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31/10/2005

LA SEPARATION ET L'OUTRE-MER

SEPTIEME IMPENSE DU CENTENAIRE DE LA SEPARATION :

La loi du 23 février 2005 demande aux historiens de présenter de façon positive la colonisation ; cette loi, avec de nombreux autres collègues historiens, je l’ai dénoncée comme inacceptable (doublement inacceptable : pour son contenu et  pour à sa volonté d’une histoire officielle, dictée par un politique incompétent et qui favorise, hélas, le peu de considération pour les parlementaires en prenant de telles décisions). Elle rend d’autant plus nécessaire d’insister sur un fait, qui n’est peut-être pas autant un impensé que les précédents, mais qui est (malgré tout) peu rappelé : la République était aussi Empire (colonial) et elle a fonctionné de façon différente en tant que République et en tant qu’Empire.

Mais voyons ce qui s’est passé précisément quant à la loi de 1905 à propos de l’Outre-Mer (départements algériens et colonies).

Le président de la Chambre des députés annonce, lors de la séance du 30 juin (la dernière avant le vote final), le dépôt de deux « dispositions additionnelles ». La première émane de César Trouin, député d’Oran, qui votera la loi et la seconde d’Albin Rozet, député de la Haute-Marne, qui se prononcera contre. Elles visent toutes les deux, en termes presque semblables, à renvoyer à un « décret ultérieur » (Trouin) ou à un « règlement d’administration publique » (Rozet) l’application à l’Algérie de la future loi de séparation des Eglises et de l’Etat.

   Aristide Briand, rapporteur de la Commission, au nom de celle-ci et du gouvernement, accepte le principe d’un tel ajout. Il affirme combiner les deux propositions dans la disposition suivante : « Des règlements d’administration publique détermineront les conditions dans lesquelles la présente loi sera applicable à l’Algérie et aux colonies »[1]. Cette formulation, est-il précisé dans le compte-rendu de séance, « donne également satisfaction à un amendement de MM.Clément, Guerville-Réache et Ursieur[2] ainsi conçu : ‘Les dispositions de la présente loi sont applicables aux colonies de la Martinique, la Guadeloupe, la Réunion et la Guyane’. »

   Le ministre de l’Instruction publique et des cultes, Bienvenu Martin, et les deux députés, Trouin et Rozet, indiquent très brièvement qu’ils approuvent le texte. Aucun parlementaire ne demande la parole (alors qu’on le sait, les débats de façon générale furent très fournis); la proposition, « mise aux voix, est adoptée » sans précision donnée sur le vote lui-même. L’ajout devient alors (provisoirement) l’article 35 ter. L’ensemble de la discussion et du vote tient en moins d’une colonne des 16 pages de 3 colonnes qui forment le compte-rendu de cette séance[3].

   Cette brièveté, cette absence de débat apparaît très significative du peu d’importance attachée à la question de l’Outre-mer par les députés. Les quelques minutes de la séance sont cependant révélatrices.D’abord d’un point de vue général elles apportent, s’il en était besoin, deux confirmations : d’une part, la collaboration de certains députés d’opposition à l’élaboration de la loi  (Rozet sur ce point); d’autre part, le rôle prédominant de Briand, reléguant le ministre à faire de la figuration. Mais, concernant la question précise de l’Outre-mer, le télescopage de l’amendement des trois députés des « vieilles colonies » avec les deux propositions sur l’Algérie rend possible un glissement entre la demande d’application pure et simple de la loi et le fait de confier à « des règlements d’administration publique » la façon dont celle-ci sera appliquée. Ce glissement est d’autant plus net que c’est précisément un député défavorable à la séparation qui avait demandé cette adjonction. Aucun des trois députés, auteurs de l’amendement sur les « quatre vieilles colonies » ne prit la parole pour regretter ce changement dénaturant leur proposition qui visait à une application pure et simple de la loi à ces territoires.

   Ainsi, en faisant mine de vouloir appliquer la loi Outre-mer, on se réservait, en fait, le droit de l’appliquer avec retard, de lui donner une application à géométrie variable, voire de ne pas l’appliquer du tout ! C’est sans doute pourquoi, au Sénat, la discussion prend un peu plus de consistance. Dans la séance du 5 décembre, Alcide Treille, sénateur de Constantine et favorable à la loi, propose un amendement de ce qui était devenu, entre temps, l’article 43, 2ème alinéa[4]: « La présente loi est applicable en Algérie ». Mais il s’agissait d’un baroud d’honneur. La loi pour pouvoir être promulguée avant les élections de 1906 devait être ratifiée par le Sénat dans les mêmes termes que l’Assemblée Nationale et, comme l’assure le dicton, le mieux était en conséquence ‘l’ennemi du bien’. L’amendement est donc vite retiré. Notons qu’il ne portait que sur l’Algérie et ne mentionnait nullement les colonies. Le sénateur de Constantine prêche pour sa paroisse en quelque sorte, il n’effectue pas une proposition générale.

   Plus décidé apparaît Eugène Brager de la Ville-Moysan, sénateur d’Ile et Vilaine,  encore jeune (il a 43 ans) et opposant à la loi. Il propose de remplacer le second alinéas par la phrase suivante : « La présente loi n’est pas applicable à l’Algérie et aux colonies françaises ». Il développe une argumentation où il commence par dénoncer le « pur régime d’arbitraire » auquel aboutira l’article 43 : « C’est le bon plaisir des gouverneurs qui détermine quel sera, à un moment donné, le régime relatif aux cultes qui règnera dans notre domaine colonial. », bon plaisir qui s’appliquera à «toute une catégorie de citoyens vivant sous les lois françaises ». Il démonte, ensuite, l’argumentation qui (pour lui) sous-tend  la loi, « le mouvement continu des idées modernes » dont la conséquence serait « la séparation complète des deux pouvoirs ». Il s’interroge alors : « Les indigènes[5] du Congo, de Madagascar ou du Tonkin possèdent-ils un niveau intellectuel susceptible de comprendre ce progrès prétendu des idées modernes ? » (idée du « retard » mais relativisée par l’expression « progrès prétendu ») Enfin, il insiste sur le fait que « dans la plupart (des) colonies l’influence religieuse et l’influence française sont (…) deux choses qui se confondent ». Les missionnaires « sont les premiers pionniers de la devoir dire, le sénateur retire son amendement car, affirme-t-il, il n’a aucune chance d’être civilisation européenne », les « meilleurs agents de l’influence française »[6]. Mais là encore, finalement, il s’agit seulement d’un baroud d’honneur car, après avoir dit ce qu’il estimait adopté. En d’autres points, des amendements qui n’avaient pas plus de chance d’aboutir avaient cependant été mis aux voix. L’opposition ne semble donc guère vigoureuse.

  Ce manque d’attention montre une idée presque consensuelle : l’Algérie et les colonies, bref l‘Empire colonial[7]  fonctionne selon d’autres règles que la République. Les décisions de l’exécutif doivent, là, prendre de fait  le pas sur les dispositions législatives. Le ministre Bienvenu-Martin le souligne d’ailleurs au Sénat : l’article 43 « ne contient rien de nouveau, tout au moins quant à la formule, car l’exercice du culte aux colonies a toujours fait l’objet non de dispositions législatives mais de décrets », s’attirant des « Très bien ! Très bien ! » dans les rangs de la gauche sénatoriale. Il aurait même pu généraliser davantage. Il  est donc possible de conclure des débats, de la loi et des décrets qui s’appliqueront à certains territoires, de l’absence de décrets pour d’autres : « Comme le code civil, (…) la séparation avait ses frontières : la France métropolitaine (…). Outre-mer, c’était selon »[8]

   Brager de la Ville-Moysan avait évoqué une « catégorie de citoyens vivant sous les lois françaises » qui seraient victime d’un « pur régime d’arbitraire », mais les habitants de l’Outre-mer étaient-ils véritablement des « citoyens » ? La seconde République, par le décret du 27 avril 1848, avait  proclamé « l’abolition immédiate de l’esclavage » et avait attribué, sans plus attendre, la citoyenneté aux anciens esclaves. Siègeront à l’Assemblée des députés « de couleur » ce qui est assez remarquable pour l’époque. Si les colons maintiennent leur domination socio-économique, cette instauration du « suffrage universel » (en fait masculin, comme en métropole) permet aux Antilles, surtout sous la IIIe République, à une « bourgeoisie de couleur » de « conquérir le pouvoir politique » et de s’insérer dans des réseaux républicains, notamment francs-maçons[9].

   Mais la Commission qui prépara en 1848 l’acte d’abolition de l’esclavage et refusa de transformer les anciens esclaves en « demi-citoyens, quarts de citoyens, hermaphrodites politiques », admit cependant, de « ne rien préjuger sur l’état des populations indigènes » en Algérie. « En libérant les esclaves et en les faisant entrer dans la communauté de citoyens, commente avec justesse Emmanuelle Saada, la République produit par défaut l’indigène, sujet de l’Empire colonial, soumis à son statut personnel et exclu des droits politiques. »[10] Alors même que l’Algérie devient,en 1858, un ensemble de trois départements français,  les « indigènes » algériens vont avoir le statut de « ressortissants » français, de « sujet français ». Dans les années 1880, le régime de l’indigénat » consista à l’élaboration d’un ensemble législatif et réglementaire répressif et discrétionnaire[11] pour les colonies institutionnalisant la distinction entre « citoyen » et « sujet ».

Comment la loi sera-t-elle appliquée ?

- en Algérie, le décret du 27 septembre 1907 imposait aux responsables des associations cultuelles d’être citoyens français, ce qui permettait de soustraire l’islam à l’application de la loi et de conserver le contrôle de ces « ministres du cultes ». De fait, ce décret affirme Emile Poulat « étouffa l’application » de la loi beaucoup plus qu’il ne la mit en œuvre. Une indemnité de fonction (temporaire, mais qui sera reconduite) remplaçait le traitement des ministres des cultes.

- aux Antilles et à la Réunion, le décret du 6 février 1911 permettra une séparation « différée et apaisée » comme le constatent aussi bien Ph. Delisle pour les Antilles que Prospère Eve pour la Réunion[12].

- à Madagascar, où une séparation de fait existait déjà et où le gouverneur Augagneur avait durement combattu le protestantisme (considéré comme favorable à l’Angleterre et à l’autonomie des Malgaches), le décret du 11 mars 1913, copie les 2 premiers articles de la loi de 1905.

Au Cameroun, le décret du 28 mars 1933 sera semblable à celui de 1913 pour Madagascar.

Dans le reste des colonies, la séparation ne va pas être appliquée et en Guyane le catholicisme, aux Comores l’islam, à Tahiti le protestantisme, seront (et eux seuls) toujours des cultes reconnus. C’est toujours le cas pour le catholicisme en Guyane. Aujourd’hui  à Mayotte, le « droit personnel » musulman s’applique, avec une vérification de conformité avec les droits fondamentaux.

Pas plus que pour l’Alsace-Moselle, où le régime des cultes reconnus et du Concordat sont toujours en vigueur, les différents régimes de l’Outre-mer ne font l’objet d’un débat lors du centenaire. Ce débat obligerait, en effet, à reconnaître la grande diversité de la situation dans l’ensemble français et à préciser ce que la Constitution entend quand elle énonce que la « République est (…) laïque ». Dommage.


[1] Ce qui, en fait, adoptait la formulation de Rozet et non celle de Trouin.

[2] Honoré Clément était député de la Martinique, Gaston Gerville-Reache de la Guadeloupe et Louis Ursieur de la Guyane. Tous les trois étaient favorables à la loi

[3] Annales de la chambre des députés, Paris, 1905, II, 1185.

[4] Le dernier article avant l’ultime qui clôt la loi par la liste des dispositions abrogées 

[5] Notons l’emploi du terme de « citoyen » pour défendre l’égalité des droits et d’ « indigène » pour établir une différenciation.

[6] Cité par (Y. Bruley), 1905, la séparation des Eglises et de l’Etat, les textes fondateurs, Paris, Perrin, Tempus, 2004, 362ss. Notons que, passage non cité par cet ouvrage, le sénateur mentionne que si certains fonctionnaires sont « fort intelligents et très patriotes » il en est d’autres qui « travaillent à civiliser les indigènes au moyen de la dynamite étrangement employée ».

[7] Et le terme d’Empire, naturellement, est hautement significatif.

[8] E. Poulat, Liberté Laïcité, la guerre des deux France et le principe de la modernité, Paris Cerf-Cujas, 1987, 215.
[9] Ph. Delisle, « Les Antilles : Séparation différée et apaisée », in J.-P. Chantin – D. Moulinet (éds.), La Séparation de 1905, les hommes et les lieux,  Paris, l’Atelier, 2005, 157.
[10] E. Saada, « La République des indigènes », in V. Duclert – Ch. Prochasson (éds.), Dictionnaire critique de la République, Paris, Flammarion, 2002, 365.
[11] Cf. notamment I. Merle, « Retour sur le régime de l’indigénat, genèse et contradictions des principes répressifs dans l’empire français », French Politics, Culture and Society, Vol 20/2, Summer 2002.

[12] Cf pour Ph. Delisle, l’article cité note 9 et son livre L’anticléricalisme dans la Caraïbe francophone, Karthala, 2005 et pour la Réunion, P. Eve, la laïcité en terre réunionnaise, Océan-Editions, 2005.

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