Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

05/02/2005

COMMISSION STASI

La laïcité, le chêne et le roseau
Jean Baubérot

(Ce texte est un article publié dans Libération le 15 décembre 2003, juste après la remise au Président de la République, par la Commission Stasi, de son rapport sur la Laïcité. Rappelons le contexte : la Commission avait notamment voté le principe d’une loi interdisant les signes religieux dits « ostensibles » à l’école publique avec un commentaire indiquant que tout foulard était considéré comme un signe religieux ostensible. Lors d’un premier vote, 3 personnes sur les 20 s’étaient abstenues : Alain Touraine, Ghislaine Hudson, la proviseure de la Commission et moi-même, mais au bout du compte, j’ai été le seul a maintenir mon abstention jusqu’au bout).

Dans la rubrique « Evénement » ce texte est suivi d’un article plus long sur la Commission et son contexte, texte paru dans une revue américaine.

Six mois après avoir été installée par le Président J. Chirac, la Commission Stasi a rendu son rapport. Il faut le souligner ce document constitue en soi un évènement. En effet, au-delà de telle ou telle proposition qui fait, tout naturellement, réagir l’opinion, il est la première explicitation de la laïcité énoncée au nom de la République. Attention à la nuance : le rapport Stasi n’est en rien une doctrine d’Etat, il est le résultat d’une commande de l’Etat et donc parle au nom de l’Etat.
Toute la différence entre un régime autoritaire et une démocratie vivante est là. Démocratie vivante car ce rapport, loin de clore le débat le fait rebondir. Le calendrier nous est favorable : la célébration du centenaire de la loi de séparation de 1905, dans plus d’un an, peut faire espérer un débat de longue durée. La laïcité a besoin d’un tel débat, à condition qu’il évite l’inflation idéologique, la prédominance des affects sur la raison.

Première dans l’histoire de la République, le rapport dissipe de nombreuses équivoques. Il est impossible de réduire la laïcité à l’un de ses aspects.Celle-ci est, indissociablement, « liberté de conscience, égalité en droit des options spirituelles et religieuses, neutralité du pouvoir politique ». La dernière expression est peut-être un peu trop allusive mais elle se trouve très vite précisée : la laïcité « soustrait le pouvoir politique à l’influence dominante de toute option spirituelle ou religieuse, afin de pouvoir vivre ensemble » dit le texte.
Cela ne signifie nullement que ces différentes options soient privées de toute capacité d’expression publique. Au contraire : « la laïcité distingue la libre expression spirituelle ou religieuse dans l’espace public, légitime et essentielle au débat démocratique, de l’emprise sur celui-ci qui est illégitime ». En effet, « en garantissant la libre expression de chacun, en procurant à tous l’éducation qui forgera l’autonomie et la liberté de jugement, l’Etat inscrit la laïcité dans la filiation des droits de l’homme ».

Ce rapport, je l’ai voté dans son ensemble et je me suis abstenu dans une de ces parties. Certains me reprochent ce dernier vote, qui a empêché une unanimité complète. Où est le drame ? En m’abstenant je n’ai fait que pratiquer cette « autonomie et liberté de jugement » que l’on dit volontiers être un des biens les plus précieux de la laïcité face aux extrémismes politiques ou religieux. Par ailleurs, je renforce l’autorité du texte en montrant qu’il ne s’est pas produit une unanimité de façade. Chacun s’est déterminé en conscience et il est bien qu’il en soit ainsi.
Pour ma part, il existe un accord fondamental sur l’esprit général du texte dont, au même titre que les autres membres de la Commission, j’estime être un des auteurs et une différence d’appréciation concernant l’interdiction des signes religieux à l’école.

Comment pourrais-je ne pas être fondamentalement en accord avec un texte qui, dés le départ, met la laïcité en perspective historique ? Loin d’en faire un principe abstrait, intemporel, notre document explicite comment la laïcité s’est construite à travers l’histoire tourmentée de notre pays, rendant possible d’autres figures de la laïcité ailleurs et rompant ainsi avec une vision où elle serait qu’une « exception française ».

Bien plus, il est reconnu explicitement que deux modèles de laïcité se sont opposés et, qu’avec la loi de séparation, c’est le modèle « libéral et tolérant » qui a triomphé. Non que ce dernier modèle soit laxiste, mais si la France cesse définitivement, en 1905, « de se définir comme nation catholique », d’un autre coté elle renonce « au projet d’une religion civile républicaine ».
Résultat à moyen terme: « l’ensemble des composantes de la société se rallie au pacte laïque. L’insertion en 1946 puis en 1958 de la laïcité parmi les principes constitutionnels consacre cet apaisement ».

Une telle analyse ne constitue pas un simple rappel du passé. Elle informe la perspective générale du texte, et parfois de façon très audacieuse. Je ne prendrais qu’un seul exemple. A l’indication -classique- d’un « équilibre des droits et des devoirs », le rapport précise que cela peut être réalisé grâce à « ce que les Québécois qualifient d’ ‘accommodements raisonnables’ ». Dans une autre partie du texte, le rappel de « l’instauration d’un jour vacant en plus du dimanche (à l’école) pour permettre l’enseignement religieux » par Jules Ferry, puis le rappel de l’inscription des aumôneries dans la loi de 1905, est accompagné du commentaire suivant : « les exigences d’une neutralité absolue sont donc tempérées par les « accommodements raisonnables » permettant à chacun d’exercer sa liberté religieuse ».
Ces passages revêtent deux significations. D’abord, que la laïcité française peut emprunter au Quebec la pratique de « l’accommodement raisonnable » pour résoudre des problèmes concrets ; ensuite que, de fait, cette méthode a déjà été utilisée aux périodes fondatrices de la laïcité et donc qu’elle est foncièrement laïque.

Qu’est ce que l’accommodement raisonnable ? C’est la prise en compte du risque de discriminations indirectes. Une mesure, en apparence neutre, peut très bien avantager certains citoyens par rapport à d’autres. Ainsi le fait que le dimanche soit le jour férié général, avantage les chrétiens par rapport à des personnes dont les convictions sont différentes. Au Quebec, on a donc remplacé cela par l’obligation, pour « les employeurs, à ne pas faire travailler leurs employés plus de six jours consécutifs »° Voilà pour l’accommodement. Mais celui-ci doit rester « raisonnable » et ne pas désorganiser le bon fonctionnement d’une institution ou d’une entreprise. Et cet aspect « raisonnable » permet de sortir de la logique du ‘tout ou rien’.

La proposition de modification des jours fériés scolaires prend sens à partir de cette optique. Je comprends mal certains commentaires : qu’un élève n’ait pas classe le jeudi de l’Ascension ou le jour de la Toussaint serait de la pure laïcité républicaine ; qu’il n’ait pas classe les jours de Kippour et de l’Aïd, serait de l’affreux communautarisme !
Et que l’on ne dise pas : « c’est ainsi, c’est la tradition » à des populations auxquelles on demande précisément de renoncer à certaines de leurs traditions en invoquant l’universalisme laïque. Agiter le chiffon noir du « communautarisme » chaque fois que l’on veut donner un peu de pluralisme à ce qui reste parfois, en fait, une catho-laïcité condamne à terme la France à être un pays singulièrement ringard. Sais-t-on que le chef d’Etat français, avec l’Alsace-Moselle, est le dernier chef d’Etat de la planète à nommer un évêque catholique. Bravo l’immobilisme ! Et, personnellement, je regrette d’ailleurs que la Commission se soit montrée si timide sur les trois départements de l’est.

L’accommodement raisonnable aurait pu même servir davantage de fil directeur aux propositions énoncées par le texte. Précisons d’emblée qu’il ne s’applique pas pour tout ce qui concerne fondamentalement les droits de la personnes : pas d’accommodements raisonnables pensables pour l’excision, les mariages forcés, les injures ou actes racistes ou antisémites. Là, une seule excision, un seul mariage forcé ou une seule injure sur le « territoire de la République » s’est forcément un de trop. Le seul problème consiste donc à mener un combat le plus efficace, le plus opératoire possible pour faire disparaître cet inacceptable. Et on sait très bien à quel point cela est difficile, demande une mobilisation de tous les instants. Ne dispersons donc pas nos forces.

Les signes religieux « ostensibles » entrent-ils dans cette même catégorie de l’inacceptable? La Commission a répondu oui et à refusé tout accommodement raisonnable au nom « notamment (de) l’égalité entre les hommes et les femmes ». On a parlé d’intériorisation, par les femmes, d’un statut d’infériorité, et même de « maltraitance ».
Le forcing, à la fin des travaux, était tel qu’il apparaissait bien difficile de s’opposer à cela sans avoir l’air d’être un horrible mec tolérant une situation inacceptable de soumission des femmes. Pas étonnant qu’au sein d’une Commission, où beaucoup étaient très partagés, les résistances soient tombées les unes après les autres. Je pense être assez au clair dans ma tête sur l’unité de la personne humaine pour écouter sans me laisser impressionner. Or qu’ai-je entendu ? Qu’il n’était pas question d’étendre cette disposition d'interdiction des signes ostensibles aux établissements privés sous contrat bénéficiant de fonds publics. Un membre de la Commission, logique avec lui-même l’a demandé. La réponse a été sèchement non, coupant court à tout débat sur ce point.

Est-on alors vraiment sérieux ? Penserait-on un quart de seconde qu’injures ou actes racistes et antisémites pourraient être interdits dans le public et admis dans le privé sous contrat ? Que l’on pourrait, dans ces établissements, pratiquer des excisions ? Ne reconnaît-on pas implicitement par là que les significations du foulard (car la « grande croix » n’a rien à voir avec les rapports de genre, soyons sérieux là aussi !) sont beaucoup plus complexes, voire parfois paradoxales qu’on veut bien nous le dire ? Que c’est à tort que l’on établit un continuum absolu entre le foulard et d’autres aspects, ne serait-ce que la mise en cause des programmes (qui, elle, ne sera pas plus tolérée dans le privé sous contrat que dans le public).
Et qu’en est-il de l’unité de la République quand celle-ci se prépare à interdire le foulard à l’école publique et à financer les futures écoles privées sous contrat, qui vont se créer précisément pour recevoir les jeunes filles à foulard ? Ne vaut-il pas mieux tolérer un port discret du foulard dans l’école de tous (en se donnant les moyens de faire respecter les limites énoncées par le Conseil d’Etat) plutôt que se préparer à financer leur port ostensible dans des écoles particulières ?

Le vent souffle et certains pensent que la tempête est là. Admettons que le diagnostic soit exact (encore que la Commission ne se soit pas donné les moyens de vérifier ce que représentent quantitativement les dérives qu’elle a constatées). Alors, la stratégie du chêne peut en séduire beaucoup. Et pourtant, l’école laïque me l’a appris, c’est le roseau subtil qui plie et ne romp pas.

14:20 Publié dans EVENEMENTS | Lien permanent | Commentaires (0)

Les commentaires sont fermés.