09/05/2007
L'IDENTITE NATIONALE NE DOIT PAS ETRE LIEE A L'IMMIGRATION
Donc Nicolas Sarkozy a gagné l’élection présidentielle et il se prépare, selon sa formule à « faire ce qu’il a dit » après avoir « dit ce qu’il allait faire ». Que l’on soit d’accord ou pas avec ses propositions, rapprocher le « dire » et le « faire » est effectivement un moyen de redonner force et légitimité à la politique.
Mais l’on sait bien aussi que le passage du « dire » au « faire » induit forcément des inflexions. Le quotidien Le Monde vient de publier (n° du jeudi 10 mai) un cahier spécial rappelant les « engagements » du candidat (qui devient président) « dans les principaux domaines de la vie publique, politique, économique et sociale ». Et le journal prévient ses lecteurs qu’ils « seraient bien avisés de conserver » le dit dossier « pour faire le bilan à la sortie ».
Le Monde semble raisonner en termes de promesses qui risquent de ne pas être tenues. Mais, soyons optimistes !, on pourrait aussi espérer que des craintes ne seront pas forcément réalisées : le pire n’est pas toujours sur ! Pour moi, une crainte actuelle est l’annonce d’un ministère de « l’immigration et de l’identité nationale ». J’entends bien que cette annonce comportait un aspect tactique : attirer des électeurs du Front National et réaliser à son égard quelque chose d’analogue à ce qu’avait effectué Mitterrand avec le Parti Communiste.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette comparaison. Mais peu importe, mon propos consiste à examiner l’idée contenue dans le projet de création d’un tel ministère, puisqu’il va voir le jour d’ici peu.
Sarkozy a défendu son projet en affirmant à plusieurs reprises que l’on pouvait « parler d’identité nationale sans être nationaliste ». Là, je suis d’accord. Il me semble même important de réfléchir à ce sujet. Mais d’abord, pourquoi un ministère ? Et surtout : pourquoi réduire la question de l’identité nationale à l’immigration ? Cela signifie implicitement qu’elle est évidente pour les Français dit « de souche », et problématique pour les immigrés.
Sarkozy cite volontiers l’historien Marc Bloch disant qu’un Français doit à la fois vibrer à l’évocation du baptême de Clovis (vers 596 ; événement fondateur des « racines » dites chrétiennes de la France) et à l’évocation de la Fête de la Fédération (14 juillet 1790 ; événement fondateur de la France moderne). Pour Marc Bloch, il s’agissait de prôner la réconciliation des « deux France », La France « fille aînée de l’Eglise (catholique) » et la France, fille de la Révolution.
Bloch fait référence au « conflit des deux France », à la tension qui existe en France entre l’Etat et la nation. L’Etat est une réalité ancienne en France et il s’agit d’un Etat unifié, qui se veut fort, centralisé. On a parlé de « monarchie absolue » puis de « jacobinisme » pour signifier cette volonté de primauté de l’Etat. Odile Rudelle y ajoute une expression intéressante, celle de « République absolue ». Par contre, la nation française s’est beaucoup divisée quant à la conception de son identité et la laïcité a constitué un enjeu primordial dans ce conflit identitaire.
En effet, par suite d’un processus qui n’était pas inéluctable (après tout l’Assemblée qui a rédigé la Déclaration des droits de l’homme comportait une majorité de catholiques et 25% de ses membres étaient des membres du clergé) un conflit entre catholicisme et révolution ne tarda pas à se développer. Ce conflit, violent (et connu), va engendrer deux mémoires opposées concernant la période révolutionnaire et deux conceptions divergentes d’envisager la place de la religion dans l’Etat-nation.
Bonaparte, de 1801 à 1804, avec le Concordat, les Articles organiques qui instaurent (sous la surveillance de l’Etat) un régime pluriel de « cultes reconnus » (aspect significativement sous estimée par l’historiographie française, qui demeure marquée par la culture catholique ambiante, au-delà des convictions propres des historiens) et le Code civil (qui ne fait pas mention de la religion), veut, sous son autorité (déjà), réconcilier les « deux France » en conflit. Très schématiquement, le compromis qu’il élabore est le suivant
- la loi est laïque mais la morale est religieuse,
- il existe une liberté de conscience et de religion mais le catholicisme est reconnu comme « la religion de la grande majorité des Français » (expression qui figure dans le Concordat).
Ce compromis est aspect important de ce que j’appelle le premier seuil de laïcisation. Mais il demande un pouvoir stable et fort pour pouvoir être mis en œuvre avec succès. En effet la déchirure créée par la révolution a été profonde et a laissé de nombreuses traces. Or le XIXe siècle français voit se succéder une bonne demi douzaine de régimes différents, comportant des orientations diverses, notamment en matière de politique religieuse. Dans un contexte aussi instable, le conflit des « deux France » ne pouvait pas s’éteindre. Et, de fait, malgré des moments apaisement, il s’avéra récurrent tout au long du XIXe siècle.
Ce conflit n’a nullement opposé « croyants » et « incroyants ». En 1872, dernier recensement qui comporte la mention de la religion, seulement environ quatre-vingt mille personnes s’affirmaient « sans religion », dans une France de trente six millions d’habitants. Plus judicieusement, les historiens (comme je viens de le dire) le qualifient généralement de « conflit des deux France », mais sans explicitement tirer les conséquence d’une telle appellation. Or il s’agit d’un conflit de « deux France », c’est parce qu’il met en jeu deux visions, deux représentations de la France, deux conceptions de l’identité nationale. Nous voilà en plein notre problème.
Pour un catholicisme militants, et notamment le « catholicisme intransigeant, la France doit retrouver une identité catholique officielle, supprimée par la néfaste révolution. La France doit retrouver sa continuité avec ses siècles séculaires de christianisme romain (car c’est cela qui distingua Clovis des autres chefs « barbares » partisans de « l’hérésie » aryenne), elle doit de nouveau être la « fille aînée de l’Eglise » (catholique, cela va sans dire), le catholicisme est « l’âme » de la France. D’ailleurs les « sans religions » et les minorités religieuses étant des micro minorités (moins de cent mille juifs, autour de sept cent, huit cent mille protestants), le catholicisme représente non seulement la « grande majorité » mais, en réalité, la quasi-totalité des Français, c'est la religion de la Nation..
Cependant, cette vision ne tenait pas compte du fait que les 97% de Français catholiques avaient un rapport très diversifié au catholicisme. Beaucoup d’entre eux souhaitaient bénéficier de ce que l’on appelait, à l’époque, les « secours de la religion » sans, pour autant, forcément obéir aux normes morales et adhérer aux dogmes religieux et surtout (car c'était plus concret!) aux règles morales du catholicisme.
Face à ce catholicisme militant, il existait, en fait, une large mouvance qui estimait, de façon raisonnée ou intuitive, que la religion était une affaire individuelle et non une dimension de l’identité nationale officielle. Pour eux, de façon explicitée ou plus implicite, l’identité nationale était façonnée par l’héritage de la révolution française, les valeurs de 1789, valeurs qui n’étaient pas seulement morales mais s’étaient concrétisées par la vente des biens nationaux et l’accès à la petite propriété d’une sorte de classe moyenne paysanne (pratiquant, du coup, un certain contrôle des naissances, pour ne pas diviser cette petite propriété en une ribambelle de descendants, et cette pratique « de l’amour à semence perdue » était désavouée par l’Eglise catholique) . Il s’agissait donc d’une référence à la révolution, débarrassée de ses aspects extrêmes et notamment des scories de la Terreur (qui, dans l’autre perspective, celle de la France nation catholique, faisait partie de la nature même de la révolution).
Dans cette large mouvance, se retrouvaient, outre la plupart des « sans religions » et beaucoup de membres de minorités religieuses, nombre de catholiques parmi ceux qui avaient avec leur institution religieuse des rapports de proximité et de distance. Jules Ferry dira que ses électeurs sont à la fois attachés à la République et à leurs processions (religieuses).
Alors, bien sur, je schématise beaucoup, il faudrait aussi parler des nombreux conciliateurs, distinguer des sous-groupes, différencier des périodes de calme (voire même de cours moments de réconciliation entre les deux France, comme le tout début de la Seconde République, en février 1848 quand les prêtres bénissent les arbres de la liberté et que les insurgés s’agenouillent devant le Saint Sacrement) de période où le conflit se ravive. Mais, il s’agit pour moi de rendre compte de ce conflit socio-historique sur l’identité nationale et non de retracer toute l’histoire de la France au XIXe siècle. Je peux donc m’en tenir là, en précisant, toutefois, qu’un certain basculement s’est produit :
- la période 1815- 1830, qualifiée de « restauration » constituait un moment favorable pour redonner une identité catholique à la France. Il est d’autant plus intéressant de constater que ce fut rapidement un échec ;
- après l’Origine des espèces de Darwin (1859), La vie de Jésus de Renan (1862), le choc du Syllabus (1864, où le pape désavoue les « libertés modernes ») et, d’une façon générale, l’évolution du climat socio-culturel en Europe occidentale dans la seconde moitié du XIXe siècle (partout on laïcise peu ou prou), il devenait archaïque de tenter à nouveau de donner une identité catholique institutionnelle à la France. Il apparaît d’autant plus significatif que dans le climat de la défaite face à la Prusse et du choc de la Commune, la tentative en fut faite dans les années 1870 par ce que l’on a appelé « l’Ordre moral ». (mais là aussi ce fut un échec qui a engendré le relatif anticléricalisme d’Etat des débuts de la IIIe République)
Ce conflit sur l’identité nationale était indissolublement politique et symbolique. Dans ce contexte, la « R »épublique ne fut pas simplement considérée comme un régime politique, « celui qui nous divise le moins » affirmait Thiers juste après la guerre de 1870, mais comme Le régime qui, reprenant l’héritage de la révolution française, construisait une France sans identité religieuse institutionnelle. On a pu croire qu’il s’agissait d’un conflit entre monarchie et république, mais là n’était pas le fond de l’affaire. C’est d’ailleurs pourquoi, même après le ralliement des catholiques à la république, ralliement impulsé par Léon XIII en 1892, les catholiques militants ne furent pas vraiment considérés comme de ‘vrais’ républicains dans la mesure où ils ne renonçaient pas à l’identité catholique de la France : le quotidien La Croix (qui alors était un journal de combat au service du catholicisme intransigeant), avait adopté le drapeau tricolore en ajoutant, dans la partie blanche, une représentation du Sacré-cœur.
En fait, le conflit pour ou contre les lois laïques, la laïcité était un conflit frontal puisqu’il mettait en jeu la représentation que chacun avait de la France.
La récurrence du conflit des « deux France », durant tout le XIXe siècle, rendait caduque le compromis élaboré par Bonaparte. Les mesures les plus importantes de laïcisation, mesures fondatrices de ce que l’on a significativement nommé la « laïcité républicaine », peuvent être interprétées comme le dégagement effectif de toute identité religieuse institutionnelle de la France.
La laïcisation de l’école publique, en 1882, rend caduque le rôle de socialisation morale attribué par l’Etat aux « cultes reconnus », et principalement au catholicisme. Désormais, la socialisation morale effectuée par les religions (et surtout le catholicisme) devient institutionnellement facultative. Au nom de l’Etat, l’école publique dispense une autre socialisation morale qui se veut sans fondement transcendant. C’est la morale laïque (j’ai raconté cela dans mon livre La morale laïque contre l’ordre moral, à partir d’une étude sur les cahiers d’écoliers de cette époque)
Mais la laïcisation n’est jamais absolue et les tentatives de certains militants laïques d’instaurer le monopole de l’enseignement d’Etat échoueront. Il existera donc, malgré les mesures prises « deux écoles » (l’école publique laïque et l’école libre catholique, car les protestants avaient renoncé à leurs propres écoles), et donc prétendra-t-on « deux jeunesses » qui ne peuvent se comprendre puisqu’on leur enseigne deux visions différentes de la France (et notamment de l’événement fondateur de la France moderne : la révolution française). Les conflits de la laïcité perdureront donc au XXe siècle, au niveau de l’école, même quand le problème sera officiellement réglé au niveau de l’Etat-nation par la séparation de 1905.
La séparation des Eglises et de l’Etat, malgré ce que l’on prétend parfois, n’est pas l’émancipation de l’Etat par rapport aux Eglises. Depuis le début du XIXe siècle l’Etat était globalement laïque de façon stable, et la laïcisation de l’école publique avait complété ce caractère laïque. Ce qui se joue principalement, avec la séparation, c’est la fin du lien concordataire qui donnait un statut (semi) officiel au catholicisme. Celui-ci n’est plus considéré officiellement comme « la religion de la grande majorité des Français », il devient (sur un plan officiel, dans la réalité sociale il reste naturellement très largement majoritaire) une croyance privée au même titre que les autres croyances. L’identité de la France est institutionnellement véritablement laïcisée, même si des traces historiques de ses origines catholiques en sont conservées (comme certains jours fériés comme l’Ascension, la semaine prochaine. Il n’y a là rien d’évident : ce jour n’est pas férié en Italie). C’est le second seuil de laïcisation.
On peut comprendre que des catholiques aient vécu douloureusement cette rupture qui mettait fin au Concordat, au système des « cultes reconnus » (mais ce pluralisme là, ils le minimisaient) et au rêve d’une France « nation catholique ». Je crois que c’est cela l’enjeu principal de la séparation. Mais, peu à peu, certains catholiques s’aperçurent aussi que cette rupture libérait leur Eglise d’un étroit contrôle régalien lié aux Articles organiques.
Un accord fut trouvé avec le Saint Siège en 1923-1924 et il fut suivi par la condamnation du national catholicisme de l’Action française par le pape en 1926. Cela est très significatif car Maurras (la tête de l’AF) était agnostique mais il était le chantre de l’identité catholique de la France : pour lui elle était indispensable pour éviter le désordre introduit par les trois R : Réforme, Romantisme, Révolution.
Cette condamnation favorisa un processus d’acclimatation (déjà engagé) de catholiques, même militants, à la laïcité. Le régime de Vichy (qui collabora avec l’Allemagne pendant la seconde guerre mondiale) n’alla pas très loin dans la remise en cause de ce second seuil de laïcisation, même s’il tenta de le faire. Et, en 1946, la constitutionnalisation de la laïcité montra que l’identité laïque de la nation devenait un bien commun. L’affirmation par la Constitution que « la République est (…) laïque » fut faite par un gouvernement d’union qui groupait des partis de gauche (communiste et socialiste) et le MRP, parti d’obédience démocrate chrétienne.
Pourtant, comme je l’ai déjà signalé, le conflit des « deux France » n’était pas tout à fait éteint. Il se focalisait sur l’école (l’école étant, en France, l’institution par laquelle l’Etat pense pouvoir éduquer la nation). Plus spécialement alors le conflit se focalisa sur le subventionnement public des écoles privées, catholiques à 90% (environ).
Après d’autres mesures prises dans les années 1950, la loi Debré créa, en 1959, une relation contractuelle où ces écoles furent très fortement subventionnées. La tentative des laïques militants d’unifier les deux systèmes scolaires, après la victoire de François Mitterrand à l’élection présidentielle de 1981, fut désavouée par la majorité de l’opinion publique. Pourquoi ? A mon sens, parce que suite à l’obligation de suivre le même programme que l’école publique, instaurées par la loi Debré et aussi suite à l’évolution interne de l’Eglise catholique, marquée notamment par le Concile de Vatican II, l’école privée catholique n’apparaissait plus comme enseignant une autre France et socialisant à des valeurs divergentes de celle de la République laïque. La majorité de l’opinion publique a clairement indiqué, qu’à ces yeux, le conflit des « deux France » était terminé et que, désormais, la laïcité devait être un bien commun à ceux qui avaient fait partie des deux France. Le conflit sur l’identité nationale se termine donc dans les années 1980 (avec une queue de conflit en 1994). E t comme par hasard c'est d'ailleurs à ce moment là que l'on va parler de la laïcité comme "exception française" et développer une conception identitaire de la laïcité.
(à suivre)23:05 Publié dans Laïcité et crise de l'identité française | Lien permanent | Commentaires (3)