21/07/2008
FEMME NUE, EN BURKA, VERITE, HERESIE, INTEGRISME
(d’âge mental !)
Remarque préalable : quand on travaille sur des représentations sociales, on travaille sur des stéréotypes. Et notamment des stéréotypes concernant « la » femme. Cela ne signifie aucunement qu’on les adopte, au contraire et le seul fait de les exposer opère une distanciation, à condition de ne pas lire le récit au premier degré. Il en est de même des propos sur « l’intégrisme » : ils tentent de sortir des stéréotypes sociaux. Si on est soi même imprégné de ces stéréotypes, on ne peut rien y comprendre.
C’est pourquoi cette Note s’adresse exclusivement aux personnes de plus de dix-huit ans d’âge mental. Les autres sont cordialement invités à allumer leur poste de télévision. Ils y trouveront, certes, des émissions « déconseillées aux moins de 18 ans », mais qu’ils se rassurent : l’âge mental n’est, là, nullement en cause.
Parfois, j’ai défini la laïcité comme une tension entre liberté de conscience et liberté de penser. Les deux ne connotent pas la même chose. Cette tension existe à un niveau public Ce que l’historien Claude Nicolet appelle la « laïcité intérieure » constitue une tension interne à l’individu, qui présente des similitudes et des différences. De cette laïcité intérieure on ne parle presque jamais, comme si dans cette société prétendument transparente, elle faisait partie de l’indicible.
Alors j’émets une hypothèse (qui va peut-être devenir le feuilleton de l’été du Blog)[1] : la liberté de penser se trouve en rapport avec l’agnosticisme ; la liberté de conscience avec la croyance (celle-ci ne concerne pas que la religion). Et la tension entre les 2 donne des « vérités hérétiques » : deux termes (vérité et hérésie) qui semblent contradictoires et sont, tous les deux, aujourd’hui, en déficit d’emploi social (on ne parle plus guère ni de « vérité », ni d’ « hérésie »)
Historiquement pourtant, l’Occident a été très longtemps obsédé par la vérité, et donc aussi obsédé par l’hérésie. On (« on » = le pouvoir institutionnel) prétendait détenir la vérité, à partir de là on pourchassait l’hérésie et les hérétiques. Maintenant, autant on se gargarise des « valeurs » (moralisme) que l’on met souvent sous le boisseau le reste du temps, des « racines » (repli identitaire) alors que la « tradition » sera souvent considérée comme routine, autant le terme de « vérité » n’apparaît plus.
Ainsi, contre un certain islam on défend la « valeur essentielle » de l’égalité homme-femme (Conseil d’Etat dixit), les « racines essentiellement chrétiennes » (Sarkozy dixit) qui font notamment refuser l’entrée de la Turquie en Europe).
On a quitté la prétention explicite à la « vérité », on ne pourchasse plus les « hérétiques » qui la mettrait en cause, mais on pourfend les « intégristes ». Ces derniers sont socialement très mal vus car ils prétendent explicitement (et le plus souvent avec dureté) détenir la vérité, de plus sans s’appuyer sur une institution légitime.
Le sociologue Jean-Paul Willaime affirme que les « intégristes » sont devenus les hérétiques de notre époque. En tant que contestataires pourchassés, ayant moralement très mauvaise réputation, effectivement. Mais « intégristes » et « hérétiques », comme figures typiques, ne coïncident pas, même s’il existe certaines analogies, même si des individus concrets peuvent comporter des traits de l’une ou l’autre figure (nous en reparlerons).
Dressons leur portrait robot : L’hérétique mettait en question des vérités trop sûres d’elles-mêmes et donc dominatrices. L’intégriste conteste le flottement généralisé du sens, tel qu’il s’impose socialement et médiatiquement, qui veut tout réduire à sa logique de l’équivalence, à son flou confus, voire à un n’importe quoi.
L’intégriste, même récent, même nouveau, se tourne vers le passé, il veut maintenir ou retrouver des vérités en déclin ou perdues, il les réinvente à sa manière. Il doit les prôner de façon d’autant plus absolue qu’elles ne disposent plus d’évidences sociales, de larges assises, de mille moyens pour se mélanger à l’air que l’on respire. C’est pourquoi sa contestation de l’ordre établi risque toujours de devenir fanatisme.
L’intégriste court ainsi le risque de voir l’or se changer en plomb, de ne posséder que des vérités devenues folles. Cependant, réinventer le passé, peut constituer un levier pour contester le présent, trouver du nouveau.
C’est pourquoi, même si on est amené à combattre politiquement l’intégriste : il veut nous imposer des vérités devenues folles (le créationnisme, vérité symbolique devenue folie scientifique), il faut se garder de le diaboliser le stigmatiser.
On peut bénéficier, en opérant un travail de décryptage, de désabsolutisation, de l’étincelle de vérité que l’intégriste, par sa mise en question des dominations présentes, a emprisonnée en la ligotant dans un ensemble de certitudes.
L’hérétique, invente l’avenir, même quand il se le représente de la même manière que l’intégriste, sous la forme d’un passé fondateur. On devient un « hérétique » dans un mouvement de rupture avec les vérités établies. La dynamique fondamentale de l’hérétique consiste à prendre distance avec les vérités dominantes, abîmées par trop d’usages, salies par des pratiques trop contraintes, habillées par des compromis qui ne se sont pas nommés tels. L’hérétique est un déçu de la vérité établie. Il quitte les chemins balisés où les institutions pensent pour lui et ses semblables. Il devient un solitaire pour rechercher une vérité plus rayonnante.
Ce n’est nullement un hasard si l’on représente iconographiquement la vérité comme une jeune femme nue : absence d’artifice, absence de pouvoir (en ce temps là, les femmes…), jeunesse, beauté, re-naissance mais aussi posture socialement inacceptable : on ne doit pas être publiquement nu.
C’est pourquoi il s’agit d’un surgissement et non d’un état. La vérité sort du puits où elle se trouvait cachée à l’abri des regards. Comme le soleil, on ne peut contempler sa ravissante nudité que l’éclair d’un très bref instant. Très vite, elle doit à nouveau être dérobée à la vue de tous. Il faut absolument la couvrir. Elle ne peut exister socialement nue.
Historiquement une femme (qui n’est pas de « mauvaise vie ») ne peut être intégralement nue qu’intimement et pour un seul homme. Pour pouvoir devenir cet homme là, il faudra la conquérir. Tâche aussi difficile que la conquête du Graal, avec mille obstacles à franchir, mille adversaires à affronter, mille pièges à déjouer.
Entreprise folle : l’hérétique a la folie de l’amoureux : son obsession lui fait perdre le sommeil, l’empêche de se consacrer aux taches ordinaires, socialement nécessaires, le rend insupportable.
Entreprise socialement illégitime : l’hérétique n’a nul besoin de chercher la vérité puisqu’elle se trouve déjà établie, portée par les pouvoirs et les institutions, en premier lieu, historiquement, par l’institution Eglise. Mais, ensuite, Ecole, Médecine et autres institutions ont su, au temps de la modernité triomphante, prendre le relais.
Or l’hérétique sait bien que cette vieille femme (je vous avait prévenu, nous sommes dans la lecture de représentations sociales) très vêtue et acariâtre, ne saurait être l’éblouissante jeune femme entre aperçue, comme dans un songe, dans son éclatante nudité. Il a l’intuition que la vérité est ailleurs et qu’il faut la chercher hors des chemins battus, en s’écartant des voies tracées.
Et l’hérétique peut ainsi, parfois (beaucoup se sont perdus en cours de route…), parvenir au puits où la vérité émerge. Il peut découvrir le lieu où la vérité se niche, contempler, le cœur battant la chamade, l’objet de son désir. Instant sublime, béni des dieux.
Mais le temps prend sa revanche et l’hérétique se trouve guetté par différents destins. Pourchassé par la meute des chiens lancés à sa poursuite, il peut se trouver rattrapé, fait prisonnier. Tandis que des larbins se dépêcheront de recouvrir cette vérité trop nue pour être décente, il subira son châtiment : beaucoup de bûchers allumés, mais aussi de guillotines (Olympe de Gouges,…).
L’ordre établi peut aussi, faute de débusquer l’hérétique, se montrer plus civil : la vérité toute nue, dites-vous, comme c’est intéressant : venez nous raconter cela. Ainsi Jean Hus obtint un sauf-conduit pour s’expliquer devant le concile de Constance. Monstrueuse hypocrisie : quand on l’eut à sa disposition, on le mit à mort.
Mais l’hérétique n’a pas toujours un sort aussi tragique. Il peut arriver à être hors d’atteinte, se trouver protégé. Il va vouloir alors faire durer l’éblouissement inoubliable, le faire partager aussi. Mais la vérité ne peut exister dans une nudité permanente, elle ne peut être ainsi livrée au regard collectif. Alors l’hérétique va plus ou moins vêtir la belle jeune femme : à demi-nue, elle devient plus présentable : Luther. Et si elle en montre encore trop, il acceptera que d’autres lui tendent un nouvel habit : Mélanchthon et le « compromis » de la Confession d’Augsbourg.
L’hérétique peut aussi se mettre en colère : trop de regard impudiques, de sourires graveleux, de gens indignes de la vérité. Alors l’hérétique va imposer sa vérité, habillée de pied en cap, contre les immoraux et les corrompus. Savonarole à Florence. Nous ne sommes plus loin de l’intégrisme.En effet, l’hérétique a du se durcir pour devoir se convaincre lui-même qu’il lui fallait quitter la route commune. Il a du se persuader, seul contre tous. Conférer une valeur immense à sa quête, une valeur frisant l’absolu puisqu’il lui a tout sacrifié. Dans l’hérétique, se trouve donc un intégriste qui sommeille,… et peut se réveiller. Inversement, dans l’intégriste qui a contesté le flottement généralisé du sens, se niche un hérétique que le durcissement du sens, la dévalorisation des autres, a endormi. Comment le réveiller ?
Je vous avais prévenu : il s’agit de figures type. Les personnages eux-mêmes peuvent emprunter des traits à chacune des figures. L’hérétique et l’intégriste peuvent constituer des figures opposées (nous en reparlerons dans une autre Note) ; alors même que les personnages peuvent (eux) être fort proches, voire même échanger leur rôle.
Autre temps, autres mœurs. Aujourd’hui, nul n’est besoin aujourd’hui de partir à la conquête d’une belle jeune femme à la nudité radieuse. Le monde de la communication de masse vous en offre à la tonne, en veux-tu, en voilà. Mais alors la jeune femme nue, n’est plus la vérité. Elle est devenue message publicitaire, stratégie commerciale. Elle n’est plus radieuse, elle est aguichante.
La société de la transparence, de la transparence obligatoire et trompeuse car hâtivement produite, vous offre des femmes nues à la pèle. Elle en fabrique à la chaîne, elle les calibre. Mais ne soyons pas dupes : ces dames ne sont certes pas dans le costume de leur naissance. Elles ont les hanches refaites et les seins siliconés. Elles sont devenues de simples artefacts. Pas vraiment nues, simplement « à poil ». Poupées gonflées et jetables. Produits de consommation courante.
A la nudité transgression émerveillement, œuvre d’art, source d’émotion esthétique et sensuelle, succède la nudité habitude, tristounette, et que nous ne voyons même plus.
La société de la transparence produit des être transparents, nus parce que sans corps personnel.
L’ordre établi d’hier se hâtait de couvrir toute nudité véridique ; l’ordre établi d’aujourd’hui se hâte de déshabiller toute liberté vestimentaire. Le geste semble opposé ; la structure est la même : le conformisme social, l’uniformisation obligatoire, le « je pense pour vous ».
Et l’on s’étonne, et l’on s’indigne que la contestation sociale prenne la forme de femmes en burka ! Mais, malheureusement, ce qui nous arrive possède une impeccable logique. Chaque société a les contestataires qu’elle mérite.
(à suivre)
Ps: Je recommande la Note du 11 juillet de http://blogdesebastienfath.hautetfort.com : "On enquête à Lourdes: le rôle à double tranchant de l'institution".
Au commentateur qui regrette de ne pas trouver de traduction anglaise de mes livres (contrairement à d'autres langues): vous avez (mais ce n'est pas très facile à trouver et la traduction n'est pas toujours,... disons parfaite) une version anglaise de mon ouvrage La laïcité quel héritage? dans Rajeev Bhargava (ed), Secularism and its critics Oxford University Press, 1998 (2° edit; Paperbacks 1999). Plusieurs articles ont été publiés dans des revues, notamment un en 2008 dans l'édition anglaise de Diogene (la revue de l'UNESCO). Un livre groupant différents articles déjà publiés en anglais est en cours de discussion avec un éditeur. Mais la parution ne se fera pas avant 2009.
[1] Je ne sais, tout dépendra de l’inspiration, du fait que j’aurai ou non des choses nouvelles à dire par rapport à des précédentes Notes sur le sujet agnosticisme et croyance.
13:40 Publié dans POINT DE VUE | Lien permanent | Commentaires (1)