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07/02/2009

INTERCULTURALISME ET LAÏCITE

Chers Internautes,

Vous trouverez ci-joint le texte d’une présentation de mon livre Une laïcité interculturelle, Le Québec avenir de la France (L’Aube), faite au Sénat devant le 3 février dernier, devant les membres des deux groupes du Sénat : France-Canada et France-Québec.

Je vous la livre telle quelle. Il me semble intéressant de vous donner une tentative de résumer en quelques pages les (hypo)thèses de l’ouvrage. Bien sûr cela donne lieu à des raccourcis : c’est la vie !

Ensuite, j’ai toujours très mal au dos (cf. depuis de la Note du 18 janvier) et, du coup, j’économise le plus possible le temps passé à l’ordinateur. Mais ne vous inquiétez pas, je vous reviens en pleine forme, dans une semaine, pour une nouvelle Note !

 

 

M. le Président, Mmes MM les sénateurs ? Mesdames, Messieurs

 

Permettez-moi, tout d’abord, de vous remercier très chaleureusement, Monsieur Cléach, pour votre très aimable présentation. Je remercie également les Groupes France-Canada et France-Québec du Sénat et, avec vous, M. le premier Ministre Jean-Pierre Raffarin, pour m’avoir fait l’honneur d’organiser ce dîner-débat. Le dialogue entre des représentants du peuple, des responsables politiques et des universitaires, des chercheurs me semble particulièrement important et le Sénat constitue un lieu privilégié pour l’entreprendre.

 

Je voudrais rappeler d’ailleurs que, le 9 décembre 2005, cent ans jour pour jour après la promulgation de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, était présentée, ici, au Sénat, une Déclaration universelle sur la laïcité au XXIe siècle, signée par 250 universitaires d’une trentaine de pays.

Cette Déclaration définissait la laïcité comme l’harmonisation de trois principes :

Premièrement, le respect de la liberté de conscience, incluant la liberté de religion et de conviction.

Deuxièmement, l’autonomie du politique et de la société civile à l’égard des normes religieuses et philosophiques particulières, ce qui induit la séparation des sphères.

Troisièmement l’égalité de tous dans l’exercice de leurs droits, ce qui implique le refus de toute discrimination.

La laïcité, ainsi conçue, affirmait la Déclaration, constitue « un élément clef de la vie démocratique » et elle « peut exister dans des conjonctures où le terme n’a pas été traditionnellement utilisé. »

 

« Elle peut exister dans des conjonctures où le terme n’a pas été utilisé » : c’est exactement ce que pensait Aristide Briand, en présentant, en 1905, la loi de séparation devant l’Assemblée Nationale.

S’il considérait la France de son temps, avec son régime de « cultes reconnus » comme un pays de « demi laïcité », il mentionnait, en revanche, le Canada parmi les pays où la laïcité était établie car aucune Eglise n’y possédait de caractère officiel.

L’affirmation, il y a un siècle, d’une laïcité canadienne peut surprendre. Cet étonnement provient, en fait, d’une confusion fréquente entre laïcisation et sécularisation.

Cette dernière notion -la sécularisation- indique l’éloignement de la culture commune d’une société, d’un groupe par rapport à la religion.

Bien sûr, laïcisation et sécularisation ne sont pas sans liens. Il importe cependant de les distinguer : il existe une religion officielle au Danemark, pays pourtant très sécularisé. Inversement la Turquie est constitutionnellement laïque, mais moins sécularisée que le Danemark.

 

Au Canada, une séparation de fait a existé de façon précoce, dans une société où la culture commune était imprégnée par la religion.

Au Québec, notamment, le catholicisme est resté culturellement hégémonique jusqu’à la Révolution Tranquille ; il constituait un élément essentiel de l’identité canadienne française, un facteur clef de ce qui était appelé « la Survivance ».

D’ailleurs si le droit canadien était, pour l’essentiel, laïque, certaines institutions ne l’étaient pas. Ainsi l’école publique québécoise est restée longtemps confessionnelle.

Dans les années 1960 et 1970, il s’est produit un effondrement très rapide de cette culture catholique et la « survivance » fut remplacée par un projet politique de modernisation de la société québécoise puis par l’espoir d’un établissement d’une souveraineté nationale.

Ce rejet de l’hégémonie catholique s’est effectué avec une virulence comparable à celle de l’anticléricalisme français du XIXe siècle, mais dans des conditions très différentes car, dans le sillage de Vatican II, des élites issues du catholicisme ont participé à cette nouvelle identité québécoise.

Il ne s’est donc pas produit un conflit de deux Québec, analogue au long conflit des deux France. Ainsi le processus de laïcisation de l’école québécoise s’est opéré seulement de 1997 à 2008.

Au Québec, la sécularisation a donc été plus manifeste que la laïcisation et il s’agit déjà d’un aspect très intéressant pour nous Français car, chez nous, les conflits liés à la laïcité cachent les mutations en cours de la sécularisation qui constituent alors un véritable point aveugle.

 

Si la sécularisation est devenue une réalité massive dans le Québec de ces dernières décennies, elle subit aujourd’hui un triple désenchantement.

Le premier désenchantement est produit par la panne du projet souverainiste après les deux referendums perdus.

Certes, il y a eu des acquis dans la défense du français et la reconnaissance d’une nation québécoise. Mais ces acquis, effectués dans le cadre du Canada, contribuent à rendre la culture politique souverainiste moins attractive.

Désenchantement spécifique au Québec pourrions nous penser. Je n’en suis pas sûr. Une certaine analogie peut être faite avec les déconvenues de la construction de l’Europe, le referendum perdu en 2005, sans que, pourtant, le fameux « plan B » invoqué alors relance cette construction européenne. D’un côté comme de l’autre, le politique se trouve en manque d’utopie dynamique et mobilisatrice.

 

Les deux autres désenchantements sont communs à nos deux nations, même si le contexte est fort différent.

D’abord la croyance dans la conjonction du progrès technique et du progrès du bien être s’effondre.

Les interrogations sur le réchauffement climatique, la raréfaction de l’énergie fossile, les atteintes à la biodiversité, les maladies nosocomiales, les problèmes de la biotechnologie,… montrent les aspects plurivoques, voire contreproductifs de la puissance technique.

Au même moment, la globalisation des échanges, la montée rapide de pays émergents rendent beaucoup plus difficiles la progression du bien être dans les pays occidentaux.

Or la sécularisation a constitué, en partie, en un transfert de croyances sociales de la possibilité d’un bonheur dans l’au-delà (le paradis) à un bonheur dans l’ici bas : les Lumières, les Révolutions américaine et française se sont fondées sur la légitimité de la poursuite du bonheur.

 

Ensuite, troisième désenchantement, si la laïcité signifie que la société n’impose plus des croyances aux individus qui la composent, mais remet à la liberté de chacun la responsabilité du choix de ses convictions personnelles, la sécularisation, elle, a propagé, chez les individus eux mêmes, une certaine indifférence en matière de croyances personnelles. Même la plupart des croyants ont intériorisé un certain degré de sécularisation.

 

Or, l’aspect de plus en plus pluriculturel de nos sociétés, les flux migratoires importants notamment -au Québec plus de 40000 nouveaux venus chaque année sur une population d’environ 7 700000 habitants- produit un mélange entre des personnes ayant des rapports très différents avec la sécularisation.

Cela induit des frottements entre cultures. La crise des accommodements raisonnables que le Québec a vécu de 2006 à 2008 en est un exemple manifeste. Pour le moment constatons que la France n’échappe pas non plus à ces frottements culturels. Comment y faire face ?

Au Québec une Commission présidée par deux intellectuels, l’historien-sociologue Gérard Bouchard et le philosophe Charles Taylor, a rédigé un rapport d’une haute tenue. Je voudrais indiquer, en les prolongeant parfois, quelques pistes contenues dans ce document.

 

La première piste consiste à récuser trois attitudes qui conduiraient à des impasses.

 

D’abord une attitude moraliste et culpabilisante qui exigerait une sorte de sainteté de la part de la société d’accueil face aux migrants.

Il est normal que des frottements culturels se produisent, il est normal que la recherche de solutions donne lieu à des tâtonnements, qu’il ne faut pas confondre avec les inacceptables manifestations racistes ou discriminatoires. Il est normal aussi que le court terme ne puisse pas tout résoudre.

Il faut du temps pour arriver à une acclimatation réciproque. Face à l’instantanéité médiatique, il faut donc réhabiliter une temporalité politique et sociale.

 

La seconde attitude contreproductive consisterait en une politique essentiellement fondée sur la peur, l’idée d’une menace voire d’un complot contre nos sociétés. Une sorte de court-circuit se produirait entre les craintes que nous pouvons avoir quant à la situation internationale et notre regard sur les nouveaux membres de nos sociétés.

Sur 21 « affaires » qui avaient souvent fait la « Une » des médias, les enquêtes diligentées par Bouchard et Taylor ont montré que 15 avaient été gravement déformées.

Les Commissaires ont également conclu que la situation était maîtrisée.

J’ajouterai, concernant le contexte international, que, pour ma part, j’accorde un certain crédit aux analyses d’Emmanuel Todd et Youssef Courbage montrant qu’un processus de sécularisation est en cours dans les sociétés musulmanes et que l’extrémisme islamiste est une réaction d’arrière garde face à ce processus.

 

Enfin Bouchard et Taylor, en proposant l’appellation « Québécois d’origine canadienne française », insistent sur le fait que ceux qui forment un ensemble, certes majoritaire, ne peuvent plus faire comme s’ils constituaient la totalité de la société.

Ils doivent veiller à distinguer leurs propres attaches culturelles des principes communs de la société politique, cela pour ne pas imposer une sorte de communautarisme majoritaire.

 

C’est pourquoi, autre piste, Bouchard et Taylor proposent de développer deux perspectives où le Québec se trouve déjà engagé : l’interculturalisme et la laïcité. Il me semble possible de lier étroitement ces deux voies en parlant d’une « laïcité interculturelle ».

Il existe déjà, au Québec, une nombreuse littérature sur l’approche interculturelle, littérature méconnue en France et qui aurait beaucoup à nous apprendre.

Dans le court temps qui me reste je retiendrais seulement quelques aspects.

 

D’abord le terme d’interculturalisme même met en garde contre une absorption du culturel dans le religieux.

La façon de considérer les rapports entre êtres humains, la conception de la vie et du bonheur, le rapport au temps et à l’espace peuvent diverger sans forcément être toujours liés à des références religieuses. En France, on a tendance aujourd’hui à l’oublier.

Ensuite, sans récuser l’identité spécifique des cultures, l’interculturalisme insiste sur leur interpénétration, sur l’interaction dynamique entre les cultures minoritaires, qui ne sont pas seulement les cultures des migrants, et la culture majoritaire.

Cela s’effectue grâce à des formations appropriées, par un ensemble de pratique de médiation mises en œuvre pour répondre à des problèmes de terrain, par une vision de la différence non comme une donnée naturelle de caractère statique, mais comme un rapport dynamique entre des entités qui se donnent mutuellement un sens et participent ainsi à un projet collectif commun.

 

L’interculturalisme, indiquent enfin les Commissaires, se construit sur « une tension entre le souci de respecter la diversité et la nécessité de perpétuer le lien social et les références symboliques qui le soutiennent ». C’est dans cette tension que prend sens l’accommodement raisonnable qui permet de dépasser l’alternative ruineuse du « tout ou rien » dans l’accueil des revendications de minorités.

La perspective de l’accommodement raisonnable provient de la prise de conscience que, dans une société pluriculturelle, une loi, un règlement, en étant les mêmes pour tous peuvent, de fait, créer des discriminations indirectes.

Les mesures raisonnables d’accommodement pour corriger ces effets discriminatoires ne doivent pas créer une contrainte excessive pour l’institution, l’entreprise ou l’Etat qui accommode, ou nuire au maintien de l’ordre public et à la protection des droits d’autrui.

Elles sont toujours accordées à un individu, sans jamais devenir un droit collectif.

 

La laïcité prônée par les Commissaires est définie comme « la combinaison d’une stricte neutralité des institutions et de la plus grande liberté possible des individus ». Elle ne doit pas être « rigide » précisent-ils et c’est pour cette raison que l’interculturalisme apparaît un garde fou contre ses dérives possibles, notamment la dérive d’une sécularisation obligatoire, indûment imposée au nom de la laïcité.

Intégrant l’interculturalisme, la laïcité québécoise a fait preuve d’inventivité en mettant en place, depuis septembre 2008, un enseignement de culture religieuse dont la France parle depuis plus de 20 ans sans jamais vraiment parvenir à le réaliser.

Mais si l’interculturalisme enrichit la laïcité, celle-ci s’avère également nécessaire à l’interculturalisme et elle constitue un grade fou face à une possible instrumentalisation communautariste ou intégriste de l’ouverture interculturelle.

La nécessité de clarifier les « balises » existantes a été un des enseignements de la crise de 2006 62008.

Un individu ne se réduit pas à une identité unique, il est porteur d’un ensemble pluriel d’identités en mouvement, riches d’une multitude de variables liées à sa trajectoire personnelle.

La laïcité doit veiller à ce qu’aucune identité ne puisse prétendre englober l’individu et l’empêcher de se construire une individualité, c'est-à-dire une résultante personnelle de ses diverses identités.

L’individualité peut se trouver étouffée de deux manières : soit par une uniformisation massifiée, soit par une emprise cléricale d’un groupe.

C’est pourquoi la construction de balises, valables d’ailleurs pour toutes les composantes de la société, loin de nuire à la pratique d’accommodement contribue à ce qu’elle atteigne son objectif. Les Québécois ne sont pas les seuls concernés !

 

Voie difficile, la laïcité interculturelle peut assumer le frottement des cultures en évitant le choc des civilisations. Laïcité roseau, laïcité passerelle, elle est, comme la démocratie, la plus mauvaise solution, exceptée toutes les autres.

 

 

 

 

31/01/2009

UNE LAÏCITE QUI SE NOURRIT D'"AFFAIRES"

Ce qu’est –ce que n’est pas la laïcité V

 

L’ « affaire » québécoise dite des « Vitres givrées »

 

Je terminais ma précédente Note en posant plusieurs questions, histoire de créer (si possible !) un petit suspens ! La première était « Comment en est-on arrivé là ? »

On peut expliciter cette question ainsi : pourquoi depuis 1989, la laïcité en France est invoquée, convoquée, etc à partir d’ « affaires », style les « affaires de foulard », mais aussi les affaires de piscine, ou l’affaire de la juge qui avait cassé un mariage parce que l’épouse avait menti sur sa virginité. Etc, etc.

Je rappelle (première Note du 29 décembre 2008), qu’avant 1989, la laïcité française ne fonctionnait pas à partir d’affaires.

On s’affrontait, depuis la seconde guerre mondiale, autour de la question des subventions publiques aux écoles privées (pour plus de 90% alors catholiques) et des lois qui permettait ces subventions : loi Marie, loi Barangé, et surtout loi Debré que certains laïques affirmaient « pire que les lois de Vichy » (jean Cornec).

 

Comment se construit socialement une « affaire » ? Telle est la question fondamentale d’une démarche de connaissance, d’une sociologie de la laïcité.

Pour y voir plus clair, je vous propose un petit détour par le Québec. Bien sûr, c’est une façon de rappeler à votre bon souvenir mon ouvrage Une laïcité interculturelle, le Québec avenir de la France (édit. de l’Aube).

Mais c’est aussi une manière concrète de redire que la laïcité n’est pas que française et qu’il y a des « conflits de laïcité » dans d’autres pays. Entre le Québec et la France il existe des analogies (l’analogie conjugue ressemblances et différences).

Je vais vous expliquer comment s’est construite l’affaire dite « des vitres givrées ». J’en parle assez longuement dans mon livre (p. 41 à 56). Mais rassurez-vous, je ne vais pas le recopier : il y a des choses indiquées dans le livre (notamment une fameuse interview dont, parait-il, on cause beaucoup dans certaines chaumières) dont je ne parlerai pas ici et inversement.

Ma Note sera un peu longue : j’avais d’abord pensé la couper en deux. Mais avec un écart d’une semaine vous risquiez perdre le fil de l’histoire. Et je crois que cette histoire est vraiment intéressante pour comprendre ce qui se passe depuis maintenant 20 ans.

Alors on y va ? Allons y.

 

L’affaire dite des « vitres givrées » a marqué le début d’une série d’affaires à la fin de 2006 au Québec. Victor Armony  (professeur de sociologie à l’Université du Québec à Montréal) indique à leur sujet :

« Quelques « cas » ciblé par les médias – pas plus d’une vingtaine au total durant les deux derniers mois de l’année [médiatiquement c’est beaucoup : un tous les 3 jours]ne concernaient, dans leur ensemble, qu’une proportion infime des millions de relations interculturelles qui ont lieu chaque jour à Montréal»[1]

En sociologie les interactions quotidiennes sont classiquement vues comme des formes de socialisation : Par exemple, un des pères fondateurs Georg Simmel parle de « toutes ces mille relations qui se jouent de personne à personne, brèves ou durables, conscientes ou inconscientes, fugaces ou lourdes de conséquences. (…) qui produisent la cohésion de l’unité sociale. (…) la prodigieuse solidité du tissu social »[2]

Que se passe-t-il alors quand, parmi ces innombrables interactions, quelques unes sont sélectionnées et deviennent socialement très visibles non plus comme élément de cohésion sociale mais en apparaissant porteuses de conflit de valeurs?

Comment une interaction devient-elle une « affaire » ?

 

Le point de départ de « l’affaire » dite des « vitres givrées » peut être résumé ainsi : des adolescents de la communauté juive hassidique de Montréal regardent ostensiblement des femmes en tenues légères qui font du sport dans un Centre de gymnastique qui se situe en face de la synagogue.

Le rabbin s’inquiète demande au directeur (qui accepte) de mettre des vitres givrées (du genre de celles que l’on trouve dans les salles de bain) payées par la communauté hassidique.

L’hassidisme est un mouvement religieux juif considéré comme très orthodoxe. Ses membres insistent sur la joie d’être en communion avec Dieu. Ils dansent et chantent beaucoup.

Très pudiques, ils s’habillent toujours de façon très couverte. Les femmes mettent des jupes qui cachent totalement leurs jambes  et portent des perruques.

La pose de vitres givrées a fait scandale. Elle a été majoritairement considérée comme un « choc de valeurs » où se trouve mis en cause l’égalité homme-femme, « l’intégrité physique ou vestimentaire » des femmes (La Presse, 9 nov. 2006). Certains intellectuels ont affirmé, en revanche, qu’il s’agissait d’un simple « accord de bon voisinage ».

 

Pour comprendre ce qui s’est passé, j’ai analysé le déroulement temporel  de la dite « affaire » en m’aidant des travaux d’Ervin Goffman[3] , un sociologue qui s’est beaucoup intéressé aux interactions dans la vie sociale quotidienne.

En mars 2006  il y a donc eu la plainte du rabbin et le remplacement des stores par des vitres givrées, alors sans incidence perceptible sur la vie de ce Centre de gym : c’est à l’époque un non événement  où le principe « ne pas faire d’histoire » l’emporte sur d’autres considérations.

Mais il ne s’agit pas d’une situation où existe un minimum d’échanges entre voisins. Plutôt d’une situation de « coprésence » entre ce que Goffman appelle deux « équipes » qui se côtoient et s’ignorent autant que faire se peut.

La situation de co-présence c’est, par exemple, la relation que l’on a avec des personnes que l’on rencontre régulièrement dans des transports en commun, vis-à-vis desquelles on met en œuvre un « travail d’évitement », car le contact n’est pas souhaité.

Or si les adultes hassidiques font semblant de ne pas voir (Goffman parle «de discipline du regard»), les adolescents introduisent une « fausse note » : ils regardent.

Chez Goffman, le « regard qui s’insinue »[4]  produit une intrusion qui est ressentie comme une menace, mais par ceux qui en sont l’objet (c'est-à-dire, là, les femmes)

Or, en fait, les femmes qui faisaient de la gym ont eu une réaction amusée, elles ont désexualisé le regard porté sur elles : « les petits garçons sont intéressés à savoir comment est fait le corps des femmes ». C’est de la « curiosité naturelle » m’a-t-on dit.

 En fait  ce sont des ados car, selon les mêmes personnes, ils fument.

Contrairement aux situations ordinaires, c’est chez les hassidiques qu’une intrusion est ressentie: des femmes en petite tenue sont devenues visibles (par le regard adolescent) sur leur « territoire » : le lieu de circulation autour de la synagogue.

. Dans un 1er temps il se produit un « travail de figuration » (face work) du directeur du Centre, c'est à dire une activité où un acteur pare à tout risque que l’autre acteur de l’interaction « perde  la face » (la face est une notion très importante chez Goffman = c’est la valeur sociale positive qu’une personne revendique [5]).

La transaction du directeur du Centre a comme objectif de préserver la face des hassidim (référée au système de valeurs par lequel ils codent la réalité), alors que pour lui, et pendant plusieurs mois il a eu raison, la face des utilisatrices du Centre n’est pas en jeu (des vitres givrées : c’est indifférent par rapport au système de valeur de leur codage).

 

Juillet 06 : Une artiste Renée Lavaillante, absente en mars, revient au Centre, découvre les vitres givrées, est choquée : dans cette coprésence il y a ce que Goffman appelle 2 « territoires du soi » (self) : celui du Centre ; celui de la synagogue .

Ce que ressent R. Lavaillante, c’est que désormais, les vitres du Centre font partie du territoire symbolique hassidique(c’est d’ailleurs eux qui les ont payées !), et elles sont régies par leur code de valeur, code qu’elle tolérait déjà mal (« il y a longtemps que ces choses m’enragent » va-t-elle déclarer quand cela deviendra une « affaire ») car il lui semble illégitime (chez les hassidim l’égalité homme-femme n’est pas considéré comme une valeur).

Cette captation de territoire est ressentie comme une « offense territoriale »[6]. Mais, dans les cas décrits par Goffman, la réalité est référée au même code de valeur par tous les acteurs qui interagissent, il s’agit alors d’offenses personnelles qui comportent une possibilité de réparation (verbale ou non).

Là, l’offense est référée par Lavaillante à l’imposition  d’un codage de la réalité moralement insupportable et donc qui ne peut pas recevoir d’ « échanges réparateurs ».

Le codage de la réalité des utilisatrices du Centre est en jeu or il doit rester le codage commun (dans les autres centres de Montréal des vitres transparentes ne posent pas problème).

Une autre utilisatrice partage ce point de vue, et elles décident de faire une pétition.

En revanche, le rabbin dira, quand cela deviendra une « affaire » : pourquoi n’est-elle pas venue nous en parler ? et il affirmera la légitimité de son codage : « Notre façon d’éduquer nos enfants les dérangent, Mais vous savez, nous ne vivons aucun problème de drogue, de viol, ni d’ennuis conjugaux ».

 

L’impossibilité d’un ajustement et d’une réparation transforme l’interaction en incident. Cette notion est pratiquement absente chez Goffman car, chez lui, les interactions restent des non-événements. Il faut donc prolonger ses analyses.

Je définis l’incident comme une interaction ressentie comme suffisamment problématique par un acteur pour qu’il  refuse un ajustement. L’interaction ne s’oriente plus alors vers la cohésion du social mais vers un conflit entre les acteurs qui interagissent.

 

Septembre octobre 2006: la pétition des 2 personnes est un échec : elles recueillent environ 100 signatures alors que plusieurs centaines de femmes fréquentent le Centre. Ce n’est pas assez pour espérer obtenir un nouveau changement de vitres.

On peut alors penser que « l’incident » est clos.

Il ne l’est nullement car Lavaillante alerte les médias le 6 novembre et le quotidien  La Presse publie le lendemain à sa Une un article titré : « Cachez ce short que l’on ne saurait voir » et au ton indigné

Un autre quotidien (Le Journal de Montréal, 8/11) publie des déclarations de R. L. : « On veut nous cacher à des membres de cette communauté comme si ce que l’on faisait et ce que nous sommes représente le mal ».

C’est ce qu’il est possible d’appeler le « principe de la pire interprétation » où il y a attribution d’intentions les plus mauvaises possibles (dans son propre code de valeurs) envers l’acteur dit « offenseur » par l’acteur dit « offensé »[7]. A mon sens on retrouve ce principe de la « pire interprétation » dans les affaires de foulard et d’autres affaires.

Lavaillante relie d’ailleurs vitres givrées et foulard : « C’est comme le principe du voile. Si nous représentons une tentation, nous devons être voilées » (L’agence Presse canadienne le 7)

 

Goffman dans l’introduction de son livre La mise en scène de la vie quotidienne dit qu’il adopte, pour décrire la réalité sociale, la perspective de la « représentation théâtrale ». Mais, selon lui, il existe une différence entre le théâtre et la réalité:

Dans le théâtre, écrit-il, « le public constitue le troisième partenaire de l’interaction. (…) dans la vie réelle, les trois partenaires se ramènent à deux ; une personne adapte le rôle qu’elle joue aux rôles que jouent les autres personnes présentes qui constituent aussi le public. »[8]

Autrement dit : l’interaction se produit entre un « moi » et un « toi » collectif qui est considéré comme le public : dans un métro bondé, vous évitez, autant que faire se peut, de vous frotter aux autres : ces autres constituent le public chez Goffman. Je crois que là, il se trompe.

A mon avis, il faut percevoir les interactions entre acteurs dans le cadre de chaînes d’interrelations sociale beaucoup plus vastes. Pour moi le théâtre de la vie sociale se joue à 3 :

Un « je » et un « tu » (individuel ou collectif) qui sont les 2 acteurs qui interagissent et, en arrière fond, un « il », un troisième acteur  : le public potentiel.

Dans des interactions ordinaires, le public ne porte pas attention à la pièce qui se joue dans l’interaction : il y a des millions d’interactions et il est occupé ailleurs. C’est pourquoi d’innombrables interactions sont ce que j’appelle des « non-événements ».

Goffman n’utilise pas cette notion de non-événement, mais à lire ses travaux, on perçoit quelque chose de fondamental : le non-événement (c'est-à-dire l’absence d’incidents conflictuels qui peuvent toujours devenir plus ou moins dramatiques) n’est pas un fait naturel de la vie de chacun. C’est un construit social.

Notamment dans les périodes dites de « crise » où le contexte global (local, national, international) pourrait induire des interactions conflictuelles, le non-événement (le non-conflit, le fait que « rien ne se passe » comme on dit ) n’a rien de passif. C’est au contraire du à des activités de personnes, d’acteurs qui effectuent un travail de médiation, de conciliation, d’arbitrage et de canalisation des conflits potentiels.

 

Donc en général, il y a non-événement. Mais si les médias s’emparent de l’interaction, en font leur « Une » et en parlent « en boucle », ils peuvent, en quelque sorte, faire que le public assiste au spectacle et le public peut applaudir ou siffler les acteurs suivant que la manière dont ils remplissent leur rôle lui plait ou non [9]

Avec les vitres givrées, il se produit, huit mois après leur pose, ce qu’on peut appeler une médiatisation en boucle : au total 41 articles (dont 9 éditoriaux) seront consacrés à ce qui devient une « affaire » par les 4 quotidiens de Montréal et le Soleil, quotidien de Québec.

Il y a également des émissions de radio et de télé sur ce sujet. Presque tous les articles et émissions sont défavorables aux hassidiques.

C’est dans ce contexte que certains tentent de ramener ce qui est devenu l’affaire des vitres givrées à un «accord de bon voisinage ». C’est une façon de dire qu’il fallait en rester à un non-événement et, en acceptant le franchissement de la frontière symbolique par les hassidiques, transformer les rapports de coprésence en rapports de bon voisinage.

Ce propos sera un discours d’intellectuels après coup pour tenter de contrer l’interprétation de Renée Lavaillante quand elle se sera socialement imposée grâce aux médias.

Dernier acte : le politique s’en mêle : le 1er ministre du Québec Jean Charest déclare qu’il considère les vitres givrées comme un « arrangement contraire aux valeurs de notre nation »[10]

 

Ma thèse est la suivante (et je fais l’hypothèse qu’elle est schématiquement valable pour d’autres « affaires » qui mettent en jeu la laïcité) :

L’incident devient une « affaire » par l’intervention performante d’un des acteurs qui en appel au jugement du public : Une affaire se caractérise par l’extension du champ conflictuel de l’incident des acteurs à l’ensemble du « public » d’une société donnée.

Par rapport à l’incident, le public devient spectateur-acteur de la pièce par la « médiatisation » (et, en conséquence,  il se produit un débat social et l’intervention du politique).

 

En définitive, pour un sociologue (et j’en parle donc de « manière objectivée », c'est-à-dire froide, sans m’occuper des jugements de valeur que l’on peut porter, à bon droit, sur cette « affaire » comme sur d’autres)

L’appel au public peut être plus ou moins performant selon divers paramètres. J’en dégage cinq qui ont construit socialement l’« affaire des vitres givrées» et que l’on peut (plus ou moins) retrouver dans d’autres « affaires »:

 

1)      Une interaction est transformée en incident : s’il y a des millions d’interactions dans le temps X d’un espace donné (cf V. Armony), il se produit, mettons, quelques dizaines d’incidents dans le même temps et le même espace. La très grande majorité des interactions vont dans le sens de la cohésion sociale (sinon la société ne se reproduirait pas), mais toute réalité sociale comporte aussi des interactions conflictuelles.

 

2)      Un acteur possède une intention et une ressource suffisantes pour que l’incident ne se limite pas aux acteurs en interaction directe mais s’élargisse, en obtenant l’attention de l’acteur déterminant pour attirer le public (= les médias), dans une situation très concurrentielle  Tous les incidents ne peuvent être relatés par les médias, surtout à la « Une » et en y revenant en « boucle » ! R. Lavaillante, artiste connue, est performante à ce niveau : elle a un accès facile auprès des médias.

 

3)      L’interprétation de l’incident le présente comme forcément revêtu d’une signification d’offense à un niveau sociétal (la mise en cause d’un principe du code commun) et provoque un effet de surprise qui paralyse ceux qui pourraient défendre un autre point de vue : dans ce cas précis, le directeur du Centre est dans l’étonnement complet devant l’ampleur que prend « l’affaire » : il ne contre attaque pas en indiquant les mois de non-événement et l’échec de la pétition. L’acteur qui a fait appel a l’avantage de l’offensive. La partie du public en désaccord devra prendre le temps d’acquérir l’information et construire une autre interprétation et comme le temps médiatique est pratiquement instantané, l’acteur qui a eu l’initiative est, entre temps, devenu hégémonique. Cela suppose aussi qu’une connivence s’explicite autour d’un code commun entre l’acteur qui fait appel, l’acteur médiatique et la majorité du public. 

 

4)      Une situation de « stigmatisé » virtuel[11] de l’acteur (individu ou équipe) qui va être hué (l’occasion faisant le larron !) : les juifs hassidiques mettent en avant des valeurs religieuses rejetées depuis la Révolution tranquille québécoise des années 1960 ; ils sont anglophones ce qui est problématique dans le contexte québécois; ils ont un mode de vie contresociétal (ils me semblent constituer l’objet d’une agressivité latente un peu analogue à celle des sectes en France, alors que, par exemple, les Témoins de Jéhovah sont mis au Québec dans la catégorie des « chrétiens »). Bien sûr cet aspect de « stigmatisation virtuelle » sera nié par ceux qui ont socialement construit l’affaire. Mais il suffit de penser à d’autres « incidents » (au sens défini) qui en restent aux « faits divers » et ne deviennent pas des « affaires »  alors que l’on pourrait, au moins autant, les relier à un principe sociétal : par exemple, il y a, au Québec comme en France, des violences conjugales récurrentes qui ne deviennent pas des « affaires ».

 

5)       Enfin, R.Lavaillante a relié le problème des vitres au problème du voile : l’extension  maximale de l’incident devenu « affaire », sa mise en relation avec d’autres incidents ou « affaires » (considérées comme) analogues  contribue à augmenter la performance de l’acteur. L’incident devient affaire aussi parce qu’il permet de lever un blocage (exprimer son agressivité sans être considéré comme intolérant, raciste, etc).

 

 

La pétition passe, avec la médiatisation, de 100 à 250 signataires, ce qui montre que la réaction globale du troisième groupe d’acteurs interagit et change le rôle du groupe d’acteurs directement présent dans l’interaction..

Il s’est produit une fascinante propagation en cercles concentriques du ressenti de l’offense de 1-2 personnes à 100 puis 250 quand l’interaction devient incident puis affaire : il y a construction d’un conformisme social (dans un sens neutre de l’expression)

Goffman en parle d’ailleurs :

« Quand un acteur se trouve en présence d’un public, sa représentation tend à s’incorporer et à illustrer les valeurs sociales officiellement reconnues bien plus, en fait, que n’y tend d’ordinaire l’ensemble de son comportement. Il s’agit là (…) d’une cérémonie, d’une expression revivifiée et d’une réaffirmation des valeurs morales de la communauté »[12]

 

Pour en finir avec le récit de « l’affaire des vitres givrées » sachez qu’au début de 2007 : la direction du centre confie à un organisme le soin de réaliser un sondage par téléphone : échantillon de 302 personnes : 72% des sondés se prononcent pour des vitres transparentes avec des stores dont les utilisatrices décident l’usage (un compromis reste possible, mais dépend de façon récurrente du ‘libre choix’ de l’acteur : les utilisatrices doivent rester maîtres de leur territoire symbolique)

Le 19 mars 07 : remplacement des vitres par la direction du centre, à ses frais.

 

J’ai tenté de décrypter pourquoi structurellement on est passé de l’interaction à l’affaire. Mais des éléments conjoncturels ont aussi joué un facteur déterminant :

Max Weber  (à propos d’événements historiques) indique que pour connaître l’importance d’une variable, il faut  imaginer sa modification ou sa suppression : cela entraîne-t-il une modification structurelle ?

Dans ce cas précis :

-         si R. Lavaillante  n’était pas revenue au YMCA : l’accord ne serait jamais devenu une « affaire ». Il serait resté une interaction invisible.

-         si sa pétition avait tout de suite réussi, elle n’aurait pas alerté les médias ; les vitres auraient été remplacées : incident sans visibilité sociale

-         inversement si elle avait été là lors de la pose des vitres et, en urgence, décidé d’alerter les médias : instantanéité que l’on trouve dans beaucoup d’autres « affaires » et qui rend plus difficile le décryptage.

Donc des raisons conjoncturelles peuvent également induirent ou bloquer le passage d’une interaction en incident et d’un incident en affaire. Il ne faut pas oublier cette variable qui intervient dans le processus de sélection des incidents en affaires.

Une fois de plus ce processus est extrêmement sélectif : il se produit chaque jour plusieurs incidents qui ne deviennent pas des « affaires ».

Dans mon livre, j’en analyse un : celui du « décolleté profond » de Madame Julie Couillard ; incident qui, pourtant, est très révélateur d’un traitement différencié des hommes et des femmes, au mépris de leur égalité, et de « l’intégrité physique et vestimentaire » des femmes.

Mais ceux qui auraient mis en cause si cet « incident » était devenu « affaire » ne sont pas du tout des « stigmatisés » virtuels !

 

Voilà le schmilblick. Encore une fois, il me semble essentiel si on veut effectuer une démarche de connaissance en matière de laïcité.

Chao et bisoux aux dames[13].

 



[1] V. Armony, Le Québec expliqué aux immigrants, Montréal, VLB éditeur, 2007, 131 s.

[2] G. Simmel, Etudes sur les formes de la socialisation, Pairs, PUF, 1999 (1908), 56.

[3] Cf. not. E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, 1 La présentation de soi ; 2 Les relations en public, éd. fçaise, éd. de Minuit, 1973 et Les rites d’interaction, éd. fçaise, éd. de Minuit, 1974.

[4] EG, La mise en scène…, II, 59s.

[5] EG, Les rites d’interaction, 9.

[6] E. G, La mise en scène…, II, 62-72.

[7] I. Joseph, Erving Goffman et la microsociologie, PUF,  1998, 40.

[8] EG, La mise en scène…, I,  9s.

[9]  Chez EG, l’ordre normatif des règles et des rites fait que le public reste passif, en arrière plan. Il parle d’ailleurs, pour la sphère privée de comportement face à un « public invisible » EG, idem, 83.

[10] K. Dougherty, The Gazette, 8 fév. 2007.

 

[11] E. G, Stigmate…, éd. fçaise, éd. de Minuit, 1975, 14 distingue les « stigmatisés discrédités » : Noirs par la couleur de leur peau, juifs qui portent l’étoile jaune, etc et  les « discréditables » dont la différence n’est pas immédiatement perceptible. A priori les juifs hassidiques, minorité visible (par leurs vêtements) seraient plutôt du côté des « discrédités »  mais comme le codage dominant ou commun met la stigmatisation dans le ‘mal’ et qu’habituellement (en conséquence) c’est plutôt un travail d’évitement qui se produit, je pense qu’il est pertinent de parler de « stigmatisés virtuels ».

[12] EG, La mise en scène…, I, 41.

[13] Petite provocation, vu le thème de la Note !

24/01/2009

CE QU'EST UNE SOCIETE (véritablement) LAÏQUE

Ce qu'est - Ce que n'est pas la laïcité, IV.

(cf. les Notes du 29 décembre, 6 janvier et 18 janvier)

 

 

Que vous arrive-t-il ? Vous semblez être devenus sages comme des images : d’un côté peu de commentaires sur les dernières Notes ; de l’autre une fréquentation en hausse : déjà plus de 5000 visites depuis le début du mois (par comparaison : il y en a eu 5795 en décembre, soit 186 par jour contre 220 en janvier).

Pas de critique, mais de l’écoute. Mon pote Xavier D. en est vraiment très très jaloux : il a l’impression qu’à son égard, c’est plutôt l’inverse. Mais je le laisse à ses problèmes. A chacun ses misères ! Et je reprends derechef mon propos.

Ah, avant permettez-moi de vous recommander chaleureusement deux sites d’amis talentueux :

-         celui de Laurent Bloch (http://laurent.bloch.1.free.fr avec notamment ses commentaires de 2 ouvrages : Palestine d’H. Haddad et Le racisme, une haine identitaire de D. Sibony) ;

-         celui de Sébastien Fath où vous trouverez plusieurs Notes sur les aspects religieux de la cérémonie d’investiture d’Obama : ce que les médias français ne savent pas décrypter[1]

 

Bon, revenons à nos moutons :

Petit rappel : à la suite de Durkheim on avait distingué « intégration » et « régulation ».

Et on avait vu que, pour Durkheim l’étude de l’intégration se focalisait d’abord sur la société et sa capacité à intégrer les individus (de toutes origines, âge, sexes, croyances, etc).

Pour la régulation au contraire, le papa of the French sociology partait de l’individu, de ses « désirs illimités », de sa quête d’objectifs infinis et de la frustration qui pouvait en résulter (impression de faire du sur-place puisque, par définition, on a beau avancer, on ne se rapproche pas de l’infini.

J’avais d’ailleurs cogité là-dessus, dans ma jeunesse folle, et un de mes premiers bouquins (le 3ème je crois) s’intitulait : La marche et l’horizon.

C’était, lors des années 1970, l’époque du désenchantement face au marxisme. L’idée émise : il faut continuer à marche, même si on a pris conscience que l’horizon s’éloigne au fur et à mesure que l’on avance. Mais savoir cela, conduit à marcher autrement (ni à marche forcée, ni au pas cadencé).

 

Cet infini inatteignable peut être dévorant pour celui qui le cherche : ne le trouvant jamais mais croyant pouvoir l’atteindre, il augmentera sans cesse ses efforts, sacrifiera de plus en plus d’autres aspects de sa vie.

Et comme personne ne vit en solitaire, comme tout individu est engagé dans de multiples interactions, d’autres aussi en subiront peu ou prou les conséquences.

Une passion ainsi dévorante n’est pas forcément d’ordre religieux. Inversement toutes celles, tous ceux qui se réfèrent à une religion ne le font pas de façon aussi passionnelle. Mais il suffit que, tendanciellement, cela puisse exister pour que se pose le problème de la régulation.

Chez Durkheim, la régulation (qui est moins étudiée et de façon plus allusive que l’intégration, c’est peut-être pour cela que l’on a confondu les deux) provient d’une nécessité sociale :

Pour qu’un vivre-ensemble puisse exister (et chez lui, c’est la vie en société qui humanise l’individu) il faut que « les passions soient limitées. Il faut une « puissance régulatrice (…) extérieure à l’individu. »[2]

On va aborder les précisions que donne Durkheim sur le fonctionnement de cette « puissance régulatrice ». Mais je donne tout de suite mon hypothèse :

Toute régulation sociale en matière de conviction n’est pas laïque mais la laïcité est d’abord de l’ordre de la régulation sociale.

Et à mon humble avis, en la matière la laïcité, c’est comme la démocratie : la plus mauvaise solution (se modérer implique toujours un certain deuil) exceptée toutes les autres.

 

J’insiste sur le fait que, contrairement à l’intégration et de manière inhabituelle pour un sociologue qui accorde une importance primordiale à la morphologie sociale, Durkheim est parti là de l’individu.

Nous avons vu que l’intégration suppose des croyances et des pratiques partagées, une conscience collective commune. Et logiquement pour Durkheim c’est la « société religieuse », et plus particulièrement vu l’époque, la société catholique qui est le plus fortement intégratrice :

Durkheim affirme qu’une société catholique produit moins de suicides qu’une société protestante car elle « attache » tous ses membres à un « credo collectif », à un « corps de doctrines plus vaste et plus solidement constitué ».

« Plus il y a de manière d’agir et de penser, marquées d’un caractère religieux, soustraites par conséquent au libre examen, plus aussi l’idée de Dieu fait converger vers un seul et même but les volontés individuelles ». Et « inversement » (cf. p. 159).

Cela montre d’ailleurs que les « sociétés religieuses » ne sont ni folles ni gratuitement fanatiques mais des sociétés qui ont avant tout un souci d’intégration.

On comprend aussi cependant que cela a conduit à des persécutions de mal croyants, hérétiques, athées et qu’il ait fallu trouver une autre solution.

 

Ceci dit, continuons nos citations.

De même, pour Durkheim, excusez le Mesdames, « la femme se suicide beaucoup moins que l’homme » car elle est « beaucoup moins instruite. Essentiellement traditionaliste, elle règle sa conduite d’après les croyances établies et n’a pas de grands besoins intellectuels » (sic) (idem).

 

Cette dernière citation est triplement extrêmement  intéressante, d’abord hors du propos de cette Note, mais cela vaut vraiment le coup de faire une petite digression, ensuite pour notre propos lui-même.

Primo, elle montre que, même un sociologue n’échappe pas à la tendance à ce que l’on appelle essentialiser une situation, un contexte social, etc. Qu’à la fin du XIXe siècle, les femmes, en France comme dans d’autres pays, aient été moins instruites que les hommes, est un fait facilement vérifiable.

Et pour cause : le système éducatif et d’accès au savoir organisait socialement cette inégalité.

Dans des Notes de l’été 2007, je vous ai raconté la forte difficulté qu’avaient eu les femmes en France à pouvoir faire des études de médecine. La première femme médecin avait été autorisée à entrer à la Fac d’Alger, car les médecins hommes rencontraient des problèmes pour pouvoir examiner des femmes algériennes.

(cela a donc eu des conséquences féministes)

Donc un constat empirique : le déficit d’instruction des femmes. Mais Durkheim ne l’analyse pas; il ne le rattache pas à un fonctionnement social. Il se vautre dans un éternel féminin où la femme, par nature, « n’a pas de grands besoins intellectuels »

C’est Marie Curie qui a du être contente !

 

Secondo, en revenant au sujet de cette Note : pour Durkheim la prise de distance à l’égard de la tradition, le degré d’instruction et de mise en cause des croyances établies (cf. le libre examen de l’autre citation) constituent des facteurs de moins forte intégration.

Et j’ai pris cette citation sur « la » femme pour son aspect emblématique, mais beaucoup d’autres vont dans le même sens. L’instruction, la science sont chez Durkheim des facteurs qui génèrent une moindre intégration sociale.

Tertio : l’instruction, la science, la distance à l’égard de la tradition, etc bref tout ce qui peut développer l’individualité propre de chacun (le fait que nous ne nous ressemblons pas comme les gouttes d’eau), n’apporte pas le paradis sur terre. L’augmentation du taux de suicides liée à cela montre que la liberté à un prix.

Et la recherche sociologique actuelle (les travaux d’Alain Erhenberg et d’autres) confirme cela, mais également la façon dont les individus recréent du lien (cf. les travaux de François de Singli).

 

Cela dit : qu’est-ce qu’une « société laïque » sinon une société qui n’est pas « religieuse » et donc qui a abandonné le projet d’imposer à ses membres un « credo collectif », d’organiser le social autour de l’idée de Dieu et de faire converger ainsi les volontés individuelles ?

 

Mais si une société laïque est l’inverse d’une société religieuse, la laïcité, pour autant, n’est pas de l’antireligion. Elle ne peut l’être sans se contredire. En effet, une société qui imposerait à ses membres le refus de croyances religieuses leur imposerait par là même un credo collectif athée.

Et ce n’est d’ailleurs pas une figure de style : la Révolution française, pendant un temps très court a tenté de le faire. Au XXe siècle des pays communistes aussi.

Mais ce n’était pas du tout ainsi que la laïcité a été définie et concrétisée lors de sa création.

Ferdinand Buisson, un philosophe (Directeur de l’enseignement primaire lors de la laïcisation de l’école publique) qui, le premier, a donné une définition dans l’article « Laïcité » de son Grand Dictionnaire de Pédagogie.

« L’Etat laïque, l’Etat neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique » permet « l’égalité de tous les Français devant la loi, la liberté de tous les cultes, (…) et, en général, l’exercice de tous les droits civils désormais assurés en dehors de toute condition religieuse. »

Et la loi de séparation des Eglises et de l’Etat commence par indiquer : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci après dans l’intérêt de l’ordre public ».

C’est l’article 1 qui induit logiquement l’article 2 : il n’y a pas de « cultes reconnus » et d’autres qui ne le sont pas. La liberté de religion va de pair avec le caractère non officiel des religions.

 

Autrement dit :

-         primo la société nationale souveraine, l’Etat qui en est l’organe exécutif renonce à imposer un corps de doctrines en matière de religions. C’est à l’individu d’être libre et responsable de ses choix religieux (c’est cela la privatisation de la religion ; ce n’est pas raser les murs quand on est croyant !). La société renonce à être intégratrice en matière de religion.

-         Si la liberté de conscience est quasi absolue, le « libre exercice des cultes », c'est-à-dire la manifestation individuelle et collective de cette liberté de conscience en matière religieuse, peut être soumise à des restrictions clairement énoncées, et dans l’intérêt d’un ordre public démocratique. La société remplace l’intégration par la régulation.

 

Là, on retrouve le vieux Durkheim, Emile pour les dames (qu’il jugeait si mal) et sa régulation sociale.

Voilà ce qu’il indique : « Il faut qu’une puissance régulatrice joue, pour les besoins moraux le même rôle que l’organisme pour les besoins physiques» et joue « un rôle modérateur ».

Cette « puissance régulatrice, c’est « la société, soit directement et dans son ensemble, soit par l’intermédiaire d’un de ses organes ».

Ph. Steiner dans La sociologie de Durkheim (PUF, p. 44s.) résume bien ce qui est indiqué dans Le Suicide : comme l’intégration, la régulation sociale possède trois caractéristiques :

-         « les interactions entre les membres du groupe (JB : dans le cas que l’on examine : de la société) s’organisent autour d’une hiérarchie sociale ». Il s’agit, au niveau de la puissance publique, des pouvoirs : législatif, exécutif, judiciaire. Il peut s'agir aussi d'éléments de la société civile qui jouent un rôle de responsables, de médiateurs, etc. Il faut noter que Durkheim estime que la société peut "directement" réguler

-         Il doit y avoir « modération des passions ». On peut donner facilement des exemples de cette modération nécessaire : un chrétien très convaincu ne doit pas aller dans une mairie, une salle d’attente de médecin, une école pour proclamer sa foi et faire du prosélytisme. En revanche, il peut fort bien distribuer des tracts dans la rue. Pourquoi : parce que la religion relève du droit commun : on ne fera pas du prosélytisme dans des lieux où la propagande politique est interdite (dans le même souci de régulation), on pourra en faire là où elle est permise.

-         « elle signifie, enfin, justice et légitimité de l’ordre social » : Durkheim parle de la nécessité que le « pouvoir soit obéi par respect et non par crainte » ; qu’il y ait « autorité morale » plus que « contrainte physique » (pages 279 et 276). Et c’est là que la règle d’égalité d’une part entre les religions, d’autre part entre les convictions religieuses et les convictions non religieuses est absolument essentielle. L’injustice entraîne le non respect et, du coup, la contrainte physique.  C'est à ce propos que j'ai indiqué que toute régulation sociale de la religion n'est pas forcément laïque: la laïcité d'une société est proportionnelle à la double égalité (entre religions; entre convictions religieuses et irreligieuses).   De même, en ce sens, les discriminations sont contraires à la laïcité.

 

Pour ce qui concerne le port de signes religieux à l’école publique, l’arrêt de 1989 du Conseil d’Etat distinguant un port discret et un « port ostentatoire » était dans la régulation ; la loi de mars 2004 en interdisant le port de signes considérés comme « ostensibles » est dans une certaine conception de l’intégration.

La régulation du Conseil d’Etat était laïque, la loi de mars 2004 amalgame laïcité et religion civile. Elle impose implicitement, en effet, une sorte de credo collectif sur la signification du port de signes ostensibles et, ne soyons pas hypocrites, essentiellement du « foulard » qui est le signe visé.

C’est pour cela que j’ai précisé : « une certaine conception de l’intégration » :

Nous avons vu que, pour Durkheim, l’intégration était d’abord la capacité d’une société à intégrer, à assurer la cohésion de l’ensemble de TOUS SES MEMBRES. Là, il est demandé à une partie de la société « de s’intégrer » ; les autres sont considérés comme intégrés par essence (ethnique ?)

Et cette signification donnée au dit foulard obéit au principe que deux sociologues nomment « le principe de la pire interprétation »[3].

 

Pourquoi en est-on arrivé là ?

Comment articuler régulation laïque et intégration sociale (nous avons vu qu’un certain degré d’intégration est nécessaire) ?

Dans toute société n'existe-t-il pas (au moins implicitement) une "religion civile"?

N'est-ce pas de "l'angélisme" de faire comme si les migrants n'avaient pas à s'intégrer daventage que les autres?

 

C’est ce que vous saurez grâce à la suite de cette passionnante série :

« Desesperate Laicity » !



[1] J’ai oublié l’adresse, mais comme moi vous le trouverez facilement en tapant Sébastien Fath sur Google et en allant à la page 2 où il y a un renvoi à son blog.

[2] Je rappelle que toutes mes citations de Durkheim (sauf indication contraire) proviennent de l’ouvrage Le suicide ; dans la réédit. de 2007 des PUF, la régulation est traitée p. 272ss.

[3] P. Brown et S. Levinson, Politeness, Cambridge University Press, 1988.

18/01/2009

LA LAÏCITE N'EST PAS L'INTEGRATION (suite)

 

 

… MAIS FAIT PARTIE DE LA REGULATION SOCIALE .

 

 

Ce qu’est –ce que n’est pas la laïcité III

 

Je reprends les Notes qui cherchent à indiquer ce qu’est et ce que n’est pas la laïcité. Je vais essayer de faire une Note pas trop longue : depuis quelques jours j’ai un mal de dos épouvantable du, je pense, à une fréquentation assidue de mon ordinateur.

Reportez-vous à la Note du 6 janvier et à celle du 29 décembre : "L’intégration n’est pas ce que vous croyez" et "La laïcité n'est pas l'intégration".

Nous avons tenté d’aborder l’intégration autrement que l’idéologie dominante qui la réduit à un problème d’immigration : les migrants où leurs enfants doivent s’intégrer à une sorte de France républicaine intemporelle, figée.

Nous avons vu que pour Durkheim et la tradition sociologique jusqu’aux années 1970, « l’intégration » concernait tout individu, quel qu’il soit, dans ses rapports à la société (et aussi à un groupe, une institution).

 

L’intégration, c’est la capacité d’une société (d’un groupe, d’une institution,…) à intégrer ses membres. Il faut donc se focaliser d’abord sur la dite société, pas sur les individus.

Chez Durkheim, il existe une catégorie de suicides due à une trop faible intégration sociale et une autre catégorie due à une intégration trop forte, trop complète.

Le degré d’intégration souhaitable est donc un enjeu social: une société démocratique doit être capable d'intégrer ni trop (intégration totale = société totalitaire) ni trop peu. 

 

Dans les années 1960 et 1970 des analystes ont mis l’accent sur la « participation » et même la « contestation ».

Si on veut se focaliser sur les migrants, on peut dire que des années 1930 aux années 1980, ils se sont « intégrés » souvent en participant aux activités d’organisation qui contestaient la société : l’Eglise catholique et le Parti Communiste.

Intégration, contestation, participation forment un triangle, un schéma décrivant le rapport de l’individu à la société.

 Mais, nous l'avons vu, il s'agit d'abord d'une capacité sociale: La solidité d'une société, d'une institution d'un groupe, dépend de leur capacité à intégrer harmonieusement, à accepter d'être contesté sans être détruit, à favoriser la participation du plus grand nombre d'individus dans leur diversité.

 

Durkheim n’est guère un sociologue de la contestation. Mais, à côté d’un facteur purement intégratif (nous allons tout de suite y revenir), il retient des éléments qui vont plus dans le sens de la participation : 

Les individus sont intégrés quand ils ont une bonne densité d’interactions entre eux (contre la ségrégation sociale par exemple) et des buts qui leur sont communs (ce qui sera d'autant plus possible que ces buts seront justes au double sens de justice et de justesse cf."l'ordre juste" de Ségolène).

La recherche d’objectifs, même communs, les interactions entre individus produisent du social, de la nouveauté : une société qui a une forte capacité d’intégration n’est pas une société immobile, c’est une société qui arrive à avoir un mouvement d’ensemble relativement ordonné, une société mobile, qui évolue sans se déliter.

Cela passe par  la participation, mais aussi, apport nouveau par rapport au vieux Durkheim, par la contestation.

Je rappelle que le fondateur de « l’école française de sociologie » est mort en 1917. Cela ne nous rajeunit pas, chers internautes. Enfin, surtout vous : moi je suis éternellement jeune, tous mes amis vous le diront (ou alors ce sont d’horrible faux-culs et pas des z’amis !)

Donc, apport nouveau, la contestation, en obligeant la société à changer, est un facteur qui peut favoriser la capacité d’intégration d’une société.

En effet, une société figée sur une intégration imposée va s’éloigner des individus (qui, eux, bougent, veulent avoir leur individidualité) et, à terme, réduire sa capacité intégratrice (cf. l'écroulement de l'URSS par exemple).

 

Reste qu’on trouve, chez Durkheim, une insistance sur un élément intégrateur en amont des interactions des individus entre eux et de leur recherche d’objectifs communs : il s’agit des sentiments communs, des croyances et des pratiques partagées. Bref une conscience collective commune.

C’est l’aspect religieux de l’intégration, celui qui s’impose par le haut.

Mais il peut s’agir alors d’une société explicitement religieuse : la société de chrétienté, aujourd’hui ce que le pouvoir iranien tente de faire, etc.

Il peut s’agir aussi, d’une religion civile (cf la notion de Rousseau que, avant Bellah, Durkheim reprend à son compte en la « sociologisant »).

Je vous en parle comme si vous étiez au parfum et qu’il n’existait pas sur terre meilleur spécialiste que vous de la religion civile.

Pourquoi ? Parce que vous avez toutes et tous en tête mon admirable Note du 18 novembre ou, malgré le titre (« Une laïcité interculturelle », ça c’était la pub pour mon dernier bouquin et, ne vous inquiétez pas, je vous bassinerai encore à son sujet puis que maintenant il est aussi en vente au Québec), il en était question.

Si vous n’avez plus cette Note en tête, relisez la de toute urgence : mon grand ami Xavier Darcos m’a confié en confidence qu’il allait organiser une interrogation écrite nationale sur le sujet : « Pendant qu’ils feront cela, m’a-t-il dit, au moins ils seront occupés à autre chose qu’à manifester. »

 

Bref je vous ai parlé de la religion civile en vous indiquant mon amical désaccord avec Jean Paul Willaime à ce sujet. Willaime insiste sur le fait que toute société comporte de la religion civile. A partir de là, il conteste le contenu de mon livre : La laïcité expliquée à M. Sarkozy (autre pub clandestine que je fais honteusement pour contrebalancer le fait que France 2 ne peut plus diffuser les pubs de mon éditeur !).

La baubérotique position consiste à dire : certes, il existe des éléments de religion civile dans toute société, mais d'une part trop de religion civile va contre la démocratie (car des croyances communes, des "dogmes civils" disait Rousseau, ne peuvent être légitimement contestés)  et, par ailleurs, la religion civile n’est pas la laïcité.

On peut donc débattre et du degré de religion civile que l'on cherche à imposer et de la forme qu'elle prend.

Moi, vous l’avez compris  la religion civile n'est pas ma cup of tea  et, malgré mon admiration sans borne pour Carla, je me situe un tantinet dans la critique de la religion civile à la Sarko-Tarzan-Zorro. 

La religion civile est le cœur même de l’intégration (et donc des éléments sont peut-être indispensables à la cohésion sociale, mais point trop n’en faut, puisqu’une trop forte intégration a des conséquences…suicidaires). La laïcité, elle, fait partie de la régulation sociale, non de l’intégration.

 

Là, je vais vous faire briller dans les dîners en ville. Quand un quidam se mettra à parler doctement d’intégration, non seulement vous lui assènerez tout ce que je vous ai dit sur l’intégration, mais vous lui direz, encore plus doctement qu’il a causé : « encore faut-il bien distinguer intégration et régulation. »

Effet immédiat assuré. J’ai moi-même expérimenté la chose à moult reprises, et j’ai vu, dans les yeux des gentes dames, se lire une admiration sans borne qui a aussitôt fait toc toc, toc dans mon petit cœur.

Et elles avaient bien raison d’être admiratives, ces belles car, « une importante tradition sociologique recoupe sous un même terme (intégration) les deux processus distingués par Durkheim (intégration et régulation) ».

C’est ce qu’écrit Philippe Steiner, Sociologie de Durkheim, La Découverte, 4ème édit 2005, page 44. Vous voyez, je ne suis pas le seul à avoir comme objectif suprême dans la vie de briller devant les belles !

Et rassurez-vous cela marche dans toutes les combinaisons possibles : une femme qui distinguera intégration et régulation fera sortir des étoiles des yeux des messieurs. Un monsieur aussi, si tels sont ses penchants, une dame à l'égard d'autres dames...

 

Bon, comme j’en connais qui trouvent que ce Blog (comme mon livre sur Sarko d’ailleurs) contient beaucoup trop de vannes pour un Blog d’un grand professeur et que, du coup, l’Académie des Sciences Morales et Politiques, c’est râpé (sic), je redeviens sérieux aussi sec.

Que dit Durkheim de la régulation ?

Cette fois, il part de l’individu (et c’est vachement significatif) : « comment fixer la quantité de bien être, de confortable, de luxe que peut légitimement rechercher un être humain »

L’individu a des « désirs illimités » donc, « par définition insatiables ». Et «puisque rien ne les borne, ils dépassent toujours et infiniment les moyens dont il dispose ; rien ne saurait donc les calmer. »

De même ajoute Emile Durkheim la « sensibilité » est un « abîme sans fond que rien ne peut combler »

Et il continue en expliquant que « le propre de l’activité humaine (est) de se déployer sans terme assignable et de se proposer des fins qu’elles ne peut accomplir . »  . Marx, au contraire, pensait que l’humanité ne se posait que des questions qu’elle pouvait résoudre.

Mais les deux positions ne sont pas incompatibles : il s’opère (peut-être) un tri social des fins « sans terme assignable » aux questions solubles.

Prenons la liberté des femmes et l’égalité des sexes : de tout temps, des femmes ont combattu pour leur liberté, pour l’égalité des sexes. Mais parmi les obstacles qu’elles rencontraient, il y en avait un de pratiquement insurmontable : le fait qu’elles pouvaient « tomber enceintes ».

Et la société, dans son ensemble, ne prenait guère en compte leur demande d’égalité (sans doute pour plusieurs raisons, mais si on suit Marx, celle-là est parmi les raisons importantes).

L’arrivée d’une contraception efficace et sa démocratisation a considérablement changé « l’ordre des choses »

Cela a fait énormément, à mon sens, pour que le combat des femmes soit reconnu comme légitime par la société globale. Cela a changé le rapport de force entre les sexes.

 

Donc l’individu poursuit des fins inatteignables, au moins au moment où il les poursuit. Or « quelque plaisir que l’homme (= l’être humain) éprouve à agir (…) encore faut-il qu’il sente que ses efforts ne sont pas vains et qu’en marchant il avance. »

Or, poursuit le vieil Emile, on n’avance pas « quand le but vers lequel on marche est à l’infini. La distance à laquelle on en reste éloigné étant toujours la même quelque chemin qu’on ait fait, tout se passe comme si on était stérilement agité sur place . »

Et il conclut : « Poursuivre une fin inaccessible par hypothèse, c’est donc se condamner à un perpétuel état de mécontentement », même si, « même déraisonnable, l’espérance à ses joies. »

C’est là, chers et chères z’internautes, qu’intervient la régulation sociale.

Et là je vous renvoie aux travaux de Micheline Milot, qui bien qu’infiniment plus jeune que Durkheim n’en est pas moins excellente sociologue. Elle définit la laïcité en terme de « régulation » (cf. La Laïcité dans le nouveau monde, Brepols, 2002, p. 33 ; La laïcité, Novalis, 2008, 31). Nous allons la suivre dans cette voie. Mais mémorisez bien et les citations de Durkheim faites, et mon commentaire sur la lutte des femmes. Vous verrez que c’est utile.

Rendez-vous dans une semaine.

 

« Germaine, retardez mon dîner en ville d’une semaine S’youplait » :

Tout en fumant son cigare, Monsieur XYZ, Pdg d’une multinationale, aboie cet ordre : il a envie de voir des étoiles dans les regard féminins, n’a jamais pu y parvenir, espère que quand il aura tout lu sur la différence essentielle entre une laïcité comprise comme intégration et la laïcité comprise comme une régulation, les belles lui diront qu’elle le trouve très beau (comme Michel Blanc in the film).

Durkheim avait raison : il existe des espérances absolument déraisonnables !

Chao.

 

 

 

06/01/2009

L'INTEGRATION N'EST PAS CE QUE VOUS CROYEZ

J’ai envie de VOUS dire « très bonne année, quand même »

En effet, entre les nuages de la crise financière devenant une crise socio-économique et, maintenant, les bombardements et l’envahissement de la bande de Gaza[1] (on peut dire, en ce début d'année "Nous sommes tous Palestiniens"), il n’y a malheureusement guère de sujets de réjouissance, sinon la fin prochaine de l’ère Bush aux USA, encore une fois sans attendre de miracle d’Obama.

Dans cet environnement difficile, il faut cependant continuer une réflexion de fond qui puisse contribuer à débloquer certaines situations; cela dans le moyen et long terme. C’est la raison d’être de ce Blog, avec (heureusement), à certains moments, des occasions de sourire, et de rire, parfois.

 

Nous avons commencé à chercher à définir « Ce qu’est et ce que n’est pas la laïcité ». La première thèse est que la laïcité n’est pas l’intégration. Il s’agit de deux problèmes différents, même s’ils peuvent parfois interférer.

Je prends bonne note des deux questions (celle de Laurent Bloch et celle de Blondeelle). Elles seront traitées en leur temps.

Je voudrais d’abord repartir en parlant un peu de l’intégration. Plein d’ouvrage sont consacrés à ce sujet actuellement. Mais, à ma connaissance, ils partent tous du principe que l’intégration c’est, schématiquement, le fait de « s’intégrer » pour des migrants ou descendants de migrants.

L’intégration est, dans ce sens, d’une part une affaire individuelle : c’est aux individus de s’intégrer à la société ; d’autre part une affaire qui concerne une certaine catégorie d’individus : les « Français de souche » sont intégrés par définition à la société française. Ce sont ceux qui sont en train de devenir français qui doivent s’intégrer.

Et, dans cette perspective, le débat social se focalise souvent sur la question : pendant combien de temps, pendant combien de générations réclame-t-on une telle intégration des migrants ?

La nationalité française étant liée au droit du sol, les descendants de migrants nés en France ne doivent-ils pas être considérés comme des « Français à part entière », n’ayant pas à s’intégrer encore et toujours à une société qui est la leur depuis leur naissance ?

OK, mais on reste dans l’optique générale précitée de l’intégration.

 

Or les termes même de ce débat, de cette optique manifestent une façon relativement nouvelle de concevoir la notion d’intégration et c’est à tort que nous faisons comme si ce sens nouveau était le seul sens possible de ce terme.

Je l’ai signalé, ce bon vieux Durkheim concevait tout autrement l’intégration. Et peut-être n’est-il pas mauvais de le relire !

L’intégration est d’abord, pour lui, un phénomène social. Il existe des sociétés plus ou moins intégratrices. Des sociétés (et des groupes sociaux) ou les individus (quels qu’ils soient) sont plus ou moins fortement intégrés.

Une société intégratrice, pour Durkheim, c’est « une société cohérente et vivace (où) il y a de tous à chacun et de chacun à tous un continuel échange d’idées et de sentiments et comme une mutuelle assistance morale, qui fait que l’individu, au lieu d’être réduit à ses seules forces, participe à l’énergie collective et vient y réconforter la sienne quand elle est à bout »[2]

Durkheim indique que, par exemple, les « grandes commotions sociales comme les grandes guerres populaires » peuvent « pour un temps » favoriser « une intégration plus forte de la société » en ravivant les « sentiments collectifs » et « concentrant les activités vers un même but ».

 

Qu’en est-il des religions ?

Selon le sociologue, le catholicisme a généré une forte intégration, socialisant ses membres dans « un corps de doctrines vaste et solidement constitué ». Le protestantisme induit des collectivités moins intégrées car il accorde plus d’importance aux choix religieux individuels.

Le judaïsme se rapprocherait du protestantisme, mais les séculaires manifestations d’antisémitisme ont renforcé l’intégration de ses membres.

D’une manière générale, les religions ont constitué un facteur d’intégration.

Par certains côtés, Durkheim a la nostalgie des sociétés intégrées. Mais, indique-t-il, les croyances religieuses ont perdu de leur crédibilité et elles intègrent beaucoup moins. On n’a pas le choix, conclut-il : désormais, c’est à la science qu’il faut se confier.

J’aime bien l’affirmation de l’historien Eugen Weber concernant ce genre de propos : ils peuvent paraître naïfs, mais avant la guerre de 1914-1918, ils étaient raisonnables, car on pouvait lier en une seule gerbe progrès scientifique et technique et progrès moral et social.

En tout cas, toute la relation ambiguë de Durkheim à la laïcité se retrouve ici. Pour les fanas de la baubérotique vision de la laïcité, j’ai rédigé une savante étude là-dessus.[3]

 

Peu importe pour le sujet d’aujourd’hui.

L’essentiel est de retenir ceci : l’intégration est un phénomène social. On y pense à propos du secteur socio-économique, mais pas beaucoup pour le reste. C’est seulement dans des travaux sociologiques spécialisés que l’on trouve aujourd’hui encore, les termes de la famille sémantique « intégration » utilisés dans ce sens.

Pourtant, l’usage social du mot dans un sens schématiquement « durkheimien », a duré jusqu’aux années 1970.

J’ai relu, ces jours ci, un article d’un sociologue, Francis Andrieux, publié en 1972[4]. Il indique la difficulté pour le sociologue d’utiliser les vocables d’intégration et de participation de façon neutre :

« L’intégration en vient à désigner d’un des fléaux majeurs de notre temps. La rationalité technologique et bureaucratique est décrite comme un système tendant à mettre au pas et à « intégrer » toutes les dimensions de l’existence privée et publique. »

Et plus loin, il remet cela : « L’intégration apparaît comme un danger et un mal contre lequel il n’y a de lutte possible qu’en mettant en cause le « système » tout entier ; de l’autre, la participation se présente comme le bien auquel il faut tendre, le remède capable de rendre vie et santé à un corps social malade ou anémié. »

 

Quatre caractéristiques se dégagent de ces 2 citations :

- L’intégration est immédiatement sociale ;

- elle concerne tout un chacun et non une partie seulement de la société ;

- elle est socialement perçue comme un « fléau», un « danger », un « mal », identifiée à une « mise au pas » menaçant l’individu et contre laquelle une lutte globale est légitime ;

- la participation est le remède (ce qui montre qu’Andrieux ne parle pas des seuls gauchistes : en effet la « participation » est alors une réponse réformiste à la contestation gauchisante).

 

Et l’islam ? Quel islam ? Alors on ne parle de l’islam et des musulmans que par rapport à des pays étrangers, à un au-delà de la Méditerranée. La situation va rapidement changer et peu à peu va se développer, avec le constat de sédentarisation des migrants, une sociologie de l’immigration.

Comme le remarque Marjorie Moya[5], c’est sous cet angle que les musulmans en France, et/ou Français, vont être d’abord étudiés. La sociologie de la religion n’arrivera qu’ensuite. Et je dirai qu’encore aujourd’hui elle a beaucoup moins d’impact médiatique et social que la sociologie (ou plutôt d’ailleurs la science politique) de l’immigration.

La création du Haut Conseil à l’Intégration, fin 1989 (au moment de la 1ère affaire de foulards !) montre le changement dominant de sens qui atteint les 4 caractéristiques susmentionnées, qui focalise l’intégration sur les migrants, et parfois même, dans une optique racialisante, sur les non-blancs !

Ainsi, très curieusement, en avril 2008, le HCI a rendu hommage à Aimé Césaire lors de son décès. Il ne l’avait pas fait pour l’abbé Pierre, non plus que pour des écrivains visages pâles. Curieux, non ?

 

Moralité :

-         L’intégration est un phénomène social (une société, un groupe social, une institution possède une capacité d’intégration plus ou moins grande) ;

-         elle concerne le rapport entre la société (le groupe, etc) et tout un chacun ;

-         l’intégration est-elle « bonne » ou « mauvaise » ? Les contestations de Mai 68 and after n’ont pas forcément raison. Elles n’ont pas systématiquement tort non plus. Il est paradoxal d’avoir autant célébrer Mai 68 l’an dernier et d’être dans l’amnésie totale de ce dont Mai 68 était porteur. Pour chaque cas précis, se poser le problème du bien fondé de l’intégration, du degré d’intégration souhaitable, etc sont des questions pertinentes

-         et la « participation »… à part quelqu’une qui a mis en avant la « démocratie participative », on l’a pas mal oubliée ! Et si la participation était un correctif nécessaire à l’intégration pour qu’on ne vive pas dans une société anthropophage ?

 

Je suis sûr que le simple fait de rappeler que l’intégration concerne tout un chacun change le regard sur l’intégration.

Il n’en reste pas moins que, la laïcité, ce n’est pas l’intégration sociale mais beaucoup plus la régulation sociale.

La régulation sociale, qu’estzaquo ?

Petits malins, vous voulez tout savoir : attendez la semaine prochaine, que diantre !

 

RAPPEL IMPORTANT :

RENCONTRE DES 16-17 JANVIER à l’Institut du Monde Arabe

1 rue des Fossés Saint-Bernard, 75005 Paris

QU’EST-CE QU’UNE SOCIETE PLURICULTURELLE.

Informations sur : http://www.islamlaicite.org

 



[1] J’entends déjà certains amis me reprocher de parler de cette agression israélienne, sans mentionner les tirs de roquette qui en ont été la raison ou le prétexte. Mais la rupture de la trêve par le Hamas est due elle-même à la perpétuation d’un blocus insupportable. Etc. On peut remonter de cause en cause. L’essentiel est que, malheureusement, pour les Palestiniens le choix de la négociation et du processus de paix, tel qu’il a été défini à Genève, n’apparaît nullement « payant ».

[2] E. Durkheim, Le suicide, rééd PUF, 2007, 224.

[3] Mais il faut lire l’allemand (ou l’apprendre très vite !) pour pouvoir l’apprécier : la référence est : J. Baubérot, « Durkheim und die Debatte um die Laizität », inM. Koenig – J.-P. Willaime (Hg) Religionskontroversen in Frankreich und Deutschland, Hamburger Editions HIS, 2008, 182-203.

[4] « Intégration et participation urbaines »In RHPR, 1972/3, 323-330

[5] Dans un excellent mémoire de master à ‘l’EPHE dirigé par V. Zuber

29/12/2008

LA LAÏCITE N'EST PAS L'INTEGRATION

CE QU’EST, CE QUE N’EST PAS LA LAÏCITÈ. I.

 

Bon, le sous-titre de ce Blog parle de « Notes amusantes et savantes ». Désolé, cette série de Notes sur « Ce qu’est, ce que n’est pas la laïcité » risque de ne pas être vraiment désopilante !

Je vais tâcher de faire qu'elle ne soit pas trop « savante » non plus, même si ces Notes ont derrière elles pas mal d’années de recherches.

Il s’agit de tenter de reprendre les choses de façon basique, et notamment d’explorer les pseudo évidences de termes que l’on relie à la laïcité, sans jamais s’expliquer : l’intégration, le communautarisme, la distinction privé-public, etc.

 Et puis, il y a des thèmes qui reviennent régulièrement: laïcité et Etat-nation, laïcité et Lumières, etc.

 

 

Chaque fois c’est un aspect de la laïcité qui sera ainsi abordé. Avec un double but : faire le point sur ce que peut dire (à mon avis, bien sûr) une démarche historique et sociologique ; à partir de là, ce que j’en conclus et propose au débat.

Les internautes habitués du Blog savent que c’est la décrépitude idéologique actuelle du PS qui a constitué « l’occasion (qui) fait le larron ». A ma manière, comme franc tireur ne roulant pour personne, je voudrais apporter ma (là, il est de très bon ton de mettre : « modeste », alors moi je mettrai : « géniale, forcément géniale [1]» !) contribution à sa nécessaire rénovation intellectuelle.

Mais, naturellement, l’objectif est plus large. Et en ruminant le contenu de ce qui va donner ces quelques Notes, ce sont les questions posées lors de nombreuses conférences qui me reviennent à l’esprit ;

C’est important, parce que je suis comme les autres intellos : j’ai toujours tendance ne pas être assez basique, pas assez à ras de terre. Et, souvent, les questions des participants ramènent, de façon heureuse à ce que, dans mon dernier bouquin, j’appelle : une « sociologie par le bas ».

 

Cependant, la réalité présente possède une épaisseur historique. Donc aujourd’hui, pour commencer, je vais être obligé de me référer à l’histoire des dernières décennies de la laïcité en France. Pour ne pas être trop long, je serai forcément allusif. Quelques notes donneront des précisions.

N’hésitez pas à en réclamer d’autres si besoin, grâce à la possibilité donnée par la rubrique « Commentaires ».

Enfin, si ces Notes s’adressent à tous ceux que la laïcité concerne, quelque soit leur orientation politique, la critique politique n’est pas absente et nous verrons, in fine, ce que pourrait être une véritable « laïcité positive », c'est-à-dire les objectifs positifs que pourrait se donner la laïcité en ce début du XXIe siècle.

Cela à cent mille millions de milliards de lieux de la « laïcité positive » à la Sarkozy !

On y va ?

Allons y.

 

La laïcité, telle qu’elle fonctionne actuellement en France est étroitement reliée à la « question » de « l’intégration » de migrants, d’enfants de migrants, voire de petits enfants de migrants. Ainsi, significativement, c’est le Haut Conseil à l’Intégration qui a proposé, sous Chirac, une « Charte de la laïcité ».

Ce lien privilégié de la laïcité avec l’intégration n’existe pas dans certains autres pays. Nous y reviendrons.

Cela n’a pas été le cas, non plus, de la laïcité française jusqu’à une période récente, disons jusqu’à 1984 (échec du projet d’un service public unifié et laïque de l’éducation nationale ; avec même un rebond en 1994[2]).

Jusqu’aux années 1980, la laïcité apparaissait, globalement, surtout une manière de résoudre ce que les historiens appellent le « conflit des deux France ».

Cependant, avec la première « affaire de foulard » en 1989, émerge une nouvelle laïcité qui, elle, se lie étroitement à la question de l’intégration.

Et c’est cette nouvelle laïcité, confortée par des événements politiques internationaux (la guerre civile en Algérie des années 1990, le 11 septembre 2001,…) que le rapport Baroin[3] déclarera, en 2003, pouvoir et devoir être (aussi) une valeur de la droite.

 

Tant que la laïcité était liée au combat des « deux France », globalement la droite acceptait la laïcité (elle est inscrite dans les Constitutions de 1946 et 1958) mais ne s’en réclamait pas, voire s’en méfiait.

En fait, il existait deux laïcités : la laïcité constitutionnelle, à un niveau général (la république française est « laïque »), qui réglait les rapports entre l’Etat-nation et la religion. Liée à elle, la laïcité juridique  ne donnait guère lieu à un débat social.

A part dans des revues de juristes, et dans tel ou tel colloque, on n’en parlait pas. Laïcité silencieuse donc.

 

 

L’autre laïcité, la laïcité militante, brandie comme un drapeau, un sociologue-juriste italien Alessandro Ferrari la qualifie de « laïcité narrative ». Cette laïcité là se focalisait sur les subventions publiques aux écoles privées (la plupart catholiques) qui existaient depuis 1951 et que la loi Debré de 1959 avait considérablement augmentées[4].

Je ne juge pas là le fond de l’affaire, ce serait une autre Note. Je fais simplement le constat suivant : Dans le discours social, la référence à la laïcité tendait à se réduire au refus de subventions publiques à ces écoles privées, même si le discours militant pouvait accompagner ce refus de diverses utopies quant à l’école publique laïque.

 

Mais depuis l’échec du plan Langevin-Wallon[5], la réforme de l’école publique se trouvait en panne, et les adaptations faites n’empêchèrent pas une profonde crise de l’école. Et, dans les faits, l’action dominante des laïques militants (organisés dans le CNAL ou Comité National d’action Laïque) privilégiait ce combat du non subventionnement.

C’est, en tout cas, ce qui se donnait socialement à voir. Ce que l’opinion pouvait retenir. Même si, en fait, c’était plus compliqué.

Le combat des deux France tel que la laïcité militante l’a mené (de façon réductrice) s’est terminé (pour elle) par un échec cuisant en 1984. Pourtant le ministre Savary faillit réussir une victoire de compromis, substituant au dualisme scolaire, un pluralisme interne à un grand service public laïque.

Un député socialiste, André Laignel, en faisant voter 3 amendements qui, symboliquement, supprimaient le compromis, favorisa grandement la déroute. COMME QUOI LE JUSQUEBOUTISME EST STRATEGIQUEMENT DÈSASTREUX, contreproductif.

C’est pour dissocier la laïcité de cette débâcle, que certains parlèrent alors de « nouvelle laïcité ». Ils signifiaient par là la nécessité de ne plus se focaliser sur le seul non-subventionnement, mais de prendre en charge un ensemble beaucoup plus large de problèmes.

En fait, une nouvelle laïcité allait bien advenir, mais elle se montrera aussi réductrice que l’ancienne : la laïcité deviendra principalement le refus du foulard.

 

En 1989, la dissonance entre les deux laïcités fut manifeste :

En effet, la laïcité juridique continua de fonctionner : ce fut l’avis du Conseil d’Etat : le port de signes religieux à l’école publique laïque est compatible avec la laïcité, à condition qu’il ne soit pas ostentatoire, c'est-à-dire respecte les horaires, l’enseignement, la discipline scolaire et ne soit pas un instrument de prosélytisme à l’intérieur des murs de l’école.

Une bonne partie de la laïcité militante (mais pas toute : ainsi la direction de la Ligue de l’enseignement prit une autre position) déclara tout de suite le port du foulard (c’est de lui dont il était question) incompatible avec la laïcité.

Cette laïcité militante là perdit sur le plan juridique mais gagna sur le plan médiatique. Nonobstant (« comme tu causes bien » me susurre la princesse) l’avis du Conseil d’Etat, les médias dominants ont tout de suite fait comme si foulard et laïcité étaient par essence incompatibles.

L’incompatibilité totale était plus médiatique (simple, carré, facile à mettre en image, etc) que la compatibilité conditionnelle (tout ce qui un tantinet dialectique apparaît trop compliqué, notamment pour la télé).

 

 

Les arguments de l’ancienne laïcité, celle du combat des deux France, (notamment la « défense de l’école publique ») furent recyclés. Pour certains, il y a eu le désir (sans doute inconscient) de ne pas rester sur l’échec de 1984 ; pour d’autres (on y reviendra) le bicentenaire de 1789 mettait en avant le « citoyen abstrait ».

Les expressions de « laïcité républicaine » de « laïcité exception française » firent alors flores. Ces ajouts de termes, d’un côté comme de l’autre, montrent bien que l’on cherchait à verbaliser une mutation profonde de la laïcité.

 

On sait ce qui est arrivé et, notamment, comment, avec la loi de mars 2004, la laïcité juridique s’est alignée sur la laïcité militante dominante, du moins à propos du foulard., élément central où se joue la laïcité dans les représentations collectives.

En même temps, la fin du combat des deux France, et le fait que la victoire globale se soit accompagnée d’une défaite du camp laïque lors de la dernière bataille importante, a engendré une accentuation des mesures (très) conciliatrices à l’égard de l’Eglise catholique.

Et ces mesures n’ont pas attendu l’annonce de l’arrivée d’une « laïcité positive » par Super Zorro Nicolas. Ce furent souvent les socialistes qui en furent les artisans.

Ce qui est contestable dans ces mesures, c'est l'aspect d'officialisation rempante d'une religion. On pourrait même risquer l'expression d'officialisation officieuse.

Alors que l'esprit de la loi de 1905 c'est : le plus de liberté possible (compatible avec l'ordre public démocratique, c'est à dire avec l'articulation aux autre libertés publiques), le moins d'officalité possible.

 

Deux exemples : d’abord, l’accord Lang-Cloupet du 11 janvier 1993 concernant le recrutement et la formation de maîtres de l’enseignement privé sous contrat.

Si les formes ont été respectées, puisque ensuite il y a eu un décret, il n’en reste pas moins que ce décret n’est que le résultat d’un texte contractuel signé par deux ministres socialistes d’un côté, et de l’autre par le secrétaire général de l’enseignement catholique  et des dirigeants de syndicats d’enseignants catholiques.

Cela va beaucoup plus loin que la loi Debré elle-même qui ne reconnaissait nullement l’enseignement catholique en tant que tel, mais des établissements d’enseignement privé (confessionnel ou non) dont chacun passait contrat avec l’Etat.

Là on a un texte analogue aux conventions passées avec des dirigeants de syndicats représentatifs sur tel ou tel problème social.

Donc cela dépasse l’accommodement pour être une sorte de reconnaissance officieuse.

Cela moins de 10 ans après la surenchère de Laignel, suivie par les députés socialistes, cause importante de l’échec de 1984[6]  AINSI LE JUSQUEBOUTISME PREPARE LE RENONCEMENT.

Rappelons, de plus, que c’est le même Jack Lang qui a poussé Fabius a se draper dans le drapeau d’une laïcité dure (envers l’islam) au moment du Congrès PS de Dijon.

 

Second exemple : l’accord du 12 février 2002 issu de la rencontre entre Lionel Jospin et son ministre de l’Intérieur Daniel Vaillant d’une part, le nonce apostolique Fortunato Baldelli, avec le cardinal Lustiger et J.-P. Ricard, président de la Commission épiscopale de l’autre instituant un « dialogue institutionnel » entre le gouvernement et l’Eglise catholique.

Là aussi, on va plus loin qu’un dialogue normal, des consultations de représentants d’instances de la société civile. La rencontre avait été préparée en concertation avec la Secrétairie d’Etat du Vatican et la délégation catholique était présidée par le nonce apostolique (=ambassadeur d’un Etat étranger) ce dont s’est étonné… qui ? Vous ne devinez pas ?

 

Ce dont s’est étonné un certain …Nicolas Sarkozy quand, ministre de l’Intérieur, il a pris le relais pour ce « dialogue institutionnel ».[7]

Spécialiste de la laïcité, l’historien Emile Poulat a pu écrire : « Lionel Jospin a inauguré une procédure d’entente négociée avec les autorités catholiques » (La Croix, 10 juin 2002). Si le cadre formel de la loi de 1905 a été respecté, l’importance donnée au Vatican dans l’affaire rappelle beaucoup la pratique concordataire et donc tourne le dos à l'esprit de la loi.

Et j’aurais pu donner d’autres exemples, comme un accord pris à la fin de 2001 entre le gouvernement Jospin et le Vatican.

 

Ce qui est frappant dans ces exemples, ce sont les dates : à chaque fois cela se passe quelques mois avant des échéances électorales, l'une difficile (Les législatives de 1993), l'autre décisive (la présidentielle de 2002... que Jospin espérait gagner).

Cela n'a d'aileurs pas empéché, dans les 2 cas, une déroute des socialistes.

Comme quoi l'opportunisme politique n'est pas forcément payant. Les gens ne sont pas idiots: ils vous voient venir avec vos gros sabots!

 

 

Autrement dit : pendant les mêmes années, où on a lié la laïcité à l’intégration ce qui l’a durcie face à l’islam (et aussi face à tout ce qui n’apparaissait pas franco-français : des Eglises évangéliques, de nouveaux mouvements religieux), on l’a adoucie face à l’Eglise catholique.

Or une caractéristique essentielle de la laïcité c’est l’égalité mise entre les religions, comme entre les religions et les convictions non religieuses.

On s’est donc remarquablement planté !

Comment en revenir à une laïcité équitable (ce qui devrait être un pléonasme !) ?

Le bon vieux Durkheim (Emile pour les dames) distinguait deux formes de socialisation : l’intégration sociale et la régulation sociale.

Déjà le sens courant qu’a pris le terme d’intégration est beaucoup moins égalitaire que son emploi par Durkheim (comme nous le verrons), mais de plus nous devrions nous poser la question : et si la laïcité était  un processus de régulation sociale et non d’intégration sociale ?

Vous allez voir, bien des choses s’éclairent alors.

Mais il vous faudra attendre… le début de l’année prochaine pour le savoir.

"Happy New Year" à toutes/tous.

(clin d’œil aux pseudos qui prétendent que ma conception de la la¨cité serait "anglo-saxonne" ! J’vous jure, y’a des baffes qui se perdent).



[1] La princesse, qui lit ce que je tape par-dessus mon épaule, me rentre dans le chou et déclare : « Ouais, je te connais, tu fais semblant de plaisanter, mais le pire, c’est que, quelque part, tu crois que c’est un peu vrai.

[2]  Le 16 janvier 1994 eut lieu une grande manif. laïque un peu paradoxale puisque défendant un article de la loi Falloux de 1850 (classiquement considérée comme très anti-laïque) dont l’abolition (jugée la veille inconstitutionnelle par le Conseil Constitutionnel) aurait accentué la possibilité de subvention d’investissement aux écoles privées

[3]  Rapport au 1er ministre J.-P. Raffarin sur la laïcité rédigé par F. Barouin, quelques mois avant la Commission Stasi.

[4] Du moins pour les écoles passant contrat avec l’Etat. De 1959 à 1984, les laïques ont surtout insisté sur le fait que ces écoles pouvaient garder un « caractère propre ». Après 1984, certains laïques ont rappelé qu’elles étaient soumises à des obligations contractuelles, dont certaines les soumettaient à des éléments de laïcité : cf. J. Boussinescq, La laïcité française, Le Seuil, 1994, p. 122-138.

[5]  Sur le projet de réforme Langevin-Wallon de juin 1947, cf. not. le collectif, Histoire de la laïcité, CRDP de Franche-Comté, 1994, p. 292-298.

[6] Le cardinal Lustiger - dit Lulu - ayant parlé de « rupture de la promesse donnée », ce qui a eu un effet désastreux pour les laïques, auprès de l’opinion publique.

 

[7]  Cf. mon livre : La laïcité expliquée à M. Sarkozy et à ceux qui écrivent ses discours, Albin Michel, 2008, p. 187-189.

03/11/2008

DIVERSITE, J’ECRIS TON NOM.

 

 

En espérant que d’ici 48 heures, la « diversité » sera, en Amérique, une réalité au plus haut niveau, je voudrais vous présenter le rapport effectué par Michel Wieviorka à la Ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, sur la « diversité ».

Ce rapport vient de paraître en ouvrage aux éditions Robert Laffont. Comme il n’est pas outrancier, comme il ne cherche pas à faire peur (tel le pseudo rapport Obin, que j’avais longuement déconstruit), comme il présente des garanties de sérieux et de rigueur (contrairement au rapport Obin, toujours), les médias ne vous en ont pratiquement pas parlé.

C’est un constat auquel il faut toujours revenir, tel Sherlock Holmes qui accordait beaucoup d’attention au chien qui n’avait pas aboyait et découvrait, grâce à cela, la clef de l’énigme.

 Si vous voulez connaître le fonctionnement des démocraties modernes, et notamment de la France, soyez attentifs à ce dont on parle et ce dont on ne parle pas. Vous en apprendrez beaucoup.

 

Car il existe deux manières de tuer la liberté d’expression : la première est brutale et réprime physiquement. C’est celle des totalitarismes, des extrémismes de droite ou de gauche, d’athéisme politique ou de religion(s) politique(s).

Elle est souvent dénoncée et dernièrement j’ai eu à commenter le film Le Destin de Youssef Chahine qui montre comment sectarisme et bêtise, quand ils arrivent à prendre le pouvoir, cherchent à faire taire l’intelligence, la recherche, l’analyse.

Mais il est une seconde manière, beaucoup plus subtile et, hélas, plus efficace qui consiste à mettre en avant la bêtise, à la hisser sur un magnifique piédestal, à la louer ou (de façon encore plus perverse) à la valoriser en la dénonçant d’une façon qui lui donne de l’importance, en fait un événement. Et, en même temps, on fait silence sur de l’important non spectaculaire, sur ce qui est tout en finesse et, donc, prétend-on, non médiatique.

Ca, c’est le totalitarisme d’extrême centre, le nouveau cléricalisme qui prospère dans nos sociétés démocratiques et qui s’alimente du conformisme social, de la mentalité « moutons de panurge ». Là est l’atteinte la plus grave, parce que la plus pernicieuse, et pratiquement dénoncée, à la liberté d’expression, à la laïcité.

Vous savez ce qu’elles se disent la liberté d’expression et la laïcité quand elles se rencontrent (et cela leur arrive souvent) ? J’ai laissé traîner mes oreilles et je les ai entendu déplorer : « Oui, c’est dur, c’est vraiment dur d’être aimées par des cons. »

 

Tout cela pour vous indiquer que le rapport de Wieviorka et de son équipe est trop subtil, nuancé, rigoureux pour intéresser vraiment les médias. Il est pourtant facile à lire, du moins pour tous ceux qui ne sont pas des « mal comprenants » (c’est le nouvel euphémisme pour désigner les défenseurs d’une liberté d’expression à géométrie très variable, après tout on dit bien les « mal entendants » pour les sourds).

Ce rapport possède plusieurs qualités.

Commandité par une ministre du gouvernement actuel, il n’est en rien complaisant. Ainsi, il indique très nettement que le projet de Sarko de mettre la « diversité » dans la Constitution n’est pas une bonne idée. Et il explique pourquoi. Autre exemple : il rend hommage à l’action qu’a menée Azouz Begag, ministre chargé de la Promotion à l’égalité des chances de 2005 à 2007 et très virulent adversaire de notre actuel président. Etc.

Très libre à l’égard du pouvoir actuel, il l’est également à l’égard de la gauche classique, dont le moins qu’on puisse dire est que son bilan en matière de « diversité » est… je vous laisse la liberté des adjectifs : nombreux ceux qui peuvent être convoqués !

Cela ne signifie nullement que le rapport se situerait dans une perspective moraliste où la diversité, serait le « bien » et l’opposition à la diversité, le mal. L’esprit critique qui anime le propos est tout azimut et, constamment, il est clair que l’invocation de la diversité ne doit pas empêcher de voir les choses de très près. Une politique de la diversité peut s’avérer contreproductive si… Le rapport débat même de la pertinence du terme de « diversité » et s’interroge sans tabou sur ses avantages et inconvénients.

Pour mieux cerner les choses, il fait le point sur des expériences étrangères, surtout les Etats-Unis (beaucoup moins le Canada, ce qui est un peu dommage) où des initiatives dans le domaine de la diversité sont prises depuis 40 ans. Réussites et échecs sont analysés.

Il ne se cantonne pas enfin à a recherche et à l’enseignement supérieur, mais accorde une large place à l’économie, qui est, en France, largement en avance sur le secteur public dans ce domaine. Le rapport montre qu’il existe là, un « mouvement d’ensemble »’, du moins au niveau des grandes entreprises. Là encore, même si le recul est moindre, le rapport tente une évaluation qui évite et l’idéalisation et la critique systématique.

 

Pas d’indignation primaire ni de louanges hyperbolique donc dans ce texte. Et c’est pourquoi les médias n’y retrouvent pas leurs petits. Et pourtant, c’est exactement le genre de propos dont nous avons besoin pour avancer et comprendre les changements sociaux actuels, pour inventer des politiques (au sens large du terme) qui puissent nous sortir de nos impasses.

Indiquons quelques aspects (non exhaustifs, loin de là) du rapport. Il commence par clarifier le terme de « diversité » en montrant que son usage social actuel fédère « deux grandes préoccupations collectives » :

-         La demande de reconnaissance dans l’espace public « des identités culturelles, religieuses, d’origine nationale, etc ». Des personnes « mettent en avant leur histoire, leurs traditions, leur langue, leur foi, leurs qualités morales, réelles ou supposées, pour trouver leur place dans la société ».

-         L’existence de « discriminations qui atteignent les membres de certains groupes, et en particulier ceux qui relèvent de ‘minorités visibles’ » : des « individus, du fait de leur appartenance réelle ou supposée à un groupe particulier, sont victimes d’injustice, de racisme, de discrimination » et attendent beaucoup d’institutions et d’associations, d’ONG, d’Eglises, d’intellectuels, voire de partis politiques ou de syndicats pour les aider à se défendre. La question des discriminations indirectes (où la France est tellement en retard sur le Canada) est abordée de façon récurrente dans le rapport.

 

A partir de là, le rapport rappelle les grandes lignes de certains aspects de l’histoire récente de la France qui ont induit l’émergence rapide, depuis quelques années de l’emploi social de ce terme « diversité » pour rendre compte de ces deux problèmes.

Il montre que l’emploi du terme diversité doit souvent être accompagné d’un adjectif pour préciser ce dont on parle et à un moment hasardent l’expression de « diversité bioculturelle », par analogie (au niveau des sciences sociales) avec la notion de  biodiversité.

Il est un peu dommage qu’il n’approfondit pas cette piste, même si il aborde largement (et courageusement) les ambivalences qui sont liées à « l’ethnicité » et au fameux débat sur les mal nommées « statistiques ethniques ».

Le passage consacré à cette question me semble typique de la perspective du rapport : envisager une politique de la diversité non dans une optique différentialiste ou communautarisante, mais comme un moyen d’avoir un horizon véritablement universaliste, d’échapper à un communautarisme majoritaire. « Faire de l’équité un moyen pour l’égalité » est-il explicitement déclaré.

 

A partir de là le débat est explicitement engagé avec le « républicanisme ». Le but de Wieviorka et de son équipe est de faire comprendre à une mentalité française dominante rétive qu’il faut savoir appliquer au domaine culturel le dépassement de l’égalitarisme abstrait effectué depuis longtemps sur le plan social.

Effectivement, l’établissement de la laïcité est allé de pair avec la critique de l’universalisme abstrait, de l’égalitarisme abstrait. Le rapport cite Anatole France parlant de « cette majestueuse égalité devant la loi qui permet aux riches comme aux pauvres de dormir la nuit sous les ponts. ». 

La morale laïque de la Troisième République a mis au cœur de son enseignement, ce que l’on appelait alors « la doctrine de la solidarité », elle a insisté sur la mutualité ; la création de la Sécurité sociale juste après la guerre a été un effet de la laïcité à la française et de ses préoccupations sociales.

On pourrait trouver aujourd’hui des phrases équivalentes à celles d’Anatole France : « la majestueuse égalité devant la loi qui permet aux hommes et femmes de toutes couleurs d’élire des hommes blancs pour diriger le pays », par exemple. Ou encore : « la majestueuse égalité devant la loi qui permet aux personnes de toutes religions de célébrer le dimanche chrétien et la Toussaint catholique ».

Ou enfin, dans un autre genre : « la merveilleuse indignation face au thème lepéniste et xénophobe de la « préférence nationale » alors que plus de 6 millions d’emplois publics sont, en France, ‘ conditionnés par des critères de nationalité’» comme le rapport l’indique.

Etc, etc : les internautes qui en ont envie peuvent inventer des phrases de ce type et les mettre en commentaire.

 

Chacun voit midi à sa porte. Je vais faire violence à mon immense modestie connue de tout le système solaire (et seule cette modestie obsessionnelle m’empêche de vous parler d’autres galaxies) pour indiquer que j’avais abordé, il y a deux ans, dans un chapitre de mon livre L’intégrisme républicain contre la laïcité (le chapitre 5 exactement) des thèmes que je retrouve dans l’ouvrage. En revanche, j’ai appris beaucoup des pages consacrées à la recherche pharmaceutique et médicale.

Je savais vaguement qu’elle devait tenir compte de différences génétiques particulières, mais je ne m’étais pas intéressé plus que cela à la question et le rapport m’a convaincu de son importance. Avec des exemples précis et convaincants, le rapport montre que « certaines populations développent des maladies qui leur sont relativement spécifiques, ou réagissent de façon différentes à des médicaments ».

De même, d’autres exemples montrent que « des différences culturelles considérables existent face au dépistage et au traitement des maladies » et le médecin qui n’en tient pas compte et a une pratique standardisée des soins peut « passer à côté d’éléments qui feront échouer son intervention «  (on pourrait généraliser et dire que la non prise en compte de la subjectivité de tout patient est médicalement contreproductive).

Mais, et cela montre bien son orientation dialectique, le rapport ajoute tout de suite après que la prise en compte de la culture du patient par le médecin ne doit pas conduire le praticien à « étiqueter le patient et (à) l’enfermer dans une identité » ; de même que la prise en compte des particularismes génétiques a aboutit parfois à la dérive d’une « disqualification biologisante. »

 

Je l’ai déjà indiqué : le rapport insiste sur la très rapide prise en compte de la diversité, en quelques années, par certaines entreprises françaises, implantée dans différents pays et/ou ayant une clientèle très diversifiée. Le rapport n’ignore pas que cela est du à des impératifs commerciaux. Mais, à juste titre, s’il examine les limites (voire les risques de dérive) que cela engendre, il n’en fait pas un facteur disqualifiant.

Là encore, on peut relier ce facteur économique à l’histoire de la laïcité : la commerçante Hollande a été, de façon précoce, un pays relativement tolérant. C’est là que John Locke a écrit sa Lettre sur la tolérance, qui est un texte majeur en faveur de la séparation de la religion et de l’Etat ; c’est là que Pierre Bayle a soutenu la thèse, révolutionnaire à l’époque, que l’athée n’était pas un être asocial.

Il faut donc lire avec toute l’attention qu’il mérite le chapitre « l’économie saisie par la diversité ». Dans une certaine mesure, il contraste avec le chapitre suivant sur l’enseignement supérieur, souvent en retard malgré quelques initiatives récentes (celle de Sciences-po, notamment), et qui « valorise moins que d’autres la diversité culturelle. »

 

Le rapport se conclut sur 47 propositions bienvenues dans l’ensemble. Lisez les et faites les connaître. J’ai été un peu frustré pour ma part par l’absence d’une conclusion ouvrant quelques pistes plus théoriques, à partir des nombreux éléments donnés tout au long de l’ouvrage.

Je reviendrai donc sur ce point pour tenter de prolonger cet ouvrage et réfléchir au lien entre diversité et universalisme, ce qui me semble une conception capitale (et concrètement : comment allier ce qui doit être sauvegardé dans la vision du « citoyen abstrait », et articuler à une politique de la diversité).

Mais en attendant, achetez et lisez ce rapport ; offrez le pour les fêtes,…

 

PS: Pour M. Ranjit Singh: Ok, je vais prendre contact avec vous, mais laissez moi un peu de temps: je fais pas mal d'aller et retour entre Paris et des pays étrangers actuellement et chaque fois que je suis à Paris, j'ai 36000 choses à faire!!

16/06/2007

LA LAÏCITE, DEUX OU TROIS CHOSES QUE JE SAIS D'ELLE...

L’année universitaire n’est certes pas terminée : il y a des réunions, des missions, des entretiens, des soutenances, etc. Mais les cours ont pris fin. Plusieurs étudiants m’ont demandé de mettre mon dernier cours sur mon Blog. OK je le fais, ou du moins je mets de substantiels extraits, en sachant que, du coup cela devient un peu plus… universitaire (justement) que d’habitude, sauf la dernière partie que j’ai voulu assez personnelle.

J’ai quand même tenté d’être le plus simple possible, mais si cela vous prend un peu la tête, reposez vous ensuite en lisant, par exemple, les aventures du juge Ti, romans et nouvelles de Robert Van Gulik parus dans la collection « Grands détectives » des éditions 10/18, et maintenant publiés en 4 volumes d’œuvres complètes par les éditions La Découverte.

Le juge Ti (Ti Jen-tsié en fait) a réellement existé, ce fut un personnage célèbre de la Chine du VIIe siècle et Van Gulik marie avec bonheur réalité (à partir d’une étude documentaire fort sérieuse) et fiction. Cerise sur le gâteau, il dessine fort bien aussi.

 

Mais avant de savourer les enquêtes du juge Ti, voici ma propre prose. La leçon se voulant synthétique, on trouvera des thèmes déjà abordés, voire développés dans ce Blog (sauf, encore une fois, dans la dernière partie). Ce qui peut être relativement original, c’est la façon dont ces thèmes sont articulés. En tout cas, si vous n’aimez pas affronter les paradoxes, déconstruire les idées toutes faites, explorer les limites du penser et de l’impenser, ne vous fatiguez pas  à prendre connaissance du texte qui suit. Cela vous déstabiliserait trop.

Sinon, bonne lecture. On y va ?

  

Les mises en perspectives que j’ai faites ont, naturellement, suscité interrogations et débats. Un des plus intéressant a concerné la distinction opérée entre la notion de sécularisation et celle de laïcisation. Marcel Gauchet a, sinon polémiqué du moins, voulu fortement relativiser l’intérêt de ces deux notions, telles qu’il les rencontrait notamment dans mes travaux.

Ces catégories, écrit-il dans son ouvrage La religion dans la démocratie (p.14-16), dépeignent « adéquatement la surface », comportent une « pertinence descriptive » sans avoir de « capacité explicative ou compréhensive ».

   Certes, les notions de sécularisation et laïcisation peuvent se ressembler, tels deux membres de la même famille. Toutes deux ont trait à la construction de la modernité, et plus précisément à la relation de ce processus avec la religion. Et, pourtant, telles deux sœurs ou deux frères, chacune de ces notions possède sa spécificité propre, et cela permet, à mon sens, de sérier certaines question qu’habituellement on ne se pose guère.

 

   Tentons d’expliquer les choses le plus simplement possible en prenant l’exemple de la question sensible des mœurs. Pourquoi et comment, à un moment donné, le divorce, l’avortement, la vie conjugale et familiale sans mariage préalable, le mariage entre personnes de même sexe deviennent socialement envisageables alors que cela n’était nullement le cas précédemment ?

Pourquoi et comment devient-il possible de dire, sans se mettre socialement hors jeu, qu’il est souhaitable, pour la société, d’accepter la possibilité de tels comportements ? L’étude de ces changements socioculturels, de ces prises de distance possibles avec des normes de certaines religions dans certains cas de figure, avec des normes de  l’ensemble des religions dans d’autres cas, cette étude relève de la catégorie « sécularisation ».

    Si j’ai ajouté à l’expression « prise de distance » le terme de « possible », c’est pour attirer l’attention sur un fait, à mon sens, pas assez souligné. La manière de parler de la sécularisation connote souvent la métaphore de l’éloignement. Mais après tout, il y a toujours aujourd’hui des individus qui se marient, qui le font avec une personne de sexe différent du leur et qui ne divorcent pas. Il existe toujours des femmes qui n’avortent jamais.

La diversification, la pluralisation, l’individualisation des comportements socialement légitimes, toutes choses dont parlent aussi les théories de la sécularisation, sont peut-être premières et induisent, à mon sens, une relativisation sociale du religieux davantage encore qu’un éloignement, qu’une « sortie de la religion » pour reprendre la façon dont en parle précisément Marcel Gauchet.

 

James Beckford résume fort justement cela en écrivant que la religion, hier système de normes culturelles est devenu un ensemble de ressources sur ce plan culturel ; ressources dont on peut ou non se servir. On peut s’en servir par intermittence, et ou en « bricolant » plusieurs traditions, on peut s’en servir de façon régulière, on peut même s’en servir de façon totalisante ou « furieuse » pour parler comme P. Berger.

   Mais, surgit alors une question nouvelle, peut-être un peu provocante : ce que l’on nomme la sécularisation s’éloigne-t-elle de la religion où s’avère-t-elle, à sa façon, créatrice de religieux ?  

Reprenons l’exemple du mariage. Qu’un mariage concerne deux personnes de sexe différent, voila qui était une évidence sociétale bien établie, il y a quelques décennies, sans que cela relève spécialement du domaine de la religion. L’homosexualité existait tout autant qu’aujourd’hui mais, pourchassée ou tolérée, aucun discours social ne la reliait au mariage. « Péché » pour les religions, le fait d’être « homosexuel » (le concept même a été construit au XIXe siècle, avant on parlait de « penchants ») était, à l’évidence, une maladie pour les médecins. La séparation entre norme et déviance était consensuelle.  Etre croyant, athée, agnostique avait fort peu à voir avec ce qui paraissait être la réalité des choses, la nature même du mariage.

C’est, en fait, le mouvement même de la sécularisation des mœurs qui, en déplaçant la frontière entre norme et déviance, produit une représentation sociale où des croyances, des convictions religieuses se mettent à défendre l’idée que le mariage s’effectue exclusivement entre personnes de sexe différent. Et, bien sûr, c’est cet « exclusivement » qui est primordial. Il ne viendrait à l’idée de personne de dire à un homme : « Vous épousez une femme, donc vous êtes ‘croyant’ ».

 

   La sécularisation apparaît alors, pour en donner une définition ramassée, essentiellement comme un mouvement de séparation culturelle du social et du religieux, plus qu’une sortie sociale du religieux. Le cours que nous avons donné, ces dernières semaines, Séverine Mathieu et moi-même, sur les représentations et les pratiques de la mort entre religion et médecine nous a permis de percevoir des mutations analogues en ce qui concerne la fin de la vie et la mort elle-même.  Cette séparation peut être créatrice de nouvelles configurations, de nouvelles figures du religieux. Je rejoins ici, par un autre chemin, Danièle Hervieu Léger et ses figures religieuses de la modernité.

***

   Mais je ne m’attarde pas plus sur ce sujet pour pouvoir aborder tout de suite la notion de laïcisation. Prenons l’exemple du divorce et intéressons nous à des pays de culture catholique, puisque son interdiction ne fait pas forcément partie des normes religieuses protestantes. Le divorce est autorisé en Autriche-Hongrie dés 1783 par l’empereur Joseph II  alors qu’il est encore interdit  en Argentine, en Espagne, en Italie, dans pas mal d’autres pays, dans les années 1960.

Nous ne sommes plus là dans la séparation culturelle du religieux et du social, dans la sécularisation, mais dans la séparation  ou la non séparation politique du social et du religieux, avec les conséquences notamment juridiques que cela peut avoir, dans la laïcisation (ou la non laïcisation). Et il existe des zigzags de la laïcisation, liés à la conjoncture politique, dont l’Espagne ou la Colombie des XIXe et XXe siècles sont des exemples types Mais il existe aussi de l’irréversible : dans la plupart des sociétés modernes, aucune force politique ne pourrait se permettre de « revenir » sur la possibilité juridique du divorce. Bien sûr, quand je parle de séparation politique du social et du religieux, le terme de séparation possède, là, un sens plus extensif que celui qu’il connote quand on parle de la loi française de 1905.

 

   Et cette laïcisation, nous pouvons la retrouver, de façon différente, dans des pays de culture protestante. Ainsi, en Grande-Bretagne, la loi transfère, en 1869, les procès de divorce des tribunaux ecclésiastiques aux tribunaux civils. Cette loi relève, elle aussi de la laïcisation, alors que l’on a parfois tendance à réserver le terme à des pays de culture catholique. Mais nous sommes dans un cas de figure particulier puisque la religion a été ici, lors des deux révolutions anglaises du XVIIe siècle, une arme de la Nation, représentée par le Parlement, contre l’absolutisme prétendu du pouvoir royal.

Il est également possible de parler de « laïcisation » à propos du Japon shintoïste et bouddhiste, lors des réformes de Meiji à partir de 1868, et a fortiori en 1945-1946. La laïcisation concerne en fait, mais de façon non mécaniste, les différentes voies d’accès à la modernité, si diverses soient-elles. Cela, que le terme de laïcité se trouve ou non socialement utilisé.

   En fait la laïcisation, c’est d’abord la séparation de l’Etat et de sa régulation du social d’avec la religion avant d’être la séparation de la religion d’avec l’Etat. Et cette séparation de l’Etat d’avec la religion s’accompagne d’une certaine subordination de la religion à l’Etat. L’historien anglais Norman Sykes a utilisé le terme de « laïcisation » pour rendre compte de l’accroissement du pouvoir des hommes politiques -ces laïcs !- sur l’Eglise d’Angleterre au XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe.

Cet emploi anglais du terme est-il si éloigné de son emploi français ? Je ne le pense pas. Car, de Philippe Le Bel et ses légistes à Napoléon Bonaparte, en passant par le Révolution française, la construction de ce que j’ai appelé le premier seuil de laïcisation est d’abord le fait que, désormais, selon une formule célèbre, « l’Etat n’est plus dans l’Eglise, mais l’Eglise est dans l’Etat. »

 

   Cette notion de premier seuil de laïcisation a été bien reçue des historiens et des sociologues. Elle sent le souffre pour les philosophes dits « républicains ». A leurs yeux, elle constitue un cheval de Troie clérical qui s’introduit, sous couvert d’approche universitaire, dans la citadelle de la laïcité française. Pourquoi ? Pour la raison bien simple qu’elle inclut le Concordat de 1801 dans le processus de laïcisation. De là à croire que je serais partisan de réinstaurer un Concordat, tous les soupçon sont permis ! En tout cas, pour ces philosophes, il faut mettre en avant une opposition frontale entre la Révolution laïcisatrice et le Concordat de Napoléon Bonaparte qui réinstaurerait un régime de chrétienté.

   L’ironie de l’affaire est double. D’abord, sur un plan personnel : je crois ne l’avoir jamais dit, mais j’ai eu lycéen, comme sujet de Concours général, le Concordat de 1801, et j’ai obtenu le premier prix. J’ai demandé à l’Inspecteur général d’histoire qui présidait le jury, ce qui avait fait la différence entre ma copie, et celle de mon suivant, un certain Jean-Louis Bianco ! Il m’a répondu, c’est d’avoir montré pourquoi le Concordat a finalement échoué et d’avoir indiqué qu’il a fallu trouver une autre solution, la laïcité républicaine.

Ensuite, seconde ironie, en se focalisant sur le seul Concordat de 1801, ces philosophes se situent dans la filiation d’une histoire religieuse catholique traditionnelle, avec laquelle j’ai précisément voulu rompre en élaborant la perspective des seuils de laïcisation.

 

   En effet, si Napoléon Bonaparte, avec le Concordat, perpétue la tradition gallicane de l’Ancien régime (qui constitue d’ailleurs, déjà, une sortie partielle de la société de chrétienté), il prend également d’autres mesures tout aussi importantes qui rendent irréversible des ruptures révolutionnaires, comme d’abord la fin du principe de catholicité, par l’instauration, en 1802, du régime pluraliste des cultes reconnus avec les Articles Organiques, ensuite la dissociation de la citoyenneté et de l’appartenance religieuses liée à ce pluralisme officiel et au droit d’être (je cite Portalis, son « ministre des cultes ») « indifférent en matière de religion », enfin l’autonomie de la totalité du droit civil à l’égard du droit canon par le Code Civil des Français de 1804.

D’autre part, Napoléon Bonaparte rend opérationnel des projets laïcisateurs restés, lors de la Révolution, à l’état d’utopie, cela par la création d’institutions autonomes à l’égard de la religion, comme les institutions scolaire (1806) et médicale (1803). Ces institutions, créatrices de nouvelles formes de socialisation, productrices de nouveaux clercs, vont être porteuses de laïcisation.

   La scientificité d’une démarche se trouve, à mon sens, en affinité avec l’étendue des faits qu’elle peut inclure dans sa théorisation. Se limiter au Concordat me semble une façon fort plate d’écrire l’histoire, et en tout cas c’est écrire une histoire religieuse, pas une socio- histoire de la laïcité.

Cette sociohistoire, cette sociologie historique de la laïcité pousse également à sortir du cadre étroit de l’hexagone, à redresser les erreurs liées à une vision trop franco-française de la laïcité. Ainsi dans son Rapport présentant, en cette année 2007, son projet de création de Charte de la laïcité, le Haut Conseil à l’Intégration prétend que le Mexique s’est inspiré de la loi française de 1905 pour réaliser sa propre séparation. Or la séparation date, dans ce pays, de 1861. Là encore, ironie des choses, en 1905 Aristide Briand instituait précisément le Mexique en sorte de modèle, dans le Rapport de la Commission parlementaire ayant élaboré le projet de loi française de séparation. Mais le chapitre sur les laïcités étrangères que comportait ce Rapport a été purement et simplement supprimé dans l’édition du centenaire publiée, il y a deux ans, par l’Assemblée Nationale !

   Autre exemple significatif : on dit couramment, dans notre pays, que la France révolutionnaire aurait, la première, « laïcisé » le mariage par la création du mariage civil et la possibilité du divorce en 1792. Or, je l’ai déjà indiqué, Joseph II avait effectué ces deux mesures neuf ans auparavant dans ses propres Etats.

D’une manière plus générale, ceux que l’on a appelé les « despotes éclairés » -Catherine II en Russie, Frédéric II et Frédéric-Guillaume II en Prusse,…- ont été des laïcisateurs. Influence de la sécularisation portée par la philosophie des Lumières ? Certes, mais, outre que cette pensée sécularisante était limitée à une élite, l’alliance entre philosophes et souverains absolutistes s’avéra, pour la première, un marché de dupes,

Paul Hazard l’a bien montré : « La philosophie croyait se servir des rois, et c’étaient les rois qui se servaient d’elle » écrit-il. Si sécularisation et laïcisation entretiennent des liens étroits, leurs logiques sont donc différentes. L’analyse de la laïcisation est impossible à effectuer sans étudier les logiques propres du champ politique, ses intérêts et ses contraintes spécifiques.

   Mettre à jour les rapports complexes, les interactions multiples entre les deux approches, ainsi que leurs spécificités respectives me semble permettre un questionnement heuristique. Si, en France, l’absolutisme royal de « l’Ancien Régime » se n’est guère montré « éclairé », la création en 1787 d’un mariage civil réservé aux protestants a constitué un embryon de laïcisation, effectué, cela n’est pas complètement un hasard, par refus du pluralisme, puisqu’il s’agissait d’éviter de reconnaître la validité des mariages effectués par les pasteurs.

Napoléon Bonaparte a agi souvent, je ne suis pas le premier à le dire, en despote éclairé. Et certaines mesures de la Révolution, entre autres la Constitution civile du clergé, bien que prises par des assemblées, relèvent aussi de ce modèle.

 

La laïcité française comporte dans son héritage plus de despotisme éclairé qu’elle ne le croit. L’institution que l’on appelle « l’école républicaine », comporte en fait bien des habitus hérités du premier Empire, comme l’a montré Antoine Prost. De plus, le long conflit entre « cléricalisme » et « anticléricalisme » a créé en France, une sorte d’obsession politique du religieux dont nous ne sommes sans doute pas encore « sortis ».

Le contraste entre les « charities » anglais, qui peuvent être aussi bien des Eglises que des associations sans lien avec la religion, et le souci français de toujours qualifier ce qui est religieux et ce qu’il ne l’est pas, que cette qualification soit faite de façon  positive ou négative, s’avère, en tout cas, frappant. Cette différence peut être reliée à la prédominance du processus de sécularisation  sur celui de la laïcisation en Grande Bretagne, à l’inverse de ce qui s’est passé dans notre pays.

Chaque pays a, dans son histoire, des événements structurants en matière de laïcisation et de sécularisation. Mais ces événements ont également eu des répercutions hors frontières et une sociologie historique de la laïcité doit accorder de l’attention à la problématique, très actuelle, des « transferts » entre pays.

La Glorieuse Révolution anglaise de 1689 a joué un rôle important en France, les Lettres anglaises de Voltaire en sont un témoignage parmi d’autres. J’ai passé mon temps à rappeler à qui ne voulait pas l’entendre, pendant l’année du centenaire de la loi française de séparation, que l’enjeu principal de cette loi avait été l’article 4 et que la formulation de cet article avait été trouvée dans la séparation américaine. La Révolution française, comme événement endogène et référentiel en France, comme élément exogène et repoussoir en Grande Bretagne, est un facteur important de la différence entre les deux pays au XIXe siècle.

   Contrairement à ce croit Gauchet, l’étude des sécularisations et des laïcisations, dans leurs spécificités socio-historiques, comme dans leurs influences croisées, n’en reste donc nullement à la « surface ». Elle permet, au contraire, souvent, de décrypter la face immergée de l’iceberg, de la réalité sociale.

Elle permet du comparatisme. Et mon nouveau « Que sais-je ? », portant sur Les laïcités dans le monde reprend, de façon certes très résumée, certains dossiers que nous avons étudié cette année. Ce « Que sais-je ? » tente, notamment, de montrer que la notion de seuils de laïcisation constitue un instrument d’évaluation qui peut s’appliquer de façon assez générale.

 

   Quand la laïcisation outrepasse la sécularisation, cette laïcisation aura tendance à être autoritaire, à se méfier d’un élément que Claude Lefort nous a appris à considérer comme essentiel dans l’épure démocratique : la séparation de l’Etat et de la société civile.

C’est pourquoi, il sera difficile alors de passer de formes de séparation de l’Etat d’avec la religion à des formes de séparation de la religion d’avec l’Etat. La séparation de 1795, dont les philosophes républicains se montrent si fiers, a surtout existé sur le papier : avec le retour rapide de la répression antireligieuse et l’organisation étatique du culte décadaire elle n’a guère eu d’existence empirique.

Et, pendant l’année du centenaire, le cours a insisté sur les craintes manifestées, dans les débats parlementaires de 1905, par des républicains laïques quant à la liberté d’action d’Eglises séparées de l’Etat, liberté trop grande à leurs yeux.  Une doctorante, Marilyne Guitton, avait même trouvé des documents du Bureau des cultes, datant des années 1920, qualifiant la loi de 1905 « d’anti laïque » à cause des libertés qu’elle donne aux Eglises. La loi de séparation de1905 se situe dans la filiation de la philosophie du « gouvernement limité » de John Locke. Mais la tradition laïque dominante en France emprunte souvent davantage à l’anticléricalisme voltairien et à la religion civile rousseauiste qu’au séparatisme lockéen.

Zana Citak-Aytürk, ancienne étudiante maintenant professeur d’université à Ankara, insiste sur le fait que la laïcisation turque, de son côté, a séparé l’Etat d’avec la religion, sans séparer la religion d’avec l’Etat. La laïcité, écrit-elle, s’est révélée être, en Turquie, « et le fondement de la démocratie et le déterminant des limites de la démocratie elle-même ».

On perçoit ainsi l’importance des recherches sur laïcité et démocratie en général, et plus précisément encore dans les deux Amériques  menées et impulsées par Micheline Milot et Roberto Blancarte.

La laïcisation comporte deux mouvements, qui peuvent se succéder dans le temps ou être pratiquement conjoints, celui où l’Etat fait en sorte que la religion ne surplombe pas la société civile ; celui où la religion devient partie prenante d’une société civile séparée de l’Etat. Le second est, de façon idéal-typique, plus démocratique que le premier. L’état de la sécularisation au moment où des mesures laïcisatrices sont effectuées n’est pas indifférent à l’aspect plus ou moins démocratique de la laïcisation, l’épaisseur historique du présent, la longue durée des historiens, peut jouer également son rôle.

Je pense notamment à la façon dont s’est construit socio-historiquement le rapport entre nation et Etat. Que la nation soit plus ancienne que l’Etat, comme en Angleterre, Allemagne ou Italie voire que la religion ait représenté la nation en absence d’Etat, comme en Irlande, en Pologne ou dans les Balkans ou que l’Etat soit plus ancien que la nation et ait voulu l’enseigné, comme en France ou en Turquie ; que l’Etat/nation moderne se soit constitué en se fondant sur la religion ou contre elle n’est pas indifférent à notre sujet. Il s’agit là d’une logique propre à la laïcisation où la sécularisation n’est pas forcément en cause, loin s’en faut. Certes, la différence entre France et Royaume Uni dans la construction de l’Etat/nation moderne peut en bonne part s’expliquer par la différence de religion culturellement dominante. Mais en Belgique, dans certains pays d’Amérique latine, un certain catholicisme a joué un rôle ‘positif’ dans la construction de cet Etat/nation moderne.

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Mais il est une autre interrogation pour laquelle il faut donner réponse, au moins à titre d’hypothèse. Parler de sécularisation est-il toujours pertinent pour qualifier la situation actuelle ? La question est fondamentale pour la laïcité étant donné les interactions entre sécularisation et laïcisation. Les théories de la sécularisation ont insisté sur l’importance de l’urbanisation et de l’industrialisation  comme agents de sécularisation. De tels processus semblent aujourd’hui être plutôt favorables au pentecôtisme ou à l’islam. Jean-Paul Willaime distingue alors modernité et ultramodernité et tient des propos très suggestif sur cette dernière. Pour ma part, je parle volontiers de « modernité tardive ». Et de plus en plus je me pose la question : au-delà des polémiques idéologiques pour ou contre les Lumières, si c’était le projet socio-historique des Lumière qui, quel que soit le jugement que l’on porte sur ses réalisations, arrivait à son terme ? Si nous étions en train de changer de période socio-historique ?

La encore, je vais tenter de m’expliquer brièvement. Quand on lit les philosophes des Lumières on se demande pourquoi Henri Desroches ne les a pas inclus dans sa Sociologie de l’espérance. Dans l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain de Condorcet, le terme d’ « espérance » revient de façon récurrente.

Les progrès déjà accomplis apparaissent les gages des progrès futurs, d’une perfectibilité infinie de l’espèce humaine, affranchie « des tyrans et des prêtres ». Pour Condorcet nous allons vers un « moment où le soleil n’éclairera plus que des hommes libres, ne connaissant d’autres maîtres que leur raison ». L’idée de « progrès », de conjonction des progrès scientifique, technique, social et moral, s’est ensuite démocratisée. La morale laïque de la IIIe république en est notamment imprégnée et relie étroitement progrès, dignité de la personne humaine et solidarité.

   Cette vision du progrès est, globalement, une sécularisation de l’idée religieuse de progrès, telle qu’elle a émergée socialement au XVIIe siècle, lors de la première Révolution anglaise, à partir d’un changement de conception sur l’eschatologie. Examinons rapidement pourquoi. Au XVIe siècle, on voyait la fin de l’histoire et le retour du Christ comme une rupture dans l’enchaînement humain, faisant suite à une série de catastrophes Cela s’appelle le pré-millénarisme.

Les artisans de la chute de la royauté anglaise insistent sur le passage du chapitre 20 de l’Apocalypse qui fait allusion à une période transitoire de mille ans (le millénium). Pour eux, là, en continuité avec l’histoire construite par les humains, la « vraie » Eglise triomphe progressivement. La victoire du puritanisme en Angleterre, ajoutent-ils, préfigure le début de ce millenium. Leur optique est post-millénariste

Ainsi s’opère un changement considérable de mentalité. Jusqu’alors l’histoire était décadence, dégradation, là elle prend un sens positif, elle devient progrès. Un futur meilleur dépend de l’action présente ; on peut hâter la venue du millenium. Tel est le sens des sermons prêchés pendant la révolution de Cromwell.

 

   La « recherche du bonheur », déclarée « droit inaliénable » de l’être humain par la Déclaration d’indépendance américaine (1776) avant d’être reprise par la Révolution française, est une utopie séculière du progrès qui s’emboîte dans cette vision post-millénariste et lui enlève ses aspects explicitement chrétiens. Le Dieu des déistes n’intervenant pas dans l’histoire des hommes, le bonheur se trouve entre les mains des humains et ceux-ci doivent compter sur leurs propres actions pour y parvenir. Ce n’est plus la « vraie » Eglise qui doit triompher, mais des institutions porteuses de bonheur terrestre, l’Ecole pourvoyeuse d’affranchissement par la connaissance, la Médecine dont les progrès assure la progression de « l’espérance de vie ».

   Le terme de « sécularisation » désigne à l’origine le transfert de propriété de l’ecclésiastique au séculier. Des institutions séculières, devenues socialement obligatoires, se sont vues transférer un pouvoir, symbolique et quasi-spirituel. Leur légitimation est venue, grâce à ce transfert,  d’abord de la sacralisation de l’objectif poursuivi (par exemple : « l’espérance de vie » tend à remplacer celle du salut), ensuite, de la croyance au monopole de l’institution concernée pour pouvoir atteindre cet objectif (hors de l’école, pas d’instruction, comme hors de l’Eglise pas de salut), enfin, de l’imposition d’une représentation sociale selon laquelle le clerc institutionnel est dans l’universel, alors que celui qu’il socialise est dans le particulier (comme hier le prêtre, un médecin n’est pas censé avoir de sexe).

 

   Ce transfert a plus ou moins existé dans l’ensemble des sociétés modernes sécularisées. Il a été exacerbé en France à cause des nécessités  politiques de la laïcisation. Cela est bien connu quant à l’école et ses « hussards noirs » : Philippe Boutry, lors de la Journée d’hommage à Jacques Ozouf, a donné une belle communication sur le « pouvoir spirituel » de l’instituteur sous la Troisième République.

Cela reste moins connu à propos de la médecine, et nous avons, dans le cours de cette année, assez longuement commenté un passage de Claude Nicolet dans son étude sur L’idée républicaine en France. Nicolet y indique que la logique de la lutte contre l’emprise cléricale conduisait la République, non seulement à favoriser la médecine, mais aussi à « dépendre d’elle » pour « sa propre réalisation en tant que régime ». La France laïcisatrice a donc fait de la médecine moderne « une obligation morale » liée « à la nature (du) régime politique républicain. » 

Mais Hans Blumenberg a insisté, à juste titre, sur les risques d’une philosophie de l’histoire « substantialiste » qui tendrait à considérer la nouveauté comme l’écume des choses. Dans cette sécularisation - transfert, il n’y a pas reproduction du même. Il s’effectue, au contraire, une mutation, une perte de sacralité.

En effet, la sacralité ne peut plus prétendre provenir d’une transcendance, d’une instance extérieure au social ; elle devient donc plus fonctionnelle, plus fragile. Que la connaissance ne soit plus perçue comme la source principale de l’ascension sociale, que l’allongement de la vie devienne moins désirable (revendication du « droit de mourir dans la dignité »),… et école et médecine sont alors moins des institutions normes et davantage des institutions ressources, pour reprendre la terminologie de James Beckford, elles deviennent des institutions ressources que le laos, le peuple des non clercs veut utiliser à sa guise. Les institutions qui ont désenchanté -démagifié dit Max Weber- et décléricalisé le religieux sont donc atteintes à leur tour par un processus analogue où la sécularisation est, elle-même démagifiée, désenchantée, décléricalisée.

   De manière moraliste, on appelle cela en général, le « consumérisme » (consumérisme médical consumérisme scolaire), et (naturellement) médecins et professeurs s’en plaignent. Il ne s’agit pas ici d’en détailler les avantages et les inconvénients, de se prononcer pour ou contre. Il s’agit de comprendre que cette mutation forme le cadre général, en France, les mesures de « défense » ou de « durcissement » (choisissez le terme qui vous plait) de la laïcité que l’on connaît actuellement,  précisément à propos de l’école et de l’hôpital. Au-delà de leur but affiché, ces mesures tentent aussi de maintenir ou de reconstruire les transferts symboliques dont les institutions séculières ont été bénéficiaires (« l’école est un sanctuaire » a déclaré, Jacques Chirac en décembre  2003), transferts qui ne fonctionnent plus véritablement.

 

…Reprenons la typologie des seuils et appliquons la au problème dont nous parlons. Le premier seuil correspond à un moment historique où la confiance dans la conjonction des progrès est raisonnable : le bien être s’accentue, se démocratise peu à peu. Le programme des Lumières (que le romantisme rend plus affectif) de la poursuite du bonheur par la maîtrise de la Nature et la concentration des enjeux sociaux sur la « vie présente » obtient d’indéniable résultats, même s’il génère des contradictions (notamment entre son aspect universaliste et son darwinisme social qui fait que la femme, le colonisé,… sont considérés comme marqués par la Nature et  par leur particularisme, au contraire de l’homme blanc). La modernité est, lors de ce premier seuil, ascendante.

Lors du second seuil, cette modernité s’est établie et certaines de ses contradictions deviennent perceptibles. Par ailleurs, les deux guerres mondiales induisent une représentation plus ambivalente du progrès. Elles le dédoublent en opposant un ‘bon’ progrès pacifique, créateur de vie et un ‘mauvais’ progrès guerrier, porteur de mort. Les soldats gazés de la première guerre mondiale, et surtout Auschwitz et Hiroshima sont les terribles symboles de ce progrès néfaste. Sur le plan du bien être, la version libérale et la version socialiste s’opposent avec leurs grands récits politico idéologiques. La décolonisation, les révoltes étudiantes contre les institutions trop sûres d’elles mêmes (1968), l’effondrement du Mur de Berlin (1989) s’effectuent alors que se développent des mises en question.

 

La science questionne désormais ses propres applications techniques (ce qui est un renversement par rapport aux Lumières où la science commençait à avoir des effets techniques) : les interrogations sur le nucléaire civil, le réchauffement climatique, les atteintes à la biodiversité, les maladie nosocomiaques,… proviennent d’abord de débats au sein de savoirs scientifiques. Il se produit donc une déconnection entre progrès des savoirs et progrès technique, même pacifique. Le second progrès peut se trouver mis en cause par le premier comme socialement contreproductif.

La mutation sociale de la « vérité », de la vérité religieuse (notamment des religions où la vérité est « révélée ») à la vérité scientifique, vérité en débat où la vérité d’aujourd’hui est l’erreur de demain a induit une incertitude, et aussi des dilemmes moraux comme le montre la bioéthique. Il est significatif, qu’alors que la tradition laïque française proclamait la religion « affaire privée », le président Mitterrand en créant le Conseil Consultatif National de Bioéthique en 1983, y ait mis des représentants des « courants philosophiques et spirituels ». On ne revient nullement à une situation où la religion surplombe la société civile. On entre, au contraire, dans une conjoncture où, n’étant plus dans le registre du pouvoir -fut-il « spirituel »- mais se situant dans celui de l’autorité, elle peut participer au débat démocratique et y être une voix parmi d’autres.

 

   Nous sommes entrés culturellement dans l’ère de l’incertitude, ce qui est une accentuation de la sécularisation. Or l’incertitude, les dilemmes sont incompatibles avec la logique dominante de la communication de masse. L’instrumentalisation médiatique de cette réflexivité, de ces nouvelles interrogations produit un récit social où celles ci se trouvent racontées à la manière d’un film catastrophe.

En certains endroits, je l’ai constaté, ce film-catastrophe médiatique est relayé par l’école sous prétexte de prise de conscience des problèmes d’environnement. Des enfants de 8-12 ans sont terrorisés à l’idée d’un cataclysme éminent du notamment aux trous de la couche d’ozone ! D’une façon inédite, le discours social en revient donc à une optique pré-millénariste, où l’histoire est décadence, dégradation et où émergent les signes avant-coureurs d’une catastrophe annoncée.

Ce pré-millénarisme séculier n’annonce, bien sûr, nul retour du Christ, il ne comporte donc pas de happy end. Il contribue fortement à rendre déprimante la projection dans l’avenir, et induit de multiples formes de resourcements, de reconstruction de passés fondateurs qu’il s’agisse de l’inflation des « devoirs de mémoires », de la mise en avant d’un héritage chrétien de l’Europe, de fondamentalismes religieux ou du fondamentalisme des Lumières.

Ce troisième seuil s’accompagne, avec la globalisation, de frottements culturels et civilisationnels qui compliquent encore la donne. Mais, pour dire les choses schématiquement « l’islam » (terme à utiliser avec beaucoup de guillemets !) n’est pas la cause des difficultés actuelle de la laïcité ; il est beaucoup plus le miroir grossissant de ses mutations non encore maîtrisées.

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Il serait possible de continuer longtemps. Je brûle d’envie de vous parler de la notion de pacte laïque, la plus contestée de celles que j’ai lancées, des rapports entre religion civile et laïcité, de mille autres choses encore. Rassurez vous, je me réfrène. Il est temps de conclure.

    Je le ferai en revenant à la question de la militance, ou plus précisément des rapports entre recherche et militance. J’ai raconté, dans le numéro d’octobre - décembre 2006 des Archives de Sciences Sociales des Religions à quel point le problème de l’objectivité m’a taraudé les années qui précédèrent et suivirent Mai 68.

L’objectivité était un idéal scientifique et, en même temps, la prétention à l’objectivité paraissait le masque par lequel la bourgeoisie voulait rendre sa domination incontestable. Maxime Rodinson, en opérant une distinction entre idéologie et sociologie marxiste, en changeant l’approche d’une objectivité essentialiste à une objectivation dynamique, constitua le maillon indispensable pour sortir de cette impasse.

Et dans le tri critique de Mai 68 qui s’effectua bientôt, l’objectivation permettait non seulement de dévoiler la nudité des rois, mais aussi celle des contestataires. La neutralité axiologique, la prise de distance ave les jugements de valeurs apparut progressivement comme un indispensable instrument d’honnêteté intellectuelle, de critique plus fondée du social.

 

   Bien sûr, comme tout un chacun, j’ai des idées préconçues. Je suis capable, en outre, comme tout intellectuel, de trouver des théorisations sophistiquées qui les légitiment. Le problème est qu’alors, il existe toujours l’un ou l’autre fait qui persiste à ne pas rentrer complètement dans le puzzle. Je tente à ce moment là de me convaincre que ce n’est pas grave. On ne saurait tout expliquer. Pourtant, cela me turlupine. Et je n’arrive plus à vivre tout à fait en accord avec moi-même. Ce fait, qui me résiste, m’obsède. Parfois même, il hante mes nuits.

A un moment ou un autre, il m’oblige donc à reprendre le dossier à nouveau frais, à aller vers des chemins où je ne voulais pas m’aventurer. Il m’oblige à déconstruire mon schéma et à le reconstruire jusqu’à qu’il me semble, à tort ou à raison, que toutes les pièces s’emboîtent sans forcer l’une d’entre elles, que le puzzle devient ainsi pertinent.

   Et comme ce combat avec cet autre moi-même me passionne, comme l’impression de découvrir des horizons neufs est extrêmement gratifiante, comme j’ai peut-être élargi à toute idéologie les refus de ma jeunesse quant à l’idéologie bourgeoise, je me prends alors à rêver d’une prise de distance totale avec les croyances, les convictions de tous ordre ; je me prends à rêver d’être indemne de tous les préjugés, de toutes les évidences, de toutes les valeurs, de toutes les représentations sociales du lieu et du temps qui est le mien.

Dans cette chimère, je suis totalement dans l’analyse, dans le décryptage, dans la pure scientificité. C’est, en rêve, gravir une montagne. De son sommet, et avec une longue vue socio-historique, je contemple de façon panoramique, la société des humains, des simples mortels s’agitant en tout sens, j’observe d’une vue englobante, les stratégies des divers camps, alors que d’en bas, on ne voit que ce qui est proche de soi.

Rêve démiurgique, puisque, dans les diverses religions, la montagne est la demeure privilégiée des dieux. Etre un humain-dieu face à des personnages de fiction que l’on manipule à sa guise, tel peut être le privilège du romancier, et c’est peut être mon rêve qui m’a conduit à m’aventurer dans le roman historique.

 

   Ainsi je monte et je redescends de ma montagne imaginaire ; je redescends d’autant plus facilement que d’autres randonnées m’attirent car l’histoire et la sociologie m’ont également appris à savoir que je ne sais pas, que je dois toujours apprendre, et que, parfois, l’intuition des militants a scientifiquement raison contre les constructions des théoriciens.

Ce fut notamment le cas quand des féministes contestèrent que le suffrage puisse être « universel » alors que la moitié de la société en était exclue. C’était ces féministes qui voyaient les choses de façon panoramique alors que les savants avaient la vue courte. Alors, je me mêle à la société d’humains dont je suis un des membres, je participe aux conflits des espoirs et des craintes, des convictions et des intérêts. Mais il me semble avoir gardé un petit quelque chose de ce songe éveillé.

 

   D’abord l’idée de les situations ne sont jamais construites par un groupe, par un camp qui en serait seul responsable, et donc que l’on pourrait facilement magnifier ou diaboliser. Les situations résultent d’un ensemble complexe d’interactions. Chaque action, prenant forme dans cet ensemble, concourt, au bout du compte, à un résultat différent, souvent paradoxal, de celui voulu par ses auteurs. La démarche de connaissance commence quand on quitte le premier degré de l’opinion.

    Ensuite, que la représentation hégémonique d’une situation fait partie intégrante de cette situation. Elle est un élément aussi actif que des faits matériels, des comportements effectifs, dans l’ensemble complexe d’interactions dont il vient d’être question. La représentation hégémonique d’une situation affecte ainsi ses développements ultérieurs. La représentation n’est jamais un reflet de la réalité, mais toujours un élément de cette réalité.

   Enfin, puisque le rêve d’extériorité absolue est fantasme, puisque si loin que l’on pousse la démarche de connaissance, la méconnaissance est toujours là, puisque aussi, si partielle soit-elle, la connaissance socio-historique apprend que les problèmes ne se résolvent en général que dans le long terme, alors il faut effectuer un pari.

Ce pari, Jean Jaurès l’a fait en 1905 en quittant la représentation, hégémonique et réaliste, de la « laïcité républicaine menacée » par une Eglise catholique cléricale et monarchique, pour avoir l’intuition d’un avenir utopique d’une séparation réalisée et réussie où, comme il l’écrit, le catholicisme ne sera plus protégé « par la carapace du Concordat (…) contre les impressions de laïcité qui lui viendront de ces fidèles eux-mêmes ». De cela, il n’avait que de faibles, de fragiles indices.

Mais cette utopie d’un catholicisme acclimaté à la laïcité, cette projection dans un futur différent de l’horizon conflictuel qui borne le présent, lui a permis d’être partisan et artisan d’une loi libérale, condition essentielle de la construction de ce futur autre. Peut-être sommes nous également conviés aujourd’hui à porter nos regards au-delà des menaces présentes, à tenir des paris analogues.