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03/08/2009

TOLERANCE ET LIBERTE

Précision à propos des commentaires sur la Note de la semaine dernière :

Oui, bien sûr, je défends le ‘modèle’ de Toronto (et non Montréal) d’une grande diversité d’habillement qui va des femmes aux seins nus dans les parcs, aux jeunes filles à foulard dans les écoles

Et j’ai moi-même mis cela en contraste avec la France où on interdit les seins nus sur Paris-plage et le foulard dans les écoles publiques.

(cf. Note du 6 avril 2009)

 

Mais, boun Diou, relisez mes Notes un peu calmement : I’m not pour l’interdiction des seins nus sur les plages, ni contre les combats qui ont permis cela.

Je dis simplement que ces combats, comme les autres ont été marqués d’ambivalence. Ils n’ont pas instaurés le paradis sur terre, loin s’en faut.

Et, constatant que les jeunes filles d’aujourd’hui sont souvent dans d’autres combats, je dis qu’elles en ont le droit.

Que leur imposer la répétition des combats de la génération précédente, c’est figer les choses, transformer la contestation d’hier en dogme d’aujourd’hui.

 

Dans des sociétés de plus en plus pluriculturelles, le problème est d’apprendre à vivre avec la diversité des modes de vie.

Certaines personnes peuvent être (sont) choquées par des gens trop peu vêtus, à leur gré, ils doivent prendre sur eux pour le tolérer.

D’autres, choquées par des gens trop vêtus à leur gré, eh bien, ils doivent tolérer itou.

D’autant plus que, comme le disait ma grand-mère (aussi sage que Socrate, Aristote, Habermas et Michel Druker réunis, c’est dire !) « l’habit ne fait pas le moine »[1].

 

J’emploie à dessin le verbe TOLERER qui a mauvaise presse chez certains.

Tolérer, disent-ils en substance, est condescendant, car c’est penser que son système de valeurs est mieux que celui du copain.

Et ils prônent la liberté contre la tolérance.

Une liberté égale pour tous, où on s’abstient de tout jugement de valeurs.

 

Eh bien, je ne suis pas d’accord, pour deux big raisons :

 

D’abord parce que ces bons apôtres de la liberté, prônent au bout du compte (quand on les écoute un peu attentivement) une liberté bien limitée.

En fait, ils ne conçoivent la liberté que pour ce (et pour ceux) qui ne les choque(nt) pas.

Et dés que cela les choque, boum badaboum, interdisons en chœur.

Et c’est logique, puisqu’ils refusent la tolérance et que l’on ne peut pas vivre dans le pur relativisme des valeurs.

Mais comme on ne saurait multiplier les interdits dans une société (surtout quant elle se réclame de la démocratie), les interdictions prônées sont à géométrie très variable.

Il y a plein de choses qu’ils acceptent passivement (même s’ils prétendent ne pas être d’accord), ne serait-ce que parce qu’elles font partie du fonctionnement social routinier.

Et que, bon gré malgré, on est bien obligé de faire avec.

Toutes les injustices structurelles, les discriminations récurrentes relèvent, pour la plupart des gens, de ce cas de figure.

En revanche, pour des réalités plus marginales, celles où l’on peut s’indigner facilement, alors là, vas-y coco, c’est bon, c’est bon.

Donc, le plus souvent les partisans de la liberté contre la tolérance sont, de façon non consciente qui leur donne bonne conscience, des tricheurs.

 

Secondly, tolérance et liberté n’ont pas à être opposées, car, en général, elles ne relèvent pas du même niveau sociétal (j’cause vraiment bien, hein, avec les nuances et tout et tout! J’en connais qui auraient écrit « social» et sont quand même à l’Académie françoise : pas de justice, vraiment !).

La liberté est une caractéristique de la société politique : quand il la limite, le politique produit des obligations sociales.

Et, bien sûr, dans toute société y compris démocratique, il existe des limites.

Mais les 2 caractéristiques principales d’une société démocratique sont les suivantes :

1- la limitation des libertés doit surtout servir à d’autres libertés.

La diffamation est une limite à la liberté d’expression, car vous n’êtes vous-même pas libre si vous pouvez être diffamé en toute impunité.

L’ordre public induit des contraintes légitimes, au service d’un équilibre des libertés.

2- les limitations apportées à la liberté constituent elles mêmes un enjeux politique où on a le droit d’être en désaccord.

Et cette légitimité là à tendance à se trouver réduite par les médias de la communication de masse qui, d’une part, ne prennent guère en compte les pensées dialectiques

Ainsi un député m’a dit qu’il est contre une loi sur la burqa, mais qu’il est fort possible qu’il la vote quand même car, si les médias cet automne sont pour la loi, il deviendra impossible « d’expliquer à la télévision, qu’on est contre la burqa et contre la loi ».

 

La tolérance, elle, est une caractéristique de la société civile.

C’est le droit de chacun de se rattacher à un système de valeur, à « une conception du bien » comme dit (notamment) John Rawls.

La tolérance c’est le fait de supporter des choses avec lesquelles on n’est pas du tout d’accord.

C’est donc le fait de ne pas renoncer à porter des jugements de valeur, mais sans les rendre obligatoires pour celles et ceux qui, en leur âme et conscience, ne les partagent pas.

D’avoir des repères sans leur donner une fonction répressive.

La tolérance, c’est notamment le fait d’avoir compris que la contrainte en matière de conscience (justement), cela ne marche pas.

Cela produit même des effets contre productifs.

Mais en même temps, de ne pas renoncer à convaincre de la validité de son système de valeurs, de sa conception du bien.

 

Il existe donc une double manière de ne pas être tolérant :

-         vouloir rendre socialement obligatoire son propre système de valeur

-         renoncer à émettre un jugement de valeur sur ce qui vous paraît condamnable.

Pour prendre un exemple : Robert Redeker a droit fondamentalement à la vie, même s(il a écrit des choses assez ignobles sur Mohamed (notamment parce qu’il a prétendu s’appuyer sur les études de Maxime Rodinson en déformant complètement ses propos, ce qui, de la part d’un professeur, est contraire à toute règle déontologique).

Mais, comme l’on fait des zintellectuels show-biz de mes deux, et même d’autres qui ont cédé ce jour là au conformisme le plus plat, défendre Redeker en refusant d’indiquer son désaccord revient

-         soit à dire que l’on est dans la même escroquerie intellectuelle à l’égard de Rodinson (c’était sans doute le cas de certains, d’autant plus loués par les grenouilles, qu’ils racontent absolument n’importe quoi)

-         soit ne pas se montrer tolérant, mais faire preuve d’un laxisme irresponsable (et qui ira de pair avec de l’intransigeance dans d’autres cas de figure)

 

Dernier point, la société civile et la société politique ne sont pas des parallèles qui ne se rejoignent jamais, ce sont des sociétés en interaction.

Et cette interaction peut produire de la tolérance politique et juridique.

Autrement dit : il existe des jugements de valeur sociétaux, qui n’aboutissent pas à des libertés égales, sans aboutir pour autant à des interdictions.

 

Ce fut le cas en 1989 avec l’Avis du Conseil d’Etat sur le ports de signes religieux à l’école publique : ces signes furent tolérés, c'est-à-dire permis sous réserve qu’ils ne soient pas accompagnés de comportements ostentatoires (prosélytisme, mise en cause de la discipline scolaire, des programmes de l’école,…)

-         Ce toléré, différent du permis et de l’interdit, les médias n’aiment pas : pour elles (de façon dominante) il faut que ce soit tout blanc ou tout noir

-         L’institution scolaire s’est montrée incapable de mettre le foulard dans le « toléré » et d’appliquer l’Avis du Conseil d’Etat (contamination de l’institution par la logique médiatique ?).

C’est beaucoup plus cette conviction (= l’incapacité de l’institution scolaire), que le péril d’un « danger islamiste » qui a convaincu certains membres de la Commission Stasi de la nécessité d’une loi[2]. Autrement dit : on a fait payer aux jeunes filles l’incapacité de l’institution et de la société politique qui produit cette institution.

Et si la loi de 2004 était un indice d’une certaine incapacité (temporaire ? Peut-être mais s’engager dans une série de lois n’aidera pas à résoudre le problème, au contraire) de la société française (civile et politique) de maîtriser le développement de son caractère pluriculturel.

 

On ferait bien de ruminer tout cela avant de faire une loi pour les « 367 femmes » (sic les rapports de police, mais moi je pense que le chiffre exact est plutôt de 367,5) qui portent un niqab. Les dits rapports parlent -pour ces 367 cas- d’une minorité de niqabs subies[3] et d’une majorité de « provocation » à l’égard de la société.

Ma grand-mère (aussi sage que Platon, Kant et Laurence Ferrari réunis) affirmait qu’il faut savoir résister aux provocations, pour ne pas faire le jeu des provocations.

 

 

PS: pour bénéficier dedifférents points de vue sur le thème "burqa et loi", je vous renvoie:

 

 

1.  au blog de C. Kintzler (qui comme d'hab est la + intelligente, la + rigoureuse des néo-republicains)

2.  à l'article de Farhad Khosrokhavar dans Le Monde daté du 1er août

3. à la Note du 14 juillet 2008 de ce Blog (facile d'accés par la rubrique "Archives" du Blog) où j'avais pris position face au refus de donner la nationalité française à une femme en "burqa": je n'ai pas repris dans ma Note actuelle le problème de l'attitude d'une société face à qui ne partage pas ses valeurs, car j'avais longuement et concrètement analysé cela dans cette Note du 14/07/08, à partir de la valeur  "égalité homme-femme".

 

 

Big bisoux et à bientôt.

 

 



[1] Dans mon bouquin L’intégrisme républicain contre la laïcité (L’Aube, 2006) je montre qu’en 1905, on a utilisé, pour prôner l’interdiction du port de la soutane par les curés en dehors de la messe (dans la rue), des arguments tout à fait semblables à ceux mis en avant pour justifier l’interdiction du foulard à l’école publique.

Sauf qu’en 1905, cela a été refusé (et certains continuent quand même à raconter que la loi de 1905 était anticléricale, et que la laïcité est devenue tolérante seulement récemment….)

 

 

[2] Dans les explications très embarrassées (et qui, le plus souvent, tournent autour du pot) de Touraine sur son ralliement à la proposition de loi, il y a des phrases qui le reconnaît implicitement (cf. A. Renaut – A. Touraine, Un débat sur la laïcité, Stock, 2005, 60-64)

[3] Donc autour de 100, 150 grand maximum de burqa - niqabs  subis : cela relève d’une prise en charge par les services sociaux, pas d’une loi.

30/05/2009

DECONSTRUIRE LES NOTIONS DE DECOLONISATION ET DE LAÏCITE

Vent debout le Blog : malgré l’actualité et les tempêtes, il ne dévie pas de son cap. Même si certains détours le retardent. Je vous avais promis la fin du compte rendu du livre passionnant de Tod Shepard. La voici.

 

D’abord j’indique pourquoi j’accorde autant d’importance à ce livre. Il me semble représenter, d’une certaine manière, à propos de la guerre d’Algérie, le même regard nouveau que celui qu’avait porté un autre historien américain, Robert O. Paxton, quand il a avait écrit La France de Vichy 1940-1944 (paru en France au Seuil en 1973).

Ce livre de Paxton, en avait fait hurler plus d’un à l’époque car il montrait (notamment) l’ampleur de la collaboration. Mais peu à peu, on a du reconnaître sa véracité et maintenant il s’agit d’un ouvrage qui fait référence.

Pour le livre de Tod Shepard, la tactique suivie me semble un peu différente. Au lieu de le contester, ce qui engage le débat, le risque est de feindre l’indifférence.

 

 

C’est pourquoi, il est important d’en parler. Et je sais que ce blog est lu par des journalistes. Ne pourraient-ils pas s’y intéresser (si ce n’est déjà fait) et aider à ce qu’il ait un véritable débat sur le livre et ce qu’il montre ?

Car comme il était d’actualité, alors, d’affronter ce qui s’était passé sous Vichy et continue à faire partie de l’historicité de la France actuelle, il est urgent d’affronter ce qui a eu lieu lors de la guerre d’Algérie et qui pèse toujours sur l’état présent de notre pays.

L’actualité, ce n’est pas seulement les événements actuels, ce sont aussi les structures historiques qui imprègnent ces événements.

 

Je vous avais laissé, dans la Note du début du mois, sur le retournement de 1962 : la fin de la politique d’intégration suivie de 1958 à 1962 et la façon dont on a abandonné certains principes républicains, en ethnicisant la conception de l’identité nationale.

Comment le renversement de la « menace terroriste » (désormais incarnée par l’OAS) avait permis une temporaire et équivoque alliance entre de Gaulle et la gauche.

Et comment les « pieds noirs (= Européens d’Algérie) avaient d’abord été stigmatisés comme déviants virtuellement homosexuels, puis, pour les accueillir, replacés dans un cadre familial rassurant. Ils devenaient « nos compatriotes et nos frères ».

 

A l’inverse, l’opinion métropolitaine estimait, désormais, que les « musulmans » n’étaient plus des Français. Or, selon ce qui avait été dit lors des accords d'Evian et du référendum sur l’indépendance de l'Algérie, la République française devait maintenir la nationalité française a tous les habitants de l’Algérie qui ne voudraient pas y renoncer.

Cela était d’autant plus important que la France avait enrôlé dans ses forces armées plus de 20000 citoyens français musulmans d’Algérie et qu’elle leur devait, ainsi qu’à leur famille, la garantie que leurs intérêts « de soldats et de citoyens » seraient sauvegardés.

Cela n’a pas été le cas, au contraire.

D’autres avaient pris son parti lors de la guerre et elle avait le devoir moral de les protéger.

 

Shepard étudie « le refoulement des musulmans » à partir de mai 62. 

Il y a eu un changement significatif de vocabulaire. D’abord on a distingué les « rapatriés de souche européenne » et les « rapatriés de souche musulmane » (significative ethnicisation d’une qualification religieuse !)

Ensuite, ces derniers ont été dénommés « harkis » ou « réfugiés », ce qui leur a dénié, de fait, les droits de « rapatriés » et de citoyens ». De Gaulle a cautionné ce glissement, contraire aux accords d’Evian avec le FLN.

Le secrétariat d’Etat aux rapatriés prétendait que « Ces musulmans n’étaient pas adaptés  à la vie européenne ». De même, l’affirmation que les « juifs n’étaient pas assimilables » avait été une des causes de l’antisémitisme de Vichy (cf l’ouvrage de Paxton et Marrus, Vichy et les Juifs, Calmann-Lévy, 1981).

Là, au contraire, les juifs d’Algérie ont été considérés comme européens et donc rapatriés et citoyens.

 

Shepard rapporte 2 fait significatifs à ce sujet.

D’une part l’action des agents sionistes qui poussaient les juifs d’Algérie à émigrer en Israël. La France a du contrecarrer ces visées. Mais (c’est moi qui l’ajoute), cela explique peut-être la phrase de de Gaulle en 1967 sur « ce peuple sûr de lui et dominateur ». Il n’a pas du apprécier du tout l’action de ces agents !

D’autre part ont été reconnus comme Français des juifs qui n’avaient bénéficié du décret Crémieux en 1870, les juifs du M’Zab. Ils étaient toujours de « statut mosaïque », pouvaient être polygames, répudier leurs femmes. Et les femmes se trouvaient exclues de toute forme d’héritage.

Cela montre bien les zig-zags et l’aspect idéologique de la représentation de l’autre comme « assimilable » (c'est-à-dire semblable, en fait) ou non.

Nombre d’officiers ont, en vain, souligné, « les qualités personnelles des ‘Français musulmans’ », leur « capacité à s’assimiler dans la société métropolitaine et, en particulier, leur aptitude physique au travail ». certains ont mentionnés la capacité des femmes à être « chef de famille »,  le fait que les enfants parlaient français, etc

 

Des membres du gouvernement et de l’administration sont intervenus pour contrecarrer les efforts de nombreux officiers français qui voulaient sauver leurs soldats « musulmans » des représailles qui les menaçaient en Algérie.

Beaucoup de ces "musulmans" furent torturés, tués : les estimation des morts varient entre 10000 et 100000, c’est dire que cette histoire restent en partie à écrire. Mais ni la France ni l’Algérie officielles n’ont intérêt à cela, à une époque pourtant où l’on nous bassine avec le « devoir de mémoire ».

Les dits harkis qui ont pu atteindre la métropole ont été des « réfugiés » dans leur propre pays ! Au lieu de leur reconnaître leurs droits, on a prétendu leur donner une aide humanitaire (fort limitée au demeurant).

Ils ont été considérés comme une entité collective et non comme des individus : cela montre bien que le dit « communautarisme » est avant tout un regard porté sur l’autre.

 

A partir de l’ordonnance du 21 juillet 1962, « pratiquement toutes les politiques et pratiques liées à l’intégration ont disparu » et il n’a plus été question du droit pour tous les habitants de l’Algérie qui le souhaitaient, de garder la nationalité française.

Les Français de statut civil de droit local ont du « déposer une déclaration de nationalité  (qu’ils possédaient déjà) » et qui pouvait être rejeter.

Pour les « musulmans » résidant en métropole (et main d’œuvre très utile !)  les autorités souhaitaient qu’ils restent…mais comme étrangers.

 

Au niveau des médias, notamment à gauche, on a eu peur que « les harkis ne fussent le cheval de Troie de l’OAS, qui menaçait maintenant la métropole".

Il en a été de même de partis et de syndicats de gauche comme le PC, le PSU et la CGT. Cela explique que personne n’ait vraiment défendu les dits harkis.

Par ailleurs, « le gouvernement gaulliste a racialisé l’exclusion qu’il a instituée » Il s’est efforcé de convaincre l’opinion publique que les pieds-noirs étaient des Français et certes pas tous des « facistes ». Mais a « parallèlement dénié aux citoyens français musulmans d’Algérie le droit de revendiquer une identité française »

On a aussi fait une distinction par genre : les harkis de sexe masculin étant une force de travail potentielle.

 

Tod Shepard termine son livre par un chapitre sur le changement du mode d’élection à la présidence de la République, d’un collège de grands électeurs au suffrage universel. Cela s’est effectué d’une façon qui « faisait fi de la Constitution, du droit, de la tradition républicaine et de ses principes ».

Ainsi, tous les conseillers d’Etat, sauf un, avaient considéré que le recours au référendum sur cette question était illégal. Il en a été de même du Conseil constitutionnel par 7 voix contre 3.

Shepard montre comment cette nouvelle violation de la Constitution a été justifiée au nom de la menace que faisait peser l’OAS.

Et on a accentué l’amalgame, estimant notamment que les femmes, en raison de leur « extrême sensibilité »  seraient particulièrement réceptives.

Ces événements ont aussi entraîné la marginalisation de Gaston Monnerville, le seul homme politique de couleur qui exerçait une fonction politique importante (il était président du Sénat et avait parlé de « forfaiture »).

 

D’une manière générale l’indépendance algérienne et la disparition de l’Union française « a mis fin aux essais de reconfiguration de la citoyenneté et de la République tentés par la France entre 1944 et 1962, destinés à intégrer, d’une manière ou d’aune autre, ses sujets coloniaux. »

Et c’est en 1962 « que le Parlement, ainsi que la nation, ont été « européanisés » par l’exclusion de l’Algérie de la République.»

L’auteur ajoute : « La « race » et « l’origine ethnique » ont servi à délimiter les frontières de la nation et la réaffirmation de présomptions rassurantes quant aux rapports sociaux de sexe a promis que serait assuré la stabilité de l’Etat. »

 

Au final, son livre montre

-         « comment la Révolution algérienne a fait mûrir les très ancienne contradictions sises au cœur du projet républicain. »

-         comment on a voulu oublier le « fait que la république a su se montrer capable d’imaginer des politiques publiques novatrices afin de surmonter les discriminations et les inégalités affectant des catégories de citoyens en raison de différences attribuées »

Bref « la révolution algérienne n’a pas seulement mis fin à l’Empire, elle a mis au jour les liens inextricables entre l’universalisme et l’impérialisme ». « Le consensus formé autour du « courant de l’histoire » a permis de confondre les choix politiques les choix politiques des autorités françaises avec les ‘valeurs républicaines’ ».

***

 

J’avais dit que je ferai des commentaires à la fin de ces Notes.

En fait j’en ai fait quelques uns en cours de route et sur beaucoup de points, il m’a suffi de citer l’ouvrage pour montrer à quel point celui-ci livre une clef essentielle pour comprendre le sous sol historique de la situation actuelle en France.

On peut être choqué, voire scandalisé, comme citoyen par beaucoup de faits que l’ouvrage rappelle ou indique.

Mais au-delà de cette réaction, l’ouvrage donne une clef notamment sur ce qu’est la laïcité dominante en France depuis 1989 et la 1ère affaire de foulard

(il a rappelé d’ailleurs que, lors des événements du 13 mai 1958, des Européennes avaient fait enlever leurs foulards à certaines Algériennes)

L’historicité de cette laïcité là, n’est pas le « conflit des deux France » mais la colonisation et la décolonisation. Il est absolument capital de le comprendre.

De même, les difficultés de la France à ne plus être une nation « blanche », à accepter son aspect  pluriculturel et multiethnique est profondément enraciné non seulement dans la colonisation, mais dans la manière dont les gens ont vécu la décolonisation.

 

C’est dernier point qui est l’aspect le plus provoquant de l’ouvrage de Shepard.

J’ai moi-même eu du mal avec ce livre au début de ma lecture. Son point de départ indiquant que l’indépendance de l’Algérie n’était pas inéluctable choquait les convictions qui avaient été les miennes quand lycéen, puis étudiant, la guerre d’Algérie (avec la loi Debré) avait donné lieu a mes 1ers engagements politiques.

Shepard m’irritait en mettant cela en doute: un des grands arguments, à l’époque, pour crédibiliser son discours consistait, précisément à affirmer que l’indépendance de l’Algérie était inéluctable ; que la décolonisation était en marche et que rien ne l’arrêterait.

Et peut-être était-ce une croyance qui nous animait : nous étions dans un sens de l’histoire à la fois quasi inéluctable et moral !

Ensuite, l’indépendance de 1962 constituait la preuve que nous avions eu raison.

Bref, sur la guerre d’Algérie, j’étais plus dans les souvenirs d’un vécu d’acteur que dans la distance de l’historien. Vécu d’acteurs que des livres, au demeurant excellents, sur l’histoire de cette guerre, n’avait guère entamé.

L’ouvrage de Shepard, à un certain niveau, me heurtait donc de front. Mais, dés le début, je l’ai trouvé solide. Ce double aspect m’a passionné.

Certes, je suis (depuis longtemps) d’accord pour penser, avec Shepard, qu’il n’y a pas de sens préétabli de l’histoire et que si le FLN a lutté, c’est justement parce que l’histoire n’est pas écrite à l’avance. Par ailleurs, le travail de l’historien doit prendre ses distances avec toute vision substantialiste, toute philosophie de l’histoire.

Je pense toujours cependant (là Shepard ne m’a pas complètement convaincu) qu’il existe des « moments historiques » où les choses sont potentiellement plus possibles qu’a d’autres moments.

Il s’agit d’une tendance et non d’un déterminisme. Et cela me semble été une des raisons de l’engagement de R. Aron pour l’indépendance algérienne.

Mais j’ai compris, au fil des pages de ce livre, tout l’intérêt de déconstruire la notion  de « décolonisation » pour fouiller tout ce qui a été mis sous ce vocable, tout ce qui a été représenté et vécu.

Finalement Shepard effectue, avec cette notion de décolonisation, une démarche tout a fait analogue à celle que je tente de faire avec la notion de laïcité.

Examiner tout ce qui se joue, explicitement, mais aussi et surtout implicitement, de façon masquée, et ensuite amnésique, dans la mise en avant d’un mot global, que ce soit décolonisation ou laïcité, pour légitimer un ensemble de choses très complexe.

Décolonisation et laïcité peuvent être des termes, des représentations utilisés comme des alibis.

Des mots incontestables qui masquent des choses très contestables

Des boucliers qui permettent de légitimer des politiques publiques, des préjugés partagés; de refuser de se poser des questions désagréables.

Cela, d’ailleurs, m’a aussi permis de mieux comprendre à quel point je pouvais dérouter, voire choquer, des militants de la laïcité, atteints dans leurs croyances.

Mais, eux aussi, doivent engager une démarche de connaissance, prendre de la distance avec leur vécu et leurs souvenirs.

 

C’est parce qu’il se livre à la déconstruction d’une notion tabou, parce que ni le général de Gaulle (dont on fait maintenant une sorte de monstre sacré) et sa politique, ni la gauche anticolonialiste elle-même, n'en sortent indemnes, que je compare le travail de Shepard à celui de Paxton, ce qui, sous ma plume, est un beau compliment.

 

PS: pour l'internaute qui a demandé des pécision sur la Halde, le mieux est d'aller consulter son site Internet.

 

 

06/05/2009

ALGERIE, LAÏCITE, CITOYENNETE

Très prochainement: un PS du livre: La laïcité expliquée à Nicolas Sarkozy.

Ou j'expliquerai à Carla (c'est mon dernier recours, le président lui-même refuse de comprendre!) pourquoi il ne fallait pas faire un accord entre la République et le Saint-Siège sur la reconnaissance des grades et diplômes dans l'enseignement supérieur.

 

 

Dans 2 Notes précédentes (15 et 25 avril) et au début de ma dernière Note (29 avril), je vous ai parlé de l’ouvrage important de Todd Shepard  : 1962 Comment l’indépendance algérienne a transformé la France, paru  à la fin de l’année dernière chez Payot. Je vous ai assez longuement résumé la partie où Shepard, synthétisant de nombreux travaux, effectue un récit de ce que fut l’Algérie, département français, en m'arrétant en 1958. Je terminais, en gros, ainsi :

 

Shepard a choisi, dans le débat interprétatif entre Patrick Weil et Emmanuelle Saada, la même position que cette dernière (et je pense que c’est à raison)

Pour Weil, la politique républicaine en Algérie a été « dénaturée », ce qui (note Shepard) « conforte la conception normative et cohérente de la nationalité française égalitaire et a-raciale » (on aimerait bien qu’il en soit ainsi!)

Pour Saada, « la dissociation coloniale entre nationalité et citoyenneté est révélatrice (…) de tensions plus générales, internes à la définition de la nationalité dans le contexte français ».

 

Cependant, Shepard se distingue de Saada, en affirmant que « les dernières années de l’Algérie française ont ouvert de nouveaux horizons au recoupement de la nationalité et de la citoyenneté tel que le fait leur acception républicaine »

Et, corrélativement, il soutient la thèse « qu’avec l’indépendance algérienne, la France a adopté de nouvelles restrictions concernant l’appartenance à la nation, restrictions qui ont introduit dans les lois métropolitaines et les pratiques administratives une appréciation racialisée de l’origine des individus ».

 

C’est de cela dont je vais parler maintenant. C’est l’essentiel du livre à la fois quantitativement (plus des ¾) et qualitativement (c’est un travail de recherche de « première main », c'est-à-dire à partir de très nombreux dépouillements d’archives).

Pourtant je vais être plus bref.

D’abord parce que, sinon, il me faudrait y consacrer encore 5 ou 6 Notes, tant l’analyse est fouillée et nuancée. Ensuite parce que l’objectif est quand même que le maximum d’internautes intéressés achètent l’ouvrage.

Il y a donc des passages dont je ne vais pas parler. Par exemple, le double refus de l’Algérie française par Sartre et R. Aron ou encore l’attitude du PCF (« galipettes staliniennes ou impasse dialectique » écrit l’auteur). Etc, etc

A noter quand même, au sujet du PCF que l’auteur estime que « le républicanisme très français des communistes est ce qui a rendu le processus si difficile –pas le bolchevisme « étranger » (p. 107)

 

D’autre part, j’ai un double souci :

-         d’un côté rester fidèle à l’optique scientifique de l’ouvrage, c'est-à-dire la recherche de la connaissance à l’écart des jugements de valeurs, le refus d’avoir des impensés pour être « politiquement correct »

-         de l’autre côté, sélectionner, malgré tout, ce qui me semble intéressant à retenir pour la situation française actuelle : c’est d’ailleurs l’idée centrale de Shepard : la France a été durablement transformée par ce qui s’est passé ; cette histoire la marque toujours. Et c’est pour cela aussi que j’ai choisi de parler de ce livre.

Pour pouvoir réaliser ce double souci, je garde pour la fin la réflexion personnelle que m’inspire l’ouvrage, me concentrant sur ce qu’écrit l’auteur.

 

La 1ère thèse est que dés 1955, avec Soustelle, et surtout plus systématiquement à partir de 1958 a été mise en œuvre une « politique dite d’intégration  (qui) a tenté de rompre les liens étroits qui unissaient l’oppression coloniale et l’universalisme autoproclamé de la France » (p. 66).

La Constitution de 1958 a voulu réellement appliquer « la révolution juridique de 1944 [qui avait été bloqué en 1947] : tous les nationaux français d’Algérie –hommes et femmes- de statut civil local étaient désormais des citoyens à part entière » (idem)

Bref, on a tourné le dos à la politique dite d’assimilation « dont le but était d’éliminer les « particularismes » afin de créer des individus et des citoyens français ».

Cette politique d’assimilation non seulement n’avait pas réussi « à gommer les facteurs de différenciation séparant les « musulmans » des autres nationaux » mais elle avait « éloigné la plupart des « musulmans » d’Algérie du reste de la population française au lieu de les en rapprocher. » (p. 67).

 

 

La politique d’intégration  suivie pendant ces quelques années:

-         a « témoigné d’une volonté de regarder en face l’histoire de l’oppression coloniale raciste »

-         a « reposé sur la certitude que la France était capable de venir à bout de cet héritage et, ce faisant, de sauver l’Algérie française » (idem).

Et elle a signifié (ce qui avait été en théorie reconnu en 1944) : « la compatibilité de la citoyenneté française et de divers statuts civils » : « l’uniformité juridique n’était plus une condition nécessaire pour assurer l’égalité politique ».

Par ailleurs, elle a mis en route, pour « s’attaquer à la discrimination frappant les « musulmans » d’Algérie » des mesures que l’ « on peut sans se tromper qualifier d’’actions positives ou de ‘discrimination positives’ » (p. 69-70) (je suppose que le texte original parle d’affirmative action)

Ainsi a été mis en place une « réserve de postes dans la fonction publique, un contingent d’emplois par voie de concours exclusivement destiné aux FMA » (=Français Musulmans d’Algérie) (p . 71)

L’intégration a stipulé que « pour parvenir à l’égalité, il fallait reconnaître la différence. » (p. 74)

Entre 1958 et 1962 : « 10%  de tous les emplois dans les différents corps de la fonction publique en métropole, de plus hauts aux plus modestes, y compris des postes de préfet, de juge et bien d’autres de la hautes fonctions publique, ont été réservés à les FMA. »(idem).

Et par décision du 15 janvier 1960, le Conseil Constitutionnel a déclaré cela conforme à la Constitution, au principe d’égalité devant la loi (p ; 372).

 

La conclusion de Shepard sur ce sujet :

« Entre 1958 et 1962, la politique d’intégration de la Ve République a mis en œuvre le projet le plus cohérent et le plus ambitieux de toute l’histoire de la France dans le but de faire des « musulmans » algériens les égaux des autres Français. » (p. 103)

Mais cela s’est effectué alors que des forces sociales algériennes luttaient déjà pour l’indépendance.

Alors qu’ « historiquement, la gauche était passée à côté d’un certain nombre d’occasions qui auraient permis de rendre les « musulmans » d’Algérie plus égaux » (p. 90)

Outre le fait d’avoir céder à des pressions de « ceux qui, en Algérie, disposaient déjà du droit de vote : les « Européens » (idem), il y a eu une difficulté « historiquement liée à la bataille pour la laïcité, de proposer une réponse convaincante à l’argument « européen » selon lequel les « musulmans » algériens, profondément religieux, n’étaient pas encore prêts pour la citoyenneté » (p. 91)

 

La seconde thèse porte sur le retournement opéré en 1962 :

Les négociations avec le FLN, les accords d’Evian avec les nationalistes algériens (mars), le referendum d’avril donnant, à 91% le pouvoir à l’exécutif de prendre les mesures qu’il jugeait nécessaires pour appliquer ces accords, la proclamation de l’Indépendance de l’Algérie (1er-3-5 juillet).

Tout cela s’est effectué très vite, en quelques mois, même si le basculement de politique avait commencé quand de Gaulle avait reconnu la possibilité d’un vote d’autodétermination (sept 1959).

Mais ce n’est que « dans les derniers mois de 1961 (que) les hommes politiques français ont commencé de préparer, non sans hésitation, l’indépendance algérienne et ses lendemains ». Encore l’ont-ils fait alors « discrètement (…) ne cherchant guère à éveiller d’écho dans la sphère publique » (p. 114).

Pour Shepard, l’argument de la « décolonisation » (dont on avait dit auparavant qu’elle ne pouvait s’appliquer à l’Algérie, formée de 3 puis, après 1958, de 15 départements français), et l'argument de la « marche de l’Histoire »  et son « caractère inéluctable », etc ont permis d’éviter un véritable débat sur ce changement de politique normalement impossible dans le cadre des « principes républicains ».

 

Pour autant, Shepard montre que ce renversement du discours officiel (car une partie de la gauche militait déjà pour cette « décolonisation » mais, et c’est moi qui l’ajoute, elle se faisait qualifier d’ « anti France ») est d’autant mieux passé dans l’opinion métropolitaine française qu’il y a eu, pour elle, un renversement de la menace terroriste.

Pendant des années les médias dominants avaient mis en avant les attentats du FLN, mais désormais c’était l’OAS (=Organisation Armée secrète, voulant garder l’Algérie française) qui commettait des attentats, y compris en France.

 

Shepard souligne le fait que se sont alors les personnes appartenant au « camp de l’Algérie française » qui se sont réclamées de la République, en affirmant défendre

-         « les principes républicains (l’inviolabilité territoriale de la République, le caractère irrévocable de la citoyenneté) »

-         « les idéaux républicains (la politique d’assimilation, la laïcité) »

-         « les méthodes républicaines (le respect de la Constitution et des lois) »

(p. 122).

Il montre qu’elles ont invoqué la Révolution française, la Commune (certains d’ailleurs descendaient de Communeux J.B.), la Résistance.

Il affirme que, même s’il y avait de « l’hypocrisie » dans ces références, les réduire à cela (comme l’ont fait leurs adversaires) permettait de ne pas affronter le problème central : la nécessité de quitter les dites références républicaines pour pouvoir reconnaître l’indépendance de l’Algérie.

Surtout que s’est construite la fiction que c’était la France (républicaine) qui accordait l’indépendance à l’Algérie. Et de Gaulle a su très bien mettre en scène cette fiction.

 

Par ailleurs, Shepard montre aussi, qu’à ce moment, l’OAS, et (par raccourci) plus généralement les Français d’origine européenne d’Algérie, les « pieds noirs », ont été stigmatisés comme des hommes déviants : « l’Européen est convaincu qu’il est, par nature, le mâle de l’Arabe » écrivait un représentant de la nouvelle gauche.

Et Shepard commente : « le combat pour l’Algérie française devait par conséquent être compris comme ayant pour but le maintien d’une position de domination dans une économie homosexuelle » (p. 261). Cela à une époque où les homosexuels étaient particulièrement stigmatisés.

P. Nora, notamment, a synthétisé un discours anti pieds-noirs moraliste.

 

Le fait de sexuer le conflit a permis à la nouvelle gauche d’alors de recentrer son combat antifasciste. Auparavant, il visait de Gaulle (arrivé au pouvoir après le quasi coup d’Etat du 13 mai1958), et l’impérialisme français et occidental mais l’établissement de la Ve République et la politique gaulliste en Algérie nécessitaient un virage.

La construction nouvelle des intellectuels français a proposé une « certitude rassurante » : ce qui avait mal tourné en Algérie résultait non pas des contradictions inhérentes à la missions civilisatrice de la France, mais d’un déficit de civilisation » (p. 266).

 

Ce recentrage a eu de graves conséquences, notamment :

1° Shepard explique longuement comment les pouvoirs spéciaux confiés par le référendum a permis d’imposer la « prédominance présidentielle » : la fin de la guerre d’Algérie sera d’ailleurs suivie par la tenue d’un referendum établissant l’élection du président de la République au suffrage universel.

 

2° La répression contre l’OAS a pérennisé (et rendue implicitement consensuelles) les pratiques dites « exceptionnelles » de répression, jusqu’alors utilisées contre le FLN et ceux qui le soutenaient, et contre lesquelles la nouvelle gauche s’étaient, jusqu’alors, très vivement insurgée

Cela a pérennisé notamment l’emprise de l’exécutif sur les décisions de justice et l’extension des pouvoirs de la police.

 

La plupart des gens ont pensé que les « Algériens musulmans » de la métropoles retourneraient en Algérie. Les entreprises ont d’un côté redouté des départs massifs qui les désorganiseraient, de l’autre ne sont plus sentis dans « l’obligation morale » d’employer des « musulmans français » de préférence à des étrangers.

Le « musulman » originaire d’Algérie a eu tendance à être désormais considéré comme un étranger.

 

4) La « faillite algérienne » = une perte de confiance dans le « jus soli » (le droit du sol). La confiance fut restaurée par « une vision ethnicisée » de la nation où la France, bien que gardant sa prétention universelle, a réservé, de fait, la qualité de citoyens français aux Algériens d’origine européenne et aux juifs (dans une rhétorique assimilationniste).

Il y avait (selon une Note officielle) ceux qui, de droit, faisaient partie de la « minorité européenne » et « les musulmans (…) qui voudront conserver la nationalité française » et qui auront seulement la possibilité de « s’agréger à la minorité européenne. »

Les dits européens ont été considérés comme des « rapatriés » et les dits musulmans comme des « réfugiés » (p. 287)

 

5°) Quand les dits « pieds noirs » ont massivement immigré en France, on a inversé le stigmate de sa  prétendue « perversion homosexuelle » par l’insistance (notamment iconographique) sur les familles (donc l’hétérosexualité, la normalité familiale).

Cette vision familialiste en a donné une image positive, dans la presse (alors que des réticences persistaient dans la population).

Les pieds-noirs étaient devenus « nos compatriotes ». Mais ce n’était pas « leur qualité de citoyen qui servait à tous de dénominateur commun (…) mais l’origine « européenne » qu’ils partageaient avec le peuple français » (p. 291).

 

Dans quelques jours, je vais parler du décret entre la France et le Vatican. En efet, Sarko a profité du fait que j'avais le dos tourné (j'étais au Canada) pour le prendre!!

Mais il ne perd rien pour attendre.

Ensuite, il y aura une Note sur les 2 derniers chapitres du livre de Shepard : « le refoulement des musulmans » et « la République post algérienne », et je donnerai quelques commentaires personnels.

Puis, sauf imprévu, nous reviendrons à quelques Notes, peut-être plus polémiques, sur « Ce qu’est, ce que n’est pas la laïcité » : la présentation de mon livre sur La laïcité interculturelle, au Québec et en France, des cours hors de France et 2 débats, l’un avec l’ex député socialiste André Bellon (au Grand Orient), l’autre avec Pena-Ruiz (à Sciences Po) m’ont remis en tête quelques clarifications nécessaires.

Très bonne fin de semaine…. Et début du la troisième année du règne de sa Majesté Sarko Ier !

 

 

25/04/2009

LAÏCITE, CITOYENNETE, IDENTITE NATIONALE, 1830-2009

Pour contribuer au débat actuel sur « l’identité française »

 

Ca y est, c’est reparti : le problème de l’identité nationale est remis en selle, notamment par un rapport du Haut Conseil à l’Intégration. Cela donne un surcroît d’actualité à l’ouvrage que j’avais commencé à commenter, pour vous, chers Internautes. Et cela en exclusivité mondiale, que dire, en exclusivité galactique.

Je rappelle le titre : 1962. COMMENT L’INDEPENDANCE ALGERIENNE A TRANSFORME LA FRANCE (Payot), et l’auteur Paul Shepard.

 

D’abord, un premier rappel. J’entends souvent dire que ceux que l’on qualifiait de « travailleurs immigrés » dans les années 1970 sont devenus progressivement des gens qualifiés de « musulmans ». Autrement dit, une appartenance religieuse (réelle ou supposée) a remplacé, dans le système de classement, la catégorisation socio-économique.

Disant cela on pense dans le cadre d’une temporalité très courte, et on croit alors que c’est un (pseudo) « retour du religieux » qui est la cause de ce changement

Mais la raison est autre et si cela s’est effectué aussi facilement, c’est parce qu’il ne s’agissait nullement d’une nouveauté. En fait, on reprenait la classification qui avait fonctionné du XIXe siècle à la fin de la guerre d’Algérie.

Shepard rappelle que cette classification juridique « ne s’appliquait pas nécessairement à des pratiquants de l’islam. » (p. 23) Elle connotait un « droit civil local », c'est-à-dire des « droits coutumiers coraniques et berbères » qui s’appliquaient pour le « statut civil » (p. 363).

Rappelons aussi (Shepard le fait p. 48) que de 1881 à 1944, le « Code indigène » s’est ajouté au Code pénal et a institué des « peine exorbitantes » pour des « infractions perpétuées par des ‘indigènes’ et eux seuls ».

Dans une étude d’Emmanuelle Saada (chercheuse pas assez connue, dont les travaux sont d’un grand intérêt) j’ai trouvé la mention d’un arrêt de la Cour d’appel d’Alger en 1903, comportant l’expression de « musulmans chrétiens » ! Derrière la religion, l’ethnicité !

Shepard indique que « pendant des décennies, le terme ‘Algérien’ a fait exclusivement référence aux Français d’origine et aux autres Européens » (p. 43).

 

Autre rappel essentiel et complémentaire : si l’Algérie formait « une extension de la France ; à savoir trois départements », la citoyenneté de la plupart de ses habitants (« dans sa quasi-totalité une population dite ‘indigène’ ») a été « continûment repoussée ».

La situation a été analogue à celle des femmes (on verra que les femmes algériennes ont cumulé les deux pseudos handicaps).

Et la raison invoquée a été identique : « la citoyenneté définissait quels individus avaient le droit de participer au gouvernement de la nation » parce qu’ils étaient (au contraire de ceux qui étaient exclus) « capables de prendre une décision rationnelle » (p. 37), c'est-à-dire qu’ils étaient (contrairement aux exclus) des "citoyens abstraits"

Cela ne signifiait pas une logique raciale totale et explicite. A la différence des femmes, alors toutes exclues, « certains critères » pouvaient faire « accéder à la citoyenneté » les dits "musulmans".

Mais on a mis en place des « obstacles bureaucratiques dissuasifs » qui ont permis de ne pas répondre positivement à des demandes qui répondaient aux critères posés (cf. les travaux de Patrick Weil, dont le tort est d’en faire une aberration, alors que la permanence de cette politique montre qu’il s’agit d’un double jeu structurel).

D’autre part « certains n’ont pas fait la demande pour ne pas être vus « comme des apostats ou des collaborateurs ».

Résultat : il y a eu, entre 1865 et 1899, 1309 hommes devenus citoyens français, pour une population dite « musulmane » de 4millions d’habitants (p. 44).

On voit bien l’ambiguïté : la logique n’est pas purement ethnique. Il n’y avait pas une infériorité structurelle et éternelle due à l’appartenance ethnique. Le but proclamé était l’assimilation : « grâce à celle-ci, tous les hommes d’Algérie deviendraient un jour des citoyens français » (p. 38).

L’assimilation suppose la représentation d’une infériorité temporaire, et non figée.

Mais, double jeu : il y a eu « l’impunité » pour les bureaucrates opposés aux demandes « de naturalisation d’Algériens de statut civil local, parfaitement qualifiés par ailleurs » et, chez les élus européens, le succès de l’« obstruction au financement d’écoles pour enfants de statut civil local, en dépit des lois Ferry »  sur l’obligation de l’instruction (p.52).

En fait, l’ethnicité, sans être totale, imprégnait les politiques publiques et aboutissait au fait que certains (les hommes d’origine européenne) étaient rationnels a priori (sans « particularisme ») et donc citoyens ; et que d’autres avaient à devenir rationnels, et à sortir de leur « particularisme » pour cela.

En fait, écrit Shepard, « il n’était guère possible, pour un groupe où un individu, d’adopter un statut personnel par conversion ou par mariage (abjurer son appartenance religieuse ne permettait pas non plus de sortir de ce statut). C’était seulement par le droit du sang ou jus sanguinis, c'est-à-dire par la descendance, qu’un individu se trouvait soumis à un statut civil local » (p. 40).

C’est ce que j’appelle l’ETHNO-REPUBLICANISME.  

 

Projetons nous tout de suite en 2009, pour indiquer que nous ne sommes toujours pas sortis de cette logique ethno-républicaine : un dessin de Serguei dans Le Monde (22 avril) l’indique à sa manière : on y voit un Français moyen, Sarkozy qui déroule un texte (où implicitement, on comprend que se trouve marquées les conditions nécessaires pour l’identité nationale) et des migrants ou membres de ‘minorités visibles’.

Le Français moyen dit à Sarkozy : « Entre nous, je n’ai jamais partagé les valeurs républicaines » et ce dernier lui répond : « Ce n’est pas pareil. Vous, vous êtes un vrai Français. »

 

Et, dans mes ouvrages comme dans ce Blog, j’ai eu mainte fois l’occasion de dénoncer un double jeu sous couvert de laïcité : les Français ‘de souche’ ou issus de migrations européennes sont considérés comme laïques a priori, par essence ; les autres doivent passer une sorte d’examen de passage en matière de laïcité.

Une Alascien, farouche défenseur du Concordat et du système des "cultes reconnus" ne sera pas suspect d'être anti-laïque, de déroger aux dites "valeurs républicaines", mais... pas besoin d'écrire la suite: vous la connaissez déjà. 

 Autrement dit: on peut avoir une interprétation différente de la laïcité prédominante, sauf si...

 

Revenons à l'histoire de la France-Algérie: il existait aussi, à l’origine, un « droit coutumier mosaïque » pour les dits « israélites indigènes». Le célèbre décret Crémieux de 1870 les a déclarés « citoyen français » et a décidé de régler leur « statut personnel (…) par la loi française ». Mais « la III république n’a mis en place aucune disposition comparable au décret Crémieux pour les Algériens soumis au droit musulman ou au droit coutumier berbère » (p. 45).

Là aussi, cette séparation entre personnes appartenant (ou censées appartenir) à deux religions différentes (et, implicitement, à deux ethnicités) a eu des conséquences qui perdurent encore aujourd’hui.

De facto, cela perdure souvent sur un plan sociologique. Et même officiellement à un niveau juridique : j’ai une amie, originaire d’Algérie, qui s’est fait demander le certificat d’une cérémonie juive de sa mère quand elle a fait refaire sa carte d’identité.

Elle a été très choquée et a dit à l’employée (qui n’était naturellement pas en cause : elle ne faisait qu’appliquer la loi) : « Mais enfin, je croyais que l’on n’était plus sous Pétain ». En fait, elle interprétait mal la chose, tout en ayant raison de s’indigner.

 

Après la seconde guerre Mondiale, la Constitution de la République a voulu changer cette politique discriminatoire. Il est important de le souligner car un membre éminent du Conseil Constitutionnel continue à colporter sur les chaînes de télés et de radios, l’idée que la France est « une et indivisible ».

D’autres Rrrrépublicains propagent allègrement cette contre vérité. Les journalistes reprennent (de bonne foi en général) cette expression, la croyant typique d’un « modèle français » (opposé à l’anglo-saxon, naturellement !). J’ai du, dernièrement, envoyer un rectificatif à un quotidien.

En voici un extrait :

Si la Constitution de 1793 a proclamé "La République française est une et indivisible", ce qui a contribué aux dérives que l'on sait, les Constituants de 1946 et 1958 ont soigneusement enlevé le qualificatif "une". Ils ont déclaré que "la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale"

Qu'est-ce à dire? Précisément que la France est plurielle et que cette pluralité ne doit pas aboutir à faire éclater le corps politique. Il y a là un double refus dialectique et de l'uniformité et de la fragmentation.

Il y a tout un travail à faire, pour lutter contre le stéréotype (faux) de la « France une et indivisible ». Chaque fois que vous entendez (ou lisez l’expression) n’hésitez pas à reprendre votre interlocuteur ou, s’il s’agit d’un média, à envoyer un mel ou un sms.

 

Donc en 1946 la Constitution a « réaffirmé le principe d’égalité entre les différents Codes civils ; elle a également créé une citoyenneté de ‘Union française[1] (y compris les Algériens de statut civil local), ainsi qu’à tous les [ex] sujets coloniaux » (p.59).

Les Codes indigènes et les travaux forcés ont été supprimés. Mais, la loi du 20 septembre 1947 a autorisé « des restrictions limitant l’exercice des droits politiques » (p. 61), notamment la perpétuation du « double collège » qui fonctionnait depuis 1919 (sur ce système, cf p. 367).

Ce double collège avait comme conséquence que les « Français d’Algérie » (comme on les appelle alors) (cad les personnes d’origine européenne + les juifs algériens), qui formaient 10% de la population comptait plus que les dits « Français musulmans d’Algérie» et étaient politiquement dominants.

Cela aboutissait d’ailleurs à une apparente contradiction, à mon avis typique de l’ethno-républicanisme (pas totalement racialisé, mais quand même…) : La loi de septembre 1947 stipulait que « les musulmans qui résident en France métropolitaine y jouissent de tous les droits attachés à la qualité de citoyens français »

Bel aveu : les « musulmans » qui résident dans les départements français d’Algérie, eux….

 

En outre, les femmes Algériennes de statut civil ne purent pas voter et furent électrices seulement en 1958. On le voit, question « émancipation » des « femmes musulmanes », la France a été brillante…dans la discrimination.

 

Les « événements d’Algérie » = la guerre d’Algérie débuta, on le sait, en novembre 1954 par une série d’attentats à la bombe faisant 8 morts et 6 blessés. Le FLN, qui les revendiquait, réclamait l’indépendance de l’Algérie.

Commençait alors une guerre de 7 ans ½ jalonnés d’attentats, de massacres, de « corvées de bois », de tortures, d’atrocités diverses. La IVe République n’allait pas survivre à son incapacité à régler le problème. Les politiques affirmant que « L’Algérie c’est la France »

***

Pour toute cette époque, Shepard a effectué une synthèse de nombreux travaux d’historiens, sans effectuer lui-même de travail de première main. Sa recherche porte sur la suite, et particulièrement la fin de la guerre.

Il était nécessaire, cependant, que je résume un peu longuement cette partie historique, pour ne pas dénaturer son ouvrage et, aussi, parce que je pense que cela peut apprendre des choses à nombre d’internautes.

Moi-même je ne connaissais ni le détail de la loi de 1947, ni l’absence de droit de vote pour les dites femmes musulmanes jusqu’en 1958.

 

Par ailleurs, ce rappel d’histoire me semble instructif pour décrypter des impensés de la représentation dominante de la laïcité. Je l’ai fait, dans cette Note, à plusieurs reprises et chaque internaute peut compléter.

Notamment, l’usage constant, dans la longue durée, du terme de « musulman » par la France laïque, pour qualifier une partie de ses nationaux est un facteur d'explication du regard actuel de la France dite laïque sur "ses" citoyens dits "musulmans".

 

 Shepard a aussi choisi, dans le débat interprétatif entre Patrick Weil et Emmanuelle Saada, la même position que cette dernière (et je pense que c’est à raison)

Pour Weil, la politique républicaine en Algérie a été « dénaturée », ce qui (note Shepard) « conforte la conception normative et cohérente de la nationalité française égalitaire et a-raciale » (on aimerait bien qu’il en soit ainsi!)

Pour Saada, « la dissociation coloniale entre nationalité et citoyenneté est révélatrice (…) de tensions plus générales, internes à la définition de la nationalité dans le contexte français ».

 

Cependant, Shepard va se distinguer de Saada, en affirmant qu’en 1956 (timidement) et en 1958 (de façon plus systématique) « les dernières années de l’Algérie française ont ouvert de nouveaux horizons au recoupement de la nationalité et de la citoyenneté tel que le fait leur acception républicaine »

Et, corrélativement, il soutient la thèse « qu’avec l’indépendance algérienne, la France a adopté de nouvelles restrictions concernant l’appartenance à la nation, restrictions qui ont introduit dans les lois métropolitaines et les pratiques administratives une appréciation racialisée de l’origine des individus ».

 

C’est cette double thèse que je vais exposer dans la prochaine Note, puis j’indiquerai ce que j’en pense et les enjeux actuels qui se dégagent.

A bientôt.



[1] Remplaçant l’ancien Empire colonial et créant, selon certains historiens, u  « impérialisme déracialisé ».

15/04/2009

1962: DATE CLEF POUR LA LAÏCITE ET LA CITOYENNETE EN FRANCE

Ce blog s’intitule : « laïcité et regard critique sur la société ». Sa raison d’être consiste à lier ces 2 aspects, à combattre une représentation (actuellement dominante) de la laïcité. Cette représentation sert d’alibi pour s’abstenir de critiquer les structures sociales qui informent  notre vie quotidienne, pour détourner les regards vers celles et ceux qui se trouvent rejetés aux marges.

Ainsi, significativement, le livre dont je vais parler ne sera pas dans les devantures des libraires. Vous ne le trouverez pas à côté des petites merdes qui (sauf exceptions) sont exposées partout sous l’appellation « Meilleures ventes ».

Il est même difficile de le trouver et il n’y a pas du y avoir beaucoup de comptes-rendus (j’espère que des internautes pourront démentir) car plusieurs personnes, qui travaillent pourtant sur des sujets proches, ne le connaissaient pas avant que je le leur signale. Moi-même je l’ai acheté au Canada.

Cet ouvrage important s’intitule : 1962 Comment l’indépendance algérienne a transformé la France. Il est paru  à la fin de l’année dernière chez Payot. Son auteur est un jeune (moins de 40 ans) historien américain, Todd Shepard et il a obtenu 2 prix scientifiques qui, après lecture, me semblent tout à fait mérités.

 

Cet ouvrage m’a d’autant plus passionné que la guerre d’Algérie a été l’élément clef de mon éveil aux problèmes politiques quand j’étais lycéen. Ce fut, avec l’opposition à la loi Debré sur l’école privée, mes premiers engagements. Mon « premier regard critique » sur la société.

Bien sûr, je ne m’étais pas formé tout seul. Mes parents s’opposaient eux aussi à la guerre. Et je lisais Sartre, Ricoeur, le Bloc-notes de Mauriac, l’hebdomadaire France-Observateur, tous opposés à la guerre. Je lisais également La Question d’Henri Alleg, livre qui circulait clandestinement car son auteur racontait comment il avait été torturé.

Mais, par ailleurs, j’avais parfois quelques doutes : Je rencontrais, notamment dans ma paroisse protestante à Limoges, beaucoup d’adultes qui étaient « Algérie française ». C’étaient de « bons bourgeois », pour la plupart. Certains d’entre eux trouvaient même que de Gaulle en accordait trop aux « Musulmans » (c’est ainsi qu’on les désignait) par sa politique d’intégration.

Ces « grandes personnes » (c’est ainsi qu’on les appelait alors) m’expliquaient que je n’étais qu’un adolescent, que je ne comprenais rien à rien, que l’Algérie était française depuis plus longtemps que Nice et que, jamais, elle ne serait indépendante.

 

En1962, j’étais devenu étudiant parisien et, armé d’un fusil, je gardais la nuit, avec quelques camarades, des locaux (comme ceux du Mouvement de la Paix), menacés de plasticage par l’OAS (Organisation Armée Secrète) qui voulait maintenir à tout prix l’Algérie française alors que de Gaulle concluait un accord avec les chefs de ce que l’on appelait « la rébellion ».

L’accord, qui conduisait l’Algérie à l’indépendance, fut ratifié massivement par un referendum : environ 90% de « oui ». Un score quasi stalinien, paradoxe d’une consultation pourtant démocratique.

Ce résultat m’abasourdit. Il montrait clairement que la plupart des adultes qui m’avaient seriné, des années durant, que l’Algérie était française et le resterait toujours, avaient «voté « oui ».

Ils avaient retourné leur veste ! Et moi, quand je revenais à Limoges voir mes parents, je faisais des marches d’approche pour tenter de leur faire dire les raisons de ce retournement. Mais aucun d’entre eux ne s’en expliqua vraiment. Ils étaient comme frappés d’amnésie. C’est tout juste s’ils ne niaient pas les propos qu’ils avaient tenus.

 

Ce fait a été une des expériences décisives de ma vie, et sans doute, d’une manière ou d’une autre, de pas mal de gens de ma génération. Les adultes sûrs d’eux-mêmes, arrogants, débitant des évidences, non seulement avaient eu tort, mais ils ne l’assumaient pas, ne voulaient pas le reconnaître.

Cette déstabilisation de la légitimité des adultes rendait nécessaire d’élargir la contestation à l’ensemble de la société tout entière. La préparation (non consciente) de Mai 68 s’enracine dans la suite du refus de la guerre d’Algérie, de la nécessité de ne pas « rentrer dans le rang », comme si rien ne s’était passé.

Les dits « adultes… bourgeois» continuaient à pérorer, toujours aussi arrogants et sûrs d’avoir raison. Vu leur classe sociale, leur place dans la société, ils ne pouvaient qu’avoir raison ! Ils avaient toujours eu raison et ils auraient toujours raison.

Mais, en réalité, pensions nous, ils étaient incapables de penser vraiment. Ils racontaient n’importe quoi. Ce qui les avantageait au moment où ils parlaient. C’est pourquoi, ils pouvaient aussi facilement complètement retourner leur veste et, pire, oublier aussitôt ce virage à 180 degré.

L’un de ces adultes, plus fin que certains autres, et qui lui n’avait pas eu d’opinion tranchée sur la guerre d’Algérie, m’écouta. Il tenta de calmer ma révolte. De me dire de ne pas disqualifier trop vite l’ensemble de ceux, qu’avec Brassens, j’appelais ironiquement « les gens bien »

Il me fit comprendre que, moi aussi, je n’allais pas tarder à devenir adulte, à acquérir un statut dans la société. Et, qu’alors je risquais fort de changer d’avis. Pour lui c’était pratiquement inéluctable, car si c’était bien d’être jeune et en révolte, être plus tard un « jeune attardé », un révolté à statut social, risquait fort de tourner à la tricherie.

 

Ce propos (que je résume selon le souvenir que j’en ai gardé) me mis doublement en garde. Sur le moment, j’ai du privilégier le souhait de ne jamais ressembler à ces adultes bonne conscience, ces girouettes à l’amnésie commode.

Ensuite, ruminant de telles paroles, j’ai effectivement pensé qu’un second danger consistait à nier sa situation sociale réelle par une contestation radicale qui ne serait qu’un alibi, un masque. Une façon facile de se donner également bonne conscience d’une autre manière.

Tant de gens friqués (bien plus que moi, bien sûr !), tant de vedettes du show-biz cultivent ce double jeu. Tant de pseudo défenses de la liberté d’expression, de la « laïcité républicaine »  et/ou de l’égalité homme-femme[1] sont dans cette hypocrisie structurelle.

 

Il suffit de lire le magazine Elle pour se rendre compte combien le conformisme le plus plat, l’attestation la plus complète de l’aliénation par la société marchande, devenue le critère suprême de comportement et de style de vie, peut voisiner avec la pseudo défense des nobles causes, et la certitude que l’on est parmi les chevaliers du bien combattant l’intégrisme, l’intolérance, le sexisme, etc, etc.

« Père garde toi à droite, garde toi à gauche » : de multiples périls. Etre mobile est peut-être une manière de ne pas s’installer complètement dans l’un d’entre eux.

 

Et surtout il s'agit d'éviter le MORALISME.

C’est quoi le moralisme ? Cela consiste à faire prévaloir le jugement moral (aussi fondé soit-il, et quelque soit l’excellence de la cause que l’on défend) sur la démarche de connaissance.

Cela consiste à se servir de ce jugement moral pour pouvoir être dans l’indignation au premier degré et éviter l’effort, la pénibilité même, d’une démarche de connaissance.

Une démarche de connaissance se doit d’affronter des « faits désagréables » (Weber dixit), c'est-à-dire les paradoxes, les effets non voulus et contre-productifs, le fait qu’on atteint pas son objectif le plus souvent par une ligne droite mais par des zigzags, comme au billard.

(ce qui signifie aussi que l'on ne pourra pas avoir d'opinion valide sur tout et que, sur certains sujets où son information est uniquement, ou principallement l'info-déformation médiatique, l'honneteté intellectuelle consistera à être dans le doute).

Le moralisme, c’est l’enfer pavé de bonnes intentions, et ignorant des conséquences réelles de ses actes et de ses paroles, en toute bonne conscience.

C’est réagir en chien de Pavlov : l’immédiateté et l’affectivité médiatiques nous incite, à chaque instant, à adopter une attitude moraliste.

***

Mais je m’égare complètement, chers zamis interanautes. Je voulais vous parler d’un livre important, et je vous inflige mes souvenirs d’ancien combattant !

Pourquoi une telle dérive ? Je voulais simplement vous expliquer : (1) pourquoi je me suis précipité sur cet ouvrage et (2) pourquoi sa lecture a été dérangeante et passionnante pour moi. Pourquoi il faut donc que je vous en parle un peu longuement (1 et 2)

 

Le (1) : tout ce livre est fondé sur le fait que, précisément, la France a, en 2-3 ans, complètement changé de politique à l’égard de l’Algérie. Cela de façon quasi-consensuelle et sans réfléchir, analyser ce qu’elle faisait et pourquoi elle le faisait. Et rapidement, elle est devenue amnésique à ce qui s’est passé.

Je le cite : « Comment se fait-il, notamment, que tant de personnes dans les années cinquante aient soutenu avec insistance que les Algériens étaient des Français ? Cela m’a conduit (écrit T. Schepard) à regarder de près comment s’est concrétisé, en 1962, l’affirmation qu’ils pouvaient ne pas l’être. » D’où l’examen en 410 pages serrées de ce « volte face ».

La thèse de l’auteur est la suivante: ce changement non élucidé, cette amnésie constituent de véritables boomerangs, les étudier s’avère fondamental pour comprendre l’histoire de la France depuis un demi siècle, la France d’aujourd’hui et les problèmes difficiles dans lesquels elle se dépatouille : « Pour moi, écrit-il, la fin de la guerre d’Algérie a changé la France »

(Il aurait pu, d’ailleurs, se dispenser d’écrire « la fin » ; mais son livre porte sur cette fin de guerre).

 

Schepard cible notamment 2 sujets essentiels :

- la manière dont des institutions de la Ve république gouvernent la France

(« Je montre comment de nombreuses règles d’abord mises en œuvre au nom du combat contre les violences du FLN sont devenues des lois qui s’appliquent aujourd’hui à tous les habitants de la France »)

- la crise de l’identité de la nation française ; celle de la citoyenneté, mais aussi les questions des rapatriés, de l’immigration, de la mémoire et de la réconciliation.

( « les non-Français ont été, selon le moment, les « musulmans », les défenseurs de l’indépendance algérienne, les juifs, les « pieds-noirs », les défenseurs de l’Algérie française ou les harkis »)

A ces sujets, j’ajouterai, bien sûr, aussi la crise de la laïcité française, sujet non abordé directement mais sur lequel Todd Shepard donne une contribution essentielle.

 

Le (2) est que l’auteur a un regard d’historien en non d’acteur, qui plus est, le regard d’un historien non Français, né après les « événements » (selon le terme employé à l’époque). Il veut se situer dans l’analyse et non l’engagement et les jugements de valeur.

Cela le conduit à n’avoir aucun respect qui limiterait l’analyse : les pages sur Pierre Nora sont, à cet égard, particulièrement désacralisantes.

Cela le conduit à des refus et à adopter des hypothèses fort dérangeantes. Là encore, je le cite :

- Il refuse d’adopter la thèse de « l’hypocrisie ».

« Quand, en 1962, les partisans de l’Algérie française –avec, parmi eux, les acteurs du terrorisme OAS- répètent qu’ils sont antiraciste et profondément républicains, je prends leur propos au sérieux, parce que leurs affirmations sont importantes au plan de l’analyse »

Et il ajoute : « ce livre propose une analyse de ce qui fut : de ce que les gens ont dit, et des effets produits par leurs paroles sur les faits et les événements ». Ce qui présente une valeur encore plus générale que le sujet qu’il traite.

 

- Il refuse également la thèse d’un « sens de l’Histoire » :

« Je n’hésite pas à affirmer que l’indépendance de l’Algérie n’était pas une fatalité. En effet, c’est précisément parce qu’elle n’était pas inévitable qu’un certain nombre d’Algériens qui la jugeaient nécessaire, se sont sentis obligés de s’engager pour elle, de faire en sorte qu’elle advienne ».

Débat important et ancien : je me souviens avoir lu que Marx a écrit, sous un pseudo, un article dans lequel il se critiquait, voire se moquait de lui-même : pourquoi s’engageait-il, avec les sacrifices que cela demandait, dans un combat pour obtenir quelque chose qui, selon ses propres dire, allait forcément arriver ?[2]

Bref Schepard, pour répondre en historien à la question qui m’avait taraudé (et d'autres aussi sans doute) comme acteur, met en cause les certitudes de la gauche (que j’ai, naturellement, tout à fait partagées), puis de la quasi-totalité des Français l’époque.

 

Quand j’ai lu, dans la 4ème de couverture, qu’il contestait que la décolonisation soit une « fatalité », cela m’a crispé. Mais c’était l’habituelle réaction au premier degré. Je devais donc la surmonter pour ne pas sombrer dans le moralisme que je dénonce par ailleurs.

J’ai donc acheté le livre, en sachant que je le trouverai moins cher en France. Mais il me faillait le lire sans plus attendre.

Et je n’ai pas été déçu.

Je vais donc vous résumer l’ouvrage et vous dire, in fine, mon point de vue.

(À suivre)

 

PS: Puisque j'ai donné mes souvenirs d'ancien combattant, je vous en livre un dernier pour la route: paix soit à l'"âme" de l'ex Immortel Maurice Druon. A l'automne 1997, comme je venais d'être recruté par Ségolène Royale pour faire partie de son Cabinet, la première Note qu'elle m'a demandé consistait à répondre à celui qui était alors le secrétaire Perpétuel de Aââcââdémie françoise.

Elle avait, ô blasphème (à l'époque), féminisé un nom de fonction (et dit, sans doute, "la ministre", comme on dit d'ailleurs, sans que cela gène nobody, "la secrétaire") et Druon l'avait vertement (c'est le cas de le dire) remise à ce qu'il croyait être sa place, en affirmant qu'en Français, "le masculin est d'un genre neutre".

Je me souviens d'ailleurs que cette féminisation faisait problème au sein du Cabinet où les avis étaient partagés.

J'avais écrit alors alors qu'avant Ségo, un sacré huluberlu, un zigoto, ne considérait déjà pas le masculin comme de "genre neutre". Il s'agissait du général de Gaulle qui commençait ses  discours par "Françaises, Français".

S. Royal avait ri et j'avais été du coup illico adopté par les femmes du Cabinet.

C'était la rubrique: Spécial frimeur! (mais c'est MON blog et je ne vais pas me géner!) 

 

 



[1] En relisant mon « journal intime » de mes années lycée, je me suis aperçu que je m’étais battu, à 16, 17 ans pour qu’il y ait des femmes dans le Conseil presbytéral de ma paroisse protestante (il y en avait une sur douzaine de conseillers, et je trouvais que cela faisait alibi). J’avais fait notamment une intervention dans l’Assemblée générale de la dite paroisse, écrit au pasteur et au Conseil, etc.

A chacun sa bonne conscience : c’est une chose dont je suis particulièrement fier car, vu mon age et l’époque, revendiquer la concrétisation de l’égalité homme-femme c’était particulièrement incongru.

D’une manière générale, j’ai beaucoup critiqué ma paroisse prot. de Limoges, dont beaucoup de pratiques me révoltaient. Elle le méritait certainement à bien des égards. Mais, rétrospectivement, j’ai quand même tendance à être plus dialectique.

Dès qu’on avait fait sa « première communion » (à 15 ans), on avait droit à s’exprimer à l’AG de la paroisse. Et je ne m’en privais pas !

Pour le Centenaire du temple (1958), il y avait eu une commission, avec 2 représentants élus des jeunes (j’avais été triomphalement élu par les autres jeunes). Avec quelques autres jeunes, nous avions fondé un journal Le trait d’Union (contestataire, naturellement !), que nous vendions à la sortie du  culte.

Ce que je raconte dans cette Note, montre que les « adultes » acceptaient de discuter avec des ados. Même si c’était pour dire de grosses bêtises, cela montre du moins qu’il les prenaient au sérieux !

Bref, relisez Tocqueville sur la participation des Eglises protestantes à la construction de la démocratie dans l’Amérique du XIXe siècle. Analogiquement, vous pouvez appliquer cela à la formation à la démocratie des jeunes, dans la paroisse protestante de Limoges à la fin des années 50. Et sans doute dans d’autres paroisses prot à d’autres époques.

[2] Un an de consultation gratuite du Blog à l’internaute qui me retrouvera la référence.

14/07/2008

CONSEIL D'ETAT ET REFUS DE NATIONALITE

Les purs et la « soumise » 

Ou :

Ce que c’est que la France toute cathodique sous le règne du dit Conseil[1].

Je discutais un jour avec un copain imam, et il me parlait de «l’association NPNS» et je ne comprenais pas de quoi il s’agissait. Il Me dit alors : « Vous savez bien, cette association... je n’ai pas envie de dire son nom en entier, car il comporte un gros mot. » Comprenant enfin, je lui ai dit : « Ah oui, je vois, et le gros mot c’est ‘soumise’ ! » Il a souri et a ajouté : « disons alors, que cette appellation comporte deux gros mots. »

Cette anecdote m’est revenue en mémoire en lisant dans Le Monde du 12 juillet l’arrêt du Conseil d’Etat refusant la nationalité française à une femme marocaine au motif qu’elle aurait « adopté, au nom d’une pratique radicale de sa religion, un comportement en société incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française et notamment le principe de l’égalité des sexes»

Le Conseil d’Etat est composé de membres qui savent le droit. En utilisant l’expression de « comportement en société », ils ne peuvent être accusés d’atteinte à la liberté de conscience.

Mais, au delà de l’utilisation de termes juridiquement corrects, le rapport de la Commissaire du gouvernement s’appuie en fait sur des déclarations considérées comme « révélatrices de l’absence d’adhésion à certaines valeurs fondamentales de la société française ».

Des déclarations ne constituent pas un comportement public. Il est donc significatif qu’elles soient cependant mentionnées pour argumenter. Double langage sur lequel nous reviendrons. Ce qui a trait au comportement, en revanche, est le port de la burqa par cette dame marocaine.

Ne nous comptons pas d’histoire : la burqa et le foulard, cela fait deux. La burqa rend, effectivement, difficile une vie sociale « normale ».

Bien sûr, en situation de non responsabilité, on peut toujours prétendre que la burqa ne pose aucun problème. Mais quand on est responsable d’une institution et qu’il s’avère nécessaire d’identifier les gens, comment faire, s’ils sont, non seulement habillés de pied en cap, mais ont le visage couvert par une pièce de tissus, « ne laissant voir les yeux que par une fente» ?

(ce qui, à strictement parler est d'ailleur plutôt un niqab qu'une burqa stricto sensu: là il devrait avoir un grillage)

Comment identifier une électrice (par exemple), si elle vient voter en burqa ? Comment faire passer un examen scolaire ou universitaire à quelqu’un qui serait habillé avec une burqa ? Etc.

Ces exemples montrent qu’il n’est pas besoin de faire appel aux « valeurs fondamentales » ou « essentielles » pour que la burqa fasse problème, même si, effectivement, son port prive la femme qui le porte d'une part importante de sa vie sociale, et donc de sa liberté. On peut être dans le prosaïque.

Deux questions (liées entre elles) se posent alors :

 

-         quel est le statut de cette référence à des « valeurs essentielles » ?  

-         les limitations de la vie sociale et la perte de liberté engendrées par la burqa doivent-elles conduire à refuser la nationalité française à celles qui le portent ?

Les 2 questions sont d’autant plus liées que la dite personne a indiqué qu’elle a adopté ce costume « à la demande de son mari » et que, toujours d’après la Commissaire, elle vivrait « dans la soumission totale aux hommes de sa famille ».

Passons sur l’adjectif « totale » qui me semble un peu naïf : c’est pas à partir d’un discours que l’on peut en juger : il existe (heureusement!) des attitudes de ruses où on peut adopter une apparente soumission complète et, cependant, se ménager des espaces de liberté. Acceptons le diagnostic de la Commissaire et prenons comme hypothèse qu’il s’agit effectivement d’une femme soumise.

Affaire à multiples tiroirs ! Tentons d’en tirer quelques uns.

A Assise, j’ai visité une église où il y avait des carmélites dont on ne voyait rien du visage. C’était en Italie et, vraisemblablement, ces carmélites étaient Italiennes (donc citoyennes européennes). Leur refuserait-on la nationalité française si l’une d’entre elles la demandait ? N’existe-t-il pas, en France, des religieuses aussi recluses que ces carmélites ?  N’existe-t-il pas des femmes (et des hommes) ayant fait vœu perpétuel d’obéissance ?

Camarades syndiqués, je crois que nous naviguons entre DEUX BIG PERILS (tout comme l’ami Carlos parlait de « big bisoux » !).

Le premier péril, celui que j’ai vivement reproché à Mister Président (dans mon livre La laïcité expliquée à M. Sarkozy…) quand il a (au Latran) rabaissé la morale laïque, serait d’ignorer, ou même de sous-estimer qu’une société, qu’un lien social repose (aussi) sur des valeurs.

Notre Nicolas sublime a tendance à considérer la France comme une entreprise, dont il serait le PDG. C’est cela le premier péril : avoir une vue gestionnaire de notre « douce France », déléguer la proclamation des valeurs aux seules religions (et éventuellement aussi aux convictions, quand on tente de rectifier le tir).

L’interprétation optimiste de la décision du Conseil d’Etat serait de l’interpréter comme un rappel auprès de toutes les personnes tentées par la sarko-laïcité qu’on ne peut évacuer la question des valeurs fondamentales qui fondent le lien social.

Et certainement, l’égalité des sexes fait partie de ces valeurs. C’est même sans doute ce que la modernité a découvert de mieux en matière de valeurs, ou (en tout cas) parmi ce qu’elle a découvert de mieux.

Donc que la valeur d’égalité des sexes figure parmi les principes qui doivent être à la base des lois, des règles sociales, du fonctionnement de la société : OK, mille fois OK.

Que la société s’impose cette règle à elle-même chaque jour un peu plus, toujours mille fois OK.  Et il y a encore pas mal à faire à ce sujet, non ?

Mais ensuite ? Que se passe-t-il concrètement ? Les partis politiques qui ne respectent pas la règle de la parité en matière de candidature, payent une amende, ils ne sont pas interdits pour autant. Ils sont même tellement peu critiqués, que s’en est même un peu honteux.

Il faut dire d’ailleurs que la loi sur la parité est bien récente. Que la première loi qui allait dans ce sens, en 1982 (et qui aurait fait qu’elle serait mieux pratiquée aujourd’hui) avait été retoquée par le Conseil constitutionnel.

Alors, la question de l’égalité des sexes ne se posait pas en matière de citoyenneté, puisque le citoyen était censé ne pas avoir de sexe. Et donc, on pouvait discriminer en toute bonne conscience. Et on ne s’est pas dispensé de le faire. Et on le fait encore allègrement…

Par ailleurs, l’Eglise catholique n’admet pas les femmes à la prêtrise, y voit-on un « comportement en société incompatible » avec la « valeur essentielle » de « l’égalité des sexes » qui rendrait cette Eglise incompatible avec la société française ?

L’interprétation dominante de l’égalité des sexes, la rapproche beaucoup actuellement de la mixité. A tel point d’ailleurs qu’à la Commission Stasi, quelqu’un avait demandé que la dite Commission propose qu’il soit interdit aux associations loi de 1901 d’être unisexes.

Cette personne avait dans la tête une association musulmane qui m’est inconnue. Nous lui avons fait remarquer qu’avec son idée géniale, on allait interdire le Grand Orient de France et d’autres organisations de la franc-maçonnerie. Elle a aussitôt retiré sa proposition !!!

Génial en effet : ce qui apparaissait légitime quand un organisme musulman était visé, devenait absolument stupide quand il s’agissait de la maçonnerie (mais il y a un siècle, il en était tout autrement).

J’aurais aimé me trouver dans la tête de cette personne de la Commission pour savoir ce qu’elle a pensé quand elle a retiré sa proposition ?

-         « merde, je me suis plantée : la non mixité ne peut pas être toujours aussi facilement mise en équivalence avec l’égalité des sexes, comme c’est le réflexe – chien de Pavlov aujourd’hui. »

-         « merde, j’ai tendance à raisonner autrement quand je pense à l’islam et quand je pense au reste de la société française. Il faudra que je fasse gaffe désormais»

-         ou s’est-elle donné un prétexte pour ne pas se mettre un tantinet en question ?

Bref une société doit s’efforcer de vivre selon ses valeurs, « prêcher par l’exemple » comme on dit. Elle doit être capable d’argumenter à ce sujet, d’expliquer ses raisons d’adopter les dites valeurs. Elle doit chercher à les rendre attractive, elle peut tenter de convaincre.

Former aux « valeurs citoyennes » en en donnant les raisons, en les rendant compréhensibles, peut se faire pour tous, anciens comme nouveaux Français. Cela fait partie du rôle de l’école, et peut aussi constituer le noyau d’un stage de citoyenneté.

Une société peut aussi réprimer des délits qui constitueraient des atteintes actives à ses valeurs. Mais, dans le cas présent, aucun délit n’a été commis.

Mais une société ne peut, sans devenir totalitaire, imposer à ses membres, individus ou groupes d’y croire, car la croyance ne saurait être contrainte

Même totalitaire, elle n’arrivera pas à contraindre.

Le second péril consiste, en effet, à vouloir transformer les valeurs en croyance obligatoire. Péril très tentant : on est tellement convaincu de la « vérité » (même si, curieusement, ce terme est devenu tabou !) des dites valeurs qu’on risque y céder.

Mais contraindre, n’est pas convaincre et, dans ce processus, les valeurs deviennent des dogmes, ce qui les pervertit. Pour plusieurs raisons.

Pourquoi quelqu’un comme Michel Servet a été condamné à mort et par les catholiques et par les protestants, et effectivement mis à mort par ses derniers, à Genève ?[2] Parce qu’il niait le dogme de la Trinité. Or ce dogme constituait la valeur suprême sur laquelle reposait la société de chrétienté. Maintenant, il est trop facile de croire qu’il s’agissait d’intolérance, alors qu’il s’agissait d’imposer comme croyance obligatoire une valeur fondatrice du lien social.

Dans une société démocratique, on ne met plus à mort pour cela, certes. Mais de façon très euphémisée, on se situe dans une logique analogue avec la décision du Conseil d’Etat.

Instaurer des croyances obligatoires pour être citoyen, c’est générer de l’hypocrisie, du double jeu, des gens qui feront semblant d’y croire, et les mettre dans une situation où ils ne pourront jamais être convaincus, puisque leur problème sera de faire semblant.

Dire, comme la Commissaire, que les déclarations de cette dame sont « révélatrices de l’absence d’adhésion à certaines valeurs fondamentales de la société française », c’est pousser désormais celles et ceux qui voudront acquérir la nationalité française, à faire semblant d’adhérer à de telles valeurs.[3]

Ainsi dans la société de chrétienté, des juifs ont fait semblant d’être chrétiens, dans la France de Louis XIV, des protestants ont fait semblant d’être catholiques.

Et la logique a conduit à fouiner dans leur vie pour savoir s’ils étaient bien devenus chrétiens ou cathos, s’ils ne pratiquaient pas leurs anciennes croyances en secret.

Or (c’est remarquable !), la logique analogue du Conseil d’Etat, conduit au même risque de totalitarisme, car le voilà pris en flagrant délit de fouiller dans la vie privée des gens et de vouloir attribuer la citoyenneté suivant cette vie privée.

Car figurez vous que la dame marocaine a failli devenir française : si elle a eu, en effet, une mauvaise note avec ses déclarations, et a obtenu huit bons points (à dix, cela lui aurait donné droit à une image) parce que, « durant ses grossesses, elle a été suivie par un gynécologue homme. »

Quand j’ai lu cela, j’ai éclaté de rire. D’abord sur la supernaïveté de la Commissaire. Aller, faisons la réponse du berger à sa bergère et soyons aussi sommaire (adepte du premier degré) que la dite Commissaire. Cela donnerait : « M’enfin, bien sûr qu’elle s’est laissée examiner par un médecin homme, puisqu’elle est soumise aux hommes.» 

Quand on connaît un peu l’histoire de la médecine et les arguments qui ont été employés, des décennies durant, dans la France « des valeurs de 1789 » pour refuser, aussi longtemps que cela a été possible, la profession médicale aux femmes, c’est vraiment drôle, cette capacité à fabriquer ainsi des arguments ad hoc, à effectuer des renversements complet d’argumentation !

Mme la Commissaire, refuseriez vous la nationalité française aux hommes qui n’ont pas d’urologue femme ? Je tremble : ma généraliste est une femme, mon urologue est un homme : suis-je bien conseild’étatcorrect ? Suis-je un bon Français, en ce jour de 14 juillet ?

Allez-vous, Messieurs et Mesdames du Conseil d’Etat, ficher les Français, après enquête publique, pour savoir devant qui ils baissent ou ne baissent pas leur culotte ? Et ceux qui ne baissent pas culotte devant un praticien du sexe opposé deviendront suspects d’ « absence d’adhésion » à la « valeur essentielle d’égalité des sexes », et  membres de l’anti France[4] !

Trêve de plaisanterie : s’il faut se dépêcher d’en rire, c’est parce que de tels propos sont vraiment inquiétants pour trois raisons :

D’abord, ils témoignent d’un « manque d’adhésion » à ce qui me semble être « une valeur essentielle » de la société française : la liberté de l’individu.  Car qu’on ne nous raconte pas de colle avec l’habituelle « situation d’urgence » : le suivi d’une grossesse n’est pas une situation d’urgence. Donc il n’y a aucune raison d’investiguer sur quel médecin choisi, quel médecin (éventuellement) refusé.

Ensuite, si on décrypte cette histoire de gynéco homme, ce que la Commissaire veut dire c’est (sans doute) que son mari a laissé cette femme consulter un gynéco homme[5], sinon on ne voit vraiment pas ce que cela vient faire.

Alors, c’est absolument génial : son mari lui laisse le choix du médecin, un bon point pour elle. Elle va l’avoir, sa nationalité. Ah non, dommage, raté de peu : son mari lui impose la burqa, donc au final; elle échoue quand même à l’exam. : cette dame est ‘évaluée’ par le dit Conseil suivant le comportement de son mari à son égard !

C’est, d’ailleurs, le constat que fait dans Le Monde, Danièle Lochak, professeur de droit public : « Ce qui est frappant, c’est que cette femme, conjointe d’un Français, est manifestement opprimée. Or c’est ce qui lui est reproché : parce qu’elle est soumise, on en déduit qu’elle n’a pas adhéré aux valeurs de la communauté française. » Et Mme Lochak de conclure : « si on poursuivait cette logique jusqu’au bout, les femmes battues, par exemple, ne seraient pas dignes d’être françaises. »

On va reprendre in fine, le problème que pose la soumission. Pour le moment, constatons que la France, par le Conseil d’Etat, pénalise cette femme à cause de l’attitude de son mari. Elle renforce ainsi cette attitude.

Enfin, le court circuit entre égalité des sexes et sexe du médecin consulté (comme dans l’exemple de la Commission Stasi où il y avait court circuit entre égalité des sexes et mixité) montre que, quand on prétend obliger les gens d’ «adhérer » à des « valeurs essentielles », que l’on transforme ainsi en croyances obligatoires, c’est toujours une certaine interprétation de ces valeurs que l’on veut imposer. La sienne, qui n’est pas forcément la plus intelligente !

Et c’est là aussi que le bas blesse : il n’existe pas de valeurs en soi ; il n’existe que des valeurs interprétées. Et c’est pour cela qu’une société démocratique est en risque de totalitarisme quand elle évacue le débat interprétatif sur les valeurs, quand elle fait comme si la représentation des valeurs était univoque.

La société, quand elle cherche à contraindre à adhérer à des valeurs, cherche en fait à rendre obligatoire l’interprétation dominante de telle ou telle valeur, faite par le groupe dominant, à un moment donnée. Interprétation dominante très souvent considérée comme fallacieuse cinquante ans ou cent ans plus tard.

L’interprétation dominante est actuellement produite et véhiculée, de façon dominante, par le moyen de la communication de masse. L’interprétation dominante c’est le médiatiquement correct. « Ce que c’est que la France toute cathodique sous le règne du Conseil d’Etat… »

Je l’ai dit : acceptons l’hypothèse que cette dame est effectivement soumise, et, comme le déclare la Commissaire, qu’elle ne met pas en cause cette soumission alors reste le problème de la soumission volontaire dans une société dont la « valeur essentielle » est la liberté de l’individu (l’égalité des sexes comme « valeur essentielle » étant, en fait, une conséquence récente de cette affirmation de la liberté de l’individu).

Dés l’accession de la liberté de l’individu comme « valeur essentielle », dés 1789, ce problème s’est posé. Fait très intéressant, il a été relié à « une pratique radicale de la religion » (motif invoqué par l’arrêt du Conseil d’Etat).

Il s’agissait alors des congrégations religieuses et de leur vœu d’obéissance. Un congréganiste pouvait-il être un citoyen à part entière ? Les vœux monastiques sont abolis par la loi en 1790et, en 1792 toutes les congrégations seront interdites.

 Elles resurgiront au XIXe et furent de nouveau vivement combattues lors de la tentative de « laïcité intégrale » de 1899 à 1904.

« Les républicains laïques développaient l’idée selon laquelle en se soumettant aux règles absolues d’obéissance à leur ordre, les [membres des] congrégations avaient abdiqué leur qualité de citoyen actif » écrit Claude Nicolet.

Et cet auteur poursuit en expliquant qu’alors était effectué une « gradation  réservant à la base une sphère de droits civils propre à tout individu et au dessus, une sphère de droits (…) civiques, impliquant l’adhésion à un consensus, [à] une ‘profession de foi’ incompatible avec certains engagements ou certaines doctrines» [6].

Deux remarques conclusives :

1) renversement complet : lors du « centenaire officiel » de la loi de 1905, l’attitude de ces « républicains laïques » a été vigoureusement dénoncée (comme le sera l’arrêt actuel du Conseil d’Etat dans un siècle).

Pourtant, ce problème de la soumission volontaire peut-être déroutant, dérangeant. Mais dans toute société, il y a toujours des gens qui vivent autrement que les autres. Sociologiquement, c’est une protestation implicite contre la tendance de toute société à se croire infaillible. Nous reviendrons sur ce problème.

 

2) si Nicolet met « profession de foi » entre guillemet, c’est qu’il s’agit d’une référence à Jean Jacques Rousseau et à sa théorie de la « religion civile ».

L’arrêt du Conseil d’Etat est un arrêt de religion civile ; c’est une décision plus religieuse que laïque. C’est la religion civile républicaine, non la laïcité.

 



[1] Tous ceux qui nous bassinent avec une sacralisation nostalgique des Lumières, qui l’en veulent les dévots, et qui pourtant ne comprendront pas l’allusion de ce sous-titre, dévoileront par la même leur ignorance crasse, et donc la manière honteuse dont ils instrumentalisent les dites Lumières au profit de leur petitesse toute rabougrie. Tous les autres sont, à l’avance, excusés : personne (même pas votre serviteur, c’est dire !!) ne sait tout.

Petit jeu de l’été : celles et ceux qui comprendront l’allusion sont priés de l’indiquer en Commentaire.

[2] Voir notamment les travaux de Valentine Zuber

[3] Quand à lier cette nationalité au port d’un vêtement, c’est dire à quelque chose de très réversible, cela me laisse fort perplexe (même si je l’ai dit, ce port peut poser problème lors du vote, mais le vote n’est pas obligatoire en France et certains citoyens ne votent jamais). On peut fort bien ne pas porter de burqa quand on demande la nationalité, et en porter une ensuite; on peut également faire l'inverse!
D'ailleurs, le port de la burqa n'a pas été suffisant puisqu'on se réfère aux déclarations de la dame.

[4]Pour reprendre l’expression utilisée pendant la guerre d’Algérie, contre les partisans de l’indépendance algérienne (tiens, ce sont eux qui ont eu raison, finalement !)

[5] Il y a un truc bizarre à ce sujet. Comme j’effectue des enquêtes sur ce qui touche à la laïcité, j’ai entendu parler du refus de médecins hommes par des femmes dites « musulmanes », bien avant que cela soit socialement connu. Mais alors les dits médecins me parlaient du refus de femmes d’être examinées par des hommes. Je n’entendais nullement, à ce moment là, parler des maris. Au moment de la Commission Stasi, ce refus s’est transformé en problème social et, là, on a fait comme si c’était toujours les maris qui refusaient que leurs femmes consultent des médecins hommes !

Je ne dis pas que cela n’est jamais le cas, mais ce n’est certainement pas non plus toujours le cas, loin de là. Ce n’est pas un hasard si la mise en avant du mari s’est produite lors de l’émergence du discours social à ce sujet : mettre en avant les maris permet d’éviter de poser le problème en terme de liberté de la femme.

[6] L’idée républicaine en France, Gallimard, 1982, 371

19/04/2008

LA FOUDRE LAÏQUE

Tremblez faux culs pseudo-laïques, de tous poils, de toutes chapelles

Carla, mets vite ton petit Nicolas à l’abri

François (Hollande), prépare toi une retraite mouvementée

Henri (Guaino), va pérorer sur « l’homme antarctique »

Emmanuelle (Mignon) retourne chez les scouts

Philippe (Verdin) enferme toi dans ton monastère,....

TREMBLEZ vous et tous les autres:

LE 2 MAI, LA FOUDRE LAÏQUE VA FRAPPER

 

ET PERSONNE N'EN RESORTIRA INDEMNE!

16/12/2007

DE LA DITE "RACAILLE" AUX DITS INTEGRISTES ET "SECTAIRES"

POUR UN "ORDRE SYMBOLIQUE JUSTE" 

 

Chose promise, chose due : dans mon avant dernière Note sur la « discrimination négative », je vous avais annoncé une suite portant sur les dits « intégristes » et les dits « sectaires » ; cela à partir de l’idée développée par Robert Castel, et argumentée par des exemples historiques : les groupes qui sont aux marges de la société deviennent facilement les « réceptacles des craintes qui traversent l’ensemble de la société » (p59 de La discrimination négative, Seuil). On « déplace, précise Castel, sur des  populations qualifiées d’asociales l’ensemble de la question sociale et de la manière de les traiter » (p.71).

 

 

Plein de gens de gôche, ou ayant une sensibilité sociale sont prêts à entendre ce que dit Castel. Les victimes de la « discrimination négative » ont de nombreux défenseurs, ce qui est heureux. Parfois même certains de ces défenseurs font de l’angélisme, ce qui est moins heureux.

Mais si je paraphrase Castel et si je déclare que « l’on déplace sur des populations qualifiées d’asociales (intégristes, sectaires, etc) l’ensemble de la question symbolique et de la manière de la traiter ». Alors là, je ne vais pas tarder à me retrouver tout seul et… la lapidation ne sera pas loin.

 

 

J’ai précisé tout de suite les groupes visés pour être dans le concret. En effet, première difficulté, on va me dire : « la question symbolique, quelle question symbolique ?  De quoi parlez-vous ? Parlez vous de la question religieuse ? » Oui et non. D’une certaine manière, oui. Mais ce n’est pas un hasard si j’ai effectué un élargissement et utilisé cette expression, non utilisée socialement, de « question symbolique ».

 

 

Je vais prendre un exemple pour me faire mieux comprendre, en me servant précisément du problème des discriminations. L’Institut de sciences politiques de Paris (Sciences-po) a décidé d’ajouter à son recrutement sur concours, des places réservées à des jeunes de lycées classés en ZEP (Zones d’éducation prioritaire) et recrutés par un concours spécial. « Discrimination positive » (aux USA on parlera d’ « affirmative action ») pour compenser un peu les discriminations négatives qui font que le recrutement par concours normal privilégie de fait une couche sociale extrêmement limitée.

Mais au-delà même de la lutte contre les discriminations, l’idée est que la France s’appauvrit intellectuellement si, dans sa reproduction d’élites, elle fait comme si elle comptait 6 millions d’habitants et non 60. Un recrutement plus diversifié donne des apports nouveaux, il constitue donc un enrichissement pour l’institution elle-même d’abord, pour le pays ensuite (et à plus long terme).

 

 

J’ai fait traîner mon oreille du côté de proviseurs de ces lycées qui ont un contrat avec Sciences-po, du côté aussi de doctorants en sociologie qui étudient les quartiers où sont établis ces lycées : le constat est unanime : cette mesure donne un « formidable espoir » non seulement aux élèves qui peuvent penser qu’ils ont une petite chance de réussir ce concours spécifique et qui le préparent, mais « curieusement » (selon un interlocuteur) aussi aux autres qui n’en bénéficieront pas mais ressentent qu’enfin ils « ne sont pas considérés comme de la merde ».

On n’est pas là dans le religieux, mais on se trouve en plein dans le champ symbolique. Le symbolique est plus vaste que ce que l’on appelle habituellement le réel et que,  avec d’autres sociologues, je qualifie de réel empirique.

 

 

Dans le symbolique, il existe toujours un certain lien avec des réalités constatables (là, le fait que quelques élèves issus de ZEP intègrent sciences-po). Mais ces réalités symbolisent quelque chose d’autre, quelque chose de non matériellement constatable (là, l’impression de ces jeunes d’être pris en considération). Le symbolique déborde donc (et de beaucoup, en général) ce qui est matériellement constatable, quantifiable.

Cela, même si certains ont mis du réel symbolique en statistique : par exemple la prolongation de « l’espérance de vie ». Tout ce qui a trait à « l’espérance » appartient au symbolique, puisque (par définition) on ne peut pas constater matériellement ce que l’on espère. La prolongation de l’espérance de vie ne garantit à personne qu’il ne va pas avoir, dans les 24 heures chrono, une crise cardiaque, un accident de voiture, qu’il ne va pas se faire poignardé par son conjoint ou dans la rue. Et pourtant, la médecine a construit sa puissance sur cette espérance là (même si historiens et sociologues de la santé vous disent qu’elle n’a joué un rôle que tardif et partiel dans l’affaire).

 

 

La religion, le religieux, les rituels et les croyances constituent sociologiquement des concentrés de symbolique et c’est pour cela qu’il existe un lien entre symbolique et religieux. Mais le symbolique est beaucoup plus ample que le religieux et souvent moins visible. Woody Allen en a donné une caractéristiques essentielle : « Qui suis-je ? D’où viens-je ? Où vais-je? Et comment vais-je payer mes impôts ? »

Ce court circuit se veut humoristique. Mais en fait, il est très signifiant : des questions essentielles, des questions sans réponses évidentes taraudent, au moins implicitement, tout un chacun. La plupart du temps, la plupart d’entre nous les refoulent pour faire face à des soucis quotidiens, à des craintes routinières. Mais ces dernières prennent peut-être une dimension d’autant plus forte qu’elles sont adossées à de grands problèmes refoulés.

On pourrait parodier Woody Allen  et dire : « Non seulement je ne sais pas qui je suis, mais en plus je ne sais pas comment je vais payer mon tiers imposable qui tombe dans quelques jours ! »

 

 

Longtemps on a prétendu que « l’homme est un animal religieux » ; cela a servi à légitimer les religions et à refuser d’entendre les critiques qui leur était adressées. Tout en se méfiant un peu de considérations aussi générales, qui englobent l’humanité en une formule, il vaut mieux dire, à titre d’hypothèse permettant de découvrir des réalités plus ou moins cachées ou qui se donnent à voir autrement, que « l’humain est un animal symbolique ».

On peut en trouver une petite vérification chez Michel Onfray. Celui-ci, après avoir dit plein de mal des religions (à raison et à déraison, tout est mêlé chez lui) parle de « spiritualité matérialiste ». Tiens donc !

 

 

Dire que l’humain est un animal symbolique présente plusieurs avantages. Je vais en donner deux. Le premier est que cela permet d’éviter toute polémique sur une récupération religieuse des athées et des agnostiques. De fait, ceux-ci se posent des questions de sens, même s’ils le font en dehors de traditions religieuses et cela doit être pris en considération.

J’ai indiqué, à plusieurs reprises (notamment dans un récent article du Monde) que la laïcité française pourrait prendre de la graine à partir de ce qui se passe en Belgique, sur un point important. Dans ce pays, il y a des « conseillers humanistes » dans les prisons, les hôpitaux, etc à côté des aumôniers, et les gens qui (dans des situations difficiles) veulent réfléchir à des « questions existentielles » en dehors des religions, et souhaitent avoir (comme les croyants des « grandes » religions) un vis-à-vis peuvent en bénéficier. En France, en revanche, il n’existe que des aumôneries religieuses.

 

 

Le second avantage d’une telle formule (« l’humain est un animal symbolique ») c’est qu’elle permet de considérer ensemble des attitudes qui se disent ouvertement religieuses et d’autres qui disent qu’elles ne le sont pas. Les rituels par exemple : certains sont religieux, d’autres non ; ils présentent pourtant des caractéristiques communes. Il en est de même des idéaux collectifs. Tout cela, le fondateur de la sociologie en France, Emile Durkheim l’avait bien perçu. Mais il lui a manqué une notion unificatrice pour mener à bien ses analyses.

Il existe donc un ordre symbolique, comme il existe un ordre social. Et, dans les deux domaines, se pose le problème de l’ « ordre juste », pour reprendre la terminologie de Ségolène Royal, qui me semble pertinente, dans une perspective citoyenne.

Il faut donc poser le problème de l’attitude à adopter à l’égard des dits « intégristes » et des dits « sectaires », en posant le problème de l’ordre symbolique juste.

(suite et fin samedi prochain)

 

PS: Un autre ouvrage (après les 2 indiqués par la Note de la semaine dernière), sérieux et intéressant à offrir ou à s'offrir pour les fêtes:

Naissance des dieux, devenir de l'homme.
        Une autre lecture de la religion
par Henri Hatzfeld (professeur émérite de sociologie de l'Université de Nancy)
Voici la quatrième de couverture:              
Les athées portent souvent sur la religion un jugement négatif, sans appel. La religion ne serait qu’illusions, mensonges, un produit de l’infantilisme de l’homme, de sa misère. « Une autre lecture de la religion » est un libre essai sociologique sur le caractère unique, peut-être irremplaçable du symbolique religieux.

L’espèce humaine est placée dans un monde où se trouvent mêlés pour elle ce qu’elle connaît ou peut connaître et ce qui reste inconnaissable. C’est avec son imagination que l’homme assume cette situation ; non pas l’imagination d’un seul, mais l’imagination de tous. De même que la parole de tous donne naissance à l’institution du langage, l’imagination de tous s’exprimant dans les rituels et les mythologies donne naissance à un imaginaire institué où nous pouvons connaître la bienfaisance des divinités secourables et accomplir une part de l’élaboration de nos valeurs et des règles morales qui concourent à notre devenir -humain.

Assurément les temps modernes ont mené contre les religions traditionnelles un double assaut : la science d’abord qui érode les mythes et la théologie; la démocratie ensuite parce qu’elle définit une autre autorité fondatrice des lois que Dieu lui-même.

Or les religions résistent. Elles doivent s’adapter mais elles restent peut-être ce que les hommes ont institué de plus fort pour répondre au défi de l’inconnaissable, s’agissant non seulement de l’avenir du monde, mais aussi de notre identité au cœur de nous-mêmes.

Un ouvrage édité par les Presses Universitaires de Strasbourg

9, place de l'Université - BP 90 020
F - 67084 STRASBOURG CEDEX
(à commander au prix de 19 €)