25/05/2008
UNE LAÏCITE INTERCULTURELLE S'INVENTE AU QUEBEC
Les travaux de la Commission Bouchard-Taylor.
Jeudi dernier, j’ai assisté à la Conférence de presse donnée à Montréal par Gérard Bouchard et Charles Taylor, un historien-sociologue et un philosophe nommés par décret du Premier Ministre québécois co-présidents d’une « Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles » (prière de prononcer cela d’une traite !)
Bon, il faut que je vous affranchisse un minimum sur la question, même si je ne veux trop m’y aventurer, sinon nous n’aurons plus la place de parler des résultats.
Au Québec, il existe ce que l’on appelle l’« accommodement raisonnable ». Tiens j’ai eu génial idée, celle de vous reproduire la manière dont je présente la chose dans ce merveilleux livre que, n’est-ce pas, vous avez tous lu et relu (il y aura interro écrite, bientôt !) La laïcité expliquée à M. Sarkozy et à ceux qui écrivent ses discours (Albin Michel) :
Sans vergogne, je m’autocite. Voila ce que j’écris : « La Commission Stasi s’est référée à quatre reprises, de façon positive, à la notion d’ « accommodement raisonnable » et à son application au Québec. L’accommodement raisonnable constitue un instrument juridique pour concilier la recherche d’une société juste et la sauvegarde de son unité.[1]
Lois, normes, règles générales sont conservées, mais peuvent parfois s’appliquer de façon différenciée à certains individus, selon une technique du cas par cas, pour éviter d’être discriminatoires à leur encontre. Les demandes doivent revêtir un caractère raisonnable et donc ne pas porter atteinte à l’ordre public, respecter les droits d’autrui et ne pas s’avérer d’un coût excessif.
Je ne vais pas vous raconter de colle, Président, cette solution, expérimentée au Québec, ne fait pas l’unanimité parmi les Québécois. Un vif débat a eu lieu en 2007 et le premier ministre a nommé une commission (la Commission Bouchard-Taylor) qui va rendre son verdict, après un an de consultations, d’enquêtes, de travail.
Gageons qu’elle va conclure que l’accommodement raisonnable, dans les sociétés pluriculturelles, c’est comme la démocratie selon Churchill : « le plus mauvais système excepté tous les autres. » Et la France ferait bien de profiter de l’expérimentation québécoise, de ses tâtonnements, de ses résultats. Nous en reparlerons d’ailleurs, puisque ce sera le thème de mon prochain ouvrage[2]. »
Fin de la citation, c’est pages 113-114 du bouquin. En plus, la prévision s’est révélée totalement exacte, preuve que Nostradamus, à côté de bibi, c’est du pipi de chat (oh, je retire aussitôt ce que je viens d’écrire c’est insultant pour mon chat qui me prouve chaque jour que son rapport taille-poids-intelligence est supérieur à beaucoup d’humains !)
Donc voilà, ce jeudi 22 mai, conférence de presse dans un climat rendu un peu lourd car il y avait eu des fuites qui hypertrophiaient ½ page d’un rapport qui en comporte 272 (plus les Annexes), et 2 leaders de partis politiques s’étaient précipités aussi sec pour commenter… ce qu’ils n’avaient pas lu.
Il fallait donc rectifier sans accorder trop d’importance à la fuite pour qu’elle ne devienne pas la référence du débat. Bouchard a bien manœuvré en déclarant en ouverture de son propos: « Voici le vrai rapport », ce qui a mis (en outre) les rieurs de son côté.
Désolé, je ne vais pas vous résumer les 272 pages. Vous pouvez trouver l’intégralité du propos, une version abrégée, les 37 recommandations faites, et 13 travaux très substantiels effectués par des experts à la demande des 2 coprésidents, tout ceci sur le site internet de la Commission.
http://www.ccpardc.qc.ca/
Un ensemble riche et qui constitue un instrument de référence désormais indispensable pour réfléchir aux questions qu’il traite. Notamment l’apprentissage de la diversité, les pratiques d’harmonisation culturelle, l’intégration des immigrants, l’interculturalisme, les inégalités et la discrimination, la laïcité,…
Je voudrais faire quelques commentaires d’ensemble sur l’intérêt de ce texte et de la démarche suivie, tout particulièrement pour les Français . Cela ne signifie pas, naturellement, qu’il n’est pas à lire de façon critique : No ‘rapport’ is perfect !
Le rapport permet de sortir de l’alternative ruineuse républicanisme – communautarisme.
Le républicanisme ou pseudo modèle français, d’abord n’existe pas dans la réalité. Ce matin un journaliste qui m’interviewait était très surpris que les signes religieux dits ostensibles ne soient interdits dans l’ensemble de l’espace publique : c’est ce qui lui paraissait logique avec le discours républicain. A lire la presse québécoise, notamment le courrier des lecteurs, il n’est pas le seul à faire une telle confusion.
Et, depuis la « révolte des banlieues » de 2005, la reconnaissance de la diversité est à l’ordre du jour en France. Seulement, comme tout cela n’est pas véritablement pensé, après avoir tordu la la¨cité dans le sens d’une religion civile républicaine, on (en tout cas Sarkozy) la tort maintenant dans le sens d’un néocléricalisme, matinée de religion civile à l’américaine.
Ceci dit, si le républicanisme n’est plus fier de lui et dominateur, nous allons sans doute entrer dans un temps où il nous faudra revisiter le républicanisme pour trier et considérer ce qui est précieux dans sa démarche, afin d’éviter tout communautarisme.
Même s’il n’est pas toujours la caricature que l’on présente en France, le « communautarisme », cela ne marche pas non plus. Et ce n’est pas un hasard s’il peut être invoqué en France comme un repoussoir. Les risques de gettoïsation, de juxtaposition de communautés sont réels. De même le rapport prend ses distances avec le modèle multiculturaliste canadien, qui n’est pas forcément si éloigné que cela de l’interculturalisme quand il s’agit d’un multiculturalisme libéral, maisqui peut aussi tendre au communautarisme.
Dans cette conjoncture, une laïcité interculturelle trace un chemin de crête, « d’équilibre », entre les périls républicains et les périls communautaristes. Certes pas une solution miracle, mais un chemin possible
Je précise que, un peu curieusement, les Commissaires n’emploient pas cette expression de « laïcité interculturelle ». En fait, à mon sens, c’est dommage car leur rapport tend vers cela.[1] Les Commissaires définissent la laïcité par 4 grands principes : l’égalité morale des personnes, la liberté de conscience, la neutralité de l’Etat à l’égard des religions et la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Tout le problème est d’harmoniser ces 4 principes et quand cela s’avère difficile il faut chercher des « compromis qui s’approchent le plus de la compatibilité maximale entre ces idéaux. »
Les Commissaires ne se privent pas d’ailleurs pour rappeler que la France adopte des « positions tantôt restrictives sur un enjeu, tantôt plus ouverte sur un autre », interdisant le port de signes religieux à l’école publique mais assumant l’entretien d’édifices religieux construits avant 1905 et subventionnant des écoles privées confessionnelles. Et pan sur le bec, comme dirait le Canard Enchaîné.
La liberté de religion est envisagée par les Commissaires « comme une modalité de la liberté de conscience » : « Il n’existe pas de raison valable de faire une distinction sur le plan des droits entre une personne dont le végétarisme tire son origine d’une philosophie morale séculière (les animaux ont aussi des droits) ou d’une religion (l’hindouisme) »
D’autre part, les Commissaires présentent des réflexions pertinentes sur « l’orthodoxie religieuse dans les démocraties libérales », problème que l’on simplifie à outrance quand on se contente d’une stigmatisation des « intégristes » ou surtout des prétendus tels.
La barre où l’on met les exigences d’intégration doit être subtile, pas touchant terre pour que cette intégration ne soit pas inconsistante, mais pas trop haute, sachant séparer l’essentiel et l’accessoire, afin qu’elle ne soit pas non plus inatteignable. Dans leur conférence de presse, les Commissaires ont indiqué que, dans ce second cas de figure, alors oui, on risquait fort de favoriser l’intégrisme.
Une laïcité interculturelle fera de la neutralité et de la séparation un instrument au service de la liberté de conscience et de l’égalité morale des personnes.
Elle vise à une laïcisation de la sphère publique comme lieu de « la chose publique », des affaires communes (distincte de l’espace public comme lieu de discussion et d’échanges entre citoyens « privés ») ; elle promeut des « interactions » entre citoyens de différentes appartenances, dans le respect de ces différences. Elle considère comme positif une « tension entre le souci de respecter la diversité et la nécessité de perpétuer le lien social et les références symboliques qui le soutiennent ».
La Commission a été nommée dans le contexte d’un malaise identitaire de la majorité de ce que l’on appelle les « Pure Laine », c'est-à-dire des Québécois d’origine Canadienne française. Le souci (légitime) des Pure Laine de leur préservation ( nous sommes un « îlot francophone dans un Océan anglophone », une « nation sans Etat indépendant », c’est le refrain servi sur tous les tons à l’interlocuteur Français, mais aussi l’auto récit que les Québécois se racontent à eux-mêmes) risque de la conduire à un repli identitaire, à une peur de l’autre analogue à celle qui existe aussi en France chez certains.
Je le dis aussi fraternellement que je le pense aux Québécois : votre condition minoritaire en Amérique du Nord est, à la fois, une réalité et un alibi.
Une réalité dont il faut certes tenir compte dans les politiques publiques québécoises, mais aussi un alibi pour ne pas assumer totalement sa responsabilité de majoritaire au pouvoir (dans les limites du cadre québécois, qui a certains pouvoirs, mais pas tous. Certes, mais la revendication de plus de pouvoirs, très compréhensible, ne doit pas masquer qu’il existe déjà un certain pouvoir que les Pure laine exercent)
Les Commissaires invitent donc à dépasser les craintes pour se situer dans une dynamique où la majorité exploite au maximum les possibilités qu’elle a ; tire profit de l’apport des immigrants, des nouveaux Québécois, et (en retour) accepte de changer, ne pas être trop dans la nostalgie de son histoire, mais avance vers un avenir neuf grâce aux interactions entre anciens et nouveaux Québécois. Le document parle de « pluralisme intégrateur ».
En fait, tous -majorité et minorités diverses- doivent accepter « que leur culture soit transformée à plus ou moins long terme par le jeu des interactions. »
L’action intercommunautaire a comme objectif de « vaincre les stéréotypes et désamorcer la crainte ou le rejet de l’Autre, tirer profit de l’enrichissement associé à la diversité, bénéficier de la cohésion sociale. ».
Bien sûr, là je me sens un peu républicain et j’aurais aimé qu’un accent aussi fort soit donné au risque des appartenances : attention qu’elles ne soient pas englobantes, qu’elles n’encadrent pas l’individu jusqu’à constituer un obstacle à ces propres choix. L’individu doit pouvoir être pluri identitaire, cheminer de façon personnelle et libre à travers ses diverses identités dont il constitue, à chaque instant de sa vie, une résultante unique et en mouvement.
Un tel accent n’est pas absent du rapport. Il aurait gagné à être présent de façon plus nette, à mon sens. Et c’est là qu’un dialogue québécois-français peut être précieux.
Je pourrais continuer longtemps, car (je l’ai dit) le document est très riche. Faute d’avoir le temps et la place (d’ailleurs, vous trouverez les développements qui manquent ici dans mon prochain bouquin consacré, précisément, aux débats québécois et au travail de la Commission Bouchard-Taylor), je voudrais juste attirer l’attention sur un aspect très important : les médias.
En écrivant ce livre, j’ai eu une conscience aigue d’un paradoxe : j’ai beaucoup appris en lisant la presse québécoise. J’ai appris non seulement sur la réalité du Québec mais plein d’articles intéressants ont constitué autant d’éléments importants pour alimenter et structurer ma réflexion. Il doit, en fait, en être toujours ainsi mais quand on travaille sur un autre pays que le sien, on s’en aperçoit davantage.
Et pourtant, la presse, parfois les mêmes journaux, a constitué un facteur essentiel du psychodrame qui s’est joué au Québec durant les deux ans de mon enquête. Elle a non seulement amplifié mais, plus fondamentalement déformé, les faits. Les Commissaires ont fait faire une étude vérifiant ce qui s’est passé et confrontant cela à la présentation des médias. Les résultats sont sans appels.
Dans 15 des 21 cas étudiés, soit globalement les 3/4 la présentation par les médias, y compris la presse, donnait une vision faussée de la réalité. Cela me semble un des apports les plus importants de leur travail. Et, il faut reconnaître que si Le Journal de Montréal, le plus visé par cet examen critique a déformé les conclusion en transformant la vision stéréotypée des médias en vision des « citoyens » (bine sûr qu’ils l’ont plus ou moins intériorisée, ils ne disposaient pas d’autres éléments d’information), les autres organes de presse, également plus ou moins visés, ont rapporté ce résultat du travail de la Commission.
La Commission Stasi n’a pas fait ce travail. D’une part parce qu’elle n’en a pas eu les moyens financiers ni le temps (et politiquement, ce n’est pas innocent, notamment son peu de moyens), d’autres part sans doute aussi parce que Stasi et Schwartz, ce n’est pas Bouchard et Taylor. Pour l’envergure intellectuelle, il n’y a pas photo !
Bon, je termine par cette vacherie, impertinente sans doute, mais peut-être pertinente aussi…
PS : JUSTE VOUS DIRE QUE JÁI RECU UNE LETTRE D’H. HATZFELD, auteur de NAISSANCE DES DIEUX, DEVENIR DE L’HOMME, une autre lecture de la religion (Presses Universitaires de Strasbourg) contestant amicalement ce que j’avais écris sur son livre dans la Note : « Agnostique et croyant ». Dans une semaine (ou moins) je publierai sa lettre et une réponse, car cette letre relance la réflexion sur le sujet : agnostique et croyant.
En attendant, procurez vous l’ouvrage d’Hatzfeld, il en vaut la peine.
16:45 Publié dans MONDE ET LAÏCITE | Lien permanent | Commentaires (2)