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08/06/2008

RATIONALISTE ET PROTESTANT, GRAND DIEU EST-CE POSSIBLE?

1) Suite à ma dernière Note, quelques personnes m’ont demandé de préciser mon allusion à l’Union Rationaliste. Je le fais bien volontiers car cela explicite ma position. Le passage des Cahiers rationalistes (mai-juin 2008, n°594) auquel je faisais allusion est la fin du script d’une émission de radio sur France Culture. L’émission portait sur l’attitude de Nicolas Sarkozy vis-à-vis de la religion.

J’étais interviewé par Emmanuelle Huisman-Perrin et voici notre dialogue final  (je préviens tout de suite, c’est du langage parlé):

E. H.-P. : Jean Baubérot, je voudrais vous poser ma traditionnelle question de fin d’émission : Pourquoi êtes-vous rationaliste ? Mais à vous, il faut plutôt demander : comment êtes vous à la fois membre de l’Union rationaliste et protestant ?

J. B. : Je rappelle que les textes de l’Union rationaliste disent qu’elle ne repose sur aucun dogmatisme doctrinal et moral, elle est ouverte à tous les esprits indépendants qui ne se satisfont pas des idées toutes faites et des croyances incontrôlées. J’essaye d’être un esprit indépendant et de ne pas me satisfaire des idées toutes faites et des croyances incontrôlées.

Et là aussi les statuts de l’UR le disent : la raison n’est pas tout l’être humain, mais elle est essentielle à l’être humain, elle a un rôle fondamental dans la vie humaine, et elle être à la fois promue et défendue, et actuellement effectivement, ne serait-ce que par les médias de masse, il y a une manière de privilégier l’émotionnel, l’affectif, le pathos, ce qui est un danger pour la raison.

Je pense aussi que la prolifération des devoirs de mémoire, nous avons bien vu dernièrement la dérive avec l’histoire [de l’adoption par des élèves] des enfants de la Shoah, est un nouvel obscurantisme, parce qu’on a d’abord un devoir d’histoire, de faire une histoire scientifique.

Et puisque je suis historien et sociologue, je pratique ce que j’appelle l’agnosticisme méthodologique, c'est-à-dire que je n’ai pas à faire une sociologie protestante ou une histoire protestante. J’essaye de faire une histoire et une sociologie la plus objective possible.

Par contre, il y a aussi, effectivement, le plan du symbolique, le plan des croyances, et là je ne cache pas que j’ai des convictions protestantes.

Et je crois que je peux très bien articuler cela, sans être schizophrène, sans faire un grand écart, mais en défendant la raison pour tout ce qui la concerne, et Dieu sait si le domaine de la raison est un domaine important qu’il vaut la peine de défendre, tout en ayant mes propres convictions, mes propres croyances. Je suis très à l’aise à ce niveau dans l’Union rationaliste.

2) J’écris dans le train. Je reviens d’une tournée de conférences en Allemagne, dans différentes villes universitaires. D’abord il est toujours intéressant de comparer les situations. Il est clair que les Eglises –où plutôt leurs services sociaux- sont puissantes en Allemagne et il ne faut pas nier les différences réelles qui existent quant à la laïcité

Mais ce n’est pas noir ou blanc et parfois les différences sont surtout symboliques, se rapportant au caractère d’officialité (ce qui est important, assurément) plus qu’à la situation matérielle.

C’est le cas en matière de financement. En Allemagne, l’Etat prélève un impôt ecclésiastique, agit comme percepteur des Eglises. Mais si vous ne vous déclarez pas comme appartenant à une religion reconnue, vous ne le payez pas. Cela reste donc volontaire. En France, si vous donnez des sous à votre Eglise, vous pouvez avoir, jusqu’à une somme importante, une déduction fiscale. Or ce manque à gagner de l’Etat se répercute sur toute la collectivité, toutes croyances et incroyances confondues.

Je ne suis pas sûr que le système français soit plus juste (j’aurais même tendance à penser le contraire), même si je ne souhaite nullement que l’Etat officialise des Eglises en devenant leur percepteur !

3) J’ai donc séjourné dans des villes où professeurs et étudiants forment un bon tiers de la population. L’une d’entre elle possède une tradition d’accueil : accueil des Huguenots après la Révocation, accueil des immigrés aujourd’hui. Or, j’ai appris (avec stupeur) qu’au début du nazisme les professeurs de l’université de cette ville avaient voté une motion expulsant leurs collègues « juifs » de l’université.

Au-delà de l’indignation morale, j’avoue que c’est quelque chose que j’ai beaucoup de peine à comprendre. Des universitaires, à bac + 15, qui vivent avec des collègues, il peut toujours y avoir de petites chamailleries, des rivalités, mais celles-ci ne recoupent jamais les différences de confession. Et, de toute façon, toute tension devrait cesser dés que l’on touche le petit doigt de quelqu’un.

Et là, qu’une majorité d’universitaires aient pu exclure ainsi des collègues, des personnes dont certainement la veille ils appréciaient les recherches et les travaux,…

Bien sûr, il a déjà eu des réflexions sur ce fait aussi ahurissant que monstrueux. Steiner par exemple a écrit sur cette cohabitation de la haute culture et de la barbarie. Mais il me semble que l’on aura beau réfléchir, analyser, etc, il restera toujours un énorme espace d’incompréhensible.

Et ce qui c’est passé, à une certaine période, en certains endroits est emblématique. Ce serait une erreur complète de penser que nous en sommes indemne, même s’il nous faut retenir la leçon.

4) Alors, et ce n’est pas un argument apologétique, loin de là, mais une immense question que je me pose et que je pose. Contrairement à ce qu’écrit un commentateur de ma dernière Note (et c’est un grand débat) l’humanisme séculier, la foi en « l’homme », ne (me) semble ni plus rationnel ni plus crédible que la foi en « Dieu ». Dans le premier cas, un démenti empirique, dans le second cas une absence empirique. Les deux sont totalement extra empiriques, hors de toute démarche de connaissance.

Pourtant, l’attitude éthique postule un minimum de foi soit en l’homme soit en Dieu soit dans les deux.

Et quel être humain fonde sa vie uniquement sur ce que l’on peut connaître empiriquement, et scientifiquement ?

 

5) Pour ma part, je me situe dans une tradition protestante, que j’interprète à ma manière. Et je tente, pour cela, de m’abreuver à plusieurs sources théologiques. Car que la foi est dans l’extrascientifique, dans l’arationalité, ne signifie pas qu’elle soit un pur sentiment, cela n’empêche pas de pouvoir penser sa foi.

Mais penser sa foi n’est pas une pure opération intellectuelle. Cela implique, de façon immédiate, des conséquences sur la manière de comprendre le monde, de construire sa vie, d’être en interrelation avec les autres.

Comme protestant, je retiens : 

 – de Jean Calvin, l’absolue transcendance de Dieu  et le fait qu’il est seul transcendant.

Donc travail, famille, patrie, mais aussi école et République, médecine et honneur, science et morale, valeurs et idéaux, référence de son propre camp, christianisme et Eglise, etc : rien n’est transcendant, rien n’est sacré. Tout peut être analysé, décortiqué, critiqué, etc. C’est pourquoi je suis à l’aise dans toutes les démarches des sciences humaines.

- de Martin Luther, le fait que Dieu se révèle sur la croix. Dieu est Dieu quand il meurt crucifié, nu et seul ; après avoir crié : « Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? » (c’est le verset le pus fort de toute la Bible peut-être).

Donc rien ne doit être défendu au nom de Dieu : ni blasphèmes, ni sacrilèges, ni caricatures, et, bien sûr, encore moins aucune démarche de l’ordre de la connaissance. C’est pourquoi je suis à l’aise dans les démarches de sciences sociales des religions.

- de Luther encore, que personne n’est juste : certains sont de vrais méchants, d’autres se croient et/ou apparaissent justes, trop justes et ne donc le sont pas. Autrement dit, il faut non seulement combattre ce qui est mal, il faut aussi se méfier de ce qui est bien, ou apparaît tel. Là encore, les démarche de connaissance décryptent, désenchantent, mettent à nu les impensés sociaux, attirent l’attention des points aveugles. C’est pourquoi je suis à l’aise dans la morale laïque (morale trouée, comme je l’explique dans mon dernier ouvrage)

- de la Réforme en général, que le salut est pure grâce, sans qu’aucun mérite n’intervienne. Et donc on est délivré du souci des « bonnes œuvres », c'est-à-dire du souci de paraître moral à ses propres yeux et aux yeux des autres. On peut courir des risques pour contester ce qui est le bien stéréotypé d’un temps et d’un lieu, pour ramer à contre courant des idées dominantes, du bien dominant et (en fait) oppresseur.

- de Karl Barth, qu’il n’y a pas d’autre révélation de Dieu que celle-là (dont la croix est le centre : en bon réformé : la croix, pas le crucifix, car là on cherche encore à positiver), qu’il n’existe pas de Dieu en dehors de la révélation.

Le seul interdit est l’idolâtrie : et donc on est poussé à réagir contre toute sacralisation, qu’il s’agisse de valeurs traditionnelles ou de valeurs contestataires, à décrypter tout idéologisation, toute religion civile, à récuser toute transcendance. C’est pourquoi je suis à l’aise dans la laïcité.

- de Dietrich Bonhoeffer (théologien tué après avoir participé à un complot contre Hitler), que les religions sont œuvres humaines et qu’au nom de Dieu il faut aussi savoir vivre sans Dieu. Savoir vivre dans l’immanence des questions complexes et sans réponses définitives, des incertitudes et des doutes, être capable de rêver et savoir qu’il s’agit de rêves, allier continuité et nouveauté, approfondissement et changement. C’est pourquoi je peux être, à la fois, agnostique et croyant.

 

Tout cela est dialectique, mais la dialectique est peut-être précisément ce qui permet de saisir l’épaisseur même de l’humain. Et, ne pas oublier, le grand créateur de distanciation : l’humour.