19/02/2005
Sécularisation et Laïcisation
LAÏCISATION ET SECULARISATION
MODE D’EMPLOI « A LA FRANCAISE »
Jean Baubérot (GSRL-EPHE)
(Communication présentée au Centro di Alti Studi in Scienze Religiose)
4 novembre 2004
Le titre qui m’a été proposé mentionne en outre : « point de vue d’un historien ». En fait, je ne me pense pas comme un pur historien et je tente d’articuler la discipline historique (effectivement ma discipline d’origine) à la sociologie. Ma démarche est donc une démarche de sociologie historique. Mais comme ce « point de vue d’un historien » est mis en contraste avec le « point de vue d’un philosophe », il me semble que l’on peut, sans problème, réunir histoire et sociologie. Je vais donner à ce petit exposé une tournure un peu subjective, car l’intitulé qui m’a été demandé me pousse à indiquer pourquoi j’ai construit la notion de « seuils de laïcisation » et comment je tente de faire fonctionner cette notion.
Quand, précisément, après ma thèse de doctorat de troisième cycle qui était de l’histoire « classique », j’ai voulu bénéficier de l’apport de la sociologie, de sa capacité de théorisation, la problématique de la sécularisation était dominante. Peter Berger, David Martin, Bryan Wilson constituaient des références, et au-delà de ces contemporains, naturellement, Weber et Troeltsch.
Quelle était ma préoccupation ? Je commençais une thèse sur « Le protestantisme face à la laïcisation de la société française ». J’avais donc dans l’idée que ce qui est couramment appelé, en France, « la laïcité » (et existe au XXe siècle) est le résultat d’un processus historique de laïcisation (opéré au XIXe siècle).
Un peu naïvement, je pensais trouver une historiographie sur laquelle j’aurais pu m’appuyer pour effectuer un travail de première main concernant le protestantisme. Or, même si des études « sérieuses » existaient, il s’agissait d’îles de scientificité dans un Océan où la mémoire l’emportait sur l’histoire. Et, peu à peu ma perspective va précisément consister à vouloir passer de la mémoire à l’histoire …historienne (cf. la problématique de P. Nora, 1984, qui m’a beaucoup aidé à expliciter ce que j’étais en train de faire plus ou moins intuitivement).
Deux mémoires conflictuelles (catholique militante et laïque militante), telle des sœurs-ennemies, racontaient la même histoire, l’une sur le mode de la conquête laïque, l’autre sur celui de la persécution religieuse. Pour prendre un exemple, l’aspect conflictuel (indéniable) de la laïcisation se trouvait majorée par rapport à ses aspects d’accommodement. Pour dire les choses rapidement : les conflits étaient amplement rapportés par la presse, les accommodements devaient être cherchés dans les archives, car, ils avaient d’autant mieux réussi que peu de gens avaient été mis au courant. Les jugements de valeurs m’apparaissaient comme un écran ; ils ne se bornaient pas à colorer le récit historique ils formaient, dans une large part le cadre implicite de la narration. Une érudition, parfois impressionnante (cf, par exemple, les travaux de l’historien anticlérical Debidour ou ceux du chanoine Capéran), se fondait sur une problématique axiologiquement engagée, où fonctionnait l’idée d’un combat entre bons et méchants, entre le bien et le mal.
C’est la volonté d’avoir des bases solides pour effectuer une démarche historique qui m’a amené à me tourner vers la sociologie. J’ai ressenti le besoin de travailler ce terme de « laïcisation » que j’avais, de façon imprudente !, mis dans mon titre de projet de thèse et qui me semblait devoir être analysé d’abord comme une mutation de la société. Cela, naturellement, a pris de nombreuses années et n’ai pas encore terminé, même si mon dernier ouvrage (J. Baubérot, 2004) peut être considéré comme une synthèse provisoire de cette recherche. Rappelons qu’elle m’a fait progressivement glisser d’une spécialité d’ « histoire et sociologie du protestantisme » à une nouvelle spécialité, jusqu’alors non représentée dans l’enseignement supérieur français, d’ « histoire et sociologie de la laïcité » (1990-1991).
SECULARISATION ET LAÏCISATION
Une des caractéristiques majeures de la sécularisation, à la lecture des sociologues, m’a semblé être la différenciation entre institutions et l’autonomisation des institutions séculières par rapport à la religion. Cela a constitué un angle d’approche objectivant pour étudier l’évolution des rapports entre la religion comme institution particulière et la société française globale. Mais à partir du moment où il se produisait une différenciation institutionnelle, se posait le problème de la légitimité spécifique de chaque institution et peut-être une hiérarchisation entre institutions.
Quel était le champ institutionnel (considéré comme) légitime de la religion ? Les débats récurrents à propos de l’école et de sa laïcisation, m’obligeaient à aborder de front cette question.
Et cela m’obligeait aussi à m’apercevoir que c’était, en France du moins, le politique, l’Etat qui définissait l’espace légitime d’intervention de chaque institution et la subordination ou l’autonomisation d’une institution par rapport à une autre. En outre, étudiant le protestantisme français, je me trouvais devant un problème spécifique, où l’historien se distinguait du sociologue, même quand celui-ci s’intéresse au passé et en parle à sa manière.
David Martin (1978), dont la démarche sociologique intégrait l’histoire, distinguait les pays à culture protestante et les pays à culture catholique ; la France se rangeant dans ces derniers. Effectivement. Mais il articulait ce critère à un autre critère : la différence entre les pays où une religion s’est trouvée historiquement en situation de monopole et ceux qui sont historiquement bi-confessionnels, voire multi-confessionnels.
La France appartient à ce premier cas de figure. D’un point de vue sociologique, c’est incontestable. Il n’empêche : à partir de 1802 (et jusqu’en 1905), le protestantisme, dans deux de ses formes (la luthérienne et la réformée) est un « culte reconnu », à égalité formelle avec le catholicisme. Il y a donc une production politique du pluralisme religieux (dans un contexte de quasi-monopole religieux), typique de cette étape de la laïcisation française.
Cette insistance sur le rôle de l’Etat m’éloignait quelque peu des théories de la sécularisation, qui se focalisaient bien davantage sur la société en tant que telle.
Un sociologue, Karel Dobbelaere (1981), distinguant trois dimensions de la sécularisation, a qualifié l’une d’elle -celle qui concerne le processus de différenciation structurelle et fonctionnelle des institutions- de « laïcisation ».
L’étude du cas français (et le fait que les sociologues se plaignent régulièrement de l’extension trop vaste donnée à la notion de sécularisation) conduit à distinguer plus structurellement deux notions, celle de sécularisation et celle de laïcisation. Plus circonscrite, la sécularisation concernerait avant tout le rôle de la dynamique sociale et impliquerait une relative perte de pertinence sociale, culturelle (et, en conséquence, individuelle) des univers religieux par rapport à la culture commune (ce qui n’est pas, d’ailleurs, sans impact sur les institutions). Ceux-ci sont moins (ou ne sont plus) des cadres normatifs orientant les conduites sociales dans de nombreux secteurs. La laïcisation, en revanche, concerne avant tout la lace et le rôle social de la religion dans le champ institutionnel, la diversification et les mutations sociale de ce champ en relation avec l’Etat et le politique (et aussi la société civile).
Cette dissociation de notions entre sécularisation et laïcisation apparaît spécialement pertinente dans le cas français, mais elle ne semble pas limitée au cas français. Micheline Milot (2002) l’effectue aussi à partir de l’étude d u cas québécois. Elle écrit : « l’analyse sous le seul angle du processus de sécularisation met moins en lumière les aménagements structurels, notamment juridiques, décidés par l’Etat et les rapports de force entre groupes sociaux qui sont partie prenante à ces décisions ». La laïcisation, poursuit-elle, « introduit dans le politique une mise à distance institutionnelle de la religion dans la régulation globale de la société, notamment en contexte pluraliste. Cette régulation se trouve traduite dans l’univers juridique ». Enfin, elle précise que
»la laïcisation se déroule rarement sans engendrer des rapports de force et susciter des débats politiques puisqu’elle modifie le fonctionnement des institutions, tant religieuses que politiques ».
LA CONSTRUCTION DE LA NOTION DE LAÏCISATION
Mais la constitution de la notion de laïcisation comme cadre conceptuel autonome comporte aussi d’autres conséquences. Ainsi une socio-histoire de la laïcisation dans différents pays compléter les axes d’analyse de David Martin par d’autres critères. D’abord celui des rapports historiques entre l’Etat et la nation, la religion et l’identité nationale. On va rencontrer différents cas de figure.
L’Etat peut avoir précédé la nation et avoir voulu (ou non) « émanciper » la nation d’une emprise (considérée comme) trop forte de la religion. C’est le cas de la France et il donne des caractéristiques spécifiques par rapport aux processus de laïcisation effectués (avec des différences et des ressemblances, des décalages temporels aussi) dans d’autre pays.
La nation peut, au contraire, avoir existé avant le développement de l’Etat (Allemagne, Italie par exemple), ce qui impose d’examiner le rôle joué par la religion au moment de l’émergence de l’Etat.
La religion peut aussi avoir représenté la nation en l’absence d’Etat lors d’une domination étrangère (Irlande, Pologne).
Pour ce qui concerne la France, j’ai été de plus en plus conduit à rattacher le « conflit des deux France » à la question et du rapport Etat-nation et de la représentation de l’identité nationale : deux conceptions différentes de la France s’affronte. L’école est alors le lieu stratégique du conflit dans la mesure où deux France différentes sont (censées être) enseignées dans les « deux écoles ». Cela explique à la fois, l’appui longtemps donné à la lutte contre les congrégations enseignantes, mais aussi le revirement de l’opinion manifesté dans le conflit de 1982-1984 : après le concile de Vatican II, la majeure partie de l’opinion publique ne pensait plus que l’école privée (catholique) enseignait une autre France que l’école laïque. La sécularisation (et notamment la sécularisation interne) avait modifié les règles du jeu du processus de laïcisation. Cet exemple (un parmi d’autres) montre qu’il ne s’agit pas de « passer » de la notion de sécularisation à celle de laïcisation, mais (au contraire) de mettre en perspective chacune de ces deux notions grâce à l’autre.
Le processus de laïcisation s’effectuant dans le contexte de modernité et du développement de la démocratie (même si ce développement peut comporter des zigzags), un autre critère est celui du rapport historique dominant de la religion par rapport aux droits de l’être humain et aux valeurs de la modernité. Cet aspect peut, partiellement, recouper le premier critère de Martin (la différence de culture religieuse). Mais ce n’est pas forcément le cas. Ainsi le rôle du catholicisme belge dans la construction de la modernité libérale en Belgique fut plus fort que celui du catholicisme français (même si le rôle de ce dernier est plus complexe, plus diversifié que ne le croit la mémoire laïque militante).
Il ne s’agit ici que de pistes destinées à montrer qu’une approche par le biais de la laïcisation ne reste pas forcément englobée par une approche par le biais de la sécularisation.
UNE SOCIOLOGIE HISTORIQUE DE LA LAÏCITE
Cette distinction entre sécularisation et laïcisation permet donc d’autonomiser la sociologie historique de la laïcité par rapport à la sociologie de la religion, même si des interférences demeurent.
Ainsi les sociologues de la religion focalisent tout naturellement leurs études sur cette dernière. Ils se préoccupent beaucoup moins d’autres institutions, à partir du moment où elles se sont nettement différenciées de la religion. Elles semblent, en effet, sortir de leur champ d’études. Par ailleurs, étant sociologues, le processus socio-historique auquel ils se réfèrent, comme à une toile de fond, leur importe moins que les résultats actuels de ce processus. Sauf exception, ils étudient principalement ce que devient la religion dans une société sécularisée. Cette attention aux résultats actuels aux dépens du processus socio-historique peut rendre certains trop perméables, à mon sens du moins, aux évolutions conjoncturelles, à ce que l’on appelle « l’actualité ». C’est du moins ainsi que j’évalue les revirements récents de Peter Berger (1999) et sa notion présente de « désécularisation ».
Une sociologie historique (ou une sociohistoire) de la laïcité adopte une démarche différente. Elle ne peut limiter son intérêt à la religion mais doit aussi se préoccuper des institutions qui lui étaient subordonnées ou peu distinctes d’elles. On peut émettre l’hypothèse que l’institution militaire s’est différenciée tôt de la religion, même si cette dernière donnait (donne toujours peut-être au niveau de la religion civile) une légitimation sacrée à la guerre. Peut-être cela doit-il être référé au fait que l’armée gère de la violence physique.
Au contraire, les institutions qui fonctionnent avec de la violence symbolique comme la médecine ou l’école présente une proximité plus forte avec l’institution religieuse. Elles ont été longtemps des institutions embryonnaires, plus ou moins subordonnées (médecine) à l’institution religieuse ou même englobées (école) par elle. L’étude du processus de laïcisation prend forcément en compte l’évolution différenciée des institutions qui ont un rôle important de socialisation et dont l’instrument de domination est essentiellement la violence symbolique.
A cela, s’ajoute une autre prise de distance. Démarche de sociologie historique, l’étude du processus de laïcisation s’intéresse forcément aux mutations des différentes institutions, à la façon dont elles interagissent les unes envers les autres, en lien avec les mutations de l’Etat-nation et de la société. Une périodisation (découpage du temps en périodes historiques) -entreprise liée à une vision historienne- doit donc compléter l’utilisation de notions comme sécularisation ou laïcisation (ou d’autres comme celles de religion civile ou de pacte laïque).
DES PERIODES HISTORIQUES
Des périodes types doivent être distinguées, périodes où les logiques dominantes à l’œuvre dans le champ institutionnel sont structurellement différentes.
Je veux indiquer par là qu’il se produit, dans le processus de laïcisation, non seulement des évolutions mais des mutations dans les relations et les interactions entre institutions. Ainsi les rapports entre école et religion, mais aussi entre médecine et religion changent structurellement entre le début des années 1880 et le début du XXe siècle. Ce changement est marqué par des lois (dans les deux cas) qui en sont à la fois la conséquence et la cause.
Il ne s’effectue pas en un jour, d’où l’idée de périodes charnières où se produisent des « basculements » (il s’agit, bien sûr, d’une métaphore) dans les relations et les interactions entre institutions. D’où la proposition de classer ces périodes en seuils distincts de laïcisation.
Pendant longtemps j’ai essentiellement formalisé deux seuils (J. Baubérot, 1985).
Le premier s’est construit de la Déclaration de 1789 et la Révolution français au Consulat et aux débuts de l’Empire (établissement du système des cultes reconnus, loi de 1803 impulsant une institution médicale autonome, Code civile, création de l’Université).
Le second s'est construit, lui,de la création de l’école laïque et des mesures de laïcisation des années 1880 à la séparation des Eglises et de l’Etat de 1905.
Ensuite j’ai indiqué que l’on était sans doute parvenu à un troisième seuil, mais qu’il me semblait prématuré de le formaliser car la prise de distance temporelle n’était pas suffisante (« être acteur du troisième seuil », J. Baubérot, 1990).
Cette manière de voir manifeste sans doute une vision qui accorde beaucoup d’importance à l’épaisseur historique du social. Cependant, j’ai fini par franchir le Rubicon et j’estime aujourd’hui qu’un troisième seuil a émergé de 1968 (Mai 1968) à 1989 (chute du mur de Berlin et première affaire de foulard) avec, entre temps, notamment la loi sur l’IVG (1975) (J Baubérot, 2000, 2004).
Le fait de saisir les basculements à partir d’événements, de lois et de conflits politiques auxquelles elles ont donné lieu montre que l’angle d’approche privilégié est bien celui de la laïcisation. Mais le lien avec la dynamique sociale (et donc avec la sécularisation) ne peut être oublié. Une comparaison entre différents pays (par exemple, la France et le Royaume Uni, J. Baubérot-S. Mathieu, 2002), permet de saisir des différences et dans le processus de laïcisation (différence entre le Foster Act de 1870 et les lois françaises de laïcisation scolaire de 1882 et 1886) mais aussi dans le processus de sécularisation (maintien d’un arrière-fond biblique quasi-consensuel au Royaume Uni, alors même que la confiance en la science et la croyance au progrès existent, à cette époque, de manière globalement analogue à celle de la France, sauf que, justement, l’interaction entre science, progrès et religion n’est pas la même).
Il semble qu’en France, le processus de laïcisation se soit fait, conjointement, par un reflux social de la religion (une restriction de l’espace institutionnellement couvert par la religion, lors du premier seuil, une désinstitutionalisation légale de la religion lors du second seuil) et un transfert de religieux plus important qu’ailleurs (cf. notamment la médecine).
Le troisième seuil étant celui du déclin des institutions séculières, il se produit de nouvelles mutations. Notons, à ce propos, que l’intérêt d’avoir typifier un troisième seuil de laïcisation permet de corriger l’impression d’une perspective évolutionniste donnée auprès de certains tant qu’il n’était question que des deux premiers seuils. Ce troisième seuil, en effet, s’il ne nous ramène en aucune façon au premier seuil de laïcisation reprend, de façon totalement nouvelle, certaines préoccupations de ce premier seuil.
Ainsi si on analyse le rapport à la mort, la manière dont l’acte de mourir s’effectuait apparaissait (encore) importante à certains pendant le premier seuil : il s’agissait, pour eux, de mourir de telle manière que l’on optimise ses chances d’aller au paradis. Et recevoir les « derniers sacrements » était alors plus important que de prolonger un peu la vie elle-même. Tel n’était pas l’avis des médecins (croyants ou non) pour qui « l’espérance de vie importait plus que l’espérance de l’au-delà. La représentation médicale de la mort et de la vie est devenue largement dominante lors du seconde seuil de laïcisation et le rapport à l’au-delà a été une « affaire privée ».
Maintenant la revendication du « droit de mourir dans la dignité » relativise de nouveau (mais, bien sûr, tout autrement) l’objectif médical d’un prolongement indéfini de la vie. Et parler de « mourir dans la dignité » met en jeu une conception philosophique ou religieuse de l’être humain. Il ne faut donc pas s’étonner que les « questions de sens » redeviennent importante dans la sphère publique. Mais il ne s’agit pas d’un « retour en arrière » : quand on circule en voiture et que la route monte, les virage vous amènent à revoir des paysages déjà aperçus, pourtant vous avez continué votre itinéraire. Il en est ainsi, me semble-t-il, du déroulement du temps : il n’est ni linéaire, ni cyclique, mais on peut faire appel à ces deux manière de parler, en les conjuguant ensemble, pour bien le comprendre.
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