Article publié par Le Monde, le 6 octobre 2006 (PUBLIE CI APRES AVEC, ENSUITE UN COMMENTAIRE) NON AUX PROPOS STREREOTYPES Défendre la libre expression de Robert Redeker n'implique pas de soutenir la bêtise haineuse Jean Baubérot Historien, spécialiste de l'histoire de la laïcité à l'Ecole pratique des hautes études Nous cheminons sur une route bordée de deux gouffres profonds. Je crains que les intellectuels signataires de l'" appel en faveur de Robert Redeker " (Le Monde du 3 octobre) n'aient vu qu'un seul précipice et qu'ils reculent horrifiés devant lui au risque de tomber au fond du ravin qu'ils n'ont pas voulu voir. Mon accord avec eux est complet en ce qui concerne la défense vigilante de la liberté d'expression. Je me joins tout à fait à leur appel solennel " aux pouvoirs publics afin, non seulement, qu'ils continuent de protéger comme ils le font déjà Robert Redeker et les siens, mais aussi que, par un geste politique fort, ils s'engagent à maintenir son statut matériel tant qu'il est en danger ". Je signe des deux mains et je veux, moi aussi, résister à " une poignée de fanatiques - qui - agitent de prétendues lois religieuses " pour remettre en question " nos libertés les plus fondamentales ". Mais déjà là, je me demande si ces intellectuels mesurent bien l'ampleur du gouffre. Cette " poignée de fanatiques " n'existe malheureusement pas dans un vide social. Alors que la fin de la guerre froide, l'effondrement du mur de Berlin aurait pu augmenter la qualité du débat démocratique en le rendant moins manichéen, c'est le contraire qui s'est produit. De divers côtés, on assiste à la multiplication d'indignations primaires, de propos stéréotypés qui veulent prendre valeur d'évidence en étant mille fois répétés par le moyen de la communication de masse. L'évolution globale est inquiétante, et cela est dû à la fois à la montée d'extrémismes se réclamant de traditions religieuses (au pluriel) et d'un extrême centre qui veut s'imposer socialement comme la (non-)pensée unique et rejette tout ce qui ne lui ressemble pas. Il faut donc regarder de plusieurs côtés à la fois. On peut, on doit défendre les droits élémentaires d'une personne sans abandonner tout esprit critique à son égard. " Quel que soit le contenu de l'article de Robert Redeker " écrivent les signataires sans autre précision. Je regrette, là je ne peux plus du tout les suivre. Combattre le gouffre de l'intolérance n'implique pas de se coucher devant la bêtise haineuse. Au contraire, les deux combats n'en font qu'un. La Ligue des droits de l'homme l'a compris, qui défend Robert Redeker tout en refusant ses " idées nauséabondes ". Son article prône, en effet, une reprise, contre l'islam dans son ensemble, du discours maccarthyste contre le communisme. L'Occident est le " monde libre ", paré de toutes les vertus face à un islam monolithique et diabolisé. Et naturellement, l'auteur dénonce les " intellectuels qui incarnent l'oeil du Coran, comme ils incarnaient l'oeil de Moscou, hier " et " ne s'opposent pas à la construction de mosquées ". Pour masquer sa propre ignorance, M.Redeker cite des extraits de l'article " Muhammad " écrit par Maxime Rodinson dans l'Encyclopaedia Universalis et en conclut : " Exaltation de la violence : chef de guerre impitoyable, pillard, massacreur de juifs, polygame, tel se révèle Mahomet à travers le Coran. " Il suffit de se reporter à l'article du grand savant pour constater à quel point et le ton et le contenu lui-même sont d'une autre planète. On pourrait, avec plus de citations encore, tirer de cet article une apologie de Muhammad. Rodinson écrit par exemple : Muhammad " montra, en bien des cas, de la clémence et de la longanimité, de la largeur de vues et fut souvent exigeant envers lui-même. Ses lois furent sages, libérales (notamment vis-à-vis des femmes), progressives par rapport à son milieu ". Naturellement je donne cette citation comme un contre-exemple et seulement pour montrer à quel point M. Redeker effectue un usage inadmissible, par son caractère tronqué et unilatéral, des dires de M. Rodinson. Ce dernier n'a écrit ni une dénonciation haineuse ni une apologie. La lecture de texte qu'opère Redeker est inadmissible s'agissant d'un professeur de philosophie dont le devoir professionnel serait d'enseigner l'objectivation, la prise de distance à l'égard de ses affects, l'analyse critique. Le soutenir doit donc s'accompagner de la mise en cause du contenu et de la forme de ses propos. Non, je ne comprends vraiment pas le " quel que soit le contenu de l'article " et je ressens cela comme une grave menace pour la liberté de penser elle-même. J'imagine la situation en 1894 ; supposons une minute qu'ait existé alors un groupe d'extrémistes menaçant Edouard Drumont ou un autre publiciste antisémite (qui lisaient les textes exactement de la même manière), pouvons-nous concevoir ceux que l'affaire Dreyfus allait faire qualifier d'intellectuels écrivant pour défendre le publiciste attaqué : " quel que soit le contenu des articles de La Libre Parole - l'organe de Drumont - ... " ? La recherche historique montre que tous les thèmes antidreyfusards circulaient avant l'affaire Dreyfus. De tels stéréotypes sont permanents ; seules changent les minorités qu'ils transforment en boucs émissaires. La lutte contre l'intolérance ne dispense pas de la lutte contre la bêtise haineuse. Quelques commentaires sur l’article du Monde : Donc il y a eu un article de Robert Redeker qui lui a valu des menaces et je soutiens qu’on doit le défendre comme individu, sans cautionner son propos en faisant silence sur son contenu. Redeker s’était déjà fait remarquer par des articles dénonçant les personnes critiques à l’égard de l’envahissement publicitaire comme étant des ennemis de la « gaîté » et par un autre texte fustigeant toute critique de l’Amérique. OK, ce sont ses idées et il les partage. Mais la moindre des choses est également que l’on garde le droit de critiquer aussi de tels propos à l’emporte pièce. Surtout que, le piège est que des personnes faisant ainsi de l’inflation idéologique ravissent certains médias qui les publient, alors que celles et ceux qui font des analyses plus fines n’arrivent pas à être publiés (où dans des médias confidentiels). Il y a là aussi une sorte d’atteinte à la liberté d’expression. Quant il s’agit de l’islam, Redeker franchi allègrement un pas supplémentaire. Je ne pouvais pas relever toutes les accusations haineuses contenues dans son article, je n’aurais plus eu le temps d’indiquer mon propre commentaire. Mais, puisque dans mon blog, j’ai un peu plus de place, sachez que l’article commence par affirmer que « l’interdiction du string à Paris-Plage » traduit une « islamisation des esprits », ainsi que la « non-interdiction du port du voile dans la rue » (M. Redeker veut-il mettre un policier derrière chaque femme musulmane pour les obliger à être tête nue ?), que le Coran est un « livre d’inouïe violence », etc, etc. Bref, comme me l’écrit, une des dizaines de personnes qui m’ont envoyées des messages de soutien : « On se demande pourquoi R. Redeker écrit dans le Figaro alors qu’il pourrait être éditorialiste à Minute ». A propos de ce qu'il écrit du Coran, je voudrais donner une précision supplémentaire par rapport à mon article du Monde : les pamphlets antisémites de la fin du XIXe siècle et qui ont crée le climat qui a donné l’affaire Dreyfus, attaquaient Le Talmud (qui, pour le judaïsme, complète la Tora dans l’accès à la vérité religieuse), Talmud qu’ils opposaient aussi sommairement à la Bible, que le fait Redeker qui oppose un Jésus douçâtre (n’a-t-il jamais entendu parler de Jésus chassant les vendeurs du temple ?) à un Mahomet « maître de haine ». Ce précédent historique très important incite à la réflexion : on ne peut pas, aussi sommairement que le font les gens de Charlie Hebdo et d’autres, dire que les attaques contre les religions n’ont jamais rien à voir avec le racisme et qu’en conséquence parler d’islamophobie est une atteinte à la liberté. En fait à chaque cas, il faut savoir distinguer droit à la critique et invective haineuse. On a le droit de critiquer les religions, comme le reste. Mais supporterait-on que l'on parle de Condorcet, Jaurès ou de gaulle comme Redeker parle de Muhammad? La critique n'est pas la bêtise haineuse. Dans le cas de Redeker, nous sommes clairement dans le second cas de figure. Et le fait qu'il soit victime d'une intolérance fanatique qu'il faut aussi combattre (et que de nombreux musulmans ont déjà désavouée) ne blanchit pas son article sale. Redeker s’insurge contre ceux qui « s’élevaient contre l’inauguration du Parvis Jean-Paul II et ne s’oppose pas à la construction de mosquées. N’allez pas croire pour autant que Redeker soit catholique. Pas le moins du monde. Il se croit républicain laïque !!! (belle illustration de ce que j’écris dans mon livre sur l’intégrisme républicain°) Il s’inscrit en fait, dans la tradition maurassienne (de Charles Maurras) où, bien qu’agnostique, on prône un catholicisme identitaire. Chez Maurras, c’était le catholicisme, champion des peuples latins contre les trois R : Réforme (protestante), Révolution (française), Romantisme (allemand) et aussi contre les juifs et les francs-maçons. Chez Redeker, c’est le catholicisme (ou le christianisme, peu importe) champion de l’Occident contre l’islam. L’instrumentalisation réactionnaire est la même. Alors il faut résister à la tentation d’être transformé en chien de Pavlov sous prétexte de défense de la liberté d’expression. Vous savez, ce chien tellement conditionné qu’il salivait avant même qu’on le nourrisse. Le chien salivait à voir le plat où on mettait la nourriture ou la personne qui la lui donnait. Et donc, la nourriture pouvait être, en fait, de la merde, il salivait quand même. Et bien, pour certains l’expression « liberté d’expression » fonctionne comme un réflexe conditionné et ils refusent de regarder s’il s’agit de merde intellectuelle. Non de même que l’on critique des idées sans attaquer les personnes, on doit défendre les personnes sans renoncer à attaquer les idées nauséabondes. Les inconditionnels de Redeker écriraient-ils, si Faurisson (l’auteur révisionniste) était menacé par fou : « Quelles que soient ses idées.. .» ? Moi pas. |