Je rentre de Baku, ville de plus de 2 millions d’habitants et capitale de l’Azerbaïdjan, pays de 8 million d’habitants dont  un peu plus de 90% sont musulmans, la majorité étant des musulmans chiites. Certains ne font d’ailleurs pas une très grande différence entre chiisme et sunnisme et estiment que, globalement, leur religion est l’islam.

 Regardez sur une carte si vous ne savez pas où se situe ce très sympathique pays. Il borde la Caspienne. Au Nord, il y a la Russie, à l’Ouest la Géorgie et l’Arménie (qui occupe 20% de son territoire depuis une dizaine d’années), quelques km de frontière avec la Turquie, et au sud, c’est l’Iran. On peut donc dire qu’il constitue une partie du Caucase ex-soviétique, où se produit, depuis quinze ans, de fortes recompositions religieuses, politiques et sociales. De l’autre côté de la Caspienne, il y a les autres anciennes républiques soviétiques dites « musulmanes » (Kazakhstan, Uzbekistan, etc)

Bien sûr, l’objet de ma venue, à l’invitation de l’antenne de Bakou de l’Institut d’Etudes Anatoliennes, était de dialoguer sur la laïcité avec des chercheurs et des personnalités de la société azerbaïdjanaise. La laïcité est inscrite dans la Constitution de l’Azerbaïdjan. Et cela fonctionne : ainsi vous pouvez trouver du porc en vente au marché de Baku sans aucun problème. La pratique de l’islam est très diversifiée selon les gens. Les filles portent ou ne portent pas (en grande majorité) le foulard selon leur conviction propre et les minorités religieuses voient leur liberté garantie par l’Etat.

Le problème majeur est l’occupation d’une partie du territoire (et pas seulement le Karabakh, mais aussi les régions environnantes) et les difficultés qui en résultent (personnes déplacées, camps de réfugiés).Sinon, le pays est en expansion économique, grâce aux ressources pétrolières, avec malheureusement le développement d’inégalités sociales. La sortie du système soviétique a permis une certaine démocratisation. Elle s’accompagne de la fin d’une société pauvre mais assez égalitaire dans la pauvreté et où ces idéaux égalitaires étaient forts. Les prix grimpent sans que les salaires suivent toujours, la population de Baku progresse vite, l’exode rural se développe surtout que la conjoncture actuelle de la grippe aviaire prive les campagnes d’une ressource importante, l’élevage de poulets.

D’où la question de la possibilité d’un discours citoyen, laïque et démocratique qui puisse être mobilisateur, porteur d’avenir. Cela d’abord face à une jeunesse de plus en plus attirée par la société de consommation et qui risque d’être, en partie, laissée pour compte dans les mutations en cours. Ensuite, il semble exister une certaine crise identitaire de la part d’une population qui, au niveau de ses élites, était fière d’appartenir à la « seconde puissance » du monde. Aujourd’hui le paysage social, dans toute la région, se métamorphose avec le développement de la présence de firmes internationales (en Azerbaïdjan, c’est surtout British Petroleum, Total n’a qu’une petite concession), des ONG dont plusieurs veulent propager les droits de l’homme, l’éducation à la démocratie, au pluralisme, à la liberté de la presse (surtout anglo-saxonnes, parfois allemande aussi. La France est peu présente à ce niveau) et des mouvements religieux qui traversent les frontières.

 La laïcité azerbaïdjanaise, quant aux rapports entre les religions et l’Etat, m’est apparue relativement proche du « modèle turc » où l’interventionnisme de l’Etat n’est pas absent.On peut dire qu’existe une certaine nationalisation de la gestion de l’islam. Entre l’héritage de l’ex athéisme d’Etat soviétique et la possibilité d’une relative instrumentalisation de l’islam à des fins de redéfinition identitaire, cette laïcité se cherche. De fait, s’il existe des contacts religieux avec l’Iran du à l’importance du chiisme, depuis que ce pays ne fait plus partie de l’Union soviétique, si, comme dans toutes les ex républiques « musulmanes » soviétiques, une circulation des idées religieuses et une influence relative de réseaux islamiques transnationaux (dont certains peuvent reprendre des méthodes héritées de missions chrétiennes, notamment jésuites) s’est développée, c’est vers la Turquie qu’actuellement l’Azerbaïdjan tourne ses regards sur le plan politique et surtout  sur le plan culturel.

A ce propos, j’ai été questionné sur l’attitude qui apparaît, vu de là-bas, dominante de la France concernant l’opposition à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Mes interlocuteurs ont pointé la contradiction qui existe entre le fait que la France se réclame de la laïcité et la prise de position d’un homme politique comme Valérie Giscard d’Estaing. Ses propos sur la Turquie qui  a « une autre culture, une autre approche, un autre mode de vie » ne sont pas restés inaperçus.

Cela m’a semblé très révélateur de nos incohérences françaises. Nous invoquons très facilement et parfois de façon incantatoire, la laïcité et sa « défense » face à un certain islam. Mais, quand cela nous arrange, nous mettons implicitement en avant une ‘identité chrétienne’, alors que la loi de 1905 (je vais y revenir la semaine prochaine en parlant de la crise des « inventaires » en 1906), c’est le fait que l’identité nationale ne comporte pas de dimension religieuse. Et nous nous abritons derrière de faux prétextes, mais les personnes des autres pays qui s’intéressent  à ses questions ne sont pas dupes.

L’enjeu turc constitue, pour l’Europe, un enjeu très important. L’argument ‘géographique’ (très tardivement invoqué !) me semble faible car géographie et histoire sont mêlées et l’histoire de la Turquie est très liée à celle de beaucoup de « puissances européennes ». La Turquie peut représenter un formidable atout pour l’Europe, une Europe qui ne se referme pas sur elle-même mais  n’a de sens que dans ce qu’Edgar Morin appelle une « dialogique » culturelle.

La France, la laïcité française n’a pas toujours une très bonne image en Azerbaïdjan. La France apparaît fermée à la diversité culturelle, et discriminant les minorités. Il y a, bien sûr, une sensibilité forte pour tout ce qui concerne l’islam. Dans ces rencontres, je ne suis pas là pour faire l’apologie des la laïcité française mais pour poursuivre une dialogue avant tout académique, universitaire où il s’agit de présenter et de confronter des analyses. Ceci dit, il y a toujours chez certains auditeurs des visions assez monolithiques ; le fait d’expliquer que la réalité est plus complexe, de remettre les choses dans une perspective socio-historique permet de lever des incompréhensions.

Je ne vais pas poursuivre sur l’Azerbaïdjan. Mon propos est vraiment sans prétention car on ne connaît pas un pays parce qu’on y a passé quelques jours, même si on a discuté avec des gens intéressants. Il vise juste à ce que l’on n’oublie pas l’existence de tels pays où l’on peut dire qu’existe un islam tranquille. Là encore problèmes sociaux, économiques, culturels et religieux sont liés et le risque serait le développement d’une crise sociale doublée d’une crise identitaire.

De retour en France, j’apprends par la radio que TF1 va engager un « présentateur noir », un « présentateur martiniquais »  à partir de cet été, en tandem avec PPDA (pour les internautes non Français qui surfent sur le blog, c’est depuis de nombreuses années le présentateur vedette en France du Journal télévisé le plus suivi). Question du journaliste au responsable de la chaîne de télévision : « mais, ne serait-ce pas de la discrimination positive ? »

« Discrimination positive », le gros mot est lâché : avec tout son ambiguïté. Faut-il rappeler que cette expression est une traduction déformée de l’expression américaine d‘ « affirmative action ». Dans « affirmative action », il n’y a pas le terme de « discrimination ». Si quelqu’un peut me dire quel est l’auteur de cette traduction tendancieuse, quand (et dans quel contexte) l’expression « discrimination positive » a commencé à être utilisée régulièrement en France, je suis preneur. Qu’il me mette un commentaire (merci d’avance).

On reviendra sur cette question car elle devient, de plus en plus, le problème majeur de la laïcité française. Celui qui la rendra dynamique pour le XXIe siècle ou qui, si elle échoue, en fera une nostalgie, avec tous les défauts de la nostalgie. Mais, aujourd’hui, quelques mots sur l’affirmative action.

Ce mot d’ordre date, aux Etats-Unis, d’il y a 40 ans. Juste après le mouvement des droits civiques et le vote, en 1964, d’une loi sur les droits civiques, le président d’alors (Johnson) a dit : « I want a policy of affirmative action », ce que mon ami Alex Hargreaves (prof. à l’Université de Floride) propose de traduire par « Je veux de l’action concrète ». On pourrait dire avec humour que, face à nos (pseudos) philosophes (dits) républicains qui se focalisent sur l’égalité formelle, Johnson s’est montré un tantinet marxiste et a voulu des progrès concrets vers plus d’égalité au niveau du marché de l’emploi et des recrutements dans les universités notamment.

On pourrait aussi parler d’ « action volontaire » pour progresser vers une égalité qui, normalement, devrait s’effectuer toute seule mais qui, étant donné le mode de reproduction des élites et les discriminations rampantes, ne se fait pas, loin s’en faut.

La situation s’aggrave, au contraire : une étude de l’Institut Montaigne (janvier 2006) indique que « la proportion des élèves d’origine ‘modeste’ dans les quatre plus grandes écoles -Polytechnique, ENA, HEC et Normale Sup.- a fortement chuté, passant de 29% au début des années 1950 à seulement 9% au milieu des années 1990. » (A. Finkielkraut, qui enseigne à Polytechnique, aurait été bien mieux inspiré de dénoncer le fait que seulement 1% des étudiants de cette école viennent des couches sociales qui forment 60% de la population française, que de dire ce qu’il a dit de la crise des banlieues, crise qu’il n’a pas les moyens intellectuels d’analyser, car sa « philosophie » ignore délibérément les sciences humaines!).

Après avoir donné d’autres statistiques qui vont dans le même sens (ainsi un jeune issu d’un « milieu supérieur » a quasiment 20 fois plus de chances de fréquenter les grandes écoles qu’un jeune issu de « milieu populaire »), l’Institut Montaigne conclut : « la France sélectionne ses élites comme si elle ne comptait que 6 millions d’habitants et non 60 ».

Les statistiques portent sur les couches sociales : on sait qu’officiellement il est interdit en France d’établir des statistiques qui prendraient en compte la composante « ethnique ». C’est croire supprimer un problème en refusant de le voir et il y a fort à parier que cette France de 6 millions d’habitants et presque exclusivement blanche et d’origine judéo-chrétienne.

Mais, la perversion du langage est devenue telle que dès qu’un individu standard accède à un poste de haute responsabilité ou est gagnant, on se met à parler de « discrimination positive », sous entendu : cette personne n’a pas vraiment mérité son succès. Ainsi, à un autre niveau, quand Magali a gagné la Star Académie, sous prétexte qu’elle n’avait pas la taille mannequin, on a fait comme s’il s’agissait de « discrimination positive », alors que sa voix valait bien celle d’Elodie, la bimbo qui avait gagné 2 ans auparavant ! De même trouvé extraordinaire qu’il ait un préfet dit « musulman » sur les presque 100 préfet que compte la France alors qu’environ 8% des habitants de ce pays sont de culture ou de conviction musulmane est quand même assez grotesque.

L’expression « discrimination positive » est fausse car elle suggère un renversement des discriminations. C’est bien ainsi que l’interprètent d’ailleurs ses adversaires. Par ailleurs, le volontarisme social qu’elle implique serait nécessaire aux Etats-Unis et pas en France.Dans une conférence en Sorbonne sur ce sujet, j’ai entendu les propos suivants : « On peut comprendre que les Etats-Unis fassent cela, par réaction contre la ségrégation raciale qui y a sévi, mais la France n’a pas à le faire car elle a toujours été dans l’universalisme républicain. » Double erreur, d’abord les discriminations de fait ne sont en rien renversées par une politique d’ « ouverture à la diversité », elles sont simplement atténuées. Ensuite, si la métropole n’a jamais connu de discriminations institutionnelles (à partir du moment où les femmes ont voté et ont eu les mêmes droits que les hommes toutefois, car longtemps on les a confiné dans une sorte de ‘statut personnel’) ; aux colonies a régné le Code de l’indigénat   et ce n’est pas pour rien que certains s’intitulent « Les indigènes de la République ».

Il est donc beaucoup plus exact de parler d’ « action volontaire » et non de « discrimination positive » et l’action volontaire c’est finalement assez banal. C’est simplement la connaissance que les choses ne se font pas toutes seules et que ce qui fonctionne quand il n’y a pas cette volonté d’agir, c’est une société ségrégée de fait et qui est pur mensonge par rapport aux idéaux républicains affichés. Il y a bien des politiques d’urbanisme ou d’aménagement du territoire pour que les puissants ne puissent pas faire n’importe quoi et (trop) nuire à l’intérêt général. L’intérêt général est qu’un pays puisse produire ses élites et pas seulement les voir se reproduire.

Pour les internautes parisiens:

Le mercredi 22 mars à 19 heures

je dialoguerai, à propos de mon roman historique:

Emile Combes et la princesse carmélite, improbable amour (éditions de l'Aube, 2005)

avec Catherine Portevin, journaliste à Télérama.

a L'Institut Européen en Science des Religions (IESR), 14 rue Ernest Cresson, 75014 Paris

(en fait c'est à côté du 14, il faut entrer par un grand porche et c'est au fond de la cour.

La rue Ernest Cresson et à 2 minutes du métro Denfert-Rochereau)

Le débat sera suivi d'un pôt convivial. Ne ratez pas cette occasion de rencontre.