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16/12/2007

DE LA DITE "RACAILLE" AUX DITS INTEGRISTES ET "SECTAIRES"

POUR UN "ORDRE SYMBOLIQUE JUSTE" 

 

Chose promise, chose due : dans mon avant dernière Note sur la « discrimination négative », je vous avais annoncé une suite portant sur les dits « intégristes » et les dits « sectaires » ; cela à partir de l’idée développée par Robert Castel, et argumentée par des exemples historiques : les groupes qui sont aux marges de la société deviennent facilement les « réceptacles des craintes qui traversent l’ensemble de la société » (p59 de La discrimination négative, Seuil). On « déplace, précise Castel, sur des  populations qualifiées d’asociales l’ensemble de la question sociale et de la manière de les traiter » (p.71).

 

 

Plein de gens de gôche, ou ayant une sensibilité sociale sont prêts à entendre ce que dit Castel. Les victimes de la « discrimination négative » ont de nombreux défenseurs, ce qui est heureux. Parfois même certains de ces défenseurs font de l’angélisme, ce qui est moins heureux.

Mais si je paraphrase Castel et si je déclare que « l’on déplace sur des populations qualifiées d’asociales (intégristes, sectaires, etc) l’ensemble de la question symbolique et de la manière de la traiter ». Alors là, je ne vais pas tarder à me retrouver tout seul et… la lapidation ne sera pas loin.

 

 

J’ai précisé tout de suite les groupes visés pour être dans le concret. En effet, première difficulté, on va me dire : « la question symbolique, quelle question symbolique ?  De quoi parlez-vous ? Parlez vous de la question religieuse ? » Oui et non. D’une certaine manière, oui. Mais ce n’est pas un hasard si j’ai effectué un élargissement et utilisé cette expression, non utilisée socialement, de « question symbolique ».

 

 

Je vais prendre un exemple pour me faire mieux comprendre, en me servant précisément du problème des discriminations. L’Institut de sciences politiques de Paris (Sciences-po) a décidé d’ajouter à son recrutement sur concours, des places réservées à des jeunes de lycées classés en ZEP (Zones d’éducation prioritaire) et recrutés par un concours spécial. « Discrimination positive » (aux USA on parlera d’ « affirmative action ») pour compenser un peu les discriminations négatives qui font que le recrutement par concours normal privilégie de fait une couche sociale extrêmement limitée.

Mais au-delà même de la lutte contre les discriminations, l’idée est que la France s’appauvrit intellectuellement si, dans sa reproduction d’élites, elle fait comme si elle comptait 6 millions d’habitants et non 60. Un recrutement plus diversifié donne des apports nouveaux, il constitue donc un enrichissement pour l’institution elle-même d’abord, pour le pays ensuite (et à plus long terme).

 

 

J’ai fait traîner mon oreille du côté de proviseurs de ces lycées qui ont un contrat avec Sciences-po, du côté aussi de doctorants en sociologie qui étudient les quartiers où sont établis ces lycées : le constat est unanime : cette mesure donne un « formidable espoir » non seulement aux élèves qui peuvent penser qu’ils ont une petite chance de réussir ce concours spécifique et qui le préparent, mais « curieusement » (selon un interlocuteur) aussi aux autres qui n’en bénéficieront pas mais ressentent qu’enfin ils « ne sont pas considérés comme de la merde ».

On n’est pas là dans le religieux, mais on se trouve en plein dans le champ symbolique. Le symbolique est plus vaste que ce que l’on appelle habituellement le réel et que,  avec d’autres sociologues, je qualifie de réel empirique.

 

 

Dans le symbolique, il existe toujours un certain lien avec des réalités constatables (là, le fait que quelques élèves issus de ZEP intègrent sciences-po). Mais ces réalités symbolisent quelque chose d’autre, quelque chose de non matériellement constatable (là, l’impression de ces jeunes d’être pris en considération). Le symbolique déborde donc (et de beaucoup, en général) ce qui est matériellement constatable, quantifiable.

Cela, même si certains ont mis du réel symbolique en statistique : par exemple la prolongation de « l’espérance de vie ». Tout ce qui a trait à « l’espérance » appartient au symbolique, puisque (par définition) on ne peut pas constater matériellement ce que l’on espère. La prolongation de l’espérance de vie ne garantit à personne qu’il ne va pas avoir, dans les 24 heures chrono, une crise cardiaque, un accident de voiture, qu’il ne va pas se faire poignardé par son conjoint ou dans la rue. Et pourtant, la médecine a construit sa puissance sur cette espérance là (même si historiens et sociologues de la santé vous disent qu’elle n’a joué un rôle que tardif et partiel dans l’affaire).

 

 

La religion, le religieux, les rituels et les croyances constituent sociologiquement des concentrés de symbolique et c’est pour cela qu’il existe un lien entre symbolique et religieux. Mais le symbolique est beaucoup plus ample que le religieux et souvent moins visible. Woody Allen en a donné une caractéristiques essentielle : « Qui suis-je ? D’où viens-je ? Où vais-je? Et comment vais-je payer mes impôts ? »

Ce court circuit se veut humoristique. Mais en fait, il est très signifiant : des questions essentielles, des questions sans réponses évidentes taraudent, au moins implicitement, tout un chacun. La plupart du temps, la plupart d’entre nous les refoulent pour faire face à des soucis quotidiens, à des craintes routinières. Mais ces dernières prennent peut-être une dimension d’autant plus forte qu’elles sont adossées à de grands problèmes refoulés.

On pourrait parodier Woody Allen  et dire : « Non seulement je ne sais pas qui je suis, mais en plus je ne sais pas comment je vais payer mon tiers imposable qui tombe dans quelques jours ! »

 

 

Longtemps on a prétendu que « l’homme est un animal religieux » ; cela a servi à légitimer les religions et à refuser d’entendre les critiques qui leur était adressées. Tout en se méfiant un peu de considérations aussi générales, qui englobent l’humanité en une formule, il vaut mieux dire, à titre d’hypothèse permettant de découvrir des réalités plus ou moins cachées ou qui se donnent à voir autrement, que « l’humain est un animal symbolique ».

On peut en trouver une petite vérification chez Michel Onfray. Celui-ci, après avoir dit plein de mal des religions (à raison et à déraison, tout est mêlé chez lui) parle de « spiritualité matérialiste ». Tiens donc !

 

 

Dire que l’humain est un animal symbolique présente plusieurs avantages. Je vais en donner deux. Le premier est que cela permet d’éviter toute polémique sur une récupération religieuse des athées et des agnostiques. De fait, ceux-ci se posent des questions de sens, même s’ils le font en dehors de traditions religieuses et cela doit être pris en considération.

J’ai indiqué, à plusieurs reprises (notamment dans un récent article du Monde) que la laïcité française pourrait prendre de la graine à partir de ce qui se passe en Belgique, sur un point important. Dans ce pays, il y a des « conseillers humanistes » dans les prisons, les hôpitaux, etc à côté des aumôniers, et les gens qui (dans des situations difficiles) veulent réfléchir à des « questions existentielles » en dehors des religions, et souhaitent avoir (comme les croyants des « grandes » religions) un vis-à-vis peuvent en bénéficier. En France, en revanche, il n’existe que des aumôneries religieuses.

 

 

Le second avantage d’une telle formule (« l’humain est un animal symbolique ») c’est qu’elle permet de considérer ensemble des attitudes qui se disent ouvertement religieuses et d’autres qui disent qu’elles ne le sont pas. Les rituels par exemple : certains sont religieux, d’autres non ; ils présentent pourtant des caractéristiques communes. Il en est de même des idéaux collectifs. Tout cela, le fondateur de la sociologie en France, Emile Durkheim l’avait bien perçu. Mais il lui a manqué une notion unificatrice pour mener à bien ses analyses.

Il existe donc un ordre symbolique, comme il existe un ordre social. Et, dans les deux domaines, se pose le problème de l’ « ordre juste », pour reprendre la terminologie de Ségolène Royal, qui me semble pertinente, dans une perspective citoyenne.

Il faut donc poser le problème de l’attitude à adopter à l’égard des dits « intégristes » et des dits « sectaires », en posant le problème de l’ordre symbolique juste.

(suite et fin samedi prochain)

 

PS: Un autre ouvrage (après les 2 indiqués par la Note de la semaine dernière), sérieux et intéressant à offrir ou à s'offrir pour les fêtes:

Naissance des dieux, devenir de l'homme.
        Une autre lecture de la religion
par Henri Hatzfeld (professeur émérite de sociologie de l'Université de Nancy)
Voici la quatrième de couverture:              
Les athées portent souvent sur la religion un jugement négatif, sans appel. La religion ne serait qu’illusions, mensonges, un produit de l’infantilisme de l’homme, de sa misère. « Une autre lecture de la religion » est un libre essai sociologique sur le caractère unique, peut-être irremplaçable du symbolique religieux.

L’espèce humaine est placée dans un monde où se trouvent mêlés pour elle ce qu’elle connaît ou peut connaître et ce qui reste inconnaissable. C’est avec son imagination que l’homme assume cette situation ; non pas l’imagination d’un seul, mais l’imagination de tous. De même que la parole de tous donne naissance à l’institution du langage, l’imagination de tous s’exprimant dans les rituels et les mythologies donne naissance à un imaginaire institué où nous pouvons connaître la bienfaisance des divinités secourables et accomplir une part de l’élaboration de nos valeurs et des règles morales qui concourent à notre devenir -humain.

Assurément les temps modernes ont mené contre les religions traditionnelles un double assaut : la science d’abord qui érode les mythes et la théologie; la démocratie ensuite parce qu’elle définit une autre autorité fondatrice des lois que Dieu lui-même.

Or les religions résistent. Elles doivent s’adapter mais elles restent peut-être ce que les hommes ont institué de plus fort pour répondre au défi de l’inconnaissable, s’agissant non seulement de l’avenir du monde, mais aussi de notre identité au cœur de nous-mêmes.

Un ouvrage édité par les Presses Universitaires de Strasbourg

9, place de l'Université - BP 90 020
F - 67084 STRASBOURG CEDEX
(à commander au prix de 19 €)